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Le livre de la vie - Gray martin

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Résumé
Dans un livre aujourd’hui célèbre : Au nom de tous les miens,
Martin Gray a fait le récit de la tragédie qui endeuilla sa vie. Ce
livre connut aussitôt un immense succès. C’est alors que, de
tous les points du monde, des milliers de lettres sont parvenues
à l’auteur pour saluer sa ténacité, sa confiance dans l’homme,
pour lui apporter un témoignage de fraternité. Mais surtout
pour lui dire combien ce livre leur avait donné la force de vivre.
Ces lettres demandaient à Martin Gray de les aider encore en
leur parlant de ce qu’il avait retenu de son existence
exemplaire, en tentant en somme de leur communiquer son
expérience. C’est cette réponse à des milliers de questions qu’il
donne ici dans Le livre de la vie. Martin Gray dit comment on
peut trouver le bonheur, le courage et l’espoir.
Je veux remercier mon amie Madame H.C. ERIKSON avec
qui j’ai d’abord parlé du projet de ce livre.
Elle m’a aidé par ses remarques à préciser ma pensée. Elle a
relu le manuscrit et m'a suggéré souvent d’utiles modifications.
A tous ceux qui par milliers
m’ont écrit pour me dire leur fraternité.
A ceux qui silencieux
ont partagé mes épreuves.
A ceux qui m’ont interrogé
sur le sens de la vie.
Pour eux et pour tous ceux
qui ont, à un moment de leur vie,
rencontré la tristesse,
la solitude, la maladie,
le désespoir.
Pour tous ceux
qui ont eu besoin de la voix d’un ami
qui réponde à la question :
pourquoi?
Pour tous ceux-là, ces pages,
pour les aider
à trouver en eux-mêmes le bonheur,
le courage et l’espoir.
Martin Gray est l’un de ces hommes dont on se dit quand on
lit le récit de leur vie : «C’est impossible.» Et pourtant la vie de
Martin Gray est bien l'une de ces aventures humaines
extraordinaires mais vraies. Né à Varsovie en 1925, dans une
famille modeste, il a quatorze ans quand les Allemands
décident d’enfermer dans le ghetto de Varsovie tous les Juifs de
la capitale polonaise. Alors commence pour Martin Gray une
période héroïque et tragique qui, tour à tour, le voit
contrebandier du ghetto, déporté à Treblinka, évadé de ce
camp de la mort, combattant durant l’insurrection de Varsovie,
partisan, officier de l’Armée Rouge – l’un des plus jeunes et
l’un des plus décorés – entrant dans Berlin en 1945, le jour
même de son anniversaire. Cette victoire est l’accomplissement
d’un serment : Martin Gray a vu mourir tous les siens dans les
combats et à Treblinka. Il leur a été fidèle. Il a vaincu les
bourreaux. Mais cette victoire n’est pas seulement celle d’un
combattant : elle est une victoire de l’homme. Martin Gray a
voulu survivre pour témoigner, transmettre la leçon des siens.
Il décide alors de rejoindre les États-Unis où vit sa grand-mère
et là, en quelques années, le jeune immigrant devient un riche
homme d’affaires. Mais son but, ce ne sont pas les milliers de
dollars qu’il entasse mais bien le bonheur, avoir des enfants,
prolonger la vie. Quand il rencontre Dina, il sait qu’il peut
réaliser enfin ce rêve poursuivi depuis Treblinka. Marié, il
s’installe dans une vaste propriété au-dessus de Cannes. Il n’a
que trente-cinq ans. Il peut vivre retiré des affaires. Il est riche.
Et, aux Barons, dans ce qui est la forteresse de son bonheur, il
élève pendant dix ans ses quatre enfants.
Mais le destin n’en a pas fini avec lui : le 3 octobre 1970,
Dina et ses quatre enfants périssent dans un incendie de forêt.
Tout autre que Martin Gray se serait couché sur la terre pour
renoncer. Rien de tel avec cet homme exceptionnel. Il brandit
son malheur comme une arme : il crée la Fondation Dina Gray
pour lutter contre la destruction de la nature, les incendies, la
pollution qui menacent aujourd’hui la vie de l’homme comme
hier la guerre la détruisait. Il écrit le récit de sa vie : Au nom
de tous les miens, et ce livre connaît immédiatement un
immense succès : 400000 exemplaires vendus en France, dixhuit traductions, immense succès aux États-Unis, retenu par la
plupart des grands clubs de livrés, publié dans tous les grands
pays en édition condensée par la Sélection du Reader’s Digest.
Cependant l'essentiel n’est pas ce succès mondial. Bien sûr,
Martin Gray le considère comme important parce qu’il fait
connaître à des millions de lecteurs l’histoire des siens, de tout
un peuple. Mais ce qui est capital, c’est que ce livre a été
ressenti par tous comme une leçon unique de courage et
d'espoir. De tous les coins du monde, des lettres, dans toutes
les langues, sont parvenues à Martin Gray pour saluer sa
ténacité, sa confiance dans l’homme, lui apporter le
témoignage d’une fraternité. Mais pour lui dire surtout
combien ce livre leur avait donné la force de vivre. Pour
demander à Martin Gray de les aider encore en leur parlant de
ce qu’il a éprouvé, retenu de son existence exemplaire, en
tentant en somme de leur communiquer son expérience. C’est
cette réponse à des milliers de questions que donne Martin
Gray dans Le Livre de la Vie. Son dernier ouvrage Les Forces
de la Vie permettra aux lecteurs d’aller plus loin et de définir,
avec Martin Gray, les moyens d’obtenir le bonheur quotidien.
ROBERT LAFFONT
1
LE CIEL ET LA PAROLE
Jamais je n'avais regardé le ciel comme ce soir.
Je revenais de la ville alors que finissait le crépuscule, je
quittais le bruit, la rumeur qui montait de la route, je dépassais
les dernières maisons, je voyais au-dessous de moi les lumières
des avenues. J'atteignais le silence.
Il me semblait être seul entre la terre et le ciel.
Arrivé sur le plateau, je n’ai pas voulu rentrer dans ma
maison déserte comme un navire abandonné. J’ai marché à
travers champs vers les arbres qui se dressaient devant
l’horizon, pareils à un rideau déchiré. Il faisait doux, ce soir,
après la chaleur intense de la journée. De la terre montait
rôdeur des herbes sèches. Je marchais. Pour la première fois
depuis des mois, j'étais en paix.
Sans doute à cause de cette vieille dame qui était venue vers
moi dans l’après-midi. Je signais mon livre, Au nom de tous les
miens, des hommes et des femmes défilaient devant la petite
table derrière laquelle j’étais assis. Ils me serraient la main, je
disais quelques mots. Je signais.
Pourtant ma tête était ailleurs, pleine de bruits, pleine
d’images comme à chaque fois que je me présentais devant des
lecteurs. Pour eux, qu’étais-je? Un homme qui avait survécu,
qui leur tendait un livre. Je les surprenais : «Je vous croyais
plus vieux», disaient-ils souvent. Parfois ils commençaient à me
raconter leur vie. Je les écoutais mais j’avais surtout en moi
d’autres voix.
Celles des miens. J‘entendais les hurlements qui venaient du
fond de l’Europe meurtrie, là où durant la guerre j’avais vécu
avec la mort pour compagne, j’entendais les rires de mes
enfants qui s'élançaient vers moi. Je voyais les ruines des villes
incendiées, les corps devenus pierres, et je voyais la forêt qui
brûlait, ma famille que je cherchais en vain.
Je signais. J'écoutais mais j'étais ailleurs, avec mes souvenirs
qui ne me quittaient pas, qui vivaient en moi. Quelquefois, alors
que devant moi quelqu’un attendait, je l’oubliais. Ma main
hésitait à signer. J’étais pris comme par le vertige.
Où suis-je? Mais quel est cet homme qui est assis là devant
un livre ouvert? Est-ce toi? Ces photos des tiens, de toi enfant,
de tes enfants, de ta femme, pourquoi sont-elles là prisonnières
au milieu de ces pages? Quel est ce livre? Quels sont ces gens
qui te regardent? Que veulent-ils?
Et puis, je revenais à moi.
Je signais. Ces photos, ces mots, ils étaient le récit de ma vie,
de mon bonheur et de mon malheur, de mon combat et de mon
espoir. J’étais le survivant. Je savais que j’avais raison d'être là
à transmettre mon message. Je savais, parce que des milliers
de lecteurs m’avaient écrit, que mes mots sonnaient juste et
qu’ils avaient porté dans tous les pays témoignage. J’avais reçu
des lettres d’Italie et du Japon, d’Amérique et d’Afrique,
d'Allemagne et de Pologne, de France et d’Angleterre. Des
femmes et des hommes, des enfants et des vieillards, des
professeurs et des paysans, chacun avait voulu me dire son
émotion. Me remercier. C’est vers les miens que leurs lettres
allaient. Je n'étais qu’un survivant, un témoin nécessaire. Et
c'est pour cela que j’avais survécu.
Mais je n’étais pas en paix. Je sentais en moi la vie si tenace
que parfois je la trouvais trop forte. Parfois, alors que l’on me
tendait ces livres, j’avais la tentation de m’enfuir, de me cacher.
De garder pour moi seul mon histoire, de vivre replié sur mon
malheur.
Je continuais pourtant parce que j’en avais pris
l’engagement. Devant leur mémoire, et parce que chaque
lecteur devenait pour moi une raison supplémentaire de
continuer. Ils me faisaient confiance. Je me devais d’avancer.
D’être fidèle à l’image qu’ils avaient de moi. Ma vie était pleine
des leurs.
Ce n'était pas facile. Jusqu’à cet après-midi l’inquiétude avait
été, malgré les apparences, mon cancer. Je souriais aux autres.
En moi étaient les pleurs.
Et puis cette vieille femme est venue vers moi. Elle se tenait,
droite contre la table, serrant sur sa poitrine mon livre. Elle
souriait. Et derrière son sourire il me semblait apercevoir
d’autres vieux visages, celui de ma mama qui m’avait accueilli
quand j’avais gagné, après la tourmente, l’Amérique. Celui
d’autres femmes croisées au milieu des ruines, à Varsovie,
aperçues un instant et qui, à jamais, avaient disparu. Alors
cette vieille femme s’est mise à parler, doucement.
«Votre livre, disait-elle, a sauvé une vie.» Elle racontait : sa
fille, désespérée, qui ne réussissait pas à trouver la force de
continuer à subir les jours parce que ses rêves personnels
s’étaient l’un après l’autre brisés.
«Le destin a été dur pour elle, répétait la vieille femme. C’est
vrai.»
Par hasard il y avait eu ce livre, mon livre, ma vie, celle des
miens. Et quelque chose s'était produit.
«Je ne peux pas vous expliquer, disait la vieille femme, elle
n'est plus la même, maintenant elle veut vivre, elle a trouvé du
travail, vraiment je crois que ça va.» Elle tenait son livre serré
contre sa poitrine.
«Voulez-vous que je vous le signe, madame?» ai-je demandé
parce qu’il me fallait dire quelque chose.
Elle a secoué la tête.
«Je ne suis pas venue pour ça, a-t-elle répondu. J’ai voulu
vous remercier.»
Elle m’a mis la main sur l'épaule.
«Il faut continuer, continuer à parler, à dire aux gens. Ils ne
savent pas. Parfois il suffit de quelques mots. On ne sait pas ce
qui se passe, quelques mots suffisent et tout change pour eux.
C’est comme s’ils découvraient tout à coup ce qu’ils ne
voyaient pas avant.»
Elle est partie.
J’ai continué à signer. Mais en moi les phrases qu’elle avait
prononcées résonnaient. Et d'autres revenaient, celles ; que
j’avais lues trop rapidement, ces phrases que je retrouvais dans
toutes les lettres et dont j’avais tiré la force de vivre et qui me
gênaient aussi. Maintenant, à cause de ce visage de vieille
femme qui me rappelait tant d’autres visages, toutes ces
phrases prenaient vie en moi. Je comprenais.
Les mots et la parole ont une force insoupçonnée. Ils sont la
tourmente ou la brise. La pluie qui dévaste ou l'eau qui irrigue.
Déjà j’avais appris qu’il est des mots qui tuent. Ces ordres
que des hommes en uniformes noirs lançaient et des milliers
d’hommes partaient vers les fosses, et d’autres mots suffisaient
pour que des hommes jusqu’alors innocents deviennent
bourreaux, et d’autres mots transformaient des innocents en
coupables.
Je savais aussi qu’il est des mots de douceur et d’espoir, des
mots de bonheur qui sont comme le soleil d’une vie.
Mais savoir n’est rien, il faut aussi que ce que l'on sait
devienne votre sang.
Cette vieille femme m’avait brusquement fait comprendre
que les mots peuvent tout quand ils ne sont pas seulement un
assemblage de lettres mais la chair d'une existence.
Si les mots de Au nom de tous les miens avaient eu tant de
pouvoir, le pouvoir de transformer une vie, c’est que je les avais
écrits avec ma douleur, avec mon espoir, avec ma volonté,
qu’ils étaient la voix de ceux que j’avais aimés, auxquels j’avais
prêté mon visage et mon nom.
Je suis sorti de la librairie avec, pour la première fois depuis
des années, depuis que l’incendie avait dévasté ma vie, un
sentiment de paix.
Des rencontres se produisent ainsi qui modifient la couleur
des choses. Qui font éclater ce qui jusqu‘alors est souterrain.
Mes mots, ma parole, avaient trouvé le chemin de cette jeune
fille qui jusqu’alors se refusait à l’espoir. Les mots de sa mère
étaient entrés en moi et me donnaient la paix. Force et pouvoir
des mots quand ils sont vrais.
Mais qui se parle encore?
Qui ose poser les questions que chacun porte en soi?
Nous sommes pris dans le cercle de fer de nos habitudes, de
nos contraintes professionnelles. Nos métiers, nos besoins, nos
plaisirs, voilà de quoi nous vivons et de quoi nous parlons.
Pourtant, un jour, parce que telle est la vie, le destin nous
foudroie, ou bien nous rencontrons le malheur. Et nous le
rencontrons toujours puisque, autour de nous, ceux que nous
aimons sont condamnés à disparaître. Alors, parce que nous
n’avons jamais osé parler de ce qui compte vraiment, nous
perdons pied. Nous sombrons dans l‘angoisse, nous ne savons
plus comment faire face.
Moi, dès l’enfance, j’avais été plongé dans l’enfer. Je savais
que la vie n’est pas un chemin facile, je savais que les hommes
sont mortels, et je savais aussi que, au cœur du bonheur, peut
tout à coup surgir l’effroyable. Mais je savais aussi que le
bonheur existe, qu’on peut le créer, et que l’espoir n’est pas
seulement une illusion.
Ce soir-là, marchant dans les champs sur la terre chaude
encore pleine de soleil, je sentais la paix en moi, comme une
force, et alors que j’avançais vers les arbres, je revoyais ma vie,
pas à pas.
J’avais connu la barbarie, les hommes qui sont le Mal, j’avais
connu le sacrifice des hommes qui sont le Bien. J’avais connu
les villes en guerre et la guerre que se font les hommes dans
les villes en paix. Puis l’amour, ces enfants qui courent, ici dans
ces champs au milieu desquels je marche ce soir. Et ce feu, ce
brasier qui avaient détruit pour la deuxième fois ma vie. J’avais
raconté tout cela. Pour moi. Pour les miens.
Et ma voix avait parlé à d’autres.
Et les autres m’avaient aidé. Mon peuple d’abord. Car j’étais
juif. Bien sûr ma famille appartenait aux Juifs réformés et avant
le déclenchement de la guerre je ne savais pas clairement ce
que c'était que d’être juif. Mais les Nazis sont entrés dans
Varsovie, ils m’ont contraint à porter un brassard et une étoile
de David. Ils ont tué les miens. Ce sont eux qui m’ont fait
découvrir que j'étais juif et j’ai acquis la volonté de l’être. Je me
souviens de cet officier qui me frappait et je croyais que j’allais
mourir couché là sous ses coups, sur le sol d’une cellule, alors
je me suis senti, moi qui apparaissais vaincu, bien plus fort que
lui. Victorieux. J’appartenais à une communauté, à un peuple
que l’histoire souvent avait traqué, que souvent des Empereurs
ou des Rois avaient voulu détruire. Et pourtant cette
communauté avait survécu. Et je survivrais.
Nous n'étions pas supérieurs aux autres mais peut-être à
force d’être frappés, peut-être parce que nous avions su garder
notre foi, nous étions devenus plus obstinés, plus résistants,
plus déterminés à aller jusqu’au bout de notre vie.
Alors j’ai crié à l’officier : «Je suis juif et tu ne me tueras pas,
tu ne parviendras pas à me tuer.» J’étais fier, oui. Si des bêtes à
visages d’hommes nous frappaient, nous les Juifs, si des
bourreaux nous martyrisaient, c’est que nous n’appartenions
pas à la même race qu’eux : Dieu soit loué.
Depuis j’ai mieux appris ce que c’est qu’appartenir au peuple
juif. Il me semble que ma vie, ma modeste vie, est pareille à
celle de mon peuple. On cherche à le détruire mais il renaît. De
l’enfer de la guerre Israël a surgi. Comme mon peuple je ne
renoncerai jamais à vivre.
J’arrivais près des arbres.
Je me suis couché sur la terre. Les bras en croix, les mains
ouvertes vers le ciel.
Jamais je n’avais regardé cette mer infinie, bleutée et
brillante, comme je le faisais ce soir.
Jamais.
Dans les forêts de l’Europe en guerre je cherchais à lire dans
le ciel l’annonce de la neige qui effacerait mes traces ou bien la
venue du soleil qui sécherait mon corps. Dans les villes
bruyantes j’avais oublié le ciel, il n'était plus que le reflet rose
et jaune des lueurs des enseignes.
Plus tard, ici, avec les miens, le ciel n’avait été que le
royaume de la lumière intense et joyeuse, vive.
Parfois la nuit, une nuit semblable à celle-ci, nous montions
avec mes enfants sur la terrasse, ils me tenaient les bras, ils
tendaient leurs doigts vers la Grande Ourse, ils cherchaient la
Voie lactée. Puis ils criaient quand, traversant le ciel, ils
apercevaient l’éclair d’une étoile filante.
Je les guette ce soir, ces étoiles qui meurent, qui
disparaissent après avoir brillé intensément. Elles passent, et
l’univers reste semblable, une étoile de moins parmi les
galaxies. Rien. Et l’infini.
Une étoile comme une vie qui s’efface dans la foule des
milliards d’hommes.
Et chaque étoile, chaque homme est un univers. Quand il
meurt, tout meurt et tout se prolonge.
Jamais je n’avais regardé le ciel comme ce soir.
Pendant des années, pendant mes trois vies, celle de la
violence guerrière, celle de l’acharnement à réussir, celle du
bonheur absolu, je n’avais pas eu l’occasion ou le courage de
regarder le ciel. Et je comprenais pourquoi les hommes ne le
regardent pas. Ils s'enfouissent dans les actes, dans la guerre
ou dans la joie. Comme je m’y étais enfoui. Ils oublient ce ciel
qui enveloppe le monde, ce ciel qui est le même pour tous. Ils
veulent l’oublier comme je l’avais oublié. Et les villes avec leurs
hautes constructions, les villes avec leurs fumées grises, leurs
lueurs, le dissimulent. On n’a même plus à le fuir. Le ciel
n’existe plus.
Ce soir, je le regardais.
Mes yeux se perdaient dans la Voie lactée. Je suivais la chute
d’une étoile, et je comprenais.
J'avais refusé de regarder le ciel. J’avais fui ces traînées
blanches sur l’océan sombre, ces millions d’étoiles coagulées,
fui cette question, la question qui monte en nous quand nous
regardons le ciel: pourquoi? J’avais fui et j’avais pourtant
derrière moi trois vies extrêmes, pleines de cette question.
Mon père, mes fils, ma femme, ma mère, je les avais vus morts.
Et des milliers d’autres.
Mon bonheur, je l’avais vu surgir en un instant et disparaître
d’un seul coup, comme un mirage.
J’avais vu le Mal et le Bien. La bête à visage d’homme qui tue
et l’homme qui tend la main et donne sa vie.
Mais chacun, même l’homme à la vie douce et tranquille,
l’homme qui dormait à cet instant près de sa femme d’un
sommeil paisible dans cette ville au bord de la mer, qui pouvait
dire qu’il n’avait pas rencontré ce «pourquoi»? Qu’il ne verrait
pas s’abattre sur les siens la hache rageuse du destin?
J’étais allongé sur la terre, dans le silence. A peine un souffle
plus frais qui montait de la vallée. Je restais immobile, seul,
comme si j’avais été le premier ou le dernier des hommes à
regarder le ciel sous lequel tant de vies avaient glissé, tant
d’autres à venir, à commencer, à finir, à souffrir. Tant de vies
qui, comme la mienne, si longtemps, refusaient de regarder le
ciel, parce qu’il aurait fallu affronter la question : pourquoi?
Et les autres questions qui naissaient de ce mot.
Pourquoi le ciel, pourquoi l’homme, pourquoi moi, pourquoi
la vie, pourquoi la mort, pourquoi des bourreaux et des
victimes, pourquoi le bonheur et le malheur?
Et au delà encore, qu’y a-t-il? Le hasard, le destin, un dieu de
justice, ou simplement l’inconnu qui échappe à nos questions?
Pourquoi?
Ce mot dans le ciel, au-dessus de moi. Ce mot que je ne
pouvais plus éviter, que je ne devais pas fuir puisqu’il
s’imposait à moi, à cause de cette vieille femme, cet après-midi,
de sa fille qui avait puisé dans ma parole la force.
Peut-être, si je répondais à ces questions à haute voix,
quelqu’un entendrait-il, quelqu’un découvrirait-il dans mes
interrogations la force de regarder le ciel. Peut-être ces mots
l'aideraient-ils.
Jadis, dans la ville cernée par les bourreaux j’avais apporté
du blé, et c’était mon profit, et c’était ma joie, mon risque, et
mon aide aux autres.
Je pouvais encore entreprendre un autre voyage, forcer un
nouveau mur, le mur qui entourait chaque homme et
l’enfermait en lui-même. Je pouvais apporter quelque chose,
non plus un sac de grain, mais mon expérience, les leçons que
j’en tirais.
J’avais été terrassé tant de fois et tant de fois je m’étais
redressé, que ma voix serait peut-être entendue.
Je n’avais plus à raconter ma vie. Simplement à m’interroger.
A tenter de comprendre, à dire ce que j’avais appris, dans Le
livre de la Vie.
Je me suis levé, abandonnant la terre, j‘ai marché dans la
foret, au milieu des arbres brûlés dont certains peu à peu
reprenaient vie. Des pousses surgissaient entre l’écorce noire.
Et là où tout semblait perdu, allait sans doute, dans quelques
années, renaître une vraie forêt. Alors reviendraient les
oiseaux.
Je marchais.
La ville était loin, là-bas, vers la mer. Une brume légère la
recouvrait, estompant les lumières, étouffant les bruits. Et
empêchant les hommes de regarder le ciel et de poser les
questions de leur vie. Celles qu’il leur fallait se poser.
Eux qui, comme moi, cherchaient à savoir ce qu’ils étaient et
comment il fallait être.
Eux qui, comme moi, risquaient un jour de se retrouver
seuls, dans la solitude des pierres qu’on a jetées dans un
champ. Eux qui – et j’avais connu cet espoir – attendaient
l’amour. Et peut-être le vivaient-ils.
Eux qui connaîtraient la mort, quand l’arbre que l’on croyait
éternel se fend tout à coup, et s’abat.
Eux qui, comme moi, avaient donné – ou donneraient – la vie,
et s’émerveillaient de voir la source s’amplifier, devenir fleuve.
Eux qui peut-être la verraient se tarir. Eux qui voulaient le
bonheur, qui craignaient la loi du destin.
Eux qui vivaient sans savoir et qui, parfois, comme dans un
éclair qui les éblouissait, s’interrogeaient, apercevaient le ciel
immense et tressaillaient en se demandant pourquoi.
Je suis rentré dans ma maison. Je n’ai pas éclairé. Je suis
resté dans l’obscurité, dans la nuit. J’apercevais encore le ciel
et par la baie vitrée la vague clarté qui montait de la ville.
J’étais en paix.
Devant moi une tâche. Devant moi des mots qu’il me fallait
rassembler, ordonner, dire. Des mots, les réponses à ces
questions, mes questions, des mots qui peut-être serviraient à
d’autres.
Parce que le même ciel nous enveloppe.
Parce que nous sommes taillés dans la même étoffe.
Parce que nous sommes tous des hommes.
Et que la parole, quand elle est vraie, peut aider, comme une
main fraternelle.
2
LA SOURCE QUI EST AU CŒUR DE CHACUN DE NOUS
Que suis-je donc pour que tout cela me soit arrivé?
Chaque matin, à mon réveil, cette question est en moi,
angoissante.
Je me regarde dans un miroir. Est-il possible que ce soit à
moi qu’appartienne cette histoire, est-ce moi qui suis sorti de
l’enfer, est-ce moi qui ai connu le bonheur, moi qui l’ai vu
détruit et moi qui me retrouve seul et qui survis?
Moi?
Je me regarde. Qui suis-je donc? Il me semble que j’ai à peine
changé. Je reconnais dans mon visage un peu plus ridé les
traits de l’enfant que j’étais, du jeune homme qui courait une
arme à la main, je reconnais le visage de mon fils. Et pourtant
cette histoire c’est la mienne. Elle est en moi, je l’ai vécue.
