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analyse du roman 1972 num 5 1 1944

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Littérature
A propos du « monologue intérieur » : lecture d'une théorie
Danièle Sallenave
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Sallenave Danièle. A propos du « monologue intérieur » : lecture d'une théorie. In: Littérature, n°5, 1972. Littérature. Février
1972. pp. 69-87;
doi : https://doi.org/10.3406/litt.1972.1944
https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1972_num_5_1_1944
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Danièle Sallenave, Paris X.
PROPOS DU « MONOLOGUE INTÉRIEUR »
LECTURE D'UNE THÉORIE
Dictionnaire de Eobert : « Monologue
intérieur : longue suite de pensées. Litt.
transcription à la première personne d'une suite d'états
de conscience que le personnage est censé
éprouver. »
Marx, Idéologie allemande : « Ce n'est pas
seulement dans la réponse qu'il y avait
mystification, mais dans la question elle-même. »
Michel Foucault, Réponse au cercle d'épistémologie : « Ce que (l'historien) entreprend
de découvrir, ce sont les limites d'un processus,
le point d'inflexion d'une courbe, l'inversion
d'un mouvement régulateur, les bornes d'une
oscillation, le seuil d'un fonctionnement,
l'émergence d'un mécanisme, l'instant de
dérèglement d'une causalité circulaire. »
0.0. Ce dont on parle ici n'est pas le « monologue intérieur » dans ses
réalisations psychologiques et/ou littéraires : ce n'est ni l'examen de
ses réussites, ni le constat de ses échecs. Il s'agit donc d'une étude qui
n'est ni psychologique (comment se parle-t-on à soi-même?), ni linguistique
(quelles sont ses marques dénonciation?), ni stylistique (quelles sont
les « techniques » du monologue intérieur?). Si le propos était de demeurer
à l'intérieur de la « littérature », c'est dans un champ très spécifique
qu'il faudrait entreprendre le repérage de ce qui est dit, stylistiquement,
« procédé du monologue intérieur », et commencer peut-être par le situer
par rapport à des « techniques » voisines par les fins envisagées et les
moyens mis en œuvre (l'autobiographie, la narration en première
personne : les Icherzàhlungen).
Ce que l'on se propose d'étudier ici est un tout autre objet : c'est
le discours tenu sur le monologue intérieur par ses « théoriciens », dans
69
sa dimension théorique et/ou idéologique, la configuration de son champ
stratégique, ses lignes de force, les « concepts » qu'il travaille (ou ne
travaille pas), ce qu'il dit visiblement et ce qu'il dit sans le vouloir ni le
voir. Par là s'opère un décalage très sensible dans l'orientation de l'étude :
pointant la recherche non plus vers ce qui ressemble stylistiquement
au M.I. (que nous désignerons désormais par ces capitales) mais vers
ce qui lui ressemble idéologiquement (écriture automatique, conversation
et sous-conversation, etc.).
0.1. Ce type d'analyse s'inscrit à un point très précis du travail (critique)
idéologique en cours.
Rappel :
Julia Kristeoa : Pour la sémiotique, la littérature n'existe
pas \
Philippe Sollers : [la pratique littéraire] n'est pas assimilable
au concept historiquement déterminé de littérature. Elle implique
le renversement et le remaniement complet de la place et des effets
de ce concept 2.
Positivement, cette « exclusion » de la « littérature » marque le
point de rupture à partir duquel peuvent être pensées la théorie et la
pratique de l'« écriture textuelle » (comme non expressive, plurilinéaire...)
en soulignant la barre qui la sépare de l'« écriture non textuelle » (linéaire,
expressive, causale). Mais dans un autre sens dont on n'a que trop tendance
à faire l'économie, cette exclusion indique en creux la nécessité du travail
de subversion idéologique qui doit se porter sur le pseudo-concept de
« littérature » (dans ses pratiques, ses institutions, son appareil). On est
ainsi renvoyé aux problèmes posés par la constitution d'une « sémanalyse »
(Kristeva) comme science critique, et conduit à réactiver sur ce point
l'analyse d'Althusser sur la notion de « coupure épistémologique », sur
la base de cette affirmation :
toute science [...] dans son rapport à l'idéologie dont elle naît
et qui continue plus ou moins à l'accompagner sourdement dans
son histoire [...] ne peut être pensée que comme science de
l'idéologie 3.
0.2. Qu'est-ce que le M.I.? Pseudo-concept venu de la psychologie
classique, où il s'oppose comme « parole intérieure », « discours que l'on
1. Julia Kristeva, Séméiotikè, Recherches pour une sémanalyse, « La sémiotique,
science critique et/ou critique de la science », p. 41.
2. Philippe Sollers, Programme, Tel Quel, n° 31, 1967.
3. Louis Althusser, Lire « le Capital », p. 53. Malgré les grandes difficultés
théoriques qu'elle suscite, cette affirmation demeure tactiquement toujours à faire dans
la mesure où : 1° Elle coupe court aux tentatives « modernistes » qui concevraient
une scientiflcité du discours sur la littérature sans remaniement de la notion même
de littérature. 2° Elle affirme que si, comme le dit Sollers, l'époque de « la
littérature » est « close », elle n'est pas pour autant « terminée ». Cf. Jacques Derrida, De
la grammatologie, p. 25 : « L'époque du signe est essentiellement historique. Elle ne
finira peut-être jamais. Sa clôture est pourtant dessinée. »
70
se tient à soi-même » à la « parole que l'on dit aux autres » « au discours »
au « langage » « extérieurs », il a été repris à un moment historiquement
déterminé par la « théorie littéraire » pour désigner un effet et répertorier
les techniques visant à le produire. Il est l'exemple d'une de ces «
catégories » d'un niveau d'abstraction très imprécis qui circulent dans les
préfaces, manuels scolaires, critiques dites « littéraires », et autres
causeries analogiques — malgré la fausse « technicité » dont se parent ses
théoriciens. Mais la critique la plus impressionniste ne saurait se passer
de catégoriser, ne serait-ce qu'à des fins pédagogiques.
Les circonstances proprement historiques de son apparition sont
aisément repérables.
1888 : Mallarmé, lettre de remerciement à Edouard Dujardin, pour
l'envoi de son livre les Lauriers sont coupés :
Vous avez fixé là un mode de notation virevoltant et cursif qui en
dehors des grandes architectures littéraires, vers ou phrases décorativement contournés, a seule raison d'être pour exprimer, sans
mésapplication de moyens sublimes, le quotidien si précieux à
saisir.
