La finance, entre croissance et délinquance Comment réguler l'économie globalisée et moraliser le capitalisme financier? Alors que le G20 se tient à Séoul, réflexions croisées sur un système qui oscille entre indispensable levier du développement et délits impunis Le marasme financier mondial, on le sait, a été déclenché à la suite de la crise immobilière américaine, dite des subprimes, et ce dès l'année 2007. Cette ruée vers l'immobilier américain fut en réalité et à la base un phénomène purement financier car les hypothèques étaient avant la seconde guerre mondiale un instrument peu commun. Nos grands-parents avaient effectivement l'habitude de payer comptant leurs acquisitions immobilières, d'où le faible nombre de propriétaires (comparativement à aujourd'hui) jusque vers les années 1950. En fait, ce n'est qu'à la faveur de la fondation par les Etats-Unis (juste avant le deuxième conflit mondial) d'organismes dont la mission consistait à acheter les hypothèques détenues par les banques locales que le secteur immobilier connut une montée en puissance ayant atteint son climax dès l'an 2000, et son délitement dès 2007. Et pour cause, car la création de la Federal National Mortgage Association - la tristement célèbre Fannie Mae - permit aux établissements financiers locaux et nationaux de nager dans les liquidités procurées par la vente de leurs hypothèques et de consentir en retour d'autres crédits immobiliers à d'autres candidats à la propriété... Ce montage financier contribua à l'évidence et de manière décisive à l'essor du marché immobilier, qui devait ainsi progresser notablement puisque 62 % des Américains étaient devenus propriétaires en 1960 par rapport à un chiffre d'à peine 40 % en 1940. Ce développement substantiel de cette véritable ingénierie financière dédiée à l'immobilier s'accompagnait de manière bien compréhensible d'un besoin de distinguer les débiteurs solvables de ceux qui avaient plus de chances de faire défaut dans le règlement de leurs dettes. C'est ainsi que les autorités américaines se tournèrent naturellement vers les trois agences alors actives dans la notation des obligations, à savoir Moody's, Standard and Poor's et Fitch, qui étaient déjà à l'époque connues pour leur prestigieux AAA ou pour leur BBB redouté... Ces agences de notation échouèrent cependant dans cette mission de notation de ces titrisations hypothécaires, qui furent dès le départ dotées d'une notation favorable car adossées à de la pierre... Cette labélisation, dont pratiquement tout risque était exclu, fut donc un blancseing accordé aux institutions financières, qui consacrèrent alors des sommes de plus en plus importantes aux crédits immobiliers en y provoquant la bulle que l'on connaît. Ce transfert de richesses et des investissements - américains et mondiaux - envers des titres classifiés sans risque fut néanmoins interrompu dès le milieu de 2006 à partir du moment où, les prix immobiliers ayant atteint des sommets vertigineux, ce marché commença à décliner. En fait, l'envolée des défauts de paiement sur ces hypothèques devait forcer investisseurs, banques et autorités de régulation à revenir à la réalité des faits, c'est-à-dire à se rendre compte que ces notations favorables accordées à ces titres par des agences toutes-puissantes étaient en réalité fallacieuses... d'où l'éclatement de la bulle et l'implosion d'un système financier qui s'était gavé de titrisations immobilières. Les autorités américaines portaient néanmoins elles aussi leur part de responsabilité car la Securities and Exchange Commission (SEC) avait décrété d'une part que les banques n'avaient pas le droit d'acheter des titres dont la notation était inférieure à BBB et d'autre part que ces palmarès attribués à ces papiers-valeurs devaient relever de la responsabilité d'agences de notation habilitées et reconnues à cet effet. Ce faisant, la SEC faisait une promotion en bonne et due forme d'un véritable cartel... qui continue du reste à sévir et qui - encore pire - n'est pas contraint à divulguer sa méthodologie de calcul des notes attribuées ! Ayant intelligemment plaidé sa cause en expliquant aux autorités que ses techniques de travail se devaient de rester confidentielles afin de conserver toute leur efficacité, ce groupe de pression put évoluer en toute impunité dans un océan trouble où le manque de transparence était cautionné par la loi. En outre et à l'instar de tout cartel qui décourage toute concurrence - c'est-à-dire tout nouveau venu susceptible de rogner des parts de marché -, cette mission de notation se révéla être du ressort exclusif des quelques sociétés déjà en place avec, comme conséquence évidente, l'absence de tout mécanisme de correction, de remise en question ou de rééquilibrage qui aurait pu être le fait d'une nouvelle entreprise ayant de nouvelles méthodes. Enfin, non contentes de régner en maîtres sur le marché mondial, ces agences purent en outre se vautrer à volonté dans le conflit d'intérêts manifeste qui consistait à être payées... par les sociétés dont elles