Qui suis-je donc? Pourquoi tout cela m’est-il arrivé?
Je sors dans la claire lumière du matin, mais je me sens
rempli d’une ombre épaisse. Je suis un mystère à moi-même et
je ne comprends pas.
Je marche. Au delà des arbres habite un paysan solitaire. Il
travaille peu. Juste ce qu’il lui faut pour se nourrir. Il n’a qu’une
seule passion : peindre. Il peint sur des morceaux de carton,
sur des toiles de sac qu’il badigeonne d’abord et qu’il fait
sécher au soleil. Personne ne lui a jamais appris le dessin. A
huit ans, il travaillait déjà dans les champs.
Ce matin, je le surprends, assis sur une pierre au bord de la
route, une planche sur ses genoux. Il a les yeux à demi fermés
parce qu’il regarde dans la direction du soleil. A peine s’il
détourne la tête en me voyant. Je m’arrête près de lui.
— Je veux prendre la couleur au lever, vous comprenez, dit-il.
La lumière, ça change tout le temps.
Je reste immobile, je l’observe.
— Pourquoi peignez-vous? Vous…
Il hausse les épaules, m’interrompt.
— C’est comme ça, c’est en moi, depuis toujours. J'ai le
besoin en moi.
En moi aussi j’avais souvent ressenti ces besoins qu’on ne
peut réprimer, que la raison, la sage prudence, ne peuvent
enchaîner. Besoin de me battre, besoin de retourner dans la
ville en ruine, besoin de survivre, pour vaincre, et aujourd’hui
besoin de continuer encore pour dire, pour comprendre. Besoin
semblable à celui du paysan.
Ce besoin c’est le cœur de nos personnes. Notre foyer
ardent. Mystérieux. Qui fait de nous ce que nous sommes.
Mais qui jette en nous cette force?
Qui ouvre en nous la faiblesse?
L’une peut nous sauver, l’autre risque de nous perdre.
Il y a plus bas sur la route, vers la ville, une maison blanche.
Je la connais bien. Nous nous y arrêtions souvent avec les
miens. Les enfants aimaient grimper sur les arbres qui
bordaient le jardin. Nous échangions quelques mots avec le
vieux couple qui habite là. Un homme au visage ridé et
souriant, d’une gaieté intérieure, prenant mes enfants dans les
bras et les soulevant jusqu’aux premières branches, un homme
silencieux dont seul le regard parlait. Son épouse, ronde,
gardant les mains croisées sur ses genoux, bavarde au
contraire, mais les yeux tristes, la voix mélancolique, évoquant
sans fin sa jeunesse, son passé, les temps heureux qu'elle avait
connus, il y a si longtemps et qui peut-être n’existaient que
dans sa mémoire. Sa mémoire comme une plaie qui la rongeait.
Deux personnes qui avaient vécu côte à côte la même
existence, dont l’une sortait sereine, joyeuse et calme, et
l’autre enfoncée dans les sables mouvants de la nostalgie des
jours enfuis.
Pourquoi ces différences d’un homme à l'autre?
Où les uns puisaient-ils leur force et les autres d’où leur
venait ce goût de la tristesse et du renoncement?
Déjà dans mon adolescence, alors que j’affrontais la guerre
et l’enfer construit par les hommes, j’avais appris à
reconnaître, à leur seul regard, ceux qui accepteraient de se
battre et ceux qui baisseraient les bras, se précipiteraient vers
la mort.
Ce matin-là, je suis passé devant la maison blanche. L’homme
était dans le jardin, sous un arbre, il a agité sa main.
— Quel beau temps nous avons, a-t-il dit, c’est incroyable
cette année. Il fait beau, pas trop chaud.
Son visage riait.
— Et votre femme?
— Elle dort encore, dit-il, elle ne réussit pas à s’endormir le
soir, la nuit elle reste des heures éveillée, alors vers le matin
elle prend des médicaments. Et elle reste couchée. Dommage,
elle perd ce soleil du matin, le plus léger.
Ils étaient des millions à perdre le soleil du matin, des
millions que leurs pensées, comme des insectes rongeurs,
empêchaient de trouver le sommeil. Des millions qui tentaient
de faire le silence dans leur tête en acceptant chaque soir
d’avaler une drogue.
N'était-ce pas abdiquer?
Quand j’avais connu le malheur absolu, cette tourmente
imprévisible où disparaissaient les miens, un médecin avait
voulu m’enfouir dans une longue période de sommeil.
— Vous reprendrez conscience plus tard, le temps aura
passé, disait-il, cette cure vous sauvera.
J’avais refusé. J’avais alors connu les nuits de la folie,
martelant ma tête contre le sol, serrant ce qui restait des miens
disparus, ces quelques objets qui avaient été les jouets de mes
enfants. J’avais crié. Mais j’étais là, après avoir traversé ces
nuits, là, ayant souffert, mais ayant vécu la souffrance les yeux
ouverts. Ne l’ayant pas fuie.
— Tout le monde n’a pas votre force, m’avait dit le médecin.
Certains ont besoin d’oublier.
Ma force? Souvent je me sentais aussi faible, aussi fragile,
aussi prêt à succomber que n’importe qui. Mais je ne voulais
pas disparaître. Telle était ma seule force. Cette résolution
tendue non pas vers le passé, mais vers demain.
Je ne voulais pas oublier mais je ne voulais pas m’ensevelir
dans le linceul de la mémoire.
— Mais si, vous êtes fort, exceptionnellement fort, avait
conclu le médecin en hochant la tête.
Je n’avais pas à le convaincre, mais je savais que je n’étais
pas plus fort que les autres. J’avais vu de vieilles femmes que la
faim avait épuisées, que la peur paralysait, se redresser tout à
coup parce qu'elles voulaient sauver un être cher. Je les ai vues
courir, se battre, vaincre.
Car chaque homme, chaque femme peut trouver en soi la
force.
En nous est une source puissante. Une énergie plus forte que
celle de mille soleils.
Mais qui connaît cette source?
Elle est cachée par les mauvaises herbes qui l’étouffent.
Et nous sommes sourds à son grondement.
Elle va par à-coups animer quelques-uns de nos actes puis
nous la laissons se perdre et parfois se tarir.
Moi j’avais été contraint de la découvrir. Sinon la vie
m'échappait. Alors je l’avais canalisée, c’est elle qui m’avait
porté, poussé, et je suis encore entraîné par elle.
Mais d’autres?
Cette femme dans sa maison blanche qui regrette les années
écoulées, qui les contemple sans fin, qu’a-t-elle fait de sa
source? Tarie? Pire peut-être, elle coule à contre-sens, elle sape
comme une eau rageuse et mauvaise au lieu d'irriguer et de
porter. Cela aussi je l’ai vu. Des hommes qui devenaient
d’abord bourreaux des autres. Cet ami qui espérant sauver sa
vie voulait me livrer, moi et les miens. Ces autres qui pour un
morceau de pain acceptaient de devenir les serviteurs de la
mort, les valets des hommes aux uniformes noirs.
La source en eux n’était plus qu’une eau boueuse, trouble,
elle les poussait, les aveuglait. Et bientôt elle les submergeait.
Je me souviens de Paul. Ce n'était plus la guerre mais lui
aussi, dans les villes en paix, laissait sa source se corrompre.
Il enviait, il cherchait à savoir de façon indirecte quels
étaient mes projets pour les devancer, me prendre de vitesse,
réussir vite quelques affaires heureuses et m’empêcher de les
réaliser. Je le laissais agir. Pourquoi s’épuiser ainsi dans la
rivalité alors que s'ouvrait le vaste champ de tout ce qui est
possible?
J’ai revu Paul il y a peu. Paul vieilli, amer, il était devenu le
bourreau de lui-même. Sa source l’avait peu à peu détruit,
parce qu’il l'avait dirigée contre les autres et donc, en fin de
compte, contre lui.
Car il ne peut y avoir de frontière entre soi et les autres.
Celui qui croit être le centre unique du monde, celui qui refuse
de comprendre qu’il fait partie de l’ensemble des hommes,
celui-là, un jour, connaît la douleur et l’extrême pauvreté.
J’en ai si souvent rencontré, des hommes murés dans leur
orgueil, les mains serrées sur leurs biens, essayant de ne rien
laisser échapper de ce qu’ils imaginaient être leur éternelle
richesse. Ils avaient en eux reconnu la puissance d’une source
mais ils voulaient s’en servir comme d’une arme contre les
autres, ou bien comme d’un bien à leur seul usage.
Il y avait ainsi dans les temps de la faim, dans le monde de
l’horreur, un homme vigoureux qui possédait ce qui alors était
la suprême fortune : du pain. Il avait abandonné les siens parce
qu’il savait qu’il ne pourrait manger à sa faim que seul. Il ne
sortait pas. Il avait peur, enfermé chez lui comme dans une
forteresse, guettant les bruits. Et un jour les bourreaux ont
fouillé l’immeuble et l’ont trouvé, jeté dans la rue, poussé au
milieu de la colonne qui marchait vers l’enfer. L’homme s'est
placé près de moi. J'étais en ce temps-là un gosse mais je
savais où nous allions. Lui ne connaissait rien que son égoïsme.
Il avait vécu replié sur soi, aveuglé, oubliant qu'autour de lui la
ville était dépeuplée. Brusquement il se trouvait démuni,
dépossédé de ce qui avait fait sa force : ces marchandises, ce
pain accaparé. Et son avidité et son isolement mêmes l'avaient
perdu. Il ne lui restait que lui.
L’homme n’est rien quand son cœur est vide.
Il s’est brisé aux premiers coups comme une statue creuse.
C’est sans doute à ce moment-là, dans l’épreuve, que j’ai
appris à voir les hommes pour ce qu’ils sont.
Il ne faut pas se laisser distraire par les mots, les
apparences, les fonctions ou les honneurs derrière lesquels se
cachent les hommes.
La vérité d’un homme est en lui. Là est sa richesse. Là est sa
force vraie.
Je suis remonté vers le plateau, vers ma maison. Le soleil
maintenant était haut au-dessus de l’horizon. Le paysan avait
abandonné sa pierre au bord du chemin. Je l’apercevais courbé
dans son jardin, sa casquette rejetée en arrière. J'entendais son
sifflet. Il était la gaieté. Souvent le soir, du village, quelqu’un
venait le chercher, simplement pour l’avoir à table, pour jouer
aux cartes avec lui, ou pour le faire parler. Parce qu’il parlait
bien et que surtout, là où il était, entrait avec lui le souffle de la
joie.
Son sifflet m’a accompagné cependant que je m’approchais
de chez moi. Cette joie, cette source qui rayonnaient du
paysan, d’où venaient-elles, sinon de l'accord qui régnait dans
le cœur de cet homme? Il avait voulu peindre, il était porté par
ce besoin. Il le satisfaisait. Il ne dressait pas de barrages entre
ce besoin vital et sa réalisation. Il avait su se dépouiller,
accepter les sacrifices nécessaires.
Parfois, l’hiver, aucune fumée ne s’élevait de sa cheminée.
J’allais le trouver.
— Vous ne vous chauffez pas?
Il était dans un coin de sa pièce, devant la fenêtre, préparant
des cartons et des toiles, la tête enveloppée dans une grosse
écharpe.
— Pas le temps, je n’ai plus rien pour peindre, pas le temps.
En fait il n’avait pas assez d’argent pour acheter du bois et il
ne voulait pas consacrer des heures en ramasser. Mais la
chaleur de sa passion suffisait à ses doigts. Et c’est elle, cette
source utilisée, qui lui donnait la gaieté. Et comme le paysan
avait fait épanouir en lui cette joie d’être ce qu’il voulait, il était
bien avec les autres. L’hiver, souvent, des villageois lui
apportaient du bois.
— Tiens, vieux fou, disaient-ils, chauffe-toi ou tu vas geler.
Il riait. Il dessinait en quelques coups de crayon le visage de
son visiteur, il tendait le carton.
— Merci, merci, garde ça en souvenir, disait-il.
Pour être en harmonie avec les autres il faut être en
harmonie avec soi, il faut que coule en soi, librement,
joyeusement, cette source qui est à l’origine de notre être, de
notre personnalité.
Quand après la guerre j’avais décidé de devenir riche, que
j’accumulais des sommes de plus en plus élevées, un moment
était venu où je n’avais plus su pourquoi je travaillais ainsi. Je
réussissais mais, moi qui voulais trouver une femme avec qui
créer la vie, je restais seul. Et l’espoir m’avait quitté de la
trouver.
En moi la source qui m’avait porté commençait à couler
contre moi, et aussi contre les autres.
Ce fut le temps où je me sentis devenir sauvage. Où la
tentation me prenait d’écraser les concurrents, où j’avais
l’envie à double visage de détruire les autres et de me détruire,
moi. Puis j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme, Dina.
Un éclair. En moi la paix. La source coulait à nouveau vers les
autres. Je me sentis inondé par la joie. Et à nouveau je fus
généreux.
Reconnaître ce dont l’on a besoin, laisser naître ce moi
profond que trop souvent l’on étouffe, aller vers soi, vers cette
source qui faillit au cœur de l’homme, voilà le premier pas vers
les autres. Car trop souvent on est un autre pour soi-même. Et
c’est cet autre en soi, le vrai moi, qu’il faut d’abord accueillir.
Ainsi, longtemps je me suis cru un marchand et je l’étais
pour les registres de mon pays ; j’achetais, je vendais.
Puis, quand je suis venu m’installer ici sur ce plateau, que
mes enfants sont nés, que j’ai, avec eux, creusé les sillons,
planté les premiers arbres fruitiers, j’ai su que j’avais,
seulement à ce moment-là, atteint ma vérité. Être père, donner
la vie, voir grandir mes fils, mes filles et ces arbres qui peuvent
nourrir l’homme.
Je n’étais plus un autre pour moi-même.
Le paysan mon voisin qui peint inlassablement n’est pas, lui
non plus, un autre à lui-même. Et c’est ce qui lui donne la paix.
Car découvrir sa source, trouver le sens du courant qui nous
porte, devenir ce que l’on doit être, se reconnaître et
s’accepter, porter à la lumière le moi qui gît au fond de soi,
c’est cela prendre visage d’homme. Alors la haine souterraine
et cruelle cesse. L’homme est ouvert à lui-même. Débarrassé du
regret et de la rancune il n‘a plus de haine de soi. Il est capable
de reconnaître et d’accepter le monde et les autres pour ce
qu’ils sont.
L’homme est un homme.
Mais le chemin est long.
Durant des années, quand j’étais pris dans le brasier de la
guerre, quand moi aussi je portais l’uniforme, quand j’avais
comme des millions d’autres le devoir de tuer, j’ai senti
combien la haine est un alcool. Elle réchauffe, elle pousse en
avant, elle aveugle, elle aide à tuer et à mourir.
Peut-être ai-je moi aussi succombé à son ivresse, quelques
jours, quelques mois.
La douleur en moi était trop forte, le besoin de vengeance
trop grand. J’ai succombé. Mais dans le malaise. A l’intérieur
de moi, c’était comme une sensation de dégoût pour moi.
J’essayais de boire encore de cette haine puissante qui nous
emportait tous mais le dégoût renaissait et le soir, dans la forêt,
je ne réussissais pas à dormir. Que serait notre victoire si nous
devenions semblables à nos ennemis?
Un soir, après un combat dans les ruines d’un village, nous
avons ramené dans la foret un prisonnier. Je revois son visage
couvert de poussière noire, ces cheveux collés par la sueur et
la peur, ces lèvres qui tremblaient. Nous devions le faire parler.
On l’a attaché à un arbre. Nous le regardions en riant, un rire
qui brûlait ma peau, ma gorge.
— Qu’est-ce que vous voulez? Je dirai tout, répétait-il.
L’homme avait les yeux perdus, il allait d’un visage à l’autre,
il cherchait notre regard. J'ai reculé sous les arbres. Ma haine
était morte d’un seul coup comme quand après avoir trop bu on
se plonge la tête dans l’eau glacée d’un seau.
Je me suis à nouveau rapproché du groupe.
L’homme parlait. Il énumérait les positions, les intentions des
soldats, ses camarades, qui nous encerclaient. La peur et
l’humiliation étaient sa défaite. Sa leçon.
— Il ne faut pas le tuer, ai-je dit.
Beaucoup ont haussé les épaules. Nous nous sommes bientôt
lancés à l’assaut parce que nous devions passer à tout prix. Et
l’homme a été tué. Mais j'avais perdu la haine.
Il me revenait à la mémoire le visage de tant d’hommes et de
femmes que j'avais croisés, le temps d’un regard, dans les
camps de l’enfer. Là où une vie valait moins qu’une miette de
pain. Je comprenais aussi d’autres hommes qui dans notre ville
m’avaient révolté.
Tous, ces hommes au visage maigre, la tête légèrement
baissée, qui refusaient le combat pour leur vie, qui refusaient
la haine. Ils allaient à la mort, sereins, tranquilles.
J’avais choisi une autre voie : celle de la lutte. Et nous, les
combattants, nous avions raison. Je le sais. Mais j’ai appris à ne
plus condamner ces hommes justes. Je les comprends
aujourd’hui mieux que je ne pouvais le faire alors.
Ils étaient notre part de bonté préservée.
Ils témoignaient que l’homme peut, quelles que soient les
circonstances, refuser de tuer et de haïr. Ils nous défendaient
avec leurs corps martyrs contre la haine. Ils restaient euxmêmes, fidèles à leur engagement. À leur moi.
Alors nous ne pouvions pas, nous ne devions pas suivre leur
exemple. Le temps n'était pas encore venu.
Mais parce qu’ils existaient, inaltérables comme le diamant,
ils nous sauvaient. Je revoyais ces hommes que les soldats en
uniforme noir poussaient contre les pans de mur de notre ville
en ruine et qui disaient :
— Je meurs sans haine pour vous.
Et dans le regard de ces hommes qui allaient sous les coups
vers la mort il y avait de la pitié pour les bourreaux.
En ce temps-là je me dressais contre eux. Je mordais mes
poings. Je criais en moi : «Révoltez-vous, combattez.» J’avais
raison et j’avais tort. Car leur manière d’accepter la mort, de
défier la barbarie par la soumission à ses lois était aussi une
révolte. Ils combattaient avec leur regard et leur pitié. Et sans
leur présence à nos côtés qu’eussions-nous été, sinon pareils à
nos ennemis?
Nous étions le combat juste parce que près de nous
mouraient ces hommes sans haine.
Ils étaient, sans même que nous le sachions – et même s’il
m’arrivait de les maudire – la preuve que nous allions dans le
bon sens.
Et leur exemple un jour, en quelques-uns d’entre nous,
porterait ses fruits.
Car celui qui se présente aux hommes avec la seule force de
son moi, celui qui est vrai, celui qui parle sans artifice, celui qui
refuse la haine, celui-là, le juste, celui-là qui est en harmonie
avec lui-même, celui-là est, quel que soit son destin personnel,
écouté par quelqu’un.
Et sa source ne se tarit pas. Elle resurgit ailleurs.
Souvent j’ai vu s’arrêter derrière mon ami le paysan deux ou
trois promeneurs ou des ouvriers agricoles qui rentraient au
village.
— Alors, tu continues, disait l’un d’eux. Mais tu les vends, tes
tableaux, j'espère.
Vendre.
Vendre, c’est le grand mot. J’ai vendu des années durant. J‘ai
accumulé l’argent et les biens. Et j’étais pauvre en moi. Bien
sûr, la pauvreté est dure à vivre. Mais celui qui connaît la vraie
misère c’est l’homme désespéré. La pauvreté peut faire naître
le désespoir. Mais la réussite ne le chasse pas.
Vendre mes tableaux? Je devrais payer pour avoir le droit de
peindre.
Mon voisin le paysan s’était retourné, il pointait son pinceau
contre la poitrine de l’ouvrier agricole.
— Le riche, c’est moi. La peinture, c’est mon luxe. Tu te
rends compte, je peins ce que je veux, quand je veux, et je sais,
je sais ce qui me fait plaisir, tu comprends? Je fais ce pourquoi
je suis fait.
Et il commençait à peindre en sifflant. Les autres se
taisaient. Graves tout à coup, hésitants, regardant cet homme à
la veste de toile bleue que le soleil avait presque blanchie.
Découvrant à le voir qu’il avait trouvé la paix, le moyen d’être
lui-même. Qu’il avait entendu la voix intérieure, écouté la
source, et qu’il avait écarté les obstacles pour qu’elle
s’épanouisse.
Ils le regardaient et c'était eux aussi qu’ils regardaient. Eux
qu’ils interrogeaient.
Chacun sait bien qu’il a en lui une voix qui parle, une voix
simple et claire, qu’il étouffe trop souvent. Parce qu'elle est
exigeante, nette comme une ligne droite.
Cette voix, cette source qu’on obstrue, c’est elle qui dit le
juste, elle qui donne les moyens d’atteindre l’équilibre et la
libération de soi.
Mais nous avons peur d’être nous-mêmes.
Nous avons peur de libérer cette source, de la laisser jaillir.
Tout se ligue pour faire de nous des êtres sourds à cette voix.
La prudence et l’apparente raison.
Dans notre ville enfermée entre ses murs gardés par des
hommes prêts à tuer, quand la mort rôdait devant les sorties de
la ville, que les bourreaux nous promettaient une vie d’esclave,
mais une vie, si nous restions terrés à subir leurs coups, seuls
quelques-uns acceptaient de regarder en eux-mêmes, d’écouter
cette voix folle qui répétait : «Il faut rester libre, l’homme doit
être libre, tu ne dois pas subir la loi de ces bêtes à visages
d’hommes.»
La sagesse c’était de s’endormir avec les autres, d’accepter,
de croire les bourreaux, d’attendre parqués entre les murs
comme des animaux vaincus.
Quelques-uns d’entre nous refusaient la soumission, les fauxsemblants de la raison. Les jeunes, surtout ceux en qui la
source avait encore assez de puissance, assez d’élan, ceux qui
avaient pris l’habitude d’être attentifs à la voix de leur être. De
respecter les exigences premières.
Un homme ne se soumet pas à l’inacceptable.
Un homme respecte en lui le joyau qu’est son être d’homme.
Il refuse de le laisser humilier.
Quel que soit le prix à payer.
Ceux qui ainsi choisirent de suivre le chemin étroit,
dangereux, que leur dictait leur être, ceux-là souvent
moururent.
Jacob avait mon âge. Nous nous retrouvions souvent dans la
cour d’un immeuble. La violence de la guerre nous encerclait.
Autour de lui, dans sa famille, tous refusaient de regarder ce
qui allait advenir. Tous acceptaient le destin tracé par les
bourreaux. Tous faisaient taire leur voix intérieure parce
qu'elle disait que le refus de subir était en ce temps-là la vraie
sagesse. Que la mort était au bout de la lâcheté.
Un jour, quand les froids les plus vifs avaient cessé, Jacob
vint me voir. Il savait que je franchissais régulièrement les
barrages ennemis.
— Aide-moi à passer, dit-il.
— Tu connais les risques?
— Je ne peux plus rester ici, je ne peux plus voir, je ne peux
plus accepter ; je ne peux plus.
Il répétait ces mots du refus, ces mots forts, nés de tout son
être.
— Alors, viens demain.
Nous n’eûmes pas la chance avec nous. D’autres gardiens
avaient été mis en place que je ne connaissais pas. Je parvins à
m’enfuir. Jacob fut pris. Et sans doute il mourut ce jour-là.
Longtemps je l'ai gardé dans mon souvenir, ce compagnon au
visage maigre, aux cheveux blonds, longtemps j’ai regretté
d’avoir accepté de le guider vers la liberté qui avait pris la
figure de la mort. Puis, quelques semaines plus tard, les
bourreaux ont commencé à vider la ville de ses habitants et à
les conduire vers l’enfer.
Tous, les prudents, tous, ceux qui avaient subi la loi, ceux qui
avaient tari la source de leur personnalité en eux, tous ceux-là
périrent.
La vraie prudence est d’écouter en soi la voix du refus, de
respecter en soi l’homme.
Si chacun des milliers d’entre nous, des centaines de milliers
d’entre nous, enfermés entre les murs de la faim, de la peur, de
l’humiliation, avait fait jaillir cette volonté, alors les hommes en
uniforme noir, les bourreaux, auraient été désarmés et vaincus.
Aujourd’hui, c’est la paix.
Mais il nous est toujours aussi difficile d’être nous-mêmes.
Parce que, bien qu’ait cessé le temps des armes, il faut toujours
du courage pour être soi, pour construire sa vie en harmonie
avec les exigences de cette voix qui est en nous, et qui est
nous.
Nous avons si souvent l’occasion d’abdiquer noblement, tant
de fois les tentations de l’imitation des autres, de la fausse paix
par l’étouffement de soi se présentent à nous!
Quand j’ai débarqué dans ce nouveau pays, les États-Unis,
que je ne savais rien de sa langue, de ses coutumes et de ses
lois, qu’il me fallait vite trouver un moyen de vivre, des métiers
de tout repos, des métiers sûrs se sont offerts à moi. Il me
suffisait d’accepter pour avoir devant moi une route tranquille.
J’ai refusé. Je ne le regrette pas, quels qu’aient été mes
malheurs à venir. J’ai été fidèle à moi-même. A la source
irrépressible que je sentais jaillir et que je ne savais pas, que je
ne voulais pas, que je ne devais pas contenir. J’ai fui les
conseils de sagesse.
— Ce que tu as trouvé là, me disait-on, est déjà miraculeux.
Que veux-tu de plus?