1903 (d'après R. Ellmann) : Joyce achète dans un kiosque de gare un
exemplaire des Lauriers sont coupés.
1922 : Valéry Larbaud interroge Joyce sur la genèse de ce qu'il appelle
« le monologue intérieur ».
1925 : Dans sa Préface à l'édition française d' Ulysse, Larbaud cite Joyce
reconnaissant à Dujardin la « paternité » de ce procédé visant à traduire
« le déroulement ininterrompu de la pensée ».
1931 : Edouard Dujardin propose une « définition » du procédé dans une
brochure intitulée Le Monologue intérieur (Paris, Messein, 1931) 4.
Posé en 1888 par une pratique déterminée (celle de Dujardin) le M.I.
n'est l'objet d'une théorisation relative qu'en 1931, après diverses étapes :
ce n'est qu'après avoir été porté à la limite par Joyce qu'il reçoit une
valorisation rétroactive.
0.3. Ces allers-retours de la théorie à la pratique et réciproquement
nous semblent caractériser le mode de discours idéologique qui est en jeu
dans la « littérature ». Thomas Herbert (Cahiers pour l'analyse, n° 9,
été 1968) propose en ce sens, et aux fins de constitution d'une théorie
générale des idéologies, de distinguer des « formes différentielles dans
le rapport que l'idéologie entretient avec la structure de la formation
sociale ». Idéologies de forme « A », comme produits dérivés de la pratique
technique empirique; idéologies de type « B », comme conditions
indispensables de la pratique politique. On peut regrouper les articulations
qu'il propose dans la figure suivante :
4. D'après la préface d'Olivier de Magny à la réédition des Lauriers sont coupés
(10/18).
71
« valeur »
« A »
forme
empirique
« théorie »
« B »
forme
spéculative
relation
au réel
(Sa/Sé)
comportements
« art »
« religion »
relation des
significations
entre elles
(Sa/Sa)
discours
critique
discours
politique
Propositions corollaires :
1. il n'existe pas d'idéologies « A » à l'état pur (cf. le « discours »
des préfaces et des critiques accompagnant le texte);
2. toute idéologie « A » passe par un niveau spéculatif à effet de
dominance syntaxique (« théorie de la littérature ») [forme « B »] ;
3. la dominance syntaxique de type « B » oppose une résistance à la
transformation-production de son objet, condition nécessaire de la science
(ex : les résistances au travail textuel, au concept d'écriture, etc.) 6.
La reconnaissance de ces trois niveaux (comportements et pratiques
conscients /règles préconscientes /lois inconscientes) permet d'éviter la
confusion entre : les résistances qui s'exercent sur un premier effort de
théorisation (cf. la résistance à l'« explication » d'un texte poétique
sous la forme du retour — obscurantiste — à l'« ineffable » au « sentir »
à la « jouissance ») et celles qui s'opposent à la constitution d'un discours
scientifique sur la « littérature ». De graves difficultés subsistent
cependant, ne serait-ce que sur le problème de la validité d'une analogie entre
ces processus et l'articulation des trois niveaux de la deuxième topique
freudienne (Ics//Pcs-Cs).
0 . 4. Ces remarques ne lèvent pas totalement non plus la double question
préjudicielle à toute étude de cette nature : 1. de quel lieu parlons-nous?
2. quel est le type d'effet de connaissance qui se propose ici? En effet
parler de l'enveloppe (Sollers) de ce qui « s'est pensé » sous le nom de
« littérature », parler de la clôture de cet espace ne doit en rien signifier
que l'on se situe dans un lieu extérieur, neutre, objectif, au-delà des
« erreurs antérieures ». Althusser dans Pour Marx rappelle que seule
une méconnaissance profonde de la nature et des lois de l'idéologie peut
faire croire que sa connaissance entraîne sa destruction. On indiquera
brièvement la direction d'un pareil projet : pratique d'un « discours
délirant » du point de vue de l'idéologie dominante et instauration d'un
dispositif instrumental et théorique (exportation critique de « modèles »)
permettent de dessiner l'espace qui dans et contre l'idéologie détermine
sa propre mutation 6.
5. L'extension à la « littérature » de concepts proposés par Th. Herbert pour
une « théorie générale des idéologies », si elle fait parfois problème, entre cependant
dans son projet (2e phase « expérimentale »).
6. « Si bien qu'à la question : d'où prétendez-vous donc parler, vous qui voulez
72
1.1. Dans la ligne des propositions avancées ci-dessus on peut donc
dès maintenant marquer le lieu de cette étude, et le marquer par ce qu'il
n'est pas. Une étude « littéraire » du M.I. le rangerait parmi les «
techniques » offertes au romancier, mot qui est toujours l'objet d'une
dépréciation implicite où se marque l'abaissement occidental de la xiyyt\ e*
le refoulement du travail comme production-transformation, avec pour
corollaire l'habituelle valorisation de l'« art » du romancier (imagination,
observation, inspiration).
D'un autre côté, s'intéressant au discours tenu sur la pratique du
M.I. ce travail ne peut se suffire d'approches purement linguistiques 7
ou de « poétique », qui nécessairement devraient s'orienter autour d'un
tableau de ce genre :
mode;
d'énonciation
Temporalité
(distance
Prise en compte
par rapport
du destinataire
à l'événement)
A
mémoires
je/il
prétérit
oui
B
confession(s)
je
prétérit
(oui)
G
autobiographie
je
prétérit /présent
(oui)
D
journal intime
(je)
prétérit /présent
(oui)
E
monologue
intérieur
je
présent
de l'ind.
infinitif
?
1
2
3
1 . 2. Commentaire du tableau.
1. A : le « il » dans « César ordonna que l'on jetât un pont. »
1. D : très curieuse élision du « je » qui laisse subsister la personne
dans la marque verbale. Un exemple, cette parodie du journal de
l'athée par l'humoriste Sempé :
« jeudi 16. Lu quelques pages de Voltaire. Dans la soirée, n'ai
décrire de si haut et de si loin, le discours des autres? je répondrai seulement : j'ai
cru que je parlais du même lieu que ces discours, et qu'en définissant leur espace, je
situerais mon propos; mais je dois maintenant le reconnaître, d'où j'ai montré qu'ils
parlaient sans le dire, je ne peux plus moi-même parler, mais à partir seulement de
cette différence, de cette infime discontinuité que déjà derrière lui a laissée mon
discours
n°
9, été
» (Michel
1968). Foucault, Réponse au Cercle d'épistèmologie, Cahiers pour l'analyse,
7. Cf. Mikhaïl Bakhtine, la Poétique de Dostoïevski, qui sur cet exemple précis
(la Icherzâhlung) pose, pour rendre compte de la « dualité », du « dialogisme » du
« mot », la nécessité de constituer une « translinguistique ».