devaient assurer la notation ! Il va de soi que l'impartialité de ces notes fut remise en question du fait d'entreprises amenées à persuader par tous les moyens les agences de notation de la qualité de leur santé financière. Les trois agences de rating ne devaient-elles ainsi pas conserver la notation d'Enron et ce jusqu'à la débâcle retentissante de ce mégafonds ? C'est donc le fiasco de ces agences de notation qui devait par la suite être aux sources de la crise des subprimes dont nous subissons tous encore les effets pervers. Pourtant, ces agences responsables de la seconde crise la plus grave dans l'histoire économique et financière mondiale - ont depuis cet épisode tragi-comique bénéficié d'une montée en puissance de leur influence car elles sont aujourd'hui écoutées religieusement lorsqu'elles notent les Etats souverains. Michel Santi, Pour qui roulent les agences de notation? Article paru dans l'édition du 13.11.10 Notation financière : le marché corrupteur par Jacques Adda La crise grecque et celle des subprime ont une nouvelle fois montré le rôle déstabilisateur des agences de notation financière. Ces entreprises privées, censées informer les investisseurs sur la solvabilité des emprunteurs, ont acquis une position stratégique dans la finance. Les Etats envisagent aujourd'hui de réguler ce système. Peut-on se fier aux agences de notation financières ? Pour tout prêteur, qu'il s'agisse d'une banque ou de l'acquéreur d'un titre obligataire, l'évaluation du risque de non-remboursement est une composante essentielle de la décision financière. Ce risque est apprécié en interne par les grandes banques et les grands fonds d'investissement, qui disposent pour cela de services adaptés. Mais l'immense majorité des investisseurs n'ont pas les moyens d'évaluer correctement la solvabilité des débiteurs, qu'ils soient privés ou publics. Avec la désintermédiation financière et la complexité croissante des produits financiers, cette évaluation est devenue une activité spécialisée, dominée par trois grandes agences, Standard &Poor's, Moody's et Fitch Ratings. Un échec patent Reconnues officiellement par les pouvoirs publics, ces agences privées occupent une position stratégique dans la finance globale. Les notes financières qu'elles attribuent fixent des limites légales aux possibilités de placement des investisseurs institutionnels, tels les fonds de retraite ou les compagnies d'assurances, qui ne peuvent acquérir des titres dont la notation est inférieure à un seuil donné. Elles servent aussi de référence officielle, dans le cadre des accords de Bâle II, pour le calcul des ratios de fonds propres des banques, qui rapportent le montant de leur capital à celui des prêts qu'elles octroient : les actifs figurant à leurs bilans améliorent d'autant plus les ratios qu'ils sont bien notés par les agences. Ces notes sont enfin utilisées explicitement par certaines banques centrales, comme la Banque centrale européenne (BCE), dans la définition de leur politique de refinancement des banques, les titres exigés en tant que garantie des liquidités prêtées par la banque centrale devant répondre eux aussi à des critères de notation financière minimale. Ainsi, la décision de Standard &Poor's, le 27 avril dernier, de ramener la note grecque de BBB+ à BB+ (voir tableau) menaçait, si elle était suivie par Moody's et Fitch, d'exclure les titres en question des opérations de refinancement de la BCE (1). Cette note BB+ conférait en effet aux titres de la dette publique grecque le statut d'obligations spéculatives (junk bonds) ! En état de choc, les marchés ont massivement vendu la dette grecque, propulsant le rendement des titres à dix ans de 9,5 % à 12,5 %. Ils ne sont redescendus en dessous des 8 % qu'après l'annonce du plan d'assistance mis en place par les pays européens le 9 mai. Notation du risque souverain sur les pays européens par Standard &Poor's au 14 mai 2010 La crise grecque a ainsi révélé l'impact exorbitant des décisions prises par les agences de notation en matière de risque des Etats (dit " risque souverain "). Elle a aussi mis en évidence leur caractère procyclique : décidées tardivement, une fois la crise déclenchée, les décisions de déclassement entraînent une surréaction des marchés, qui exacerbe les difficultés de financement des pays débiteurs. Jusqu'au 16 décembre 2009, la note attribuée à la dette publique grecque par Standard &Poor's était encore de A-. Avec une note identique, l'Estonie vient d'être jugée apte par la Commission européenne à intégrer la zone euro en 2011. L'incapacité à anticiper la crise, évidente dans le cas de la Grèce comme dans celui du Portugal et de l'Espagne, sanctionne l'échec d'un processus d'évaluation qui place les agences en position suiviste par rapport aux marchés, comme en témoigne l'accélération des déclassements depuis le début de l'année. Un système corrompu Patent dans le cas de la crise du risque souverain, l'échec de la notation financière n'est pas moins évident en ce qui concerne la crise des subprime. Outre