Mon oncle était un homme paisible et doux. Il secouait la
tête, il ne comprenait pas mon obstination à chercher autre
chose. Il croyait à mon instabilité, il expliquait mes refus par
ma jeunesse, mon manque d’expérience.
— C’est difficile, ici, tu n’imagines pas, garde ce que tu tiens.
Je riais. Il me croyait guidé par la soif du gain, l’ambition
déraisonnable. Et il était vrai que je voulais échapper à la
misère. Mais là n'était pas la clé de mon attitude. Mon ambition
était plus grande encore qu’il ne le pensait. Je voulais être moi.
Et je sentais que pour cela il me fallait me battre encore, ne
pas me fixer encore, choisir l’incertitude. Et j’avais confiance :
la souffrance, les ennemis, la guerre et la faim, le malheur,
avaient été mes instructeurs. J’avais appris à me connaître, je
m’étais découvert.
Les bourreaux, la violence étaient entrés dans ma vie alors
que j’atteignais à peine l’adolescence. Ils m’avaient si souvent
poussé contre un mur, me visant avec leurs fusils, criant :
— Qui es-tu?
Ils m’avaient forcé à m'accepter : comme Juif, comme
homme.
Mes ennemis, mes bourreaux, je peux vous remercier de vos
leçons.
Quand je voyais l’un deux, la bouche serrée par le plaisir de
tuer, s’acharner sur l’un de nous, quand je les voyais arracher
les enfants à leur mère, se battre entre eux pour se partager
l’or volé, alors je savais qu’il est dans l’homme un animal et
que la vie consiste à refuser qu’il ne vous domine.
Et j’ai vécu dans la hantise de laisser cette bête s’emparer de
moi, se dissimuler sous mon apparence, prendre mon visage.
Et souvent je l'ai sentie bouger en moi, sortir de sa tanière,
diriger mes actes. Quand, entrant dans une ville ennemie
vaincue, je riais en obligeant ses habitants à s’humilier. Quand,
plus tard, ayant écarté un rival de ma route, la tentation
naissait de le forcer à se livrer pour que mon triomphe fût total.
Cet animal qui remuait dans mon ombre intérieure, les
bourreaux m’ont appris à m’en méfier. A le dompter. Car j’ai vu
ce que devient l’homme qui se laisse guider par lui. Au début, il
exige peu. Puis comme un tigre que la vue de la proie rend
enragé, il rugit, il s’irrite. L’homme ne se voit plus agir. Il n’est
plus qu’un instrument, qu’une somme d’appétits, de passions.
Une bête à visage d’homme.
Si c’est le temps de la guerre, le voici bourreau ou lâche. Il
tue ou il fuit. Si c’est le temps de la paix, il est comme un
homme en guerre. Impitoyable.
Dans la 3e Avenue j’ai connu l’un de ces marchands, qui
tenait leurs fournisseurs à la gorge. Que rien ne pouvait
attendrir.
— Vous me trouvez dur en affaires, répétait-il. N'est-ce pas?
Il riait, il se frottait les mains.
— C’est la loi. Les affaires, c’est comme dans la jungle. On
mange ou on est mangé. Je préfère être le lion.
Il n'était pas le lion. A peine une hyène, flairant de loin le
gibier, affamée mais peureuse, prête à se dérober. Une bête
grise qui ne devenait glorieuse que devant le plus faible, que
devant les victimes. En lui la part d’ombre l’avait emporté. En
lui l’animal était devenu le maître.
Et le péril est en chaque homme. Car chaque homme porte la
violence animale en lui. A tout moment la défaite nous guette.
Nous gardons notre visage, nos apparences, mais en nous
l’homme peut devenir l'esclave et l’ombre peut nous écraser.
Des profondeurs de notre forêt a surgi un monstre noir. Il
capte la source qui est en nous et s’en abreuve.
Mais rares sont ceux qui connaissent cette menace. Moi,
j'avais grandi au royaume victorieux du mal.
J'avais été le témoin de son triomphe.
Ce voisin, notre voisin, un homme digne et tranquille qui
nous saluait toujours d'un coup de chapeau cérémonieux et qui,
un jour, lorsque mon père était pourchassé, était venu chez
nous, bousculant ma mère, s’emparant de quelques objets
précieux, le visage grimaçant.
— A moi, maintenant, disait-il, à moi. Votre temps est fini.
J'avais vu, dans les queues qui se formaient devant les
fontaines ou au bord du fleuve pour obtenir de l’eau, des
hommes et des femmes, brusquement devenus enragés,
chasser à coups de pied d’autres hommes, d’autres femmes, les
lapider, hurler : «À mort les Juifs!» Et puis je nous avais vus
réduits à l’état de troupeau, et puis j’avais vu le regard blanc
des bourreaux.
Je connaissais l’existence de l’animal en l’homme. Et
j’identifiais en moi les exigences de cette force masquée et
puissante, tapie. L’inconscient, peut-être. Ces démons que la
civilisation tient en nous enchaînés et qui parfois brisent leur
chaîne ou qui souvent apprennent à se grimer et vivent parmi
nous, avec le visage d’homme. L’inconscient. L’histoire, toute
l’histoire de la violence, celle de l’animal, et de l’homme-animal
des origines.
Car il m’avait suffi de quelques jours pour découvrir combien
sont fragiles les décors derrière lesquels la plupart des
hommes cachent leurs démons. Quelques jours de famine,
quelques jours à subir la peur et voici des hommes qui se
battent et se tuent au coin d’une rue, autour d'un tas
d’immondices où ils espèrent trouver quelque nourriture. Et
voici des hommes qui en livrent d’autres pour une boule de
pain. Et des hommes qui s’égorgent pour une écuelle de soupe.
Dans la rue je vois des enfants squelettiques qui meurent de
froid, et passent des hommes gras indifférents. Le long du mur
qui nous enferme, les bourreaux s’amusent à tirer sur des
enfants qui essayent de ramasser quelques pommes de terre.
Et chaque fois que l’un deux est atteint, les passants de l’autre
côté du mur rient, applaudissent au meurtre.
J’ai vu.
La barbarie, l’inconscient sauvage, peuvent nous vaincre.
Parce qu’en chacun de nous existe, vivante, la longue, la
mille fois millénaire histoire – barbare, sauvage, animale – de
l’homme.
Parce que chaque fois qu’un homme vient au monde renaît
en lui tout le passé de l’humanité. Et qu’il l’ignore et peut donc
succomber sous soit poids.
Pourtant, quand je regardais mes enfants courir vers moi,
qu’ils m’entraînaient en riant vers le cerisier, qu’ils exigeaient
que je les soulève pour qu’ils atteignent les branches lourdes
de fruits, j’oubliais cette part violente qu’il y avait en eux
comme en chacun de nous, cette possibilité dangereuse, en
eux-mêmes, qu’il fallait leur apprendre à voir, à maîtriser.
Je rentrais avec eux, ils se cachaient derrière les cyprès, au
bord de la route, ils couraient entre les rangées de pêchers. Je
les perdais de vue. J’entendais leurs cris. Leur mère
apparaissait sur le seuil, les appelait d’un geste de la main et
ils s’élançaient. Je les voyais à nouveau foulant le gazon, à demi
nus dans le soleil couchant.
Et un soir, tout à coup, peut-être à cause de leur course, j’ai
retrouvé dans ma mémoire d’autres silhouettes, ces enfants si
maigres qui s’enfuyaient dans une rue, en silence. Moi j’étais
allongé, ma tête dépassant à peine du rebord d’une fenêtre au
premier étage ; j’apercevais le soldat qui épaulait. Il était tête
nue, ses cheveux blonds pris dans le soleil, et il riait, il était
jeune comme je l’étais alors, jeune, presque un enfant dans son
uniforme noir, trop grand pour lui. L’un des gosses, ces cibles
qui portaient une étoile de David, est tombé. Le soldat s’est
retourné vers ses camarades, hurlant de joie.
— J’en ai eu un, a-t-il crié. J’en ai eu un.
Il riait comme rient les adolescents accoudés à un stand de
tir dans une foire.
Qu’avait-on fait de cet enfant pour qu’il devienne un
bourreau?
Plus tard, je suis entré en vainqueur dans son pays. J’ai vu
d’autres enfants, aussi maigres que ceux sur lesquels il tirait,
enfants accroupis près des cadavres de chevaux, enfants
remplissant maladroitement des boites de conserve avec l’eau
stagnante des mares. Ils étaient désarmés, l’innocence. Comme
mes fils. Et cependant on eût pu faire d’eux de jeunes tueurs,
pareils à ces soldats.
L’enfance est une eau qui jaillit. Elle irrigue l’homme à venir.
Elle peut le noyer.
Avec cette eau des origines, l’homme va cheminer toute sa
vie. S’y désaltérer. Ou s’y empoisonner.
Il faut prendre garde à l’enfance.
Je prenais garde à celle des miens. Le destin ou ce hasard
qu’il me faut bien appeler destin, ou bien ces forces – peut-être
cette force – qui décident du sort des hommes ont voulu me
priver d’eux, ne pas me laisser découvrir ce qu’ils seraient
devenus. Et je suis seul.
Mais j’avais tout fait pour les défendre d’eux-mêmes. Nous
étions présents, Dina et moi, toujours là autour deux alors
qu’ils s’éveillaient au monde. Nicole, Suzanne, Charles,
Richard. Parce que je savais que presque tout se joue très vite.
Je voulais qu’en ouvrant pour la première fois les yeux sur le
monde mes enfants voient leur mère et leur père à côté d’eux,
comme deux arbres puissants qui les protégeraient des orages.
Pour être libre de mon temps, pour le leur donner, j’avais
décidé d’arrêter mes affaires. Que valait l’argent?
Rien n’est plus important pour l’homme que de guider une
autre vie.
Je ne voulais pas faillir à cette tâche.
C’est pour cela qu’avec Dina nous avons quitté la ville, un
monde où cependant nous avions nos amis, nos joies. Nous ne
voulions pas nous réduire, en nous isolant. Mais simplement
nous consacrer à nos enfants.
Tous deux nous avions vu trop d’adolescents grandir comme
des herbes sauvages, au hasard des rues et des rencontres.
Je me souviendrai toujours de Betty. Ses parents étaient tous
les deux des employés modestes. Je les croisais souvent dans
l’entrée de l’immeuble où habitait ma grand-mère. Ils étaient
pressés, distraits. La mère trop fardée, cachant sa fatigue sous
la poudre et le rouge, masquant sa peur de l’âge par des
vêtements trop voyants, lui avançant la tête baissée, et derrière
eux Betty qui sautillait, achevant de boutonner son manteau
bleu, les yeux encore à demi fermés, enveloppée par le
sommeil. La mère se retournait :
— Dépêche-toi, dépêche-toi!
C’était la phrase que j’entendais à chaque fois.
Betty suivait. Elle allait où? Vers une école ou vers une
gardienne d’enfants? J’ai vu grandir Betty. Sans enfance. Elle
avait déjà la peau grise des passants trop rapidement vieillis
par la ville et les déceptions.
Puis ma grand-mère est morte. Je ne me suis plus rendu dans
l’immeuble. Des années plus tard, à l’un de mes voyages à New
York, par hasard j’ai heurté le père, j’étais pressé, je courais,
ayant hâte de retrouver les miens, d’en finir avec mes
dernières affaires, de quitter la ville. Je me suis excusé. J’ai
ramassé son chapeau.
— Je vous connais, a-t-il dit.
Je cherchais dans mes souvenirs, irrité parce que le temps
s’écoulait.
— Je vous connais, souvenez-vous…
— Betty, ai-je dit seulement.
Il m’a pris la main.
— Betty, c’est cela, oui. Il faut que je vous dise.
Il s’accrochait à moi, et défilaient des années, le roman banal
d’une faillite, Betty qui disparaissait dans la ville, un soir, et
que depuis l’on n’avait plus retrouvée.
— C’est l’époque, disait-il. Qu’y pouvons-nous? Nous avons
tout fait pour elle, tout, vous savez elle avait tout ce qu'elle
désirait, sa mère et moi nous travaillions pour elle.
J’ai tenté de le consoler. Puis je n’ai même pas pris le temps
d’aller à mes derniers rendez-vous. Il fallait que je rentre chez
moi. Que je retrouve mes fils et mes filles. Et tant pis si je ne
revenais pas les bras chargés de cadeaux, pressé que j'étais de
partir.
L’enfant n’a pas d’abord besoin d’objets. Il a faim des autres.
Besoin de sentir à tout moment l’ombre protectrice,
bienveillante, attentive, de ceux qui l'ont porté et voulu.
Donner à un enfant, c’est se donner soi.
A tout moment. Alors il peut pousser droit, et ses racines
seront profondes, fortes.
Les miennes l'étaient.
Si j’avais pu traverser tant de périls, et d’abord le
découragement et la peur, si la nuit dans nos baraques au cœur
de cet enfer que la guerre avait créé j’ai refusé d’en finir avec
la vie, si j'ai toujours su, alors que je vivais sous la menace des
bêtes à visage d’hommes, que la bonté existe, qu’en l’homme il
y a le bien possible, je le dois à ma mère et à mon père.
Les parents sont la semence de l'enfant et la terre dans
laquelle il pousse.
Pour lui, ils sont le monde, l’image de ce qu'il va, de ce qu’il
doit être ou ne pas être.
Ce qu’ils font, ce qu’ils disent, ce qu’ils sont, demeure en lui.
Et même s’il l’ignore.
Car l’enfant est toujours présent en l’adulte.
Ma mère était la douceur, le silence qui est richesse. Elle
n’avait pas besoin de dire : elle faisait et chacun de ses actes
était plein d’amour. Elle étendait la main vers mon visage ;
avant même qu'elle ne touche ma joue je sentais la chaleur en
moi, j'étais enveloppé par elle. Nous n'étions séparés par rien.
J’étais elle. Elle était moi. Quand, entrant dans les premières
villes ennemies j’ai brandi ma vengeance, prêt à frapper le
bourreau vaincu, c’est l’image de ma mère qui m’a arrêté. Je
me souviens de cette ville qui paraissait déserte et où nous
marchions en conquérants. Aux fenêtres des maisons des linges
blancs pendus, en signe de reddition. Nous étions des
guerriers, nous avions traversé des villages brûlés, nos villages
; j’avais dans les yeux les corps martyrs amoncelés par milliers
dans les fosses, j’entendais les cris des femmes et des enfants,
et je voyais les cheveux gris de ma mère se perdre dans la foule
des victimes que l’on poussait vers la mort parce qu’ils
appartenaient au peuple de David, mon peuple.
Alors, avec les autres soldats victorieux, j’ai donné des coups
de pied dans les portes des maisons basses de la ville conquise,
j’ai hurlé pour que les habitants sortent des cachettes où ils se
terraient.
L’un après l’autre ils ont quitté les caves, les mains haut
levées au-dessus de leurs têtes, humbles, tremblants. Des vieux
ou de jeunes enfants. Au fur et à mesure que je les voyais
apparaître, les yeux baissés, les enfants osant parfois nous
jeter un regard à la dérobée, ma colère tombait, mon rire de
vainqueur, insolent, assuré, se brisait dans ma gorge.
Qui étaient-ils, ces habitants que nous forcions à s’humilier?
Des pauvres comme nous l’avions été, comme des centaines de
milliers des nôtres l’avaient été, des vaincus que leur défaite
rendait presque innocents, de vieilles gens qui avaient peutêtre approuvé mais qui surtout avaient subi ou s’étaient laissé
entraîner.
Un enfant s’est tourné vers l’entrée d'une cave, le visage
couvert de larmes. Il s’essuyait le bout du nez du revers de la
main. Il attendait, il appelait du regard quelqu’un. Une vieille
dame est sortie, cassée en deux par l'âge, sans doute sa grandmère, elle a tendu la main vers lui, l’attirant contre elle, puis
lui caressant doucement le visage alors qu‘il se blottissait
contre sa jupe noire plissée.
Cette main sur cette joue d’enfant, c’était ma mère avec moi.
J’ai lancé un ordre, j’ai crié. Mes camarades m’ont regardé,
puis en haussant les épaules, en crachant dans la direction des
habitants, ils se sont éloignés.
Je suis parti le dernier, me retournant pour apercevoir
encore cet enfant, cette vieille, l’un contre l’autre.
Ma mère morte m’avait sauvé de la part violente de moimême. Sa douceur et sa bonté m’avaient contraint à ne pas
laisser le mal et la vengeance l’emporter.
Ce que l’on donne à un enfant, il le rend un jour.
Et ce qu’on lui refuse, il le refuse.
Et le mal qu’on lui fait, il peut le faire.
Mais si on gonfle ses jeunes voiles au souffle de la force, du
courage et de la droiture, alors il vogue et sait affronter la
tempête.
Mon père m’a donné la force.
D’abord parce que je l’admirais. Il s'était évadé de son camp
de prisonniers, il vivait en clandestin dans la ville occupée et je
le rencontrais, loin de chez nous, sur une place, dans un jardin.
Nous marchions côte à côte, je levais mon visage vers lui, il me
souriait, il parlait d’une voix basse, grave.
— Il ne faut jamais abdiquer, Martin. C’est pour cela que je
me suis évadé. Saisis toujours la première chance qui se
présente, car une autre ne viendra peut-être pas.
Il ne s’agissait pas seulement de mots : je savais ce qu’il
avait fait. Je le voyais vivre.
Les vraies leçons, celles que l’enfant écoute, celles qui
modèlent sa personnalité, sont les actes que l’adulte accomplit.
Éduquer un enfant, c’est s’offrir à lui en exemple.
— Il faut rester debout, répétait mon père, et ce ne sera pas
facile.
Nous nous séparions sans nous embrasser, comme deux
hommes, deux égaux. Il me serrait simplement l’épaule.
— Sois prudent. Tu sais que tu ne dois pas céder. Mais
prends garde.
Je n’ai pas cédé.
Et quand des années, tant d’années plus tard, au terme de
cette vie que le malheur et l’incendie ravageaient aussi, quand
je me suis retrouvé seul, c’est à mon père que j’ai fait appel
pour me défendre des forces de destruction qui grandissaient
en moi. Car malgré sa mort il continuait de parler pour moi.
Il ne m’avait jamais dissimulé que la souffrance, les périls
font partie de la vie.
Et que malgré cela il faut continuer.
Protéger un être, un enfant ou un homme, ce n’est jamais lui
masquer les risques de l’existence. La part de malheur qu’elle
contient. Protéger quelqu’un, c’est d’abord lui apprendre à
voir, lui montrer le danger en lui, autour de lui. C’est le rendre
capable de l’affronter et de le vaincre.
Je voulais être avec mes enfants tel que mon père avait été
avec moi.
Je les observais, je mesurais leurs différences : Nicole, sûre
d’elle, Suzanne, sensible, Charles vigoureux, Richard dont je
devinais déjà la gaieté.
Mais ce n’est pas facile d’être père.
Alors, quand il me fallait décider entre deux routes, la
sévérité ou l’indulgence, la prudence ou le risque, je me disais,
pensant à mon père : «Qu’aurait-il fait?»
J'essayais de retrouver des situations comparables. De faire
renaître en moi le souvenir d’affrontements que nous avions
eus. Quand il m’avait enfermé dans ma chambre pour
m’empêcher de franchir chaque jour les barrages ennemis,
quand je m'étais enfui, quand enfin il avait accepté de me
laisser continuer à risquer ma vie.
Heureusement, maintenant nous vivions dans la paix. Mais
quand Richard voulait grimper seul au faîte des arbres, quand
Nicole s'élançait dans la mer démontée dans cette crique
rocheuse qu’ourlait l’écume blanche, je devais prendre sur moi
pour tolérer leurs imprudences. J'étais prêt à intervenir, à
bondir. Je les regardais, les poings serrés, et parfois il
m’arrivait de me précipiter sur eux, de les forcer à descendre
de l’arbre, à sortir de l’eau. Alors leur regard étonné
m’accusait.
— Je n’ai pas peur, répétait Richard. Je me tiens, je ne lâche
jamais une branche sans bien saisir l’autre.
Souvent je montais avant lui, je faisais tomber les branches
mortes, mais quand je sautais sur le sol, près de Richard, sa
déception était visible.
— Je veux commencer, moi, disait-il. Moi d’abord.
L’enfant, l’homme veulent mesurer leurs forces.
Pour devenir ce qu’ils veulent et doivent être il faut qu’ils
affrontent le monde, les choses.
La peur et la douleur sont de bonnes leçons.
Celui qui éprouve découvre et d’abord se découvre.
Et puis je ne voulais pas que mes fils, mes filles, ignorent les
souffrances et les joies que donne le corps tendu par l’effort.
C’est pour cela aussi que nous avions quitté la ville, l’univers
des machines esclaves, l’air aigre, les horizons fermés par les
murs de béton, les longues perspectives que ne brisait aucun
bouquet d'arbres.
Je me souvenais de mon séjour dans les forêts de l’Europe en
guerre, quand il nous fallait vivre avec la neige pour manteau,
que nous tendions nos mains rouges et crevassées vers les
braises, que l’eau glaçait dans les seaux. Il y avait parmi nous
des combattants venus de la ville. Bronek, le professeur, de
fines lunettes tombant sur le bout de son nez, qui secouait
toujours la tête, soupirait.
— Nous vivons comme des bêtes, disait-il.
Les paysans riaient.
— Tu ne connais rien, Bronek, tu as bouffé trop de livres,
c’est mauvais le papier.
Bronek errait dans la forêt, parmi nous, perdu, comme si on
l’avait transporté sur une autre planète. Il ne savait pas
allumer un feu, casser une branche, il marchait le regard collé
au sol pour découvrir l’obstacle et il butait pourtant sur lui.
Les paysans au contraire allaient d’un pas régulier, ne se
souciant pas des fondrières ou des troncs recouverts de neige
qui barraient les sentiers. Puis, au dernier moment, ils les
évitaient comme si tout leur corps les avait avertis. Ils
sautaient le tronc, ils attendaient Bronek, lui criaient :
— Attention, attention!
Et Bronek prévenu s’étalait quand même. Pourtant la neige,
la forêt, la nature, faisaient partie du monde de l’homme. Avec
elles, contre elles, grâce à elles, il avait écrit son histoire. Mais
certains avaient perdu le sens de cet univers vivant, celui des
champs et des arbres. Ainsi Bronek le savant ne connaissait
aucun des signes que les paysans lisaient dans le ciel ou sur la
neige.
Et il ignorait aussi son corps.
Le corps, cette nature en nous qu’il faut connaître et
maîtriser.
Je regardais Bronek écartant une branche basse du revers du
bras et ne baissant pas assez la tête, recevant la branche
comme une gifle, froide en plein visage. Ignorait-il sa propre
taille? Refusait-il à ce point son corps qu'il ne le sentait point?
Il était maladroit, ridicule, toujours épuisé.
Le soir seulement il retrouvait sa noblesse. Alors que le feu
crépitait, il se mettait à parler, à raconter des légendes, à
analyser l’histoire du pays, à décrire ce qu’il fallait changer
dans le monde pour faire naître le paradis sur cette terre. Nous
restions silencieux, sous le charme de sa voix chaleureuse. Puis
l’un de nous disait en riant :
— On t’écoute, tu parles si bien, et puis il suffit de te voir
marcher. Comment veux-tu qu’on te croie, tu ne connais rien
vraiment de ce qui existe, des arbres.
Bronek s’irritait de ces interruptions qui, après un temps
plus ou moins long, se répétaient à chaque fois qu’il nous
parlait :
— Qu’est-ce que cela a à voir? Je ne suis pas né ici, mais ce
que je dis est vrai, vous…
— Tu ne sais même pas s’il va neiger demain.
Bronek se levait :
— Imbéciles, imbéciles.
Et le plus souvent, en s’écartant du foyer, il trébuchait au
milieu des rires.
Nous nous enfoncions l’un après l’autre dans le sommeil.
Quand j'étais de garde, appuyé à un tronc, enveloppé dans une
fourrure, je pensais à Bronek. Je riais silencieusement, je
dialoguais avec un autre imaginaire, j’essayais de comprendre,
je construisais un homme qui eût eu le corps et l’instinct d’un
paysan, pour qui la forêt eût été sans mystère, et qui eût su
aussi me guider comme Bronek le faisait dans la forêt des
idées. Mais Bronek avait ignoré son corps. Et les paysans, nos
camarades, souvent n’avaient même pas pu découvrir qu’il y
avait autre chose que la terre des champs, les variations du
climat ou les maladies et les humeurs du bétail.
Un homme doit être un tout. Il est d’instinct et de raison. Il
doit accepter le corps et l’esprit. L’arbre est fait d’écorce et de
sève. Qu’on arrache l’écorce et l’arbre dépérit.
Que la sève se tarisse et l’écorce pourrit et l’arbre meurt.
Qui ne veut être que sève et qui ne connaît que l’écorce n’est
pas vraiment un homme.
Je savais que dans la grande ville mes enfants n’auraient pas
pu découvrir leur corps, éprouver la fatigue des muscles, le
goût des fruits cueillis sur l’arbre. Qu’ils ne se seraient jamais
griffés aux ronces et n’auraient pas appris, voyant le léger voile
blanc des nuages venus de l’ouest, à reconnaître l’annonce d'un
orage prochain.
Et je voulais qu’il y ait en eux cette connaissance première,
celle de leur corps confronté au vent, aux plantes, au ciel.
Qu’ils découvrent quand ils se lançaient dans les vagues, quand
ils s’accrochaient aux branches, la résistance du monde, leur
propre force et leur faiblesse.
Nicole, un jour de printemps, alors que la mer est encore
glacée, rageuse, voulut se baigner. Notre crique était déserte.