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pas cédé le passage à un curé, ce qui l'a obligé à descendre
du trottoir 8 ».
2. G : l'autobiographie s'essaie parfois à faire coïncider le vécu et le
narré : « j'écris ceci devant ma fenêtre ouverte » Même remarque
pour 2. D.
3. A : destinataire explicite : l'Histoire, le jugement des hommes.
3. B : destinataire présent, tantôt explicitement (Rousseau : « Que
la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra... »),
tantôt implicitement.
3. C : plus proche, le destinataire est soit le lecteur, soit l'image
de lui-même que se fait le narrateur.
3. E:dans sa théorie le M. I. occulte totalement le problème :Dujardin
ne parle que d'un « discours sans auditeur ». Nous verrons que la
pratique est assez différente (cf. Joyce).
Outre sa rapidité, cette analyse présente le défaut de proposer une
sorte de progression de l'extérieur vers l'intérieur, dont le M.I. serait
sinon le but avoué, du moins l'étape finale. Paradoxalement, cette
représentation orientée, téléologique, intervient au lieu où elle a précisément
le moins de droit : dans une classification à prétention scientifique.
Cependant elle est inévitable, mais dans un sens dont précisément la
poétique en tant que telle ne peut pas rendre compte 9. Ce hors-champ
explicatif, seule la lecture « seconde », « symptomale » de l'idéologie sousjacente, permet d'en lire le sens : en d'autres termes les choses se disposent
non « d'elles-mêmes » mais selon un vecteur orienté par toute une
conception de la « littérature » comme totalité expressive. De sorte que cette
observation nous induit à penser que la « poétique » manque parfois
sa sortie hors de l'« idéologique » dans la mesure même où elle refuse
de le penser comme tel (le refoulant comme non-scientifique).
1.3. Ces remarques doivent donc aider à la définition du champ
problématique à l'intérieur duquel la question suivante peut et doit être posée :
Que veut le M.I.? Quels sont ses buts avoués? ses buts implicites? Quels
présupposés les sous-tendent? La production (position) de la question
dépend de l'examen d'une série « d'opinions » que révèle d'emblée la
théorie du M.I. :
a. une « théorie » du langage,
b. une « théorie » de la « littérature »,
c. une « théorie » de la conscience, du sujet, du moi.
Nous soulignerons, dans le texte suivant extrait du Monologue
Intérieur d'E. Dujardin, les passages s'y référant avec évidence :
« A » — Le monologue intérieur se différencie du monologue
traditionnel en ce que,
8. Dessin et légende parus dans l'Express.
9. Organisée en apparence selon la présence d'une marque stylistique et/ou
linguistique (je/il, etc.), cette classification obéit en fait aux lois d'une intention
expressive plus ou moins réalisée : la peinture de 1' « intériorité du Moi ».
74
quant à sa matière, il est l'expression de la pensée la plus intime,
la plus proche de l'inconscient,
quant à son esprit, il est un discours antérieur à toute organisation
logique reproduisant cette pensée en son état naissant et d'aspect
tout-venant,
quant à sa forme, il se réalise en phrases directes réduites au
minimum syntaxial,
et ainsi répond-il à la conception que nous nous faisons
aujourd'hui de la poésie.
D'où je tire cet essai de définition :
Le monologue intérieur est, dans l'ordre de la poésie, le
discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage
exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient,
antérieurement à toute organisation logique, c'est-à-dire en son
état naissant, par le moyen de phrases réduites au minimum
syntaxial, de façon à donner l'impression du tout-venant.
1.4. Nous donnant une provisoire facilité théorique (dont il sera peutêtre possible de rendre compte plus loin), on « rapprochera » cet énoncé
« A » de trois autres énoncés :
« B » — André Breton, Manifeste du surréalisme (Gallimard,
coll. Idées, p. 37) :
« Surréalisme : n.m. Automatisme psychique par lequel on
se propose d'exprimer soit verbalement, soit par écrit, soit de tout
autre manière, le fonctionnement réel de la pensée, en l'absence
de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute
préoccupation esthétique ou morale » (définition de l'écriture
automatique, désignée désormais par les lettres E.A.).
« C » — Vocabulaire de psychanalyse, J. Laplanche et
J.-B. Pontalis :
« Libre Association (méthode ou règle de — ) : consiste à
« exprimer sans discrimination toutes les pensées qui viennent à
l'esprit soit à partir d'un élément donné, (mot, nombre, image
d'un rêve, représentation quelconque) soit de façon spontanée ».
« D » — Jean-Paul Sartre, préface à Portrait d'un inconnu
de Nathalie Sarraute (1956) :
« L'authenticité, vrai rapport avec les autres, avec soi-même,
avec la mort est partout suggérée mais invisible. On la pressent,
parce qu'on la fuit. Si nous jetons un coup d'œil, comme l'auteur
nous y invite, à l'intérieur des gens, nous entrevoyons un
grouillement de fuites molles et tentaculaires [...] Son vocabulaire est
d'une richesse incomparable pour suggérer les lentes reptations
centrifuges de ces elixirs visqueux et vivants. »
En droit, une association d'idées, un pur rapprochement de fait ne
sauraient remplacer une démonstration, d'autant que ces textes présentent
des différences non négligeables : ne serait-ce que sur le propos « littéraire »
commun à « A » et « D », rejeté par « B » et totalement étranger à « G »
où il s'agit de thérapeutique. Les « ressemblances » elles-mêmes ne sont
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au premier abord guère plus convaincantes, car elles portent surtout sur
des absences :
«
«
«
«
A
B
C
D
»
»
»
»
: « réduites au minimum syntaxial »
« en l'absence de tout contrôle »...
« de façon spontanée »
« fuites molles et tentaculaires... »
Reste un noyau visiblement commun : la référence à une «intériorité» de
la conscience.