le caractère tardif et procyclique des notations, celle-ci a mis en évidence la relation problématique entre les banques et les agences. En accordant, sur la base de modèles inadaptés, une note AAA à des produits complexes - les CDO ou CollateralisedDebt Obligations(a)- concoctés par les banques d'affaires, les agences de notation n'ont pas seulement induit en erreur les investisseurs qui ont acquis ces produits, elles ont aussi provoqué des pertes considérables chez les compagnies d'assurances qui les ont assurés. Et dissuadé les banques qui les ont achetés de constituer les provisions qui auraient amorti leurs pertes lorsque les cours se sont effondrés. Nul besoin d'être expert financier pour comprendre la nature du problème. Jusqu'aux années 1960, la notation financière était payée par les investisseurs qui souhaitaient disposer d'une évaluation professionnelle des risques encourus. La transparence croissante de l'information, qui élimine son caractère privatif, et le coût des notations ont rendu ce modèle obsolète. A partir des année 1970, les agences de notation ont commencé à faire payer les émetteurs de titres, lesquels sont naturellement intéressés à ce que les produits qu'ils proposent aux investisseurs soient assortis de la notation la plus élevée. Ce qui revient à faire payer l'examinateur par celui qu'il doit noter ! La logique concurrentielle aidant, la porte était ouverte à toutes les dérives. D'un côté, les banques sont prêtes à tout pour obtenir la notation maximale sur les produits qu'elles créent, à commencer par mettre les agences en concurrence entre elles. Ou par débaucher au prix fort les analystes des agences pour bénéficier de leur connaissance des modèles de notation et de leurs relations avec leurs anciens collègues. De l'autre, les agences peuvent être tentées de mettre au second plan la rigueur de leur jugement pour ne pas perdre un client. Toutes ces pratiques, décrites abondamment dans les milliers de pages de courrier électronique saisies par la justice américaine (suite aux accusations lancées par le procureur général de l'Etat de New York et la SEC) et lors des auditions du Sénat américain, témoignent d'un système devenu structurellement corrompu par la logique de marché elle-même. Des pistes pour réguler Stimulées par les enquêtes judiciaires ouvertes aux Etats-Unis et les déclassements en chaîne des notes souveraines en Europe, les propositions de réforme ne manquent pas. En Europe, les débats portent sur l'influence excessive des agences américaines (Standard &Poor's et Moody's) et la création possible d'une agence de notation européenne. Positive dans son principe, cette proposition risque toutefois de buter sur la difficulté de soustraire les évaluations financières en matière de risque souverain à l'influence des Etats. Dans ce pays, le débat public et les dispositions débattues au Sénat portent sur deux points essentiels : d'une part, la remise en cause de la position d'autorité des agences, qui pourraient perdre tout statut officiel, et la suppression de toute référence aux notations privées dans la définition des politiques publiques ; d'autre part, la remise en cause de l'accointance entre les banques et les agences par le recours à une tierce partie sous la forme d'un expert nommé par la SEC, qui s'interposerait entre l'émetteur des titres et les agences. Celui-ci aurait pour tâche de choisir l'agence responsable de la notation de chaque produit financier et de négocier avec elle sa rémunération. Les agences seraient sélectionnées en fonction de leurs performances passées dans l'évaluation des produits considérés. Les conditions de passage d'un secteur à l'autre seraient par ailleurs durcies. Une troisième piste, plus radicale, consiste à reconnaître à la notation financière le statut de bien collectif global, ce qui appelle en théorie un financement public international. Celui-ci pourrait prendre la forme d'une taxe sur les transactions financières - projet débattu par ailleurs - dont le produit serait affecté au financement des agences de notation. Des procédures de sélection des agences pour la notation de chaque produit devraient être définies de façon à récompenser l'expertise avérée tout en ouvrant la concurrence à de nouveaux acteurs. Une démarche ambitieuse, dont l'aboutissement demanderait des avancées sérieuses en matière de coopération internationale. (a) CollateralisedDebt Obligation (CDO) : littéralement " obligation adossée à des actifs ", titre d'emprunt de court terme dont les remboursements sont censés être garantis par un actif composé d'un vaste ensemble de crédits. (1) En temps normal, la BCE n'accepte de refinancer que les titres assortis d'une notation minimale égale à A- sur l'échelle de Standard &Poor's. Abaissé à BBB- à la suite de la faillite de LehmanBrothers en septembre 2008, ce seuil devait revenir à A- au 1er janvier 2011. Le déclassement de la note grecque a obligé la BCE à revenir sur cet engagement. Alternatives Economiques, n° 292 (06/2010) Page 64 Auteur : Jacques Adda