Les rochers rouges balayés par à-coups d’écume blanche. Mais
le fond de la crique était constitué par une plage de galets où
les vagues venaient s’écraser. J’essayais de dissuader Nicole de
se jeter à l’eau. Un pressentiment. Elle insistait. J’étais seul
avec elle.
— C’est important pour moi, disait-elle.
Elle avait le visage fermé, volontaire. Elle voulait affronter
une épreuve.. Je me déshabillai aussi.
— Attends.
Déjà elle courait dans l’écume, plongeait dans une vague, je
la voyais apparaître dans un creux. L’eau battait mes jambes.
Peut-être valait il mieux que je reste là. Puis elle commença à
nager, s’écarta du bord, gagna la zone où les vagues cessent de
se briser, où la houle est régulière. Je lui fis signe de regagner
le bord, je devinais son sourire, la joie qu' elle avait de
s’éprouver. Elle nagea vers la petite plage, profitant du flux
d’une vague. Déjà elle tendait la main vers moi quand le reflux
brutal l’emporta à nouveau vers le large, l’aspira. La crique, à
chaque vague, jouait le rôle d’un entonnoir. Si je me lançais à
l’eau je serais pris à mon tour dans le remous, rejeté loin du
rivage.
— Ecarte-toi, reste au large, ne t’affole pas.
Elle agita la main et je la vis qui se mettait à faire la planche
hors de la zone blanche où l’écume bouillonnait. J’ai bondi sur
les rochers, je me maudissais, je hurlais contre moi, contre les
défis que j’acceptais, ma faiblesse, mon aveuglement. J’avais
une corde dans la voiture. Je regagnai la plage en courant :
Nicole était toujours là, restant à la même distance du bord. Je
rentrai dans l’eau et je lui lançai la corde à laquelle elle
s’agrippa. Je me mis à la tirer et, malgré le reflux, elle fut
bientôt contre moi, grelottante, respirant avec peine, les lèvres
blanchies par le froid.
Je l’ai frictionnée silencieusement.
— Tu as compris? ai-je dit.
Elle fit oui d’un petit mouvement de tête.
— On ne peut pas tout faire. Tout vouloir. Et j’ai eu tort de te
céder, ai-je dit.
Nous sommes remontés lentement vers la voiture, nous
tenant par la main.
— C’est une petite aventure entre nous. Nous n’en parlerons
pas, si tu veux.
Elle m’a serré la main plus fort.
— Tu réfléchiras, et si tu décides que nous pouvons la
raconter à maman, à Suzanne, à Charles, alors nous le ferons.
J'espérais qu'elle suivrait cette route.
L’homme doit accepter ses erreurs, l’homme doit avouer ses
faiblesses.
Dès lors qu’il les reconnaît elles sont déjà à demi vaincues.
Quelques jours plus tard, Nicole vint me trouver. J'étais seul
sur la terrasse, face à la mer.
— Voilà, dit-elle, je crois qu’il faudrait leur dire. Charles veut
toujours faire le fou, tu comprends, il saura comme ça.
A table, à l’heure du repas, elle raconta, sans emphase, sans
rien dissimuler, me regardant de temps à autre et je disais
alors :
— C’est cela, nous avons été bien imprudents.
— Mais c’est le passé, a dit Dîna.
Le passé, pour un homme, ce doit être d’abord l’expérience
et la leçon qu’il en tire.
Mais parfois le passé est un marécage où l’on s’enfonce peu
à peu, où l'on se perd, le passé parfois condamne à une mort
lente.
J’ai compris cela quand je me suis retrouvé une nouvelle fois
seul, ma femme et mes enfants disparus, mon existence devant
moi comme un désert.
Ma tentation alors, mon seul désir, c’était de vivre avec le
souvenir, de m’enfermer dans ma mémoire.
J’ai tout conservé, leurs jouets et leurs vêtements, les
accordéons et les cartables, tout laissé pétrifié sur place par la
lave du malheur. Je ne voulais toucher à rien, je voulais que
mon regard et mon cœur les retrouvent, ces objets sans vie qui
étaient la seule trace de la vie.
Le soir, je m’asseyais dans la salle de musique et sur l’écran
blanc déroulé je projetais toute la nuit les films et les photos
que j’avais pris d’eux. Je les voyais courir dans les prés, jouer
sous l’eau tiède d’un tuyau d’arrosage chauffé par le soleil. Je
n’arrivais même plus à pleurer ou à crier ou à me révolter. Je
vivais avec les yeux comme si, de les voir, de toucher ces
choses qui avaient été à eux, eût pu les rendre vivants. Durant
près d’un mois, j’ai recommencé chaque soir. Je refusais de
parler, je n’avais ni faim ni soif, le présent, l’avenir n’existaient
plus. Seul le passé demeurait.
Une nuit, la fatigue, l’épuisement, m’ont terrassé. Je me suis
endormi devant l’écran d’un seul coup puisque je ne me
souvenais pas de m’être allongé. Mais quand le soleil m’a
réveillé j’ai revécu ce cauchemar qui m’avait habité pendant le
sommeil. J'étais dans le camp de la mort, ce camp dont je
m'étais échappé par miracle. Pourtant, dans mon cauchemar, je
ne réussissais pas à m’enfuir, le sable jaune que l’on retirait
des fosses où les bourreaux enfouissaient des milliers de
victimes m’enveloppait peu à peu, il rentrait dans ma bouche,
dans mes yeux. Il m’étouffait. Je me suis réveillé alors que
l’excavatrice laissait glisser sur moi sa dernière pelletée de
sable. Toute la matinée, j’ai erré dans la maison, faisant à
nouveau le tour des chambres de mes enfants, touchant les
objets qui leur avaient appartenu, regardant ces lits que j’avais
laissés tels qu’ils étaient le jour de leur disparition.
Est-ce rester fidèle aux siens que de vivre replié sur le
malheur?
Dans le camp de la mort j’avais connu des hommes qui
choisissaient, au nom de ce qu’ils appelaient leur fidélité, de se
laisser enfouir dans le sable jaune.
Le cauchemar de la nuit est revenu à moi. J’ai senti le sable
glisser sur moi, m’étouffer. Là-bas, dans le camp, je m’étais
enfui. Non pas pour oublier les miens mais pour les défendre,
témoigner pour eux.
Et maintenant?
Ce même jour, un voisin est venu m’apporter une longue
lettre que les habitants de la région adressaient aux autorités
pour demander une aide après les ravages causés par
l’incendie dans lequel les miens avaient péri.
— Une lettre, ai-je dit, une aide? Mais cela ne suffit pas. Il
faut faire plus.
A cet instant-là, j’ai décidé de créer la Fondation pour la
protection de la nature, pour animer la lutte contre les
incendies de forêts.
J'essayais une fois encore de ne pas me laisser écraser par le
passé mais de lui rester fidèle en me servant de lui comme d’un
tremplin.
Le passé d’un homme peut être semblable à l’herbe folle
dans un champ ou à la plante grimpante sur un mur.
Il peut étouffer les jeunes pousses, il peut desceller les
pierres les plus lourdes.
Le passé peut être un mal pour l’homme.
L’homme ne peut nier ou effacer le passé. Il le porte toujours
en lui, gravé. C’est son histoire personnelle, unique.
Mais il doit s’y adosser.
Prendre appui sur cette expérience pour s’en éloigner sans
trahir et sans oublier.
Parce que la vie c’est la marche vers l’avenir. Et il faut faire
confiance à ce qui viendra.
Souvent, pendant la guerre ou bien plus tard dans les
grandes villes que je traversais pour mes affaires, j’ai connu
des hommes qui d’abord me montraient le visage de l’hostilité.
Certains me dépouillaient de mes biens, d’autres me
trahissaient. Ils savaient, cependant, ces voyous de notre ville
prisonnière, que me voler c'était me réduire à la faim, que me
dénoncer aux soldats c’était m’envoyer à la mort. Et d’autres,
ceux qui, dans la paix venue, m’empêchaient de vendre parce
que je gênais leur commerce, à quoi me condamnaient-ils sinon
à la misère?
Comment aurais-je pu faire confiance à ces hommes qui me
déclaraient la guerre? Pourtant, un jour, par besoin, par défi, je
suis allé vers ces voyous, mes ennemis, pour m’associer à eux.
— Me voilà, ai-je dit.
Je leur ai parlé d’abord de leur intérêt, je n’ai pas évoqué les
sentiments, la solidarité qu’un homme doit avoir pour l'autre.
Je n’espérais même pas qu’ils se dégagent de leurs habitudes,
de leur passé.
Nous avons commencé à prendre des risques ensemble,
passant des sacs de blé dans le ghetto affamé, nous enfuyant
ensemble, livrant ensemble bataille. Et peu à peu je les ai vus,
ces voyous que je croyais faits de boue et de haine, ouvrir leurs
mains et me les tendre.
Il y a toujours une chance pour qu’un homme soit meilleur
qu’il n’y paraît.
Il faut trouver dans l’homme le chemin qui conduit à sa
source profonde. Il faut l’aider à le faire renaître.
Alors un homme surgit. Le véritable.
Car l’homme, s’il est lié au passé, est aussi un avenir.
Je parlais longuement avec l’un des voyous de la bande que
j’avais rassemblée autour de moi pendant la guerre. Parfois il
nous fallait rester cachés plusieurs heures côte à côte et je
l’interrogeais.
— Mokotow, pourquoi toi es-tu cela?
— Quoi?
— Un voleur.
Il haussait les épaules, souriait.
— Qui n’est pas voleur? demandait-il. Il fallait bien que je
vive.
— Mais tu pouvais choisir une autre voie, tu…
Il m’interrogeait, il cessait de sourire, il s’allongeait sur le
dos, les mains sous la tête.
— Qui te dit que je n’ai pas essayé?
— Pourquoi n'essaierais-tu pas encore?
— La guerre…
— La guerre finira, après tu peux.
— Tu crois?
Il y avait dans sa voix l’espoir et je sentais au fond de lui
cette part encore neuve, cette part que son histoire d’homme et
que l’histoire des hommes n’avaient pas encore déformée.
— Je suis sûr que tu peux recommencer. Il demeurait
silencieux.
— Tu crois? répétait-il.
Chez presque tous les hommes gît une part inaltérable
enveloppée de gangue.
Pour la trouver, il faut croire qu'elle existe.
Mokotow est devenu mon ami.
Il s’est séparé de ceux qui, peut-être parce que personne ne
leur avait parlé, continuaient à s’ignorer eux-mêmes et
s’enfonçaient dans la violence. Il m’a aidé. Il a combattu
comme un juste.
Je l’ai cherché en vain quand je suis retourné dans la ville
avec les troupes victorieuses. Où était-il? Peut-être est-il tombé
en martyr dans la poussière blanche des ruines, un défi
souriant sur les lèvres.
Quand l'homme s’est révélé à lui-même, quand l'homme a
écouté une fois la source qui est en lui, qui peut dire jusqu’où il
s’élèvera?
J'ai souvent repensé à Mokotow.
Longtemps après, alors que déjà s'était achevée ma
troisième vie, celle du bonheur, et que j’allais dans les
principales villes du monde porter mon témoignage, je
découvris la devise d’une vieille cité médiévale : «Plus est en
toi». Et j’ai compris Mokotow.
Plus est en l’homme.
Je savais que cette devise est vraie.
Mais quand la guerre m’avait saisi, j’ignorais tout ce qu’il
peut y avoir de résistance dans le corps de l’homme. J’ignorais
surtout que l’esprit d’un homme peut être le diamant. Qu’on ne
peut le briser.
J’ai vu revenir dans les cellules des prisons des hommes
torturés qui n'avaient pas laissé échapper un cri de souffrance
ou un aveu.
J’ai senti en moi se durcir sous les coups ma volonté.
Plus mon corps avait tendance à éclater, ma peau à se
déchirer, et plus il me semblait que mon être se concentrait, se
rassemblait. Les bourreaux frappaient sur moi pour me faire
disparaître, m’effacer du monde, et j’avais le sentiment de
naître.
Ils voulaient aussi détruire jusqu’au souvenir de mon peuple
et j'étais sûr qu’il allait enfin surgir plus fort.
Mon espoir s’est réalisé. Mon peuple était dispersé. Les
persécutions l’ont enfin rassemblé autour de sa source.
L’épreuve, pour un homme, c’est le moyen de se connaître et
de grandir.
La souffrance et le malheur, l’injustice, font briller le diamant
qui est au cœur de l’homme vrai.
Ils n’écrasent que celui qui n’a rien en lui.
J’ai quelque chose en moi. Je n'en tire aucun orgueil.
D’autres : mon père, ma mère, ces hommes justes que j’avais
côtoyés, et plus loin en moi tout mon peuple qui m’avait légué
son histoire, ont fait de moi ce que je suis. Ils m’ont donné la
force et l’espoir.
Grâce à eux tous j’ai planté profond mes racines. J’ai l’écorce
et la sève. J’ai reconnu ma source et l’eau des origines
continuait à m’irriguer. J'ai aimé la vie. Je l’aime encore.
J’ai appris à vouloir être moi, à être moi. Peu à peu j’ai
apprivoisé ces forces sauvages qui sont en tout être, j’ai
accepté leur présence et essayé de ne pas abdiquer devant
elles.
Elles se sont déchaînées contre moi quand je me suis
retrouvé seul, privé pour toujours des miens. Elles ont été près
de réussir. J’ai pris une arme pour en finir avec la vie. J‘ai voulu
me tuer.
Peut-être ai-je atteint l’orée d’une quatrième vie.
Qui ne reniera aucune de mes autres vies, qui ne sera pas
faite d’oubli, de négation du passé.
Croître, pour un homme, ce n’est jamais oublier ce qui
précède mais le connaître et s’en dégager pour mieux se voir et
voir le but.
Et le but de l’homme c’est d’être soi.
Parce qu’être soi c’est aller vers les autres. Comme la source
va vers la mer.
3
LA PIERRE OU L’HOMME SEUL
La mer, elle apparaît si loin, parfois.
Depuis que je suis seul, je reste souvent de longues heures
accoudé au mur de brique qui entoure la terrasse de la maison.
Avant, dès que venait la chaleur, nous partions avec Dina et
les enfants vers la plage : notre expédition quotidienne au pays
du bruit, dans l’univers de la foule, dans la cohue bruyante des
embouteillages du bord de la mer.
Maintenant je la regarde d’ici, cette étendue bleu-gris,
enveloppée de brume. J’attends que le soleil rouge semble à
l’horizon se perdre en elle. Je demeure immobile, fasciné par
cette mer dévoreuse.
Je suis seul.
Je l’ai été tant de fois déjà. Entre les murs des prisons quand
je croyais que l’heure allait venir où il me faudrait renoncer à
la vie. Dans les forêts, quand je fuyais le camp de la mort.
Et puis aussi, seul au milieu des autres. Dans la grande ville,
ces longues avenues droites, l’acier brillant des voitures, le
vent chargé de poussière qui coule entre les murailles des
gratte-ciel, seul au milieu de ces femmes, de ces hommes qui
me bousculent.
Eux comme moi, seuls.
Nous descendons, épaule contre épaule, les escaliers du
métro, nous nous serrons dans les ascenseurs, nos regards ne
se croisent pas.
Un jour, pressé ainsi contre la paroi du fond d’un ascenseur,
j’ai senti une angoisse naître en moi. J’ai cru qu’il s’agissait de
la chaleur, du manque d’air, d’une peur confuse qui naissait
parce que j'étais loin des portes, qu’entre elles et moi il y avait
cette vingtaine de personnes dont je n‘apercevais que les
nuques.
Margaret, mon amie d’alors, me racontait souvent qu'elle
craignait ainsi de se trouver prise dans la foule, quelle préférait
ne pas monter dans un compartiment plein, entrer dans un
cinéma quand il ne restait que quelques places. Elle riait :
— Je m’étouffe, je m’affole, il faut que je sorte. Et même dans
l’avion, souvent…
Je me moquais d’elle. J’avais connu les wagons qui roulaient
vers l’enfer et dans lesquels nous mourions déjà. J’avais connu
les égouts où je me glissais pour passer dans la ville libre, y
acheter des armes. J’avais appris à maîtriser la peur qu’il y a à
s’enfoncer ainsi sous terre dans l’étroit tunnel à demi rempli
d’eau. Je croyais donc ne jamais éprouver ce que Margaret
ressentait.
— Ma gorge se serre, m’expliquait-elle.
Elle se mettait la main autour du cou.
— C’est comme si quelqu’un me prenait ainsi, par le cou. Je
t’assure, beaucoup de mes amies sont comme moi. Ma mère a
les mêmes impressions.
— C’est l’âge, répondais-je en riant. Et puis vous êtes des
femmes.
Margaret haussait les épaules. Et elle avait raison.
J'étais, moi aussi, alors que l’ascenseur s’élevait, moi qui
croyais me dominer si bien, pris par cette angoisse
déraisonnable que Margaret m’avait décrite.
Enfin les portes se sont ouvertes, j’ai réussi en bousculant à
sortir et j’ai circulé lentement au milieu des rayons du grand
magasin, réfléchissant.
Cette angoisse, d’où venait-elle? Pourquoi m’avait-elle
submergé moi après tant d’autres? Pourquoi l’esprit ne
parvenait-il pas à maintenir ses défenses, à empêcher cette
marée d’inquiétude, cette chaleur qui naissaient dans la gorge?
Puis j’ai retrouvé l’avenue. La nuit tombait en même temps
qu’un brouillard humide. Des groupes pressés d’employés
sortaient des bureaux, traversaient comme un essaim l’avenue,
s’enfonçaient dans les bouches de métro.
L’angoisse qui m’avait pris, celle que connaissait Margaret,
n’était pas seulement des phénomènes physiques. La sueur qui
avait couvert mon front ne venait pas seulement de la chaleur.
Je ressentais, nous ressentions tous, avec plus ou moins de
force suivant notre fatigue ou notre santé, la solitude au milieu
des autres.
Je n’en avais pas pris conscience dans l’ascenseur, mais ces
nuques devant moi, ces corps autour de moi, ce groupe
d’hommes et de femmes serrés les uns contre les autres, ces
hommes et ces femmes qui ne parlaient pas, qui ne se
regardaient pas, qui ne se connaissaient pas, qui ne se
reverraient plus, qu'était-ce pour moi, pour chacun d’entre
nous, sinon la preuve que nous étions inexistants pour les
autres, que nous restions seuls dans cette foule? Et comment
aurions-nous pu, alors, sentant avec tout notre corps que
chacun était un étranger pour l’autre, ne pas avoir peur, ne pas
se sentir atteint, blessé, détruit au plus profond de nous?
Car les hommes qui s’ignorent les uns les autres sont comme
des pierres en tas. Et l’homme seul est une pierre dure et
stérile dans un champ.
Je demeurais longtemps sur la terrasse jusqu’à ce que la nuit
soit complètement tombée. Je m’attardais. Souvent Mme Sluton
m’interpellait depuis le chemin :
— Vous êtes là, monsieur Gray, accompagnez-moi donc.
C’était une femme énergique, qui depuis quelques années
vivait seule dans une petite maison à l’entrée du village. Sa
fille, une ou deux fois par an, lui rendait une courte visite.
Parfois, quand nous passions avec Dina et les enfants devant
chez elle, nous apercevions Mme Sluton qui nous saluait. Elle
était assise sous un olivier, des livres en piles autour d’elle, et
elle agitait joyeusement celui qu'elle lisait.
— Elle est toujours seule, disait Suzanne. Comment elle
peut? Avec qui elle parle?
Dina expliquait, les livres, sa fille.
— Elle ne vient presque jamais, disait Suzanne.
Depuis l’incendie et la disparition des miens je découvrais
me
M Sluton.
— Allons, monsieur Gray, accompagnez-moi.
Je la rejoignais sur le chemin où elle m’attendait, appuyée à
sa grosse canne de bois. Nous marchions lentement, elle
parlait.
— Vous connaissez Miguel? Il ne voulait pas sa piqûre
aujourd’hui, ces hommes sont extraordinaires, Miguel, ce
braconnier, vous savez qu’il a fait la guerre aussi, a peur d’une
piqûre.
Ses bavardages me faisaient découvrir Mme Sluton. Elle
jouait le rôle d’infirmière bénévole dans le village. Elle
obligeait les malades à respecter les ordonnances, elle
sermonnait les mères qui négligeaient leurs enfants, elle
conseillait les pères.
— Et vous, Martin Gray, parlez-moi de vous.
Mais elle ne me laissait même pas commencer une réponse.
— Savez-vous ce que j’ai relu aujourd’hui, en pensant à vous?
Une page de l’Ancien Testament, mais oui…
Un autre soir, elle me parlait d’une découverte scientifique
qui pouvait bouleverser le traitement du cancer. Elle
s’enthousiasmait.
— Vous imaginez : mettre fin à cette souffrance inutile de la
maladie. Vous comprenez, monsieur Gray, il y a tant à faire
encore, tant, quand je sais que quelque part une bataille a été
gagnée vous ne pouvez savoir quelle joie, quelle joie pour moi!
Le monde bouge.
Elle me prenait le bras.
— Martin, tout cela me réjouit parce que finalement il y a
toujours quelque chose de nouveau sous le soleil, et c’est
passionnant.
Elle me faisait entrer chez elle, je m’asseyais dans la petite
cuisine.
— Je vais vous faire du thé.
Sur la table, des journaux, des livres encore. Souvent, à
peine étions-nous rentrés qu’un gosse frappait à la porte.
— Madame Sluton, commençait-il…
C’était toujours un service qu’on lui demandait, un livre à
prêter, et parfois aussi de l’argent, ou bien une piqûre à faire.
Mme Sluton mettait une grosse veste de laine. Son visage ridé
tout épanoui :
— Excusez-moi, servez-vous, attendez-moi si vous voulez,
vous voyez, je n’ai pas un instant.
Parfois je repartais avec elle, parfois je l’attendais ou bien je
rentrais seul. Je pensais à la solitude que j’avais connue dans la
grande ville, à celle que subissaient tant de gens, cette solitude
qui faisait peur, contre laquelle on luttait avec des drogues ou
la télévision. Et je revoyais Mme Sluton, qui vivait seule et qui
pourtant ne l’était jamais.
L’homme peut être seul au milieu des autres. Mais celui qui
est ouvert au monde, celui qui sait demeurer fraternel, celui
qui est solidaire des autres, celui-là, même solitaire, n’est
jamais seul.
Parce que les autres, quand une main se tend, la saisissent.
L’homme n’est jamais seul à être seul. Il peut toujours
trouver quelqu’un qui veut, avec lui, traverser la vie.
Il m’est arrivé de désespérer de rencontrer cette main dont
j’avais besoin. Plusieurs fois.
Et d’abord au cœur de l’enfer, dans le camp de la mort.
Là, les bourreaux étaient des bêtes à visage d’hommes et les
victimes, entre elles, semblaient ne pas se voir, accepter d’être
l’une après l’autre abattues.
Dans la paix aussi j’ai eu cette peur, cette peur d’être seul.
Peur, parce que si l'on demeure seul, à quoi cela sert-il d’être
vivant?
Puis je découvrais que cette prison, cette solitude, cette peur,
c’était moi qui les avais construites. Que je n’avais pas su voir
la main qu’on me tendait.
Le repliement sur moi, la fermeture, le cercle de fer du moi
sont des poisons mortels. Ils font naître la peur. Ils isolent.
Alors que, au camp de Treblinka, je traversais la place de tri
où les bourreaux nous forçaient à nous déshabiller avant de
nous diriger vers la mort, j’ai aperçu des détenus qui risquaient
leur vie pour souffler à un arrivant vigoureux un conseil, afin
qu’il puisse tenter sa chance. Mais les premiers jours je n’avais
rien deviné de leur courage, je m’étais limité aux apparences et
je m’étais isolé dans mes fausses certitudes. J’avais imaginé
qu’ici, dans cet enfer, l’homme ne pouvait qu’être seul.
Quelques semaines encore et sans un mot des hommes
sauvaient ma vie, donnaient la leur pour protéger la mienne.
Et là, au bord d’un champ, plus tard, alors que j’avais réussi
à m’enfuir, un paysan me tendait un morceau de pain. Le pain
de la fraternité.
Et là, dans une nouvelle prison, un ennemi, un homme en
uniforme de bourreau, me sauvait d’une exécution sommaire.
Et son regard d’abord m’avait interdit le désespoir.
Il suffit du regard d’un homme pour briser la solitude. Et ce
regard viendra. Mais il faut d’abord croire qu’il existe.
Ainsi, ceux qui, durant cette guerre barbare, succombaient le
plus vite à la peur et donc à la mort, ceux qui renonçaient à la
lutte, étaient d’abord ceux qui vivaient leur vie en hommes
seuls. Ceux dont le monde avait les limites de leur corps.
Moi, mon père m’avait dit : «Il faut que tu vives, que tu
témoignes, que tu nous venges, que tu continues notre
peuple.»
J’étais donc bien plus que moi.
Je marchais seul dans la forêt à la recherche des combattants
et je ne sentais pas la fatigue. Quand on me poussait contre un
mur pour m’abattre, je me jetais dans le soupirail d’une cave et
pour m’enfuir j’acceptais de m'enfoncer dans les excréments.
Avais-je plus de courage que les autres? J'étais jeune sans
doute. Mais surtout j’avais le sentiment de n'être que l’infime
et nécessaire partie d’un groupe innombrable, mon peuple
immortel. Je ne pouvais pas succomber. Je n'étais plus réduit à
moi. Je n’étais pas seul.
Je me souviens de cette rencontre, à la fin d’un hiver, à l’orée
d’une forêt alors que la neige recouvrait encore les champs,
que le ciel bas et lourd paraissait s’accrocher aux arbres.