2. Les « formations discursives ». Mis en présence, même par un petit
« coup de force théorique » d'un corpus discursif, on se demande ce qui
peut lui conférer une unité qui permette de donner le nom de « discours »
à un ensemble d'énoncés voisins mais distincts. S'y ajoute la question
corollaire : si discours il y a, par quels procédés peut-on l'analyser?
Pour ce faire, on s'aidera de la Réponse proposée par Michel Foucault
aux questions du Cercle d'épistémologie 10. Entreprenant de décrire « les
relations de coexistence entre des énoncés », M. Foucault avance quatre
critères :
2.1.
La référence à un seul et même objet (son « référentiel »).
Provisoirement, on peut accorder que « cela tourne » autour de la
Conscience, du Moi, de la « vie intérieure », de la « pensée » et des «moyens»
qui permettent de l'« atteindre ». Faisant nôtre cette importante remarque
de Foucault : « de façon paradoxale définir un ensemble d'énoncés dans
ce qu'il a d'individuel ne consiste pas à individualiser son objet [...] mais
tout au contraire à décrire la dispersion de ces objets ».
2.2. Le type d'énonciation utilisé : moins les objets ou les concepts mis
en œuvre qu'un certain style de questions. Ici, nous avons probablement
affaire à une variété du genre « théorie », « définition » (plus ou moins
abstraite).
2.3. « L'existence d'un jeu de concepts permanents et cohérents entre
eux » : du moins pour les textes « A », « B » et « D », il est clair qu'il ne
peut s'agir de concepts au sens rigoureux du mot u, mais tout au plus
de « catégories » « d'idées générales » de « notions » mises en œuvre.
Exemple : sur le « langage », la syntaxe, etc.
2.4. Le quatrième critère est sans doute le plus proprement idéologique.
Critère thématique, où entre en jeu toute une « vision du monde », toute
une problématique de l'homme, de son langage et de ses œuvres (la
« littérature »). Simple exemple : à l'évidence, notre corpus (sauf peut-être
10. Op. cit., p. 21 sqq.
11. « Un concept n'est pas une chose [...], c'est un outil et une histoire, c'est-à-dire
un faisceau de possibilités et d'obstacles engagés dans un monde vécu » (G. -G.
Granger, Méthodologie économique, p. 23).
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texte « C ») postule que l'homme a une « profondeur » 12. Ces quatre
critères forment ce que Foucault appelle la positivité d'une formation
discursive :
Critère
Règles de formation
— du discours
1.
l'objet
— des objets
2.
renonciation
3.
les concepts
(ou pseudo — )
— de sa sémantique
4.
la thématique
— du champ
opératoire
— de sa syntaxe
définissant
un référentiel
un type d'écart
énonciatif
un réseau
théorique
un champ
stratégique
Ce système à quatre niveaux, qui régit une formation discursive et
doit rendre compte non de ses éléments communs mais du jeu de ses écarts,
de ses interstices, de ses distances — en quelque sorte de ses blancs
plutôt que de ses surfaces pleines — c'est cela que je me proposerai d'appeler
sa positivité (op. cit., p. 23).
Ce sont donc les règles de formation de ce « discours » aux quatre
niveaux sus-dits que nous allons examiner.
3.1. L'écart énonciatif : plus facile à cerner que le référentiel de ce corpus.
Il s'agit explicitement de « définitions » proposées comme telles :
« A » : « d'où je tire cet essai de définition »,
« B » : « surréalisme n.m... »,
« C » : il s'agit d'un extrait de dictionnaire,
« D » : « l'authenticité c'est... ».
La structure même de l'énoncé (Sujet - Verbe-copule - « Attribut »)
le distingue à la fois de la « pratique » :
— exemples de M.I. tirés de Joyce ou de Beckett,
— exemples de textes obtenus sous la « dictée » de l'inconscient
et de la « science » : faible technicité du vocabulaire, absence totale de
formalisation. C'est là un type d'énonciation très difficile à qualifier,
car il se situe dans un entre-deux : ni théorique ni pratique, il tente de
se donner les garanties du sérieux réflexif sans encourir le reproche
d'obscurité (la « littérature » est comme on le sait l'ennemie du « jargon »
et de l'hermétisme « scientifiques »).
3.2. Cependant, cela n'interdit pas de mesurer d'un texte à l'autre les
écarts dans le mode d'énonciation. Grande maladresse pour « A »; préci12. Signalons que pour Sartre, la conscience n'est pas « profondeur », mais « intentionnalité : « si par impossible, vous entriez « dans » une conscience, vous seriez saisi
par un tourbillon et rejeté au-dehors, près de l'arbre, en pleine poussière, car la conscience
n'a pas de « dedans » (J.-P. Sartre, « Une idée fondamentale de Husserl, Pintentionnalité », Situations I, p. 33).
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sion hautaine pour le surréaliste, scientifique pour le psychanalyste.
Écarts dus au contexte aussi, comme on l'a déjà signalé (cf. 1 .4).
4. Le « réseau théorique ». On prendra garde tout de suite à ne pas être
embarrassé de ce que cette étude doit nécessairement se recouper avec
le point 5 (« thématique »).
En effet, sont à leur place ici, et de plein droit :
— la « réflexion sur le langage » si peu élaborée soit-elle par nos
théoriciens,
— la « conception » de la littérature et /ou de l'écriture qu'ils acceptent
comme « naturelle ».
Mais les « thèses » sur la conscience sont trop peu articulées pour
pouvoir être l'objet d'un examen conceptuel : trop liées à des postulats
quasi-métaphysiques; leur sens n'a d'intérêt que pour un examen
idéologique. Le niveau thématique (point 5) apparaît donc comme un niveau
supérieur d'intégration dans l'ordre de l'analyse. Du reste, c'est à ce
quatrième que reviendra le soin d'aider à comprendre le flottement,
l'indétermination si grande du référentiel de la formation discursive
envisagée (son objet); c'est ainsi que, selon un schéma très pascalien, on
ne trouvera qu'en fin de parcours ce qui aurait dû être exposé au départ.
Ce corpus nous offre successivement :
4.1. Une « conception » de la littérature : dans les textes « A » « B » et
« D ». On pourrait évidemment accueillir de multiples exemples qui vont
de Valincour, écrivant à propos de la Princesse de Clèves : « il faut avouer
que l'Auteur est admirable, lorsqu'il entreprend de faire voir ce qui se
passe dans notre cœur », jusqu'à tel auteur posant dans une récente
histoire de la littérature le M.I. comme « aboutissement naturel » de
l'entreprise romanesque d'exploration des consciences.
4.1.1. La littérature apparaît ici comme Y ajustement des moyens en
vue d'une certaine fin : cette fonction naturelle, organique, de la
littérature étant 1' « expression » (la représentation du « réel » : extérieur = le
« monde », la « société », ou intérieur = l'âme, le « cœur humain »).
4.1.2. Corollaire : la littérature est liée au vrai qu'elle a pour fonction
de dévoiler; principalement, depuis le xixe siècle, c'est là le rôle social
du roman.
4.1.3. Dans cette ligne, il est « naturel » que l'on parle de ses « progrès ».
L'histoire de la littérature est une histoire téléologique, orientée, cf. Nathalie
Sarraute : « Sans doute les procédés employés par Dostoïevski étaient-ils
des procédés de primitif 13. »
4.1.4. Découlant à la fois de 1 et de 2 : la littérature est aussi une
« cuisine », c'est-à-dire qu'elle est soumise à l'inévitable dégradation
13. Nathalie Sarraute, l'Ère du soupçon, Gallimard, coll. Idées, p. 38.
78
d'avoir à s'occuper de « techniques ». Mais on s'accorde pour dire que
l'outil n'est jamais que ce que l'ouvrier en fait.
Le seul écart notable (puisque d'entrée de jeu on a isolé le texte
« C » = thérapeutique psychanalytique) semble dû à la répugnance des
surréalistes envers le « littéraire » : mais la définition proposée par Breton
réactive tout à fait naturellement l'opposition entre les moyens et les fins,
entre un donné antérieur à l'expression et les médiations nécessaires à sa
formulation.
Autre écart, moins important peut-être, portant sur les fins : « A »
et « D » semblent s'accorder sur la nécessité de « désemphatiser » la
littérature par la peinture du « tout-venant », au point qu'une légère
hésitation se dessine : veut-on peindre le « presque rien » ou la « réalité
de la conscience »? A moins qu'il ne s'agisse de la même chose.
4.2. Une « théorie » du langage : si la littérature est comme l'horizon
dont on ne parle pas, il n'est pas de littérature sans un minimum de
réflexion sur le langage. Son niveau d'attaque est donc légèrement
différent; quelques propositions concrètes sont avancées, le plus souvent sous
la forme rhétorique d'enthy mêmes ou syllogismes incomplets. Un exemple :
la proposition chez Dujardin (texte « A ») « quant à sa forme il se réalise
en phrases directes réduites au miminum syntaxial » repose sur le
syllogisme suivant (lui-même à dédoubler en syllogismes sur la « conscience »):
1. Il existe des états de conscience faiblement articulés,
«prélogiques »;
2. or la syntaxe est l'élément logique du discours;
3. il faut donc supprimer la syntaxe (autant que faire se peut).
La mineure de ce syllogisme implicite nous fournit ainsi une
proposition « théorique » : la syntaxe est la « charpente » (ce qui n'est qu'à
demi inexact) du langage. Plus graves évidemment sont les postulats
sur la nature de la conscience (cf. point 5).
5. Le champ thématique, les pseudo-concepts que développent la « théorie »
de la littérature et la « réflexion » sur le langage renvoient très évidemment
à une série de propositions idéologiques sur la fonction du langage et de
la littérature; du langage, comme structure linéaire communicative;
de la littérature comme totalité expressive (cf. supra); s' articulant ellesmêmes sur le postulat d'un sujet émetteur, propriétaire et responsable
de son discours (« auteur » ou « personnage »).
Essayons maintenant de faire jouer en face de ces quatre énoncés
une série différente, empruntée à un genre soumis à un autre mode d'énonciation : la « psychologie » :
5.1. La théorie du M.I. s'articule sur une série de développements très
précis, que marquent les noms de W. James (1888 : The stream of
consciousness; 1892 : The text-book of psychology, traduits en français par
E. Baudin, en 1921), de Bergson (1888 : les Données immédiates de ta
conscience), de Myers, etc.
Face à notre texte « A », inscrivons ces définitions extraites du
chapitre XI du Traité de psychologie de James :
il existe des états de conscience qui vont s'avançant, s'écoulant
et se succédant sans trêve en nous (p. 196).
Bergson, de son côté, parle de ces « états confus, infiniment mobiles
et inexprimables » (p. 96).
On voit ici s'affirmer contre le positivisme des « états de conscience »,
(Taine), sous le postulat d'un « flux » ou « flot » de conscience, la mobilité
essentielle du moi, mobilité liée à sa continuité, et corollairement (chez
Bergson qui pousse la théorie à son point de conséquence logique)
l'incapacité du langage à la rendre : « traduction illégitime de l'inétendu en
étendu, de la qualité en quantité » (Préface).
5.2. Selon un même schéma, on pourrait inscrire en regard de ce qu'il
affirme à propos de la « sous-conversation », les analyses de Sartre dans
l'Être et le Néant, sur 1' « inauthentique », et le « visqueux » :
la viscosité se révèle soudain comme symbole d'une anti-valeur,
c'est-à-dire d'un type d'être non réalisé mais menaçant, qui va
hanter perpétuellement la conscience comme le danger qu'elle
fuit 14.
5 . 3. Pour ce qui est des rapports de Breton avec la science freudienne,
et de la méconnaissance de la psychanalyse par le surréalisme, nous ne
pouvons que renvoyer aux travaux de Jean-Louis Houdebine, et en
particulier à : André Breton et la double ascendance du signe {Nouvelle Critique
n° 31); le Concept d'écriture automatique : sa signification et sa fonctoin
dans le discours idéologique d'André Breton (Colloque de Cluny II,
avril 1970); Méconnaissance de la psychanalyse dans le discours surréaliste
(Tel Quel, n° 46). Signalons seulement que Breton accorde au «
subconscient » et au « subliminal » le même intérêt que les « théoriciens »
du M.I.
5.4. Cette mise en regard de textes issus de champs différents permet
de lire les hypothèses qu'on y fait sur la nature de la « conscience ».
5.4.1.
Postulat : la conscience est continue.
Sartre : Mieux vaudrait reconnaître franchement que tout
ce qui se passe dans la conscience ne peut recevoir son explication
que la conscience elle-même 15.
Baudin (traducteur de James) : L'oreille délicate de W. James
entend comme le clapotis incessant d'une eau vive coulant sans
interruption [...] cette « eau vive de la conscience » comme il
l'appelle lui-même 16.