Ils étaient deux hommes jeunes, j’avais entendu leurs voix, le
bruit des branches qu’ils cassaient, je les avais suivis, me
méfiant d’eux, puis j’avais reconnu les mots, les expressions de
ma langue, et j’avais marché derrière eux jusqu’à ce qu’ils se
retournent, effrayés puis joyeux.
— D’où viens-tu? demandaient-ils.
J'expliquais, je racontais mes évasions, comment je me
dirigeais vers la capitale où ce qui demeurait de mon peuple se
battait contre les bourreaux.
— Venez.
J’insistais, je les pressais de rejoindre avec moi le brasier de
la bataille. Ils se regardaient. Le plus jeune, les cheveux noirs
bouclés tombant sur son front, les yeux brillants, m’écoutait
avec passion. L’aîné mordillait ses ongles longs au bout de ses
doigts rougis par le froid.
— Non, dit-il. Non. Nous avons échappé à l’hiver. Survécu
jusqu’à aujourd’hui, nous allons attendre ici.
J’ai encore parlé. Mais j’avais déjà l’habitude des hommes : je
savais reconnaître ceux qui s’obstinent, ceux qui obéissent. Le
cadet accepterait les décisions de l’aîné et celui-ci ne
changerait pas d’avis.
— Il faut, ai-je dit encore, il faut que nous allions tous là-bas,
avec les autres, pour nous, pour eux.
— Adieu, dit l’aîné. Les autres?
Il se mit à rire :
— Tu sais ce qu’ils sont, les autres, continua-t-il, des bêtes
enragées. Des lâches aussi.
Je les laissais, je m’enfonçais à nouveau dans la forêt. Je
n’avais pas le loisir de les convaincre. Une heure perdue c’était
un peu de la vie de mon peuple qui s’échappait. Je m’éloignais
vite. Je repoussais les branches qui barraient mon passage, la
neige tombait comme une poussière blanche.
Je me suis retourné. Je les ai vus, immobiles, qui me
regardaient partir. Ils étaient deux, si seuls, dans le désert de
leur refus. Et si faibles, si vulnérables, deux corps désarmés,
limités.
Alors que j’étais assuré, fort de l’espérance de tout un
peuple, de son désir de combat et de survie.
Un homme n’est jamais seul quand il sait qu’il est l’infime
mais nécessaire partie d’un tout, un tout puissant et
innombrable : la collectivité des hommes.
Un homme n’est jamais seul quand il ne fait pas de lui, de lui
seul, l’unique but de sa vie.
Un homme, n’est jamais seul, un homme n’est jamais faible,
quand il mêle son énergie à l’immense océan des énergies
humaines.
Cela je l’ai encore mieux compris depuis la disparition des
miens.
Ma vie n'est redevenue possible qu’à partir du moment où
j’ai réussi à sortir de moi, à ne plus contempler ma douleur,
mais à l’utiliser pour les autres et au nom de tous les miens.
On ne peut échapper au malheur et à la solitude qu’en
sachant qu’il y a un homme plus malheureux et plus seul que
soi.
Un homme qui attend qu'on lui tende la main.
Au début, ce ne fut pas facile. Puis j’ai eu l’idée de cette
fondation qui lutterait contre la destruction de la nature,
contre les incendies de forêts et la pollution.
Je n'étais plus l’homme seul frappé par un destin barbare,
j'étais redevenu un combattant, j’avais une cause qui me
dépassait, j’étais utile, je faisais partie de l’ensemble des
hommes et mon malheur, au lieu de m’isoler, me rapprochait
d’eux.
Certains ne me comprenaient pas. Ce fonctionnaire
important qui me recevait dans un bureau du ministère
secouait la tête en me parlant.
— Monsieur Gray, je vous estime, je comprends votre
douleur, votre indignation, mais que pouvons-nous faire? Vous
êtes un homme seul et vous voudriez réussir à tout bouleverser,
là où de puissantes organisations ont échoué?
Je n’étais pas seul puisque j’avais décidé de me tourner vers
les autres. Et je savais qu’ils viendraient vers moi.
Le fonctionnaire sceptique ne m’avait pas ébranlé, et il a eu
tort.
Un jour, quelques semaines plus tard, devant chez moi, sur
cette pelouse que le feu avait roussie, se trouvaient
rassemblées des dizaines de personnes, les maires des villages
de la région, des journalistes, des personnalisés et aussi des
hommes simples. Tous voulaient, comme moi, empêcher que ne
recommence un autre drame semblable au mien, que l’incendie
à nouveau ne détruise les hommes et les forets. Je leur ai parlé
; je n'étais plus seul : nous étions un groupe avec un but
commun.
L’un des derniers à partir fut le fonctionnaire venu en
«observateur», envoyé par son ministre. Il me serra
longuement la main.
— Vous êtes extraordinaire, répétait-il. Vraiment j'aurais juré
que vous échoueriez.
Extraordinaire? C’était lui qui l’était qui ne comprenait pas la
force qu’on peut trouver dans les autres quand on va vers eux.
— Je me disais, continuait-il en me tenant la main : si j'étais à
la place de Martin Gray, je déposerais une plainte auprès des
tribunaux pour que l’enquête de la justice mette en lumière les
responsabilités, parce que, n’est-ce pas, il faut savoir qui est
coupable.
Je l’écoutais. Si j’avais suivi cette voie, elle m’aurait conduit
à une solitude encore plus stérile. Ce qu’il fallait, c’était
empêcher le renouvellement de tels drames, empêcher que les
flammes ne surgissent à nouveau au-dessus des collines. Pour
cela, ce n’était pas vers le passé qu’il fallait se tourner mais
vers l’avenir. Il ne fallait pas rechercher des coupables mais
des alliés.
Accuser les autres c’est s’enfermer en soi. Se condamner à
être seul.
L’autre n’est pas d’abord un ennemi mais un allié possible.
Et même celui qui vous combat peut vous aider. Car chacun
doit tirer de l’adversaire un enseignement.
Et dès que ma fondation fut créée, j’ai trouvé partout des
femmes et des hommes qui venaient vers moi, qui acceptaient
de m’aider.
Ce sont eux qui m’ont donné la force de parler, parce que j’ai
compris que ma voix pouvait ouvrir le cercle de solitude dans
lequel parfois ils étaient enfermés, ma voix pouvait briser la
pierre dure qui les écrasait. J’avais cru en eux. Ils croyaient en
moi.
Il faut faire confiance à l’homme.
Déjà, tant de fois dans ma vie j’avais confié à un autre,
parfois sur un simple regard, toutes mes chances. Et j’avais eu
raison.
J’ai recommencé.
Quand j’ai rencontré l’écrivain Max Gallo avec qui j’allais
travailler pour le récit de ma vie, Au nom de tous les miens, je
ne le connaissais pas. Mais il a suffi de quelques mots pour que
je sache qu’à travers lui j’allais atteindre les autres, qu’il allait
réussir à trouver les mots simples grâce auxquels les lecteurs
découvriraient le récit de ma vie. Je lui ai parlé chaque jour
durant des mois, il restait le visage immobile tourné vers moi,
sa main seule courant sur le papier.
Parfois quand je le quittais l’inquiétude me saisissait :
— Cela, réussirez-vous à le faire comprendre?
C’était si terrible et pourtant j’avais l’espoir, la peur et
l’espoir, voilà ce qu’il faudrait que le lecteur sente.
Nous nous serrions la main et quand, quelques jours plus
tard, il me lisait ce qu’il avait écrit, il me semblait entendre ma
voix, la langue remise en ordre, en un texte fidèle. Je savais
alors que le livre qui allait paraître serait un pas de plus vers
les autres. Qu’entre les lecteurs et moi naîtrait ce même lien
qui s’établissait entre Max Gallo et moi. Que ce livre, Au nom
de tous les miens, ne serait pas seulement un livre de plus mais
que grâce à lui j’allais rencontrer des hommes et des femmes,
que nous allions les uns et les autres ne plus être seuls.
Quand le livre a été publié, j’ai tout de suite su que je ne
m’étais pas trompé. J’avais parlé avec mon cœur, Max Gallo
avait composé le livre avec le sien, les lecteurs ne pouvaient
que comprendre ce que nous avions voulu dire.
Pour que l'autre vous entende, pour qu’il vienne vers vous,
pour que finisse la solitude, il faut être vrai, il faut avancer
désarmé, avec la force invincible de la fraternité. Alors naît le
dialogue.
Et le dialogue d’un homme avec les autres, c’est la vie.
J’ai commencé à recevoir des lettres de lecteurs, des milliers
de lettres. Et Max Gallo et moi nous étions surpris. Lui comme
moi nous n’avions pas imaginé l’ampleur de l’écho que trouve
toujours dans l’homme un message qui n’est pas celui de la
haine.
J’ai lu ces lettres. Certaines commençaient par ces mots :
«Mon ami, mon frère». Je me souviens de l’une d’elles, de son
écriture enfantine. «Viens chez nous, disait ce lecteur de treize
ans, cher Martin, viens, pour Noël ne reste pas seul, nous
avons un petit chalet, tu seras bien, tu ne seras pas seul.»
Comment pouvais-je l’être alors que chacun de mes lecteurs
affirmait sa confiance en moi, répétait que ce livre lui avait
apporté réconfort et courage, et que toujours en conclusion ils
me demandaient : «Que puis-je faire pour vous?»
Puis j‘ai parcouru les grandes villes. Les salles de
conférences, les librairies se remplissaient, je voyais l’émotion
dans les regards. Je savais que j’avais été compris. Qu’il avait
tort, le voisin de ma maison qui, quand je lui avais parlé de mes
intentions : créer une fondation, publier un livre, hochait la
tête.
— Les gens penseront le pire, répétait-il, ils sont malveillants
spontanément, ils diront que vous recherchez la gloire et peutêtre même l’argent. Ils sont comme ça. Voyagez, oubliez, ne
parlez plus de tout ça, changez de vie. On est toujours déçu par
les autres.
Celui qui croit d’abord à l’hostilité des autres, celui-là est
seul.
Moi, je ne l’étais plus.
A Lausanne, tout un après-midi, j’ai dédicacé Au nom de tous
les miens dans un grand magasin. L’une après l’autre, des
femmes s’avançaient, me serrant la main, me demandant de
leur parler. Et le soir, alors que rien n’avait été prévu, j’ai, dans
un hôtel de la ville, tenu avec Max Gallo une conférence.
La petite salle était mal éclairée, j'étais debout appuyé à une
table. J’avais l’impression de ne pas trouver les mots que
j’aurais dû employer mais j’essayais de dire ce qui était en moi.
J’ai terminé, on m’a posé quelques questions et puis quelqu’un
s’est levé qui a dit :
— Je voudrais que nous observions tous, ce soir, une minute
de silence en souvenir de tous ceux qui ont disparu dans la
tourmente, en souvenir de tous ceux que Martin Gray a aimés.
Dans cette salle nous n’étions pas comme des pierres en tas,
s’ignorant l’une l’autre, nous étions comme les branches
différentes d’un même arbre. Et nous souffrions tous, et nous
nous souvenions tous des branches que l’orage avait arrachées.
Il faut apprendre à partager la souffrance des autres. Alors,
ils vous donnent leurs joies. Et l’on ne connaît plus ta solitude.
Ainsi, Mme Vincent. Elle s'était présentée aux bureaux de la
Fondation. Une petite femme au visage fermé, vêtue de noir,
tenant un sac devant elle.
— Je voudrais faire quelque chose, répétait-elle,
bénévolement.
Elle n’expliquait pas, elle se contentait de rester là, devant
mes collaborateurs et moi qui n’avais pas besoin d’une
secrétaire mais qui hésitais pourtant à la renvoyer.
— Je peux faire n’importe quoi, disait-elle.
J’acceptai son offre. Elle venait régulièrement tous les jours,
arrivant la première, s’installant dans un coin du bureau,
copiant des adresses, silencieuse, dévouée. J’appris enfin
qu'elle avait vu, vu la voiture où se trouvaient son mari et son
fils prendre feu. Son mari était mort. Son fils à l’hôpital, dans le
coma. On n’espérait pas le sauver. Elle ne pouvait pas lui
rendre visite.
Aussi venait-elle à la Fondation pour aider les autres et sortir
de son malheur.
Aider les autres, c’est encore la meilleure façon de s’aider
soi-même.
Un soir, comme j’allais quitter le bureau, j’aperçus Mme
Vincent, seule à sa table, le menton dans les paumes de ses
mains, des larmes coulant sur son visage.
— Qu’est-ce qu’il y a?
Elle ne répondait pas, faisait non d’un mouvement de tête.
— Allons…
— Je crois qu’il est perdu, dit-elle.
Elle avait téléphoné à l’hôpital. On lui avait laissé très peu
d’espoir quant à la guérison de son fils.
— Mais non, mais non…
J’essayais de me convaincre moi-même pour la convaincre.
— Je vais partir, a-t-elle dit.
Elle s’est levée, prenant avec des gestes lents son manteau
et son sac.
— Je ne devrais pas, disait-elle, devant vous, qui avez bien
plus de raisons que moi d’être désespéré, et qui avez ce
courage.
Je l’ai raccompagnée chez elle. Nous parlions l’un après
l’autre, nous sortions peu à peu de nos malheurs personnels,
nous évoquions la vie, les autres. Elle m'écoutait, je l'écoutais.
— Dieu, disait-elle, je croyais en lui, je ne sais plus
maintenant, avec ce que j’ai vu, que je ne méritais pas, ou bien
si j’avais commis quelque faute, pourquoi mon mari, mon fils?
Pourquoi lui, si jeune, innocent, alors Dieu? Dites-moi…
— Je ne sais pas…
Dieu, c’était aussi une de mes questions.
Beaucoup trouvaient en lui, grâce à lui, la paix. Ils n’étaient
plus seuls. Ils lui parlaient. Et son silence même était une
réponse. Pour moi, il s’agissait, il suffisait d’abord d’aller vers
les autres, les personnes vivantes et, avec ou sans croyance, de
les respecter, de les aider. Comme si elles étaient, chacune, des
créatures de Dieu.
Devant chez elle Mme Vincent me serra très fort la main.
— Je voulais me tuer, dit-elle. Ce soir.
Je la pris aux épaules.
— Vous êtes folle.
Elle me sourit tristement.
— Par moments, je crois que je suis folle, quand je pense à ce
qui m'est arrive. A ce que j’ai vu. Alors, pourquoi ne pas
mourir?
Je la tenais toujours par les épaules, je sentais qu'elle
tremblait.
— Et maintenant? Vous n’allez pas…
— C’est passé, dit-elle, je vais mieux. Je crois que je vais
réussir à dormir.
Il suffit parfois d’un mot, d’un regard, pour éviter
l’irréparable. Ou le provoquer. Il faut être attentif aux autres. A
leur appel silencieux.
Imaginer toujours qu’un autre peut avoir l’indispensable
besoin de vous pour desserrer la solitude qui l’étrangle.
Mme Vincent est revenue au bureau le lendemain matin et les
autres jours.
J’ai dû, dans les semaines qui ont suivi, partir à l’étranger.
Quand à mon retour j’ai retrouvé le siège de la Fondation, Mme
Vincent était à sa place. Dès quelle m’a vu elle a bondi, se
précipitant vers moi :
— Monsieur Gray, disait-elle, il va guérir…
Son fils était sorti la semaine précédente du coma. On le
sauverait. Il ne serait pas aveugle comme on l’avait craint.
Je l'ai embrassée, sa joie entrait en moi, devenait la mienne,
me donnait une force dont ce jour-là j’avais besoin, grand
besoin pour lutter contre la tristesse qui m'avait envahi en
rentrant à Paris, cette ville où j'étais si souvent venu avec ma
femme Dina.
— Grâce à vous, disait Mme Vincent, grâce à vous. Vous vous
souvenez, ce soir-là, quand vous m’avez raccompagnée, vous
m’avez si bien parlé, je ne sais pas ce que j’aurais fait sans
vous, peut-être…
Sa joie me protégeait de ma peine.
Qui donne reçoit.
J’ai quitté Paris pour ma maison des Barons quelques jours
plus tard. En voiture, parce que l’attention qu’il faut déployer,
les gestes qu’il faut faire pour conduire, étaient pour moi,
quand les souvenirs douloureux m’assaillaient, une façon de
leur résister. Et comme rien n’est aussi simple qu’on le dit, il
m’arrivait souvent, malgré la Fondation, malgré les lettres des
lecteurs, de me sentir seul. Comme à Mme Vincent, il m’arrivait
d’avoir à lutter contre le désespoir et de n’être pas sûr de
vaincre.
A l'entrée de l’autoroute se tenaient des groupes de jeunes
gens qui tendaient la main, présentaient des noms de villes du
Sud inscrits sur des morceaux de carton. J’ai ralenti. Un peu à
l’écart, assis, un couple, elle les cheveux longs blonds, une
sorte de couverture verte tricotée sur les épaules, lui les
cheveux frisés, tombant sur les côtés, une guitare sous le bras.
Je me suis arrêté. Pourquoi ne pas les faire monter?
Souvent j’avais croisé dans les grandes villes, vu au bord des
routes, des jeunes gens qui allaient par bandes, avec l’uniforme
de la jeunesse fait de vêtements sales et extravagants.
J’avais, avec Dina, recherché dans les villages de la
montagne un adolescent, fils d’un couple d’amis, qui avait
disparu, laissant un simple mot : «Je pars sur la route vivre en
liberté.» Et pourtant il n’y avait pas enfant disposant de plus de
liberté déjà.
Nous l’avions retrouvé par hasard, près de la frontière, assis
sur une borne. Un miracle.
J’avais essayé de l’interroger. Il restait fermé, silencieux, ne
me regardant même pas et parfois il répondait par un juron.
Quand nous l’avions remis à ses parents, à peine s’il les avait
salués. Sa mère pleurait, riait, répétait sans fin : «Pourquoi,
mais pourquoi?…» Lui était monté directement dans sa
chambre.
Sur le bord de l’autoroute le couple de jeunes gens s’est
avancé vers ma voiture, j’ai ouvert la portière arrière et ils se
sont installés. Le jeune homme gardant sa guitare sur les
genoux, la jeune fille enlevant la couverture de laine verte qui
lui enveloppait les épaules.
Je conduisais, je les regardais dans le rétroviseur. Eux aussi,
comme le fils de mes amis, étaient-ils des enfants en fuite? Ils
ne m’avaient même pas remercié. Peut-être attendaient-ils
poliment que je commence à parler? Mais je n’en avais pas
envie, je préférais réfléchir, les observer, lire sur leur visage
ces maladies que j’avais découvertes dans les villes : le
malheur et la solitude de la jeunesse. Et c’étaient des maladies
graves.
Car la solitude est mère de la violence et du désespoir.
Je me souvenais de ma surprise en traversant certains
quartiers des capitales : ces jeunes appuyés aux façades, les
mains dans les poches, ces jeunes assis sur les trottoirs,
inactifs, ou bien courant comme de jeunes chiens derrière des
ballons ou des boites de conserve avec lesquels ils jouaient. Ils
étaient ainsi laissés dans la ville, en proie à leur solitude. Et
qu’ils se rassemblent ne changeait rien : ils étaient un groupe,
mais chacun dans ce groupe était seul. Les parents au bureau,
les aînés eux aussi au travail. Alors les plus jeunes
vagabondaient, perdus dans les rues sales des trop grandes
métropoles.
Ma jeunesse pourtant soumise aux lois de la guerre, de la
faim et de la mort, en un sens je trouvais qu'elle avait été
moins désespérée que la leur. Je savais contre qui il me fallait
lutter. Je savais quels étaient mes alliés. Et je savais aussi
pourquoi je devais me battre : pour la survie de mon peuple et
pour venger les miens. Dans mon malheur, j’avais eu pour me
guider une étoile polaire.
Car celui qu’anime un idéal, celui qui partage un grand
dessein collectif, celui-là n’est pas seul.
Mais eux, ces adolescents des villes en paix, ce jeune homme
qui tenait sa guitare contre lui, cette jeune fille, le front appuyé
contre la vitre de ma voiture, qu’est-ce qui pouvait les inciter à
devenir des hommes? A vivre? Parfois, quand je voyais ces
adolescents errer le long des avenues, rester allongés sur les
plages ou assis côte à côte, ils me faisaient penser à des
abeilles affolées n’arrivant pas à trouver une issue, se heurtant
contre les parois d’un bocal ou bien alors ils étaient comme des
pierres que quelqu’un lance et qui roulent un peu, avant de
s’immobiliser.
Bien sûr, la paix valait mieux que la guerre. Car dans la
guerre la jeunesse est écrasée, martyrisée. Mais vivaient-ils la
paix, ces adolescents, ou bien subissaient-ils une guerre
intérieure à eux-mêmes, implacable aussi? Une guerre qu’ils
ignoraient mais qui les poussait à agir, à quitter leurs familles,
à se droguer, à se livrer à la violence? Chacun d’eux était, sans
qu’il le sache, bourreau et victime de lui-même.
La violence de l’homme seul, c’est d’abord contre lui qu’il la
dirige.
Ils étaient seuls, les jeunes gens d’aujourd’hui, trop souvent
seuls.
Dans la ville emprisonnée que j’avais connue pendant la
guerre, j'étais moins seul qu’eux. Parce que, même si beaucoup
d’entre nous dans cette ville opprimée ne pensaient qu’à euxmêmes, je sentais, moi, que nous subissions un destin commun.
Que j'étais partie d’un tout.
Eux, ces adolescents, enfermés dans ces rues sombres, eux
qui naissaient dans cet univers d’acier où chaque homme est
isolé dans la carrosserie nickelée de sa voiture, comment
auraient-ils eu le sentiment d’appartenir à un tout?
Ils essayaient de recréer des solidarités : ils se
rassemblaient, ils chantaient ensemble, ils dansaient, ils se
droguaient ensemble. Mais comment ces groupements de
corps, ces rencontres, pouvaient-elles leur suffire?
On ne cesse pas d’être seul parce qu'on se rassemble.
On reste seul quand on ne partage pas un grand projet
commun.
— Qu’allez-vous faire là-bas? ai-je demandé en regardant
mes passagers.
La jeune fille haussa les épaules, le jeune homme se mit à
rire.
— La même chose qu’ici, rien, mais il y a le soleil, là-bas.
Alors on se chauffera.
Il mit le bras sur l’épaule de la jeune fille qui se déplaça
comme pour éviter ce contact. Voilà. Ils fuyaient la solitude en
formant des couples provisoires, fragiles. Mais cela ne résolvait
rien.
La solitude qu’on porte en soi, il faut d’abord vouloir la
vaincre soi-même.
Mes passagers n’ont tout au long du voyage échangé entre
eux que quelques mots. Ils me faisaient penser à ces couples
las d’être des couples, un homme et une femme, côte à côte
une vie durant et chacun enfermé en lui-même. Ils étaient
jeunes mais ils se comportaient comme des adultes usés,
blasés.
Ils m’ont quitté à la sortie de l’autoroute. Je les ai regardés
s’éloigner, lui portant la guitare à bout de bras, elle replaçant
sa couverture verte sur ses épaules.
Pour que deux êtres se rencontrent, pour qu’ils détruisent
l’un par l’autre la solitude, il faut qu’ils partagent le même
avenir.
Pour atteindre ma maison des Barons je devais suivre, après
l’autoroute, une voie étroite qui grimpait au flanc de la colline
et s’enfonçait dans la foret calcinée par l’incendie dans lequel
les miens avaient péri. Les enfants du village, sur le bord de la
route, là où Dina avait essayé de fuir, là où la voiture prise dans
la fumée avait glissé le long de la pente, les enfants, les
camarades de jeux des miens, avaient élevé une stèle de pierre
avec le nom de mes fils et de mes filles.
J’ai ralenti, puis comme à chaque fois je me suis arrêté,
m’approchant de la pente, fasciné par ces troncs brûlés dont
certains déjà étaient recouverts de mousse verte : la vie qui
continuait plus forte que le feu. Je me suis assis. Devant moi
ces vallons, ces talus pierreux, cette nature saccagée. Au loin,
l’autoroute, les premières villas, la ville au bord de la mer.
On n’avait jamais avec précision découvert les causes de
l’incendie. Une imprudence de fumeur? Un campeur? Peut-être
une étincelle électrique née de l’un de ces câbles à haute
tension tendus de sommet en sommet et qui frôlaient la cime
des arbres? Ou bien le soleil jouant sur un morceau de verre
qui faisait office de loupe et le feu prenant sur la terre
desséchée au terme d’une saison sans pluie, et puis le vent. Je
regardais cette nature martyrisée. Et d’ailleurs tout au long de
l’autoroute il y avait ces plaies ouvertes par l’homme. Collines
tranchées, prés, arbres recouverts par la poussière blanche
que rejetait la cheminée d’une usine. Peu après Paris je m’étais
arrêté dans un parking au milieu d’une foret et m’avançant par
un sentier j’avais découvert ces immondices, bouteilles, boîtes
de conserve, papiers, caisses de bois et de carton, ces traces
que l’homme laissait. Ce mal qu’il faisait à la nature.
Et ici, devant moi, il y avait la terre brûlée, les pierres
éclatées et noires. Ce feu que, quel que soit le détail des
causes, l’homme avait provoqué.
Pourquoi tout ce mal? Ce désordre que l’homme introduisait
dans la nature, saccageant, mutilant, sans même se rendre
compte qu’un jour, comme un boomerang, le mal qu’il faisait
retomberait sur lui?