14. L'Être et le Néant, II» partie, chap. I.
15. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 38.
16. Préface d'E. Baudin à James, op. cit. On peut voir comment des métaphores
d'un ton très différent servent à désigner le même effet : M. J. Durry, dans « Le
monologue intérieur de la princesse de Clèves » (la Littérature narrative d'imagination)
évoque la « bouillie intérieure » que « dégorgent » et « ruminent » les personnages
de Beckett.
80
James : La conscience est sensiblement continue. Par continu,
j'entends ce qui ne présente ni brisure, ni fissure, ni division.
Cette continuité n'exclut pas (5.4.2.) des « degrés», des « niveaux »
de conscience.
Butor (à propos du monologue de Molly dans Ulysse) : Plus
femelle encore que féminine, son discours intérieur n'est pas
ponctué, pas formulé, à peine articulé. Il exprime quelque chose
qui est au-dessous du niveau du langage.
Cette « zone inférieure », cette infra-conscience recevra un. nom :
le subconscient.
Breton (Entretiens avec André Parinaud, 1952 [à propos de
l'E.A.1) :
Parinaud : Était-ce conforme à votre souci d'explorer le
subsconscient?
Breton : Précisément.
Susconscient que V introspection, peut atteindre, voire « dominer » :
Boudin : Un vigoureux effort d'introspection peut toujours
les atteindre et les éveiller (les états oubliminaux).
Qu'il s'agisse donc d'une « remontée » des « profondeurs » (le
surréalisme) ou d'une « descente » vers ses « gouffres » (le M.I., la « sousconversation ») l'inversion du mouvement, si elle n'est pas négligeable,
n'empêche pas, bien au contraire que soit absolument refoulée la
brisure, la division, la fissure.
5.4.2.
Le bastion de toute la théorie, c'est en effet Y unité du moi.
James : La vraie formule du fait de conscience universel
n'est pas « il y a des sensations et des pensées » mais « je pense »
et « je sens ».
l'identité du Je et du Moi [...] est sans doute la donnée la plus
indéracinable du sens commun.
Même s'il rejette le « cartésianisme » logique, Breton ne perd pas de
vue son but qui est « d'unifier la conscience » (cf. le Point du four, p. 240).
Quant à Sartre, une des raisons essentielles de son refus de la psychanalyse,
c'est qu' « il faudrait dans ce cas renoncer au Cogito cartésien » (Esquisse
d'une théorie des émotions, p. 36). Tel est bien, en effet, l'enjeu de la
partie.
5.4.3. Ici, évidemment le texte « C » de notre corpus se sépare avec
éclat des autres énoncés, dans la défiance de Freud envers la spontanéité
du « message » transmis par la libre association. Libre, elle l'est, mais dans
un sens très précis : dans la mesure où l'on se réfère à la première topique :
Ics/Pcs-Cs. Freud montre en effet comment la libre association met hors
81
LITTÉRATURE N° 5
6
de jeu la seconde censure, et celle-là seulement qui sépare le préconscient
du conscient, révélant ainsi les défenses inconscientes, à savoir l'action
de la première censure. Il n'y a donc plus de continuité possible, ni de
remontée insensible (ou de descente progressive), mais la rencontre de
la barre 8. D'où l'absolue défiance de Freud à l'égard du mot de «
subconscient » dont il convient de proscrire absolument l'emploi :
Quelqu'un parle-t-il du subconscient, je ne sais s'il l'entend
au sens topique : quelque chose qui se trouve dans l'âme au-dessous
de la conscience, ou au sens qualitatif : une autre conscience,
souterraine pour ainsi dire 17.
L'emploi aujourd'hui de ce terme ne peut avoir qu'une signification
bien précise : il traduit la méconnaissance de l'inconscient, postule sa
continuité avec la conscience, refusant « le clivage topique et la
distinction qualitative des processus » (Laplanche et Pontalis).
5.4.4. La première topique freudienne (Ics/Pcs-Gs) s'articule sur la
deuxième (le Ça, le Moi et le Surmoi); à partir de quoi toute « réflexion »
sur le « sujet » ne peut plus s'écrire que sous la marque du clivage, de la
Spaltung, de la refente (le réel /l'imaginaire /le symbolique). Faut-il
préciser à quel point les « concepts » que nous avons rencontrés
s'inscrivent en plein dans ce qui les marque comme « pré-freudiens »? Ce
serait l'occasion trop belle d'un reproche injustifié. Notre propos n'est
pas en effet de relever des « erreurs » mais de lire les symptômes par quoi
se scande dans les effets de méconnaissance le retour du refoulé.
A cet effet, nous examinerons deux écarts significatifs, que révèle,
entre la théorie et la pratique :
— pour l'E.A., la disparition du sujet,
— inversement, pour le M.I., l'inflation des marques de première
personne, et la forte déperdition syntaxique.
Ces effets de distorsion sont donc à pointer et accentuer, car c'est
en eux que se désigne sans le vouloir, l'instant significatif du
«dérèglement ».
6.1. La disparition du sujet dans les textes écrits « automatiquement ».
L'examen statistique d'un texte comme les Champs magnétiques
montrerait assez aisément que le sujet de renonciation est la plupart du temps
absent. Ne bougeons plus, p. 75 : « l'espace », « la profondeur », « le sol »,
« l'antiquité », etc. : les actions n'ont pas d'autre sujet. Sur quoi Breton
pouvait-il, en effet, fonder la remarque désenchantée qu'il nous livre
dans le Point du jour : « l'histoire de l'écriture automatique surréalisme
serait, je ne crains pas de le dire, celle d'une infortune continue ». Sans
cesse à la limite de l'imposture, sans doute échoue-t-elle dans la mesure
où, voulant en théorie « enrichir » l'homme des « trésors » de l'inconscient
elle se heurte, dans sa pratique, à la question cruciale : « qui parle? »
La disparition du sujet semble bien traduire le retour de la question
17. Le Problème de l'analyse par des non-médecins, 1926. Cf. à ce sujet le
problème des « représentations-but » conscientes et inconscientes.
82
refoulée, qui demeure en suspens : inconscient « personnel » ou « collectif »
(Jung)? Faute de pouvoir déterminer qu'il n'est ni l'un ni l'autre, mais
structural, la théorie /pratique de l'E.A. s'enlise dans les confins de
l'occultisme, du spiritisme. Si Breton accepte parfois de recourir aux expériences
spirites, c'est à condition de s'en tenir à ce refus : « la question de
l'extériorité de — disons encore pour simplifier — de la voix, ne pouvait
même pas se poser » 18.
Dans ces conditions quel lieu assigner à la voix? D'où cela parle-t-il?
Ce « tremblement » théorico /pratique semble traduire précisément le
manque que seul aurait pu combler une théorie cohérente de l'écriture,
donc du sujet, absente comme on le verra désormais de plus en plus de
la « problématique » surréaliste.
6.2. A l'opposé, le M. I. s'affirme avec éclat comme « discours d'un je »
tout en gardant un silence révélateur sur le destinataire de ce « message ».
L'auteur prétend « entrer dans une conscience comme dans un moulin »,
et supposant que l'on doit se dire je à soi-même, fait parler (de) lui un
« être de fiction ».
Or, il faut rappeler avec insistance, après J. Lacan, que le sujet
reçoit tout de l'autre, « même le discours qu'il émet 19 ».
Si primitif, selon N. Sarraute, Dostoïevski avait pourtant inscrit
par sa pratique textuelle la présence de l'Autre dans le discours du Moi20.
Citons seulement ce que dit Bakhtine : « le discours grimace, se tord
devant le mot d'autrui anticipé, devant lequel il entre en polémique
intérieure cachée ».
Sur ce point précis, la pratique du monologue chez Joyce par exemple,
ouvre un écart très révélateur de la nécessaire prise en compte de l'allocutaire même dans le « discours que l'on se tient à soi-même » :
C'est fou ce qu'il exagère dans l'autre sens la vérité c'est
que l'homme se moque pas mal du mari, de l'épouse, c'est la
femme qu'il veut et il l'a autrement pourquoi avons-nous été
créés avec tous ces désirs je vous le demande je n'y peux rien si
je suis encore jeune... 21
Autre constatation qui redouble l'effet de distorsion dont la
pratique de Joyce est un signe : on a déjà noté (cf. tableau en 1 . 1) la présence
à côté du mode personnel d'énonciation d'un emploi très fréquent de
l'infinitif 22. Outre sa valeur injondive qui impose la reconnaissance d'au
moins un interlocuteur : soi-même, puisque l'on se donne des ordres
(cf. une utilisation insistante du procédé chez Robert Pinget, Quelqu'un);
l'infinitif est recherché, selon les grammairiens classiques pour son «
caractère impersonnel », « exprimant le concept des choses » (sic) il sera parti18. Ibid.
19. « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, p. 807 : « Par quoi le
sujet reçoit de l'Autre même le message qu'il émet. »
20. Cf. Bakhtine, op. cit., p. 295.
21. Ulysse, Livre de Poche, p. 697.
22. Citons aussi parmi les marques stylistiques du M.I. les points de suspension
qui « remplacent une partie de l'énoncé ou l'interrompent; tenant en suspens ce qui
ne doit pas être dit explicitement » (Bachelard, cité par le Petit Robert).
83
culièrement apte à « traduire les émotions, le cri du cœur qui jaillit de
la pensée avant qu'elle ait eu le temps de se coordonner syntaxiquement »
(Cressot, le Style et ses techniques, p. 144).
Curieux renversement symétrique de ce qu'on pouvait observer dans
les distorsions théorie /pratique de l'E. A. : l'hésitation entre le «
personnel » et F « impersonnel » semble signifier l'achoppement au même point
nodal, et l'arrêt sur la même indépassable question : « Qui parle? »
La lecture de ces « théories » repérera les traces matérielles du « drame »
qui se joue dans les dérapages, glissements, distorsions de la théorie
sur la pratique et réciproquement.
7.1. Mais loin de s'épuiser sur la formulation d'une question, l'analyse
de la « positivité » d'une « formation discursive » qui était notre objet
appelle une tâche urgente, complémentaire : en regard, l'examen d'une
problématique à la fois proche et différente, qui se développe autour de
quelques textes importants : Blanchot — la Parole vaine 23, Barthes — la
Rature 24, et marquée principalement par la mise en relation explicite de
termes exclus ou refoulés par le discours que nous avons examiné : le
« sujet », 1' « écriture », la mort.
Est-ce à dire que, comme la « conscience vraie » s'opposant chez
Lukàcs à la « conscience fausse », nous ayons cherché à placer en face
d'une problématique « erronée » de la conscience et/ou de la littérature
une « vision juste » représentée par celle de Blanchot? Cela ne peut avoir
de sens que si l'on se souvient que l'analyse précédente s'exerce non pas
sur le monologue intérieur comme pratique (plus ou moins réussie) de
l'écriture, mais sur le métalangage constitué par ses théoriciens. La
référence à Blanchot et à quelques autres ne peut donc signifier, dans cette
perspective, que l'ouverture d'un autre type de discours imposant une
sortie hors de l'espace (mentaliste) expressif, représentatif, où règne la
détermination d'un sujet compact et tout-connaissant.
7 . 2. On a pu constater, chemin faisant, l'impossibilité de fermer sur le
« littéraire » la problématique ouverte bon gré, mal gré, par la théorie
du monologue intérieur, et la nécessité de l'articuler au minimum sur
la psychologie et sur la philosophie.
Or, s'il est vrai, comme le dit Sollers (Tel Quel, n° 44, Thèses
générales, point 8) :
[que le refoulé de la philosophie! est bien la politique, le
refoulé de la littérature serait la philosophie. [...] Elle vient combler
comme performance ce que la philosophie ne peut assumer, la
place d'une énonciation effective se donnant comme telle. [...]
La « littérature » fonctionnerait donc comme le refoulé d'un
refoulé, comme une dénégation au second degré,
23. Préface au Bavard de Louis-René des Forêts (10/18).
24. Préface aux Corps étrangers de Jean Cayrol (10/18).
84
on peut indiquer, brièvement :
7.2.1. Que, l'enjeu en étant précisément le sujet de renonciation, la
partie qui se joue autour des problèmes du « monologue intérieur » est
plus importante que ne le laisserait supposer l'apparence innocente d'une
réflexion sur des « techniques littéraires »;
7.2.2. Que l'articulation avec le « politique » de ce double mouvement
de méconnaissance /reconnaissance implique une exacte diversification des
niveaux d'attaque;
7.2.3. Qu'une reprise critique de ce qui dans notre culture « s'est pensé
sous le nom de littérature » devra se tourner moins vers la détermination
des critères formels de sa « littérarité », mais vers l'examen de ce qui
fonctionne comme texte dans une société donnée. Du reste, la question
avait déjà été posée par un formaliste russe, Tynianov, interrogeant
l'insertion du « littéraire » dans son « dehors » socio-historique sous la forme
suivante :
Pour résoudre la question de la corrélation des séries
littéraires avec la vie sociale, nous devons nous poser une autre
question : comment et en quoi la vie sociale entre-t-elle en
corrélation avec la littérature? [...] La vie sociale entre en corrélation
avec la littérature avant tout par son aspect verbal 25.