L’homme, n’est pas seul à la surface du monde. Il n’est
qu’une partie de la nature. Et s’il la détruit, alors il se
retrouvera seul, comme dans un désert.
Quand j’avais acheté les Barons j’avais parcouru avec un
vieux paysan les collines qui entouraient ma propriété.
Il avançait, courbé, les mains sur les reins, un chapeau de
paille aux bords cassés profondément enfoncé, dissimulant sa
peau rouge brûlée toute une vie durant par le soleil.
— Vous voyez, disait-il, ici, on faisait du blé avant.
Il me montrait les étroites bandes de terrain qui, disposées
comme les marches d’un escalier, striaient la colline.
— Et aujourd’hui, des pierres. Avant, c’était de la bonne terre
et puis on a commencé à couper les arbres, alors avec les
pluies la terre a été emportée, et maintenant…
Il s’était baissé, prenant une poignée de cailloux aux arêtes
vives.
— Voilà ce qu’il reste, a-t-il dit.
En ce temps-là, il y a maintenant plus de dix ans, j'étais
différent d’aujourd’hui. Je répondais au paysan que le travail
sur ces collines éloignées était épuisant, que le blé on
l’obtenait dans les grandes plaines que des machines
parcouraient comme des navires traversant la mer. Le vieux
paysan a haussé les épaules.
— Vous ne comprenez pas, monsieur Gray, c’est pas qu’une
question de travail, ce blé, c’était comme si on faisait un enfant
avec la terre. On la respectait. La terre, c’était la mère.
Aujourd’hui, on se croit malin et vous voyez, la terre, elle est
morte, c’est plus que des pierres.
En ce temps-là, je riais. Il me semblait que l’homme avait
besoin de déserter les régions difficiles, d’abandonner le dur
travail des champs, j’imaginais que les machines pourraient un
jour tout faire.
Moi, j’avais choisi la nature, j’avais quitté la ville, mais cela
me paraissait n’être qu’une solution personnelle. Et si j’aimais
la nature je ne comprenais pas son importance. Je l’aimais
surtout comme un décor agréable, plus doux au regard que les
façades grises des grandes cités.
Et puis j’ai vécu aux Barons. J’ai planté des pêchers, j’ai
cueilli avec mes enfants les fruits lourds, j’ai mordu dans la
chair sucrée, j’ai marché pieds nus dans l’herbe haute, et avec
mes enfants nous avons, grimpé aux arbres, couru, nous avons
dormi sous le soleil. J’ai compris que la nature n’était pas qu’un
décor. Je l’ai aimée comme un être vivant aux visages divers. Et
quand le feu est venu, quand les miens sont morts, quand j’ai
marché des nuits durant au milieu des souches encore
fumantes, que je me suis sali en heurtant, les branches brûlées,
alors clairement j’ai vu, j’ai vécu l’union de l’homme avec la
nature et la tristesse de l’homme dans la nature détruite.
Si l’homme se sent seul, si l’angoisse et la peur sont en lui,
c’est qu’il a tranché ses liens avec la nature.
Mais cette union peut être heureuse. Je l’avais connue ainsi
dix ans durant, avec les miens. Dans l’harmonie des couchers
de soleil au-dessus de la mer, des chants d’oiseaux, qui le matin
nous réveillaient tous. Alors je sortais, je marchais pieds nus
sur la pelouse couverte de rosée.
Depuis l’incendie, les oiseaux ont déserté les collines. J’ai vu
la forêt morte. J’ai pensé à toutes ces régions du monde qui
sont devenues des étendues de poussière. Là où étaient des
prairies l’homme avait fait naître ces monticules gris de terre
infertile que le vent soulevait en tourbillons. Et c’est pour cela,
pour cette nature saccagée, que j’ai voulu créer la Fondation,
afin de préserver et protéger l’environnement de l’homme. Non
pas pour la nature elle-même, non pas pour l’homme
uniquement. Mais pour l’ensemble que l’un et l’autre
constituent.
L’homme et la nature forment un tout qui vit mais qui peut
mourir.
Séparés l’un de l'autre, chacun devient pierre infertile.
Et si l’homme ignore la nature ou la détruit, il s’ignore et se
détruit lui-même.
Je comprenais maintenant l’une des raisons de mon angoisse
alors que, vivant dans les grandes villes, allant pour mes
affaires d’une capitale à l’autre, je n’avais pas le temps de
retrouver la nature. Bien sûr mon anxiété avait aussi d’autres
origines : je doutais de rencontrer un jour la femme que
j’aimerais, qui deviendrait la compagne unique de ma vie. Mais
il y avait d’abord autour de moi cette prison qu’est une trop
grande métropole. Et j’y étouffais.
Nulle part, le calme d’une prairie qui s’étend à l’infini, nulle
part les herbes qui se couchent sous la brise, les couleurs
mauves d’un crépuscule qui se perd derrière les arbres, les
bruits qui peu à peu s’estompent avec la lumière. Rien de tout
cela qui, ici, aux Barons, dans ce cadre tragique maintenant,
face à la forêt détruite où les miens se sont perdus, demeure et
m’apaise malgré tout, malgré ce passé et cette nature
saccagée. La ville c’était le bruit, l’air âpre, les cohues, les
visages comme des masques. L’agression, la fatigue dont on ne
se rendait même plus compte parce quelles étaient devenues la
matière de la vie. Maintenant, je pouvais comparer.
Comprendre aussi combien la ville est une jungle où chacun est
seul. Quand, jeune immigrant, je grimpais avec mes
marchandises à vendre les escaliers des grands immeubles du
Bronx, j’avais déjà été frappé par la peur que je lisais dans les
yeux lorsque les portes s’entrouvraient. Parfois il me fallait
glisser mon pied dans l'entrebâillement pour qu’on ne referme
pas la porte.
La peur, la solitude, comme si chaque inconnu pouvait être
un ennemi.
Voilà la ville trop grande, voilà les lois de ces groupements
de millions d’hommes qui ne peuvent que s’ignorer.
L’homme n’est jamais aussi seul qu’au milieu d’une foule.
Je me souviens de ce clochard que je rencontrais à chacun de
mes voyages à Paris, couché sur la grille d’une bouche
d’aération du métro, près de l’hôtel. Moi, j’arrivais de New
York ou de Berlin, de Londres ou de Rome, je le retrouvais
blotti dans son manteau noir, comme s’il n’avait pas bougé
depuis une semaine. Et avait-il bougé? Je passais près de lui, et
des milliers d’autres le frôlaient de leurs pas pressés.
Le voyait-on? Savait-on qu’il s’agissait d’un homme?
Je ne pouvais m’empêcher de penser à ces autres formes
allongées, des milliers que j’avais vues dans ma ville affamée,
ces formes squelettiques du temps de la guerre. Maintenant,
c’était la paix, mais il y avait encore ces hommes et ces
femmes, abandonnés sur les trottoirs d’une capitale. Des vieux
souvent, épaves que la vie, la malchance, les hasards laissaient
ainsi mourir au milieu de l’indifférence.
Il n’est pire solitude que celle qui naît de l’indifférence des
autres. Et chacun peut être victime un jour de l’indifférence et
en souffrir. Alors pourquoi ne pas tendre la main à celui qui est
seul?
Je sais. Le temps manque. Moi aussi je suis passé près de ce
clochard allongé sans me soucier de lui autrement que pour lui
jeter un regard, me dire qu’il était encore là, que la neige le
recouvrait peu à peu, qu’il était sans doute ivre. Puis j’allais
mon chemin, j’avais mes affaires à régler. Aujourd’hui, je me
demande si ces hommes, ces femmes, malheureux, solitaires,
que l’on croise, ces vieux qu’on oublie au fond des
appartements glacés, où le froid le plus vif est celui de leur
solitude, ne sont pas comme des avertissements, des images de
ce que nous ne devons pas oublier, de ce que nous pouvons
devenir.
Nul ne peut dire s’il ne sera, un jour, un homme seul.
Mais comment penser à cela?
J'étais pris par mes affaires, mes projets, puis ce fut la
rencontre avec Dina, mes enfants. Mon bonheur m’a peut-être
aveuglé. J’ai oublié qu’il peut n’être que passager. Mais
comment imaginer que ce que j’avais construit pouvait être, en
un seul jour, détruit?
Depuis qu'à nouveau je suis seul, je sais mieux que la vie est
pleine de secousses. Que nul ne peut dire s’il échappera au
malheur d’être seul.
La solitude est un miroir : on s’y découvre, tel que l'on a été,
tel que l'on est.
La solitude est une épreuve.
Seul celui qui n’a pas épuisé la source qui est en lui peut en
sortir vainqueur. La solitude révèle l’homme vrai.
Parfois il faut la rechercher, parfois elle est nécessaire,
inéluctable.
Quand je me suis enfui du camp de la mort, quand sur les
routes, dans les villes encore épargnées, j’ai rencontré mes
frères, des hommes et des femmes de mon peuple, quand j’ai
tenté de leur dire ce que j’avais vu, ce qui allait advenir, quand
j’ai voulu les convaincre qu’il fallait lutter, je n’ai pas été
entendu. On m’a pris pour fou, pour un jeune exalté.
Et je suis resté seul avec ma certitude.
Celui qui sait, souvent est seul. Mais cette solitude est le prix
qu’il doit payer pour ce qu’il sait.
Et il faut l’accepter la tête haute et le cœur fort.
Je suis donc reparti après avoir tout tenté pour prévenir les
miens de la barbarie qui allait s’abattre sur eux.
Il m’était difficile de les quitter, de les abandonner à leur
tranquille ignorance. Que pouvais-je faire, mourir avec eux ou
essayer en m’enfuyant seul de combattre pour eux?
Il faut parfois choisir la solitude, si elle est l’unique moyen
d’être fidèle à soi et aux autres.
J’ai dû l’accepter souvent.
Peut-être est-ce pour cela qu’aujourd’hui, seul encore, je suis
capable de continuer. Parce que je sais aussi, pour l’avoir vécu,
que l’amour existe. Que la solitude peut cesser.
Et que l’amour transforme alors un sol couvert de pierres en
une terre vivante fertile.
4
L’AMOUR
Derrière le mur de ma terrasse, je suis à l’abri des regards.
Avec Dina, nous avions voulu pouvoir nous isoler, ne voir que le
ciel quand nous nous allongions sur le ciment que le soleil avait
rendu brûlant.
Nos enfants, au moment où la chaleur est la plus forte,
dormaient. Nous nous étendions côte à côte. Il y avait le
silence, les cigales, parfois le bruit du vent dans les arbres
proches. Et rien d’autre.
Souvent des amis nous rendaient visite. Ils arrivaient de New
York ou de Paris, ils s’enthousiasmaient pour le paysage, le
calme, et puis l’un d’eux s’approchait du mur, il hochait la tête :
— Vous êtes quand même très seuls ici, vous ne vous
ennuyez pas?
Dina et moi nous souriions. Qu'était-ce que l’ennui?
L’autre, quand on l’aime, est un univers qu’on n’a jamais fini
d’explorer.
Il est l’eau qui désaltère et la soif qui donne le désir de boire.
Je comprenais cet homme ou cette femme qui avait peur du
silence, peur de quitter la ville, peur de se retrouver en tête à
tête avec un autre qu’il n’aimait pas ou plus, ou pas assez. Moi
aussi j’avais connu cette crainte. Pourtant en ce temps-là je
vivais avec Margaret. Entre nous il y avait l’affection, l’amitié.
Mais l’un et l’autre nous savions que ce n'était pas l’amour.
J’avais toujours en moi cet espoir qu’un jour quelque chose
éclaterait dans ma poitrine quand je rencontrerais une femme
avec qui, dès les premiers instants, je saurais que je voudrais
vivre toujours. Une femme qui me donnerait la paix intérieure
et la joie. Et je n'étais pas le seul à vivre de cet espoir. Qui ne le
porte pas en soi?
Chacun de nous attend l’amour. Il faut espérer l’amour.
Car les pensées ouvrent le chemin.
Je ne me résignais pas à une union sans amour, une union
sagement fondée sur la seule compréhension. Et qui peut se
résigner? Plus tard, dans ma maison des Barons, quand je
recevais mes amis il m’était facile de découvrir ceux qui
avaient manqué l’amour, ceux qui avaient accepté de renoncer.
Il y avait Marthe, que Dina avait connue à New York, Marthe
mariée dont les deux fils vivaient maintenant avec leurs
femmes dans des villes de la côte ouest des États-Unis. Marthe
qui, à 47 ans, se retrouvait seule avec son mari. Les années
avaient passé, elle avait eu les jours pleins de ses enfants,
aujourd’hui elle était désemparée face à cette route qu’il lui
restait à accomplir aux côtés de Jack, son mari, cet homme
qu'elle avait à peine vu durant ces années et qui maintenant
était le seul visage qu'elle côtoyait à chaque minute.
— Je suis seule, répétait-elle à Dina.
Elle la rejoignait dans la cuisine, je restais avec Jack.
— Marthe ne va pas bien, disait-il. Les enfants sont loin,
mariés, et puis il y a l'âge qui vient. Une femme, c’est difficile
pour elle de vieillir.
Je comprenais qu’il n’y avait pas entre eux l’amour qui donne
confiance.
L’amour, c’est donner à l'autre la sécurité et la recevoir de
lui.
Alors Marthe confiait à Dina ses angoisses, cette vie qu'elle
n’avait pas vu s’écouler.
— Comment vais-je continuer? disait-elle. J’ai perdu le
sommeil, tu ne sais pas ce que c’est que cette angoisse, une
boule, lourde, là dans la poitrine.
Dina et moi nous savions parce que l’un et l’autre nous
avions longtemps vécu sans rencontrer l’amour. Mais l’un et
l’autre nous avions refusé de construire notre vie, toute notre
vie, avec un compagnon qui nous eût apporté à peine plus
qu’une amitié. Nous avions espéré, nous avions cru à la
possibilité de l’amour et nous nous étions rencontrés. Marthe
n’avait pas eu cette certitude en elle ; un jour, à cause de sa
jeunesse et des hasards aussi, elle avait accepté d’épouser
Jack. Peut-être parce qu’elle avait eu peur de la solitude,
qu’elle avait voulu vite s’assurer un avenir, trouver un bras sur
lequel s’appuyer, elle avait cru gagner. Cette tranquillité, ces
deux enfants, ces années douces qu’elle avait passées à les voir
grandir. Mais maintenant il y avait la rançon.
Car la vie sans amour n’est rien.
Et elle n’aimait pas Jack, de la tendresse oui, mais aussi de la
rancœur contre lui, des reproches qu’elle lui adressait comme
s’il était responsable du choix qu’elle avait fait, du temps qui
avait fui, de l’angoisse qui pesait sur elle. Dina essayait de lui
faire comprendre qu'elle avait ses deux enfants, que sa vie
avait un sens, puisqu’ils étaient vivants, que Jack aussi était là
qui l’aimait. Marthe secouait la tête, paraissait ne pas
entendre, comme si sa vie n’avait été qu’un désert, comme si
vraiment elle avait été seule.
Quand on renonce à aimer pour choisir ce que l'on croit être
la sagesse, quand on oublie que la vie est un acte d’amour, un
jour vient où l'on découvre que l'on a perdu.
La vie ne se gagne que si l'on aime.
Jack et moi nous sortions, nous marchions sur la route,
devant nous couraient mes enfants, parfois l’un d’eux se
pendait à mon bras. Jack prenait sa main et nous soulevions,
nous balancions Nicole ou Charles entre nous. L’enfant riait.
— Tant que Marthe avait ses fils, disait Jack, elle était
différente, mais qu’avons-nous à nous dire, maintenant? Alors
le soir c’est la télévision, des amis qui viennent. Il faudrait
peut-être que Marthe ait une occupation pour la distraire.
Jack m’interrogeait comme si j’avais eu une grande
expérience, alors qu’il était mon aîné. Que pouvais-je
répondre? Il me prévenait aussi que viendrait un moment où
nos enfants ayant grandi nous nous trouverions face à face,
seuls, Dina et moi.
Ce sera le moment difficile. Personne n’y échappe, disait-il.
J’étais sûr de ne pas connaître ses angoisses. Sûr que Dina
ne deviendrait pas une autre Marthe. Parce que nous nous
étions choisis dans l’enthousiasme. D’un seul regard nous
avions compris que l’un pour l’autre nous étions la liberté, la
joie, que l’un pour l’autre nous étions la force.
L’amour n‘est jamais contrainte.
Il est joie, liberté, force.
Et c’est l’amour qui tue l’angoisse.
Cela, je le savais. Je n’avais qu’à me souvenir du temps
d’avant Dina quand j’errais seul dans New York, ou que j’allais
d’une capitale à l’autre. J’avais l’argent, le succès. Il me
suffisait de vouloir pour rencontrer une femme. Mais j’étais
seul, en fait. Je ne construisais rien avec ces amies de hasard.
Je vivais avec elles de fausses joies.
Là où l’amour manque naissent la peur et l’ennui.
Oui, j’avais peur, peur de ne pas trouver cette femme dont je
désirais faire la mère des enfants que j’espérais. Peur : parfois
j'étais tenté d’accepter des solutions imparfaites, puis quelque
chose en moi s’insurgeait. Je pressentais que décider de vivre
toute une existence avec un autre être est un acte important.
Et pourtant malgré ma peur, mon désespoir quelquefois, je
gardais la certitude qu’un jour je reconnaîtrais l’amour.
L’amour est une loi d’attraction.
Si on se laisse guider par le besoin qu’on a de lui, si on
n’oublie pas qu’il est la vie, alors un jour on le rencontre.
Un être au moins a ce même désir.
Pour un être au moins vous êtes l’irremplaçable qu’il
cherche.
Et il l’est pour vous.
Seulement beaucoup craignent d’aimer.
Marthe, dont Dina me parlait le soir quand les enfants
étaient couchés, que nous restions accoudés au mur de notre
terrasse à regarder la ville lointaine, les navires qui, leurs mâts
décorés de guirlandes lumineuses, étaient à l’ancre dans la
rade, Marthe, ce qui l'avait perdue c'était non seulement la
peur d’être seule mais aussi la peur d’aimer.
L’amour est emportement.
L’amour est enthousiasme.
L’amour est risque.
N’aiment pas et ne sont pas aimés ceux qui veulent épargner,
économiser leurs sentiments.
L’amour est générosité. L’amour est prodigalité.
Mais l’amour est échange.
Qui donne beaucoup reçoit beaucoup en fin de compte.
Car nous possédons ce que nous donnons.
Et il y faut parfois de l’audace. Une sorte de spontanéité qui
s’apparente à celle des enfants.
L’amour est une vertu d’enfance dans l’adulte.
Marthe, j'écoutais ce que m’en disait Dina, avait perdu cela.
Ou peut-être ne l’avait-elle jamais connu. Je la regardais. Elle
était soucieuse de son apparence, de sa coiffure. Elle
s’interrompait au milieu d’une phrase pour sortir de son sac
son poudrier, elle jetait sur son miroir un regard rapide, elle
était repliée sur elle-même, trop prudente pour se donner
vraiment, pour aborder tête nue un jour de grand vent.
— Je vais être décoiffée, disait-elle. Je préfère rester ici, dans
la maison.
Dina, Jack, moi, nous insistions. Elle refusait.
— Hier j’ai été chez le coiffeur, Jack, voyons, tu sais bien que
demain nous sommes invités au Consulat.
Elle avait peur du vent, elle avait peur de la tourmente que
l’amour jette en vous. Peur de se donner. Comment pouvait-elle
recevoir? Et d’où venait cette crainte? Peut-être l'éducation,
une médiocre éducation, qui tue la générosité, qui dresse
l’enfant comme on instruit un comptable. Qui fait de l’homme
et de la femme un calculateur. «Je te prête cela, mais prête-moi
ceci.» Un comptable qui cherche à faire des bénéfices.
Or, à l’amour si l’on veut gagner il faut d’abord se dépouiller,
s’engager ; être prêt à tout donner.
Et sans doute n’avait-elle pas compris non plus que cette loi
de l’amour est aussi la loi de l’amour physique. Sans doute ne
pensait-elle qu’à elle seule. Et dès lors fermée sur elle-même ne
pouvait-elle rien recevoir. Rien découvrir.
Pour que naisse l’entente des corps il faut que chacun se
désarme, aille vers l’autre, pense à l'autre. Alors il se trouve et
trouve l'autre qui le trouve.
Mais Marthe pensait d’abord à elle. Parfois avec Dina nous
nous opposions à son sujet.
— Tu es injuste, disait Dina, elle n’a vécu que pour ses
enfants. Elle ne peut pas se faire à l’idée de ne plus les voir,
c'est tout, elle est le contraire de l’égoïsme.
Je protestais. Il y a tant de façons d’être égoïste, et Marthe
me paraissait ne vivre que pour elle, l’amour même qu'elle
portait à ses enfants était possessif. Je l’écoutais parler sans fin
du temps où ses fils vivaient avec elle.
— Maintenant ils ne sont plus à moi, répétait-elle.
Mais aimer ce n’est pas enfermer l’autre, aimer c’est vouloir
que l’autre s’épanouisse, suive le courant naturel de la vie.
Aimer, ce n’est pas mutiler l'autre, le dominer, mais
l’accompagner dans sa course, l'aider.
L’amour vrai est le contraire de la volonté de puissance.
Et puis Marthe était avide, agressive. Je la voyais souvent
avec ses lèvres serrées, son regard vif, tendu, se saisir d’un
objet, d’un fruit, observer Dina. Je devinais au coup d’œil
qu'elle lançait à Jack quand, après un dîner, il se laissait aller,
les jambes allongées, ôtant sa veste, détendu, la colère qui
naissait en elle simplement parce que son mari paraissait
calme, détendu, serein, heureux. Elle s’insurgeait contre lui,
elle avait une courte phrase sèche :
— Tu es d’un sans-gêne, disait-elle sans même sembler le
regarder.
Dina riait.
— Voyons, Marthe, laissez donc Jack.
Savoir accepter l’autre tel qu’il est.
Être joyeux du bonheur qu’il trouve.
L’aimer dans sa totalité : pour ce qu’il est, laideur et beauté,
défauts et qualités.
Voilà les conditions de l’amour, de l’entente. Car l’amour est
vertu d’indulgence, de pardon et de respect de l’autre.
Peut-être était-il trop tard pour Marthe. Trop tard pour
qu'elle comprenne qu’elle avait été, qu'elle était elle-même son
seul et unique bourreau. Elle s’était condamnée par manque
d’audace, de courage, à un mariage sans amour et maintenant
par l’accumulation des regrets et des rancœurs elle se
condamnait à la solitude et à l’amertume. Elle aurait pu
pourtant, en acceptant avec intelligence sa situation, la
transformer.
Il n’y a pas qu’une seule façon de vivre à deux.
Il y a mille chemins qui conduisent au bonheur et à la paix.
Chacun peut trouver sa route dès lors qu’il s’efforce de
comprendre l’autre. Et pour comprendre l’autre il faut le voir,
imaginer qu’on est à sa place.
Il faut sortir de soi, de ses rêves. Voir le réel tel qu’il est.
Tony, lui, ne se nourrissait pas d’illusions. Quand je l’ai connu
il vivait seul. C'était l’un des maçons que j’employais pour la
construction d’une villa que Dina avait dessinée, un Italien au
visage lourd, aux rides profondes. Il avait une quarantaine
d’années. Un taciturne qui travaillait dès l’aube, d’abord dans
son jardin puis sur mon chantier. Il avait divorcé quelques
années auparavant, sa femme l’ayant quitté. Je lisais la
tristesse dans ses yeux, dans l’acharnement avec lequel il
retournait sa terre ou remuait le gravier ou le sable. Souvent
Dina l’invitait à déjeuner avec nous. Il souriait seulement
quand il voyait les enfants. Sa femme était partie avec son
unique petite fille. Pourtant contre elle qui l’avait réduit à la
solitude il était sans hargne, sans haine.
— Que voulez-vous? disait-il. Si elle pensait que c'était mieux
pour elle, que pouvais-je faire? L’enfermer chez moi? Vous
savez, on ne peut pas se faire aimer par force.
Il voyait sa fille une ou deux fois par mois, et dans les jours
qui précédaient sa visite il était joyeux puis, au retour, il
retombait dans le silence. Dans sa tristesse sans colère. Sa fille
allait bien. Il ne s’insurgeait pas.
La sagesse c’est savoir reconnaître et admettre qu’un autre
ne vous aime pas.
Et que la vie continue malgré la cruauté de cette découverte.
La sagesse c’est savoir que l’amour est échange : si l’autre
ne s’ouvre pas à vous, vous vous fermerez à lui.
La souffrance sera double : en vain. L’amour ne naît pas de la
souffrance de celui qui aime. Peut-être la pitié : mais la pitié est
le contraire de l’amour.
Tony avait compris cela. Il avait donc accepté le choix de sa
femme, la séparation, le divorce, la solitude. Il n'était pas
heureux mais il avait le sentiment d’avoir justement agi.
Puis jour après jour j’ai senti que Tony se transformait. Il
s’ouvrait, il parlait davantage. Il me raccompagnait au bout de
la route qui conduisait au chantier, s’appuyait à un arbre,
commentait l’avancement des travaux. Je ne le questionnais
pas mais je savais qu’il commençait à voir une jeune femme qui
s'était installée dans une petite maison en bordure de la forêt.
Des mois ont passé. Tony s’est marié. Puis il a décidé de quitter
la région pour une ville de la côte.
— Vous comprenez, disait-il le jour où il est venu nous saluer.
Ici ça ne me vaut rien, il y a le passé. Je ne veux pas l’oublier
mais ce sera plus facile de vivre ailleurs avec Emmanuelle.
— Vous êtes heureux? a demandé Dina.
Tony a réfléchi. Il n’était pas homme à répondre à la légère.
— Heureux? Oui, je crois. Pas comme avant, ce ne sera plus
comme avant, mais vous savez, il y a, je ne l’imaginais pas,
différentes façons d’être heureux. Je crois qu’on est heureux,
Emmanuelle et moi, elle aussi elle a eu de mauvaises surprises
dans la vie, alors maintenant, tous les deux, on sait comment
recommencer.
Pour chaque couple il y a un chemin singulier.
Chaque couple est unique. Parce que chaque être est unique
et que de la rencontre de deux êtres jaillit un tout unique.
Chacun peut trouver l'autre avec qui il va commencer ou
recommencer la vie à deux.
L’amour, chacun doit l’inventer pour soi.
Il ne peut y avoir de modèle.
Chacun est roi.
Chacun est une origine.
Tony ne nous a pas oubliés. Il revenait une ou deux fois par
mois, sans s’annoncer, parfois seul, parfois avec Emmanuelle.
Je les regardais, assis côte à côte, elle qui n'était pas très belle
appuyée contre l’épaule de Tony et lui qui parlait lentement.
L’écoutait-elle? Je connaissais cette sensation quand Dina
parlait, je ne savais pas ce qu'elle disait mais j'étais enveloppé
par la douceur de sa voix. Pour Emmanuelle, ce devait être la
même impression de paix et de calme, d'équilibre, de temps qui
passait immobile. Et je savais que cette entente ne pouvait
naître que de l’épanouissement des corps et des sentiments.
J’avais dans ma vie, avant Dina, connu beaucoup de femmes. Je
passais avec elles quelques nuits, quelques mois. Le temps de
découvrir que nous ne nous apportions rien, qu’une brève
satisfaction vite épuisée qui me laissait plus seul encore. Mon
corps lui-même que je croyais apaisé je le retrouvais irrité,
insatisfait.
L’homme n’est pas qu’un corps.
L’amour n’est pas qu’une rencontre de deux corps.
Aimer c’est en même temps partager des mots, des regards,
des espoirs et des craintes.
Ceux qui mutilent l’amour l’ignoreront toujours. Il est,
indestructiblement, fait de la joie des corps et de l’union des
espérances. Indestructiblement liées, comme les branches d’un
arbre qui n’existent que par ses racines.
Un jour, Tony et Emmanuelle sont restés plus longtemps avec
nous. C'était, je m’en souviens si bien, un crépuscule d’hiver,
avec un ciel de couleur mauve au-dessus de la mer. Nos enfants
couraient devant nous, vers la petite voiture de Tony.
— Et vous, dit Dina, qu’attendez-vous, il faut des enfants, a-telle ajouté avec cet air résolu, presque autoritaire qu’elle
prenait parfois.
— Tu vois, a dit Emmanuelle, Mme Gray le dit aussi.
— Pourquoi, vous ne voulez pas d’enfant, Tony? a demandé
Dina.
— J’ai une fille, je sais ce que c’est.
Il baissait la tête.
— Des ennuis, des soucis, et puis est-ce qu’on peut prévoir
l’avenir? Je ne veux pas en faire un malheureux de cet enfant.
— Et Emmanuelle, a dit Dina, vous pensez à elle?
Emmanuelle s’est arrêtée.
— Ce n’est pas pour moi, madame Gray.
Tony avait continué d’avancer sans se retourner. Je voyais
bien qu’il écoutait comme moi. Il écoutait de tout son corps.
— Ce n’est pas pour moi, madame Gray, répétait
Emmanuelle, c’est pour nous, nous, Tony et moi, je suis sûre
qu’un enfant ce serait bien pour nous, pour tous les deux.
Elle parlait avec passion.
— Moi, pour moi toute seule, je n’en ai pas besoin, mais je
sais que nous en avons besoin.
Qu‘est-ce qu‘un arbre sans ses fruits?
Qu’est-ce qu’un amour sans projet, sans avenir?
Et l’enfant c’est l’avenir naturel d’un couple.
Le visage de l’enfant c’est le visage du couple.
Mais parfois un arbre peut ne pas donner de fruits. Alors il
faut d’autres projets. Il faut vouloir un autre avenir ensemble.
Car l’avenir à construire ensemble, c’est la terre qui tient un
couple droit, vivant, uni.
Dina et moi nous avions tout de suite voulu des enfants. Et je
ne le regrette pas malgré le destin qui les a frappés, je ne le
regrette pas malgré la blessure que je porte et qui ne se
fermera jamais.
La vie est un tout.
Il y a le malheur et le bonheur. La naissance et la mort.
Vouloir l’un sans l'autre, c’est refuser la vie.
Ne voir que l'un ou l'autre c’est se condamner à être aveugle
et mutiler la vie.
Je comprenais Emmanuelle, je lui donnais raison contre Tony.
J’avais éprouvé en moi l’équilibre qu’apporte l’existence des
enfants. Ils affirmaient par leurs cris, leurs rires, leurs courses,
l’infatigable projet qu’étaient leurs jeunes vies tendues vers le
futur, ils disaient que l’avenir était devant eux et donc, grâce à
eux, devant moi.
Je savais que, à Treblinka, dans le ghetto, pour mon père,
pour d’autres camarades plus vieux qui se savaient condamnés,
j’avais représenté l’assurance que, après eux, malgré les
bourreaux, la vie continuerait. Mes fils, mes filles étaient pour
moi cette image vigoureuse de l’avenir. Maintenant ils n’étaient
plus et c’est cette amputation que je ressentirais toujours. Je
comprenais Emmanuelle.
Chacun de nous a besoin de savoir que l’avenir existe.
Chacun de nous a besoin de laisser une trace de son passage
parmi les hommes.
Chacun doit vouloir laisser cette marque. Sa marque. Parce
que c’est ainsi que l’humanité, ce corps aux visages
innombrables, creuse son sillon.
Et l’enfant c’est la trace d’un homme et d’une femme.
Mais j’avais aussi d’autres amis pour qui la trace à laisser
c’était une œuvre. Edward, qui sculptait, qui recréait le monde
de ses mains, au milieu des arbres, en de hautes formes d’acier
qu’il pliait et courbait.
— Comment fais-tu? lui demandais-je souvent. Toi et Liz sans
enfants.
Il haussait les épaules, il riait.
— Tu es un patriarche, disait-il. Tu veux m’imposer tes
solutions, une famille. La voilà, ma famille.
Il me montrait ses formes, les arbres, le ciel.
— Pourquoi m’enfermer, ma famille c’est le monde, les
images.
Je n’étais pas convaincu. Mais je ne voulais pas troubler
Edward, Liz, s’ils trouvaient ainsi leur bonheur.
Il y a toujours plusieurs chemins pour le fleuve qui va vers la
mer.
Mais il faut que le fleuve aille vers la mer et ne se perde pas
dans les sables. Il faut qu’un couple soit ouvert aux autres
sinon il se perd.
Il faut qu’un couple crée : des enfants ou des œuvres ou le
bonheur pour les autres.
Il faut qu’un couple donne son amour.
Car l’amour qui s’enferme se dessèche et meurt, comme une
plante sans lumière.
Les enfants, les œuvres, les autres, le monde : voilà le soleil
et l’eau qui font vivre l’amour.
Souvent avec Dina, le soir, quand les enfants étaient couchés,
nous parlions de cela, de l’amour, des couples que nous
rencontrions. Autour de nous il y avait tant d’échecs – et nousmêmes nous avions avant de nous unir connu l’amertume et
l’échec – que parfois nous avions l’impression que nous étions,
nous, nos enfants, comme une sorte d’exception. J’aimais
écouter Dina, elle s’asseyait devant le piano, dans la grande
salle de musique. De temps à autre elle s’interrompait pour
jouer quelques notes. Puis elle recommençait à parler :
— Finalement, disait-elle, je crois que Tony acceptera. Lui
aussi veut un fils, comme Emmanuelle, mais il a peur.
— Ce divorce de Tony, ai-je dit, c’est comme se couper d’un
morceau de sa vie. Il a souffert. Voilà ce qui fait qu’il a peur
maintenant.
Divorcer, rompre un couple, c’est toujours trancher en soi, à
vif. Il faut être sûr que le bien qu’on en tire est plus grand que
le mal dont on va souffrir.
Parfois des arbres dont on coupe trop de branches meurent.
Et il faut aussi penser à l'autre, aux autres. A tous ceux que
ces branches protégeaient.
Dina se remettait à jouer quelques notes, s’interrompait.
— Mais Emmanuelle saura lui donner confiance, disait-elle.
Elle l’aime, elle veut lui donner confiance.
Aimer, c’est réussir à donner à l’autre confiance en lui.
Dina et moi, mutuellement nous nous donnions confiance. Je
le comprenais encore mieux quand j'écoutais Marthe parler à
Jack, je découvrais combien dans un couple les mots peuvent
être un cancer. Marthe ne se rendait pas compte du mal qu'elle
faisait à Jack, du mal qu'elle se faisait à elle-même. Simplement
elle se laissait aller à un mouvement d’humeur, à l’amère
satisfaction de faire souffrir. Sans doute était-elle ainsi
agressive parce qu'elle avait en elle-même une douleur. Mais
elle ignorait qu’il faut aussi vouloir construire un couple pour
réussir à le faire naître et à le maintenir.
L’harmonie entre deux êtres, leur bonheur, c’est aussi le fruit
de leur volonté commune de construire le bonheur et
l’harmonie.
L’amour n’est pas seulement un miracle né d’une rencontre,
il est jour après jour ce que l’on veut qu'il soit.
Et il faut décider de le réussir.
Quand cette volonté existe, elle surmonte tous les obstacles.
Ainsi, à quelques kilomètres des Barons, en allant vers l’est,
dans une belle demeure de style espagnol avec un patio, des
fontaines, habitait un couple d’amis. Des Américains. Elle avait
été scénariste à Hollywood, lui, un homme vigoureux aux
cheveux blancs bouclés, bien qu’il n'eût que la quarantaine,
continuait à écrire ici des romans pour adolescents. Nous les
aimions bien, Barbara et David. Ils n’avaient pas d’enfants et
souvent ils venaient chez nous, parce qu’ils voulaient entendre,
voir, Nicole, Charles, Richard, Suzanne.
Barbara souriait joyeusement, elle jouait avec mes filles.
David restait près de moi et nous les regardions.
— Barbara était faite pour avoir des enfants, m’avait dit
David un jour. Et puis voilà.
Il se confiait sans aucune rancœur, il constatait. David avait
eu recours à plusieurs médecins. Il avait suivi tous les
traitements, sans succès. Alors il acceptait. Et Barbara
acceptait aussi.
— Que veux-tu faire? me demandait-il.
Ils avaient essayé d’adopter un enfant mais ils avaient
rencontré de nombreux obstacles. Ils attendaient patiemment,
calmement.
— Barbara, disait Dina, voilà une femme, une vraie. Elle ne
se laisse pas atteindre. Et pourtant elle souffre, je le sais.
Un jour enfin, quand nous avons klaxonné devant leur
maison, comme à l’habitude, David est venu vers nous en
courant, il faisait de grands gestes.
— Vous allez la réveiller, nous a-t-il dit à voix basse.
Barbara était dans la petite chambre qui donnait sur le patio,
là où souvent Nicole, fatiguée d’avoir couru, avait dormi.
Barbara était là, assise près du lit. Sur les couvertures,
couchée, recroquevillée, une fillette de race jaune, la peau très
foncée. J’ai vu et j’ai regardé Barbara qui souriait. Cette fillette
à la place de la main avait un moignon. David m’a entraîné
dehors.
— La guerre, a-t-il dit. Elle vient de là-bas, du Vietnam.
Orpheline. Elle n’a vraiment plus rien. A elle nous pouvons
donner quelque chose.
Je ne sais pas si j’aurais eu ce courage, celui de supporter
minute après minute le spectacle de ce bras mutilé. De cette
enfant étrangère que Barbara et David accueillaient comme
leur propre fille, qui allait devenir leur fille. Et j’ai senti tout au
long des mois qui ont suivi que Barbara s’épanouissait, que
David riait plus fort. Qu’en donnant leur amour Barbara et
David avaient enrichi le leur. Ils avaient choisi de partager avec
un autre qui souffrait. Ils gagnaient. D’ailleurs ils avaient,
avant même d’adopter cette enfant blessée, toujours participé
au monde. Ils s’enthousiasmaient, ils s’indignaient. Pour eux
vraiment les hommes, l’ensemble des hommes, étaient leur
famille. Quand je voyais David, je pensais à Julek Feld, mon
oncle, qui dans le ghetto de Varsovie avait été l’un des
animateurs de la lutte, l’un de ceux qui ne pensaient pas à leur
propre sort, à leur simple vie, mais au destin de tous les autres,
l’un de ceux pour qui l’idéal, les idées généreuses sont le pain
dont ils vivent.
Pour mon père, pour Julek Feld, pour David, aimer cela
voulait d’abord dire : être aux côtés des autres, combattre pour
eux, les aider, les défendre, les avertir.
Et l’amour, c’est sentir qu’on est une parcelle agissante du
monde. Et responsable de lui.
L’amour, c’est comprendre qu’on vit des autres.
Qu’on est un moment du monde.
Alors cet amour du monde, cet amour de la vie totale permet
de combattre en soi la mort.
Aimer le monde, les autres, c’est abolir sa mort.
5
LA MORT
Le téléphone a sonné. J’étais seul dans le salon, dehors la
pluie, le feu dans la cheminée prenait mal, à cause de
l’humidité du bois. J’attendais des amis. Le téléphone : la voix
de Bernard, nette. Son fils, un accident de voiture sur la route
du bord de mer.
— Ne venez pas, Martin, dit-il. Mais j’ai voulu vous prévenir.
Il est mort. Voilà.
J'essaye de parler, difficilement, comme toujours dans ces
moments-là.
— Ne venez pas, répète-t-il. Je préfère être seul.
Il a raccroché. Je ne connaissais pas son fils.
Bernard en parlait peu. Mais je suis atteint. Toutes mes
plaies s’ouvrent, d’un seul coup.
La mort encore qui ne nous abandonne jamais.
Je l’ai rencontrée dans l’adolescence, dans ma ville que la
guerre saccageait, que la barbarie pénétrait. La mort est
devenue la compagne de mes jours : morts dans les rues, morts
entassés, morts que dans le camp de Treblinka j’enfouissais au
cœur du sable jaune. Mais ma question alors ne concernait pas
la mort.
J’étais jeune, pris dans la folie de la guerre. Je répétais en
moi des interrogations simples : «Pourquoi les tue-t-on?
Comment les défendre, comment les venger?»
Puis les années ont passé. Un jour, alors que je rentrais
d’Europe, j’ai rencontré une nouvelle fois la mort. J’ai vu ma
grand-mère allongée sur son lit, dans son appartement de New
York, menue et raide, serrée dans son vêtement de deuil, j’ai
touché son front de glace, j’ai compris qu'elle n’entendrait pas
mes pleurs et qu'elle ne passerait plus sa main dans mes
cheveux, trouvant que j'étais toujours mal coiffé, j’ai su que je
ne la sentirais plus contre moi, frêle mais vivante. Alors, durant
des semaines, j’ai vécu avec cette question brûlante en moi :
Pourquoi la mort?
La vie, mon sort, celui de chaque homme me paraissaient
marqués par l’injustice, puisque un moment venait où il perdait
ceux qu’il aimait.
Tôt ou tard l’épreuve est là, dans sa cruauté insupportable.
La mort, l’inacceptable qu’il faut apprendre à accepter.
J’ai revécu toutes mes années de guerre, les jours du ghetto
et l’effroi des nuits de Treblinka.
Dina, mes enfants, le bonheur : un temps j’ai réussi grâce à
eux à tenir la mort à distance. Mais elle est revenue, elle me les
a pris et je l’ai sentie voler autour de moi, à nouveau.
Aujourd’hui, c’est le fils de Bernard qui est frappé. Et sa
mort m’atteint parce que je sais par toutes mes souffrances que
la disparition d’un être cher ne s'efface pas.
Il faut savoir que la mort existe. Il faut savoir qu'elle frappera
autour de nous, en nous, ce que nous avons de plus cher.
Il ne faut pas croire que nous serons à l’abri de cette
tourmente.
Il ne faut pas l’oublier.
Il faut savoir que nous serons blessés et que la plaie restera
vivante. Toujours. Et qu’il faut vivre malgré tout.
Je vis. Je suis la preuve qu’on peut vivre avec le malheur. Et
Bernard mon ami va vivre aussi. Malgré son deuil. Telle doit
être la loi. Mais la question demeure.
Pourquoi la mort? Comment vivre avec elle?
A Bruxelles, un soir, alors que je venais de signer mon livre
Au nom de tous les miens, un homme maigre, les cheveux très
noirs tombant sur son front, est resté près de moi.
— Je n’ai plus de livres, ai-je dit, montrant la table vide.
— Ce n’est pas cela, je l’ai déjà lu, relu même. Je voudrais
parler avec vous. Vous voulez bien?
Nous sommes sortis. C’était un temps humide d’hiver, avec
une légère brume. Nous avons marché dans les rues presque
désertes.
— Je ne suis pas juif, monsieur Gray, a-t-il commencé, je suis
catholique mais votre livre, pour moi, c’est celui d’un croyant
et pourtant vous ne parlez pas de Dieu, vous ne dites jamais
Dieu, seulement je sais, je sens : comment auriez-vous pu
survivre au milieu de cette barbarie, face à tous ces morts, si
vous n’aviez pas cru en Dieu, à une autre vie? Comment
admettre la mort des vôtres, sans cela? J’ai perdu ma fille,
monsieur Gray, elle avait sept ans, une maladie qu’on n’a pas
pu soigner, vous me comprenez? Je sais qu'elle vit d'une autre
façon, comme vos enfants, et que nous les retrouverons. N’estce pas, monsieur Gray? N’est-ce pas?
Une autre vie après la mort?
Un Dieu juste et bon qui rassemblait les âmes?
Tant de fois, sans même poser vraiment la question, j’avais
interrogé du regard les juifs religieux du ghetto, ceux qui
acceptaient par fidélité à leur loi morale de se laisser tuer. Tant
de fois j’avais guetté un signe. J’avais refusé la croyance
pendant longtemps, je m'étais tendu dans l’action : jour après
jour, se battre, me venger.
Plus tard, quand aux Barons nous restions avec Dina sur la
terrasse, face à la mer et au ciel, seulement plus tard, j’ai
commencé à penser à Dieu, à entendre en moi cette question,
si simple, si naïve, et que pourtant on ne se pose jamais assez :
Pourquoi la mort, pourquoi la vie?
Leli, une femme douce qui venait chez nous pour aider Dina,
priait à voix basse, souvent. Il m'arrivait de la regarder en
souriant et sans que je le veuille peut-être avec un air de
moquerie.
— Ne riez pas, monsieur Gray, disait-elle, ne vous moquez
pas de moi, je suis sûre qu’il m’entend, Il nous voit, Il nous
écoute.
J’aurais aimé avoir des certitudes. Croire en Dieu, cela
donnait un ordre au monde. Tous les mystères, tous les
scandales, la mort de millions d'hommes et la barbarie, le Bien
et le Mal, tout se trouvait expliqué. Ou justifié, ou pris dans un
mystère plus vaste, celui du monde, de l’univers. Puis j'ai perdu
Dina, mes enfants.
Alors, tout était-il non-sens, hasard horrible, ou bien étais-je
vraiment désigné pour être frappé, puni, et de quoi?
La mort de ceux qu’on aime, la mort des enfants, cela nous
semble toujours injuste. Un arbre est déraciné sous lequel on
aimait vivre, un arbre est abattu qui n’avait pas encore donné
ses fruits.
J’ai eu, durant quelques jours, la haine de moi, la haine du
monde. J’étais fou de douleur, je hurlais la nuit et quand, des
jours plus tard, j’ai revu Leli, j’ai eu envie de lui crier : «Alors,
votre Dieu, alors, vous qui connaissiez mes enfants, vous qui
aimiez Dina, alors, expliquez-moi…» Et puis j'ai commencé à
agir. Ma fondation, le récit de ma vie que j'entreprenais.
On sort du cercle de la mort par l’action, par la vie.
Je me retrouvais dans la même situation qu’après m’être
évadé du camp de Treblinka, quand je voulais avertir les miens,
ceux de mon peuple, du sort qui les guettait, quand je voulais
les appeler au combat.
Je reconnaissais en moi cette détermination dont je ne
comprenais pas bien l’origine mais qui était si profonde, cet
instinct qui m’avait fait refuser le suicide quand dans les
baraques, à Treblinka, tant de mes camarades se laissaient
glisser dans la mort. Et que j’avais résisté à cette tentation.
Il faut vouloir survivre à la mort. Il faut construire par
l’action, par la pensée, des barrages contre le désespoir.
La mort des êtres chers c’est un cyclone qui vous aspire, où
l’on peut se laisser entraîner, où l'on peut se laisser noyer.
Il faut s’éloigner du cyclone. Il faut vouloir survivre.
— Je vous assure, monsieur Gray, si je n’avais pas cette
certitude qu’il y a un Dieu, si je n’étais pas croyant, vous savez,
ma femme et moi nous nous serions laissés mourir, parce que la
vie sans notre petite fille, qu’est-ce que c’est?
L’homme dans les rues de Bruxelles continuait à me parler. Il
ne me laissait même pas le temps d’essayer de répondre à ses
questions.
— Partout, c’est comme si nous la rencontrions, chaque
chose, monsieur Gray, chaque enfant que je croise me dit
qu'elle n’est plus là, vous comprenez?
Puis l’homme m’a pris par le bras.
— Je sais, je ne devrais pas vous dire cela, vous aussi vous
êtes comme nous. J’ai pensé à me tuer, et ma femme aussi.
Mais nous sommes croyants, nous n’avons pas le droit. Nous la
retrouverons, n'est-ce pas? Je suis sûr qu'elle nous voit.
Nous avons marché un long moment en silence.
— Pourquoi n'auriez-vous pas un autre enfant?
Il a secoué la tête.
— Nous n’avons pas le courage. Elle est encore tellement là,
nous ne pouvons pas la remplacer et puis, si un autre malheur
survenait, nous avons peur.
— Il n’y a pas d’autres moyens, ai-je dit. Il faut avoir ce
courage. C’est cela, il me semble, croire.
Croire, c’est vouloir vivre.
Vivre jusqu’au bout malgré la mort.
Croire, c’est croire en la vie.
Et donner la vie c’est combattre la mort.
Car la vie doit chasser la mort.
A chaque printemps l’arbre refleurit. Et l’automne alors, et
l’hiver, ne sont plus que des saisons parmi d’autres.
Il faut que l’homme apprenne à voir la mort comme un
moment de la vie.
— Mais vous, monsieur Gray, vous? Vous aurez d’autres
enfants? Avec tout ce que vous avez souffert?
— Si le moment vient, ai-je dit.
Il ne faut pas forcer le cours des choses naturelles.
Il est un temps pour la souffrance et un autre pour la
guérison.
Encore quelques pas en silence dans la brume qui
s’épaississait.
— Je voudrais être sûr, a-t-il ajouté, que je retrouverai ma
fille, un jour, que nous serons tous les trois ensemble à
nouveau, sa mère, moi. Je prie, monsieur Gray, je prie. Je veux
croire cela.
Moi, je n’ai jamais su prier. Je n’ai pas appris. Je ne sais pas
si je dois me dire croyant. Mais je suis sûr que je ne quitterai
jamais ceux que j’ai aimés. Je vis avec leur souvenir et quand la
mort me prendra, ce sera avec eux que je fermerai les yeux.
C’est peut-être pour cela que je ne répondais jamais clairement
à ceux qui m’interrogeaient sur ma foi, sur Dieu, sur une autre
vie, sur ce qui adviendrait après la mort. Je n’avais qu’une
certitude : ceux que j'avais aimés, tous, ceux du ghetto, ma
famille, mes camarades et puis mes enfants et Dina
demeuraient vivants en moi. Je sentais qu’ils guidaient encore
mes pas, je n’avais pas besoin d’invoquer leurs noms, de prier
pour eux. Ma vie leur appartenait.
Être fidèle à ceux qui sont morts ce n’est pas s’enfermer
dans sa douleur.
Il faut continuer de creuser son sillon : droit et profond.
Comme ils l’auraient fait eux-mêmes. Comme on l’aurait fait
avec eux. Pour eux.
Être fidèle à ceux qui sont morts c’est vivre comme ils
auraient vécu.
Et les faire vivre en nous.
Et transmettre leur visage, leur voix, leur message aux
autres.
A un fils, à un frère, ou à des inconnus, aux autres quels
qu’ils soient.
Et la vie tronquée des disparus alors germera sans fin.
Cela, j’ai tenté de l’expliquer, dans les rues de Bruxelles, à
cet homme que je ne connaissais que par la douleur qu’il me
confiait.
— Mais vous êtes croyant, me répétait-il, peu importe les
mots que vous employez, ceux que vous refusez d’utiliser. Vous
êtes croyant. Cela se sent à tout ce que vous dites. Vous croyez
à une autre vie.
Nous sommes arrivés devant mon hôtel :
— Je voudrais vous écrire, a-t-il dit avant de me quitter. Après
avoir lu votre livre j’ai voulu le faire et puis, je n’ai pas osé vous
déranger. Pourquoi vous ennuyer? Vous étiez vous aussi frappé
par le malheur, alors vous parler de ma peine, de ma fille…
— Si cela vous aide. Mais c’est vous qui pouvez tout, vous
seul, d’abord.
En soi, seulement en soi et par soi, on peut décider de
vaincre le désespoir de la mort. Puis il faut se tourner vers les
autres. Vers la vie innombrable.
Un arbre survit d’abord par ses racines. Mais sans le soleil il
dépérit.
Les autres sont notre soleil.
Il était tard déjà, dans le hall de l’hôtel de Bruxelles deux
enfants blonds, des Américains sans doute, dormaient, tous les
deux dans le même fauteuil, des valises posées près d’eux. Sur
le divan, sous une grande tapisserie, leur mère les regardait,
souriante.
La vie. Un éclair en moi, le souvenir, le cauchemar de tous
ces enfants que j’avais vus morts, encore chauds, ces enfants
que j’avais couchés dans des fosses à Treblinka, et puis mes
enfants, et puis la petite fille de l’inconnu et ces deux enfants
qui dormaient, paisibles dans la douceur du regard de leur
mère. Et des millions d’autres, vivants, joyeux, comme ceux
qui, au Tanneron, continuaient de courir dans la cour de la
petite école, sur la place du village. Les miens n’étaient plus
avec eux. Mais les courses, les jeux, se poursuivaient.
J'étais, depuis mon drame, retourné plusieurs fois dans les
salles de classe. J’expliquais aux enfants les précautions à
prendre contre les feux de forêts. Je parlais avec les deux
instituteurs que mes enfants aimaient tant.
J’avais craint ce contact avec les camarades de Nicole, de
Suzanne, de Charles. Et pourtant je n'étais pas sorti de l’école
désespéré. Il y avait eu cette fille d'une dizaine d’années qui
était venue vers moi, Monique. Je connaissais ses parents, des
mimosistes qui avaient perdu dans l’incendie leurs plantations
d'arbustes, cette richesse fragile faite de ces petites boules
jaunes qui ressemblent à de minuscules soleils qui faisaient
qu’avant le feu la colline du Tanneron était une mer dorée.
— Je me souviens d’eux, avait dit Monique. Surtout de
Nicole. C’était mon amie, vous savez, je n’oublierai pas. Jamais.
Je l’ai embrassée. Dans la mémoire de Monique mes enfants
allaient vivre.
Un jour, tous les écoliers du Tanneron se sont rassemblés sur
la route qui conduit à la ville, là où la voiture conduite par Dina
avait glissé dans la fumée, au fond du ravin. Ils ont, avec leurs
maîtres, inauguré une stèle de pierre. Le vent soulevait leurs
cheveux. Je regardais leurs visages devenus si graves, et je
savais qu’ils n’oublieraient pas.
Et les lecteurs de Au nom de tous les miens non plus
n’oublieraient pas : leurs lettres en témoignaient. Alors, ceux
que j’avais perdus allaient poursuivre une autre vie, mêlés à la
vie des autres. Une vie multiple. Mes enfants seraient vivants
dans Monique, dans leurs camarades de l’école du Tanneron,
dans chacun de mes lecteurs, dans ceux que la Fondation Dina
Gray avertissait du danger.
N'était-ce pas cela, l’autre vie, celle que la mort ne peut
effacer? Cette existence qui peut être éternelle, qui durera
autant que dureront les hommes et qu’il y aura une mémoire?
L’homme est mortel. La vie individuelle un jour cesse. Ceux
qu'on aime meurent. Mais il y a toujours des enfants qui
naissent.
Il y a les hommes, cette vie aux milliards de visages qui se
poursuit et s’amplifie.
Alors les autres, ceux qui demeurent ; ceux qui naissent,
l’ensemble des hommes, continuent de faire vivre ceux qui sont
morts.
La mort ne peut être vaincue que par la fraternité avec les
autres.
Je ne meurs pas puisque je suis partie d’un tout vivant.
Mais comprendre cela n’enlève rien à la blessure qu’est la
mort des autres.
La mort, c’est toujours la grande épreuve.
Le vide qui s’ouvre tout à coup sous nos pas.
Le fuir ne sert à rien. Il faut apprendre à le regarder. Et aussi
à le contourner.
J’avais, les premiers mois après la disparition des miens,
connu l’attraction de ce vide. Des nuits durant, dans notre
grande maison des Barons, je repassais les films que j’avais
pris d’eux, eux courant devant la maison, jouant avec Dina.
Je devenais fou, je vivais avec la mort. J’allais m’enfoncer en
elle, me jeter dans ce vide comme ceux qui, pris de vertige,
tombent tout à coup.
Je me suis repris. J’ai pensé à nouveau au ghetto, à
Treblinka. Je me suis forcé à regarder la mort. Car je l’avais
oubliée. Dix ans de bonheur, dix ans d’égoïsme peut-être, dix
ans pendant lesquels il m'avait semblé que le malheur n’était
qu’un cauchemar lointain. Puis il plongeait sur moi. Alors que
j’avais baissé mon bouclier.
Je me souviens, des mois plus tard, j’ai rencontré l’un des
médecins qui m’avait vu au moment de l’incendie. Nous nous
sommes assis sur la terrasse.
— Vous avez bien réagi, disait-il. J’ai eu peur un moment, je
ne savais pas alors tout ce que vous aviez déjà souffert pendant
la guerre.
— Et si vous l’aviez su, docteur, cela vous aurait rassuré ou
inquiété davantage?
— Il n’y a pas de réponse simple, commença-t-il.
Il alluma sa pipe, se pencha en avant, les doigts entrelacés,
les coudes appuyés sur les genoux.
— Je vais vous raconter une histoire, comme on me l’a
racontée, je la crois vraie. Il y avait en Israël un survivant des
camps de la mort, un homme qui, comme vous, avait dû côtoyer
la mort, prendre dans ses mains les cadavres de centaines de
victimes. Il avait réussi à s’enfuir, il avait combattu. Enfin il
était arrivé en Israël. Là, il s'était marié, mais il n'avait pas
voulu avoir d’enfants.
— Pourquoi?
— Je pense qu’il n’avait plus confiance dans les hommes, il
avait peur de la guerre, il ne voulait pas jeter d’autres vies que
la sienne dans l’enfer. J’imagine tout au moins que c’était cela.
— Vous croyez qu’il était heureux?
— Non, précisément. Voilà ce que je voulais vous expliquer.
Des années durant il eut des cauchemars, des insomnies
implacables. Il alla voir un psychiatre, l’ami qui m’a raconté
cette histoire. Celui-ci lui conseilla de parler, d’écrire ce qu’il
avait vu, cet enfer qu’il avait connu dans les camps.
Le survivant commença et le mieux fut immédiat. Il dormit. Il
évoqua même la possibilité d’avoir des enfants. Il écrivit ainsi
plusieurs mois, cinq ou six je crois. Puis il expédia à mon ami le
manuscrit, et le soir même on le retrouvait pendu.
Le médecin tapa sa pipe sur le mur de la terrasse.
— Je n’aurais pas dû vous raconter cela peut-être.
Je ne répondais pas, j’imaginais ce camarade inconnu qui
avait gravi jour après jour sa mémoire. Quand il avait regardé
le dernier soir, ce passé qu’il avait reconstitué, il avait basculé,
comme un alpiniste trop haut monté et auquel brusquement les
forces manquent à l’instant où il atteint le sommet.
— Voilà, continuait le médecin, voilà pourquoi je ne sais pas
ce que j’aurais pensé si j’avais connu votre passé. Maintenant
je crois que votre passé, cette barbarie que vous avez
affrontée, vous ont servi. Vous saviez que la mort existe, vous
n’ignoriez pas son visage. Regardez autour de vous. Qui ose, à
part ceux dont c’est le métier, moi par exemple, admettre que
la maladie, que le malheur, que la mort sont là? Comment
voulez-vous ne pas être terrassé par eux si vous ignorez jusqu'à
leur existence?
L’homme d’aujourd’hui, la société d’aujourd’hui excluent,
masquent le malheur et la mort.
Alors ils nous frappent comme des météorites tombant sur
nous.
Nul ne peut y échapper.
Car ils sont partie de la vie. Tout homme doit apprendre à les
affronter.
— Et vous docteur? Comment réagissez-vous?
— A quoi?
— A la mort. Vous, vous ne la fuyez pas, vous ne pouvez pas
la fuir.
Il replaçait du tabac dans sa pipe, avec des gestes lents, me
jetant de temps à autre un coup d’œil par-dessus la monture de
ses lunettes.
— Vous ne croyez pas que cela suffit sur ce thème?
— Je voudrais savoir.
Il resta un moment silencieux.
— C’est toujours le scandale, dit-il. Tout le reste à côté n’est
rien. Tenez, je me souviens de mon premier décès. J'ai tout
compris ce jour-là. C‘était une vieille femme. Elle était déjà
inconsciente mais elle paraissait encore souffrir, respirant si
mal, sa fille était assise près du lit, effondrée, je me suis dit :
«A quoi cela sert-il de prolonger cette vieille femme, elle
souffre, sa fille souffre, et pour quoi mon Dieu, pour quoi? Elle
n’a pas à son âge une chance sur un milliard de s’en tirer.» Je
suis parti, donnant quelques conseils, des médicaments
inutiles. Moins d’une heure après on m’a rappelé. La malade
était morte. Et là j’ai vu, j’ai compris. J’avais laissé la vie, un
souffle rauque, rien, me semblait-il, et je retrouvais la matière,
de la pierre, rien. J’ai compris qu’on doit tenir à la vie, qu’il
faut la prolonger jusqu’au bout et, voyez-vous, même dans
l’atroce douleur. Car après nous ne savons pas, mais ce que je
vois, moi, c’est ce corps devenu comme une pierre.
— Vous n’êtes pas croyant?
— Si, justement.
Le médecin s’est levé, s’appuyant au mur de la terrasse, les
yeux tournés vers la mer.
— Il ne peut pas être que tout ce qui a fait un homme, une
femme, soit détruit. Je ne dis pas cela pour essayer d’atténuer
votre douleur. Je crois, au fond de moi, qu’une richesse unique
comme celle d’un homme ne peut pas devenir rien. Mais en
même temps je sais qu’il faut préserver cette richesse. Et pour
moi le plus noble des commandements c’est : «Tu ne tueras
point.»
Il faut bannir du monde tout ce qui peut tuer la vie. La vie, il
faut la défendre de la mort.
Et parfois il faut la donner pour protéger les hommes de ceux
qui sont les partisans de la mort : bourreaux et systèmes qui
font de la mort leur instrument.
Mais une idée n’est grande, une cause n’est juste, que si la
protection de la vie est en leur cœur.
— Et comment faites-vous, docteur, pour ne pas être atteint
en vous-même par ce spectacle de la mort? Comment faitesvous?
— Il n’y a pas de miracle, croyez-moi. Je suis toujours atteint
comme la première fois. Seulement, je sais que cela existe.
Il montrait la mer, le ciel doré, les arbres, les prés.
— Le monde, la beauté, voilà, Martin Gray, voilà mon premier
remède.
Contre l’angoisse de la mort il faut dresser le barrage de la
vie, il faut s’ouvrir à l’infinie beauté du monde.
Il faut se fondre dans le mystère du ciel étoilé.
Il faut devenir partie de ce grand tout en perpétuel
mouvement, partie de l’univers vivant.
— Et aussi…, continua-t-il.
Il m’a montré sa trousse :
— … cela, l’action, la lutte, ne pas abdiquer, voyez-vous,
devant elle. Tenter de lui arracher une seconde, un regard de
plus, un souffle de plus. C’est mon autre remède. Agir.
Evidemment, je suis vaincu, mais c’est dans l’ordre des choses
et je ne cède pas, jamais.
C’est l’action, c’est la vie qui sauvent.
— Et puis l’espoir. Vous savez, je suis croyant. Cela apaise,
mais il y a autre chose, une sorte d’espoir scientifique. Voyezvous, je pense qu’un jour nous vivrons plus vieux, nous
atteindrons alors une sorte d’équilibre, nous aurons des vies
plus remplies, alors la mort sera pour nous un terme, une étape
naturelle, un passage.
Considérer la mort avec les yeux ouverts. Parce qu'elle est
inéluctable.
Ne pas la craindre, ne pas abdiquer devant elle.
L’admettre et la combattre.
Et faire naître en soi la sagesse quand le moment vient.
Quand elle frappe autour de soi : les êtres qu'elle abat, ils
continuent de vivre dans le souvenir de ceux qui demeurent. Ils
vivent encore parce que l’univers est une éternité qui se
transforme.
Et l’homme est une parcelle de cet univers et donc de cette
éternité.
Comme l’univers, il se transforme.
Sa mort, ce point où la vie éclate, est un passage.
Car la vie dans l’univers ne cesse pas : elle est éternelle.
Et la mort n’est que la fin d’une forme de la vie.
Qui renaît ailleurs, sous mille formes nouvelles.
6
LA VIE
J’avais rencontré Larry dès la première année de notre
installation aux Barons. Nous campions encore dans les pièces
inachevées, Dina allait chercher de l’eau à la source et moi je
commençais à débroussailler le terrain. Larry avait surgi une
fin d’après-midi. Dina et moi, nous étions alors adossés au mur
de pierres de la façade, des pierres chauffées par le soleil
d’hiver.
— Alors, c’est vous les Américains, comme on dit ici.
Il parlait avec l’accent de New York. Il avançait vers nous, les
mains dans les poches de son blouson de cuir.
— Ne vous dérangez pas. Je passais par le village et les gens
m’ont parlé de vous.
Il nous expliqua qu’il s’était installé près de Cannes depuis
dix ans, qu’il travaillait pour des journaux de la côte est.
— Je couvre l’Europe, continua-t-il.
Larry s’était assis en face de nous, sur un bloc de pierres qui
avait dû servir d’abreuvoir.
— Tout va bien?
Je me taisais. Je craignais déjà l’invasion des Barons par tout
ce que la Côte d’Azur compte d’Américains. Larry parla encore
puis, tout à coup, il éclata de rire.
— Vous n’êtes pas très bavards, j’ai compris…
Il riait encore en se levant.
— Vous savez, quand je suis arrivé ici je ne voulais qu’une
chose, le calme, surtout ne voir que les voisins que j’avais envie
de rencontrer, pas d’intrus, pas de bonhomme qui vient vous
raconter qu’il travaille pour les journaux de Boston ou de Los
Angeles.
Son rire était communicatif, nous nous sommes levés.
— C’est bien ça, ai-je dit, vous savez quand on arrive de New
York on rêve d’un peu de silence.
— Et on ne veut pas tomber sur un New-yorkais.
Il se frottait les mains.
— Vous êtes adorables, je vous jure, vous ne me reverrez
plus, mais savoir que vous êtes par là, ça m’enchante, bonne
journée.
Nous l’avons raccompagné jusqu'au portail.
— Marrant, joyeux, la vie, non? Moi j’aime ça, la vie, le
hasard, les rencontres. C’est pour ça que le boulot me plaît. Il y
a toujours quelque chose à découvrir, vous, ça…
Larry montrait l’horizon vers la mer, les bancs de nuages
sombres effilochés sous l’effet du vent.
— C'est beau, n’est-ce pas?
Il riait silencieusement.
— Et cet air frais, vous sentez l’odeur des pins? C’est beau, la
vie. Je me souviens, vous avez encore une minute?…
Larry nous avait conquis. Je sentais un sourire presque
involontaire naître sur mon visage, je voyais Dina qui souriait
aussi.
— Bon, au fond je n’ai plus rien à vous dire, si : un soir, en
Corée, un dur accrochage, sur la route deux ou trois chars
brûlaient encore, il y avait des morts qu’on emportait, des
blessés, j'étais là, assis sur un petit monticule avec, tenez…
Larry toucha sa jambe, releva le bas de son pantalon. On
apercevait sur le mollet une longue balafre rouge qui
commençait.
— Une sale blessure, ça pissait, j'étais pas très fier, je me
suis dit ils vont me la couper, et puis… Il y avait un fleuve, le
soleil qu’on ne voyait plus je ne sais pas pourquoi, un bizarre
effet d’éclairage, le soleil faisait briller ce fleuve, j'étais épuisé,
abattu, ma jambe, ces morts pour rien ou pour pas grandchose, et bien, tout à coup, cette lumière, ce fleuve, ce calme,
je me suis senti joyeux, une drôle de joie, je me répétais que
malgré tout la vie c'était beau, dur, grand, beau, et que je
l’aimais, un peu comme ce soir. Vous comprenez ça? Salut.
Il est parti en boitant, nous saluant de la main, faisant hurler
le moteur de la voiture.
— A bientôt, Larry, a crié Dina.
Ce soir-là nous avons marché sur la route déserte. Nous
apprenions le paysage qui allait être le décor de notre vie, nous
écoutions le vent, le silence. Je me souvenais de cette nuit
quand j’avais sauté du train, la nuit de mon évasion de
Treblinka, quand j’avais senti la terre, l’eau, l’herbe sous mes
paumes, puis que j’avais marché, dormi dans la forêt. Je venais
de quitter l’insoupçonnable enfer des hommes et pourtant, pas
seulement parce que j’avais réussi à y échapper, j’avais eu,
comme Larry blessé, la conviction que la vie était belle, malgré
tout, malgré le sable jaune de Treblinka.
J’ai serré l’épaule de Dina. Elle se laissait aller contre moi.
— Qu'est-ce que tu as? m’a-t-elle demandé.
— La vie, j’aime la vie.
Dina s’est arrêtée. Entre les arbres on apercevait la ville qui
commençait à s’éclairer. Les lumières du port se reflétaient sur
l’étendue sombre de la mer.
— C’est beau, a murmuré Dina.
Puis elle m’a embrassé.
— C’est la vie qui est belle, a-t-elle ajouté.
La vie, la vie changeante comme le ciel, la vie claire puis
orageuse, la vie généreuse, pareille aux pluies de printemps, la
vie sauvage, cruelle comme l’ouragan, la vie qui dévaste et qui
comble, la vie, il faut l'aimer, savoir reconnaître sa beauté, ses
éclaircies dans la tempête, et sa grandeur et sa majesté, parce
qu'elle est l’homme et l’univers.
Plusieurs fois depuis mon drame j’ai parcouru cette route où
nous avions marché ces premiers soirs, Dina et moi. J’ai revécu
ces instants, j’ai vu à nouveau les lumières de la ville. Et j’ai
osé redire : «J'aime la vie.»
Larry était devenu un habitué des Barons. Les enfants
s’amusaient avec lui et il avait toujours une histoire à leur
raconter : ils couraient derrière lui qui s’enfuyait en riant et en
boitant.
Après l’incendie, il a été un des premiers à revenir me voir, à
oser me retrouver alors que tant de mes amis n’avaient pas le
courage d’affronter ma douleur. Ce devait être à peine une
semaine après le drame. Étais-je seul? J’ai senti tout à coup une
main sur ma nuque, une main chaude. Je me suis retourné.
C’était Larry. J’ai su plus tard qu’il arrivait d’Allemagne, que sa
femme avait cherché à le joindre depuis cinq ou six jours, en
vain. Dès qu’il avait su, il avait arrêté son reportage, il était là,
silencieux, les yeux rouges, et nous sommes restés l’un contre
l’autre, pleurant l’un et l’autre.
Puis nous nous sommes assis face à face. Je crois que la nuit
est passée. Larry de temps en temps se mettait à parler. Mais
ce n’était que pour me faire parler, raconter. Brusquement les
barrages en moi se sont brisés, ceux qui retenaient mes
souvenirs du ghetto, de la guerre, tous ces morts que j’avais
saisis à pleines mains à Treblinka, ces incendies que j’avais
vus, le ghetto qui brûlait, le ciment qui brûlait et maintenant la
forêt qui avait brûlé.
— Tu ne sais pas, Larry, je vais te dire. Je crois que c’est ainsi
que j’ai commencé et je ne me suis arrêté qu’après avoir
parcouru toute la boucle, de la guerre à la mort des miens. Puis
je me suis effondré, peut-être ai-je enfin dormi un peu, épuisé
d’avoir tout revécu. Écrasé. A mon réveil. Larry était là.
— Je te fais confiance, a-t-il dit. Je te fais confiance, tu
entends, Martin, tu resteras en vie.
Il serrait les poings.
— C’est un autre coup, Martin, un coup qui te tranche en
deux. Mais c’est la vie quand même, et tu vas vivre.
Il s’était levé, il marchait, claudicant dans la grande pièce
que Dina avait dessinée.
— Tu viens de mourir une nouvelle fois par les tiens, mais tu
vas renaître. C’est la loi de la vie. Il faut la respecter.
La vie toujours bascule entre l’ombre et la clarté, l’espoir et
le désespoir, la tourmente et la paix.
Toujours la vie est à reconquérir.
Ceux qui croient avoir atteint le dernier obstacle se trompent
: il y a toujours un autre obstacle. Un autre combat.
Quand cesse le combat, quand devant soi s’étend la plaine
vide, sans muraille dressée qu’il faut passer, alors c’est le
temps de la mort.
Naître c’est déjà se battre, souffrir, être arraché à la douceur
passive et tiède du sein. Il faut accepter la souffrance et la
bataille. Elles sont la vie.
Durant plusieurs jours Larry ne m’a pas quitté. Il était là,
actif, parlant seulement quand il sentait que j’avais envie
qu’une voix vienne étouffer les voix de désespoir qui hurlaient
en moi. C’est dans ces jours qu’il m’a raconté l’histoire de son
père, un bûcheron qui peu à peu avait fait fortune, devenant
marchand de bois, une force de la nature, un géant au rire
puissant, qui partait chaque matin dans la forêt inspecter les
coupes, surveiller le travail de ses ouvriers. Puis, un matin, il
devait avoir une soixantaine d’années, il n’avait pas pu se lever.
— La colonne vertébrale, disait Larry, une sorte de paralysie.
Il avait fallu des semaines pour qu’il puisse à nouveau
marcher, mais en s’aidant d’une canne.
— Il n’a jamais pu l’accepter.
La violence l’a emporté, il lançait sa canne contre les miroirs,
contre les vitres, il hurlait.
— Il me persécutait, disait Larry, m’accusant de n’être qu’un
gratte-papier. Incapable de le remplacer. Alors, je suis parti. Et
mon père est mort peu après. Pourquoi je te raconte cela,
maintenant?
Nous marchions au milieu des arbres calcinés, nous
écrasions les troncs qui se réduisaient en cendres sous nos pas.
— Pourquoi? Parce que j’ai beaucoup pensé à mon père,
pendant des années. Avec remords, pour essayer aussi de
comprendre, pour moi, ce qu’il avait ressenti. Et il y a eu ma
blessure à la jambe, le fait que je ne pouvais plus marcher
comme avant, un hasard qui me rapprochait de mon père, je
crois que j’ai saisi de l’intérieur ce qu’il a dû ressentir et
comment je devais me conduire. Ou essayer de me conduire. Et
c’est pour cela que je te parle, Martin.
»Mon père, continuait Larry, s’est trouvé brutalement devant
sa vieillesse, c’était un mot pour lui et tout à coup cela devenait
son incapacité de marcher, il ne s’est pas adapté, il n’était pas
prêt. Il faut que tu acceptes, Martin ; pour mieux surmonter. Il
y a dans notre vie des êtres, une part de soi qui disparaissent
et pourtant il faut continuer, recommencer. Accepter la mort, la
vieillesse.
Comme le soleil, la vie décrit une courbe. Un jour elle
commence à décliner, lentement. Il faut se préparer à ce temps.
L’accepter. Savoir que cette deuxième moitié de la vie est aussi
la vie. Qu'elle peut être aussi pleine que la première.
Il est des crépuscules qui sont plus beaux que des aurores.
Il faut simplement le vouloir.
Et éclairer les autres et soi de sa paix intérieure.
— Accepter?
Je m’étais insurgé. Et si j’en avais assez d’accepter, si un jour
un homme sent qu’il ne peut plus reprendre le chemin?
— Tu es injuste, Martin, injuste avec la vie.
J’ai hurlé, j’ai pris Larry par les bras, je l’ai secoué, j’ai parlé
de mes enfants, de Dina et des miens, ceux du ghetto.
— Tu ne peux pas encore savoir tout de ta vie, a dit Larry,
elle est pleine, trop pleine mais tu n’en connais qu’une partie,
malgré tout elle continue, et tu dois continuer.
Nous avons repris notre marche en silence. Pourquoi des
visages me sont-ils revenus en mémoire? Pourquoi? Sans doute
à cause de ces mots de Larry : j’ai pensé à Rivka, la jeune fille
que j’avais connue dans le ghetto, Rivka emportée dans la
tourmente, et tant d’autres. Mes déchirures, elles étaient
malgré tout la vie, et je pouvais continuer à agir, à peser sur le
monde.
— Que penses-tu de cette fondation contre la destruction de
la nature? ai-je demandé à Larry.
Il m’a mis la main sur l’épaule.
— Voilà, a-t-il dit, voilà la route qu’il faut prendre.
La vie, c’est d’abord un projet, des projets qu’il faut se
donner.
Ce qui compte c’est ce qui s’inscrit dans le monde réel.
Est réel dans la vie ce qui agit.
Car la vie c’est construire, édifier, élever. Pierre après pierre,
pensée après pensée, acte après acte, apprendre soi,
apprendre le monde, pour se connaître, le connaître, se
changer et le changer.
Pour atteindre la paix intérieure. La seule qui puisse durer.
Pour rendre la vie de l’homme moins cruelle.
Pour tendre la main, la voix, le regard vers ceux qui
appellent.
Quelques jours plus tard je partais pour Paris. J’essayais
d’appliquer mon projet. Je rencontrais de nouveaux visages