Au-delà du contexte pré-analytique et « para » -linguistique qui est
celui de la première génération de formalistes russes, on peut indiquer
la double direction qui semble se préciser dans le concept de texte comme
« redistribution des catégories de la langue » et « engendrement du
sujet » (Kristeva).
7.3. Mais, pour être bref, et rester dans le champ délimité en 0.0
(discours tenu sur le monologue intérieur, et non pratique de celui-ci), on
s'arrêtera sur les éléments de réflexion proposés par la constitution d'un
type de discours spécifique : la déconstruction des énoncés idéologiques,
en l'espèce, des énoncés circulant dans l'université, dans les manuels
scolaires, dans les préfaces et journaux littéraires, sur la « littérature ».
Une première remarque qu'on peut faire c'est, négativement, qu'il
ne doit pas être un métalangage portant sur un premier métalangage.
Sa visée, au contraire, est de produire un discours, ou une série de
propositions discontinues, propres à occasionner des dommages irréversibles
dans le tissu uni du discours dominant : des ruptures. Car ce ne sont pas
les métalangages qui manquent : l'enjeu est à l'opposé, d'en brouiller le
système de reproduction, infini en apparence. Gérard Genette a dit
comment la « dissertation française » n'était jamais qu'un discours s'exerçant non sur les œuvres, mais sur le commentaire des œuvres, sur un
25. Théorie de ta littérature, De l'évolution littéraire, p. 131. Pour cette
constitution d'une typologie des sociétés selon la fonction qu'elles accordent au texte, cf. Lotman et Piatigorski : Le texte et la fonction (Colloque de Tartu, 10-20 mai 1968, repris
dans Sémiotica, 1-2).
85
autre discours, fixé par la tradition scolastique et rhétorique. Par son
caractère mimétique et sacralisant, ce type de discours au deuxième degré
ne peut que renforcer le premier dont il singe l'assurance et qu'il
contribue à vraisemblabiliser. A l'opposé, la lecture « seconde », « symptomale »
que propose Althusser w, peut donner une image du décentrement qui
s'impose pour l'instauration d'un discours autre.
Dans cette perspective, il devient urgent de revenir à quelques
définitions propédeutiques à toute étude « critique » de l'idéologie. En
effet, la notion même d'idéologie, si l'on ne veut pas qu'elle soit l'alibi
commode d'une réflexion « au goût du jour », situe d'emblée le discours
qui s'y réfère, au cœur de la « topique » marxiste, qui conçoit le tout
social sous la métaphore spatiale d'une construction dont l'économique
est l'infrastructure (« unité » des forces productives et des rapports de
production) et dont la superstructure comporte elle-même deux niveaux :
le juridico-politique et l'idéologie 27. L'idéologie se voit donc soumise
à un double processus de transformation :
1) externe quant à sa « base »,
2) interne quant à son développement.
« L'évolution ne s'effectue pas seulement à partir de l'ancienne base,
mais cette base elle-même s'élargit » (Marx, Fondements de l'économie
politique, t. II, p. 34) 28.
Nous émettrons donc, provisoirement les hypothèses suivantes :
1) La. rupture dans la continuité du discours dominant ne peut donc
se faire qu'à la charnière d'une intervention extérieure (présence massive
de la science sur les bords du « littéraire » : linguistique, psychanalyse,
matérialisme dialectique) et d'une modification intérieure (contradictions
internes, distorsions théorie /pratique, sur lesquelles il convient d'appuyer
pour en accentuer l'impact).
2) Ceci dans la mesure même où la « littérature » n'apparaît comme
telle qu'en fonction du rôle qu'une pratique de classe lui confère, sans
oublier que le discours sur la littérature ne se soutient que de l'institution
auquel il est lié. On reconnaît ici la distinction althussérienne ([a Pensée,
juin 1970) entre appareils d'État (répressifs, fonctionnant « à la violence » :
police, armée, etc.) et appareils idéologiques d'État (fonctionnant « à
l'idéologie » : Église, Université, Famille...).
Or, si l'on admet que
— la « littérature » n'est à la lettre, rien sans le discours qui l'escorte 29,
— que, même s'il émane d'autres institutions, comme la presse, l'édi26. Cf. Préface à Lire « le Capital », passim.
27. Cf. le Capital, livre I, section I, où Marx analyse la « genèse » de la forme
monnaie jusqu'à sa forme achevée d'équivalent universel.
28. Cf. le n° 1 : « Pour une théorie marxiste des idéologies » de Jean Lojkine,
Cahiers du Centre d'Études et de Recherches marxistes, 1970, n° 69.
29. Au colloque de Cerisy-la-Salle (juillet 1969) sur l'enseignement de la
littérature, Roland Barthes estimait que l'objet même du colloque était une tautologie :
«La littérature, c'est ce qui s'enseigne, un point c'est toutl » (Actes du Colloque, Pion,
p. 170).
86
tion, les mass-media, le discours-sur-la-littérature a son champ
spécifique dans la pratique scolaire et universitaire de la «
littérature »,
— qu' « aucune classe ne peut durablement détenir le pouvoir d'État
sans exercer en même temps son hégémonie sur et dans les
A. I. E. »,
— que « l'appareil idéologique d'État qui a été mis en place par les
formations capitalistes mûres [...] est l'appareil idéologique
scolaire 30 »,
on conviendra de l'importance que revêt toute lecture attentive à repérer
dans le discours idéologique dominant des failles trahissant le « maillon
faible » de la chaîne, et on s'attendra à ce que cette lecture ne se
soutienne que de son l'intégration à un processus plus vaste dont la base
opérationnelle et les concepts ne seront alors rien moins que « littéraires ».
n° 151,
30. juin»
Louis1970,
Althusser,
pp. 15« Idéologie
à 19.
et appareils idéologiques d'État » in la Pensée,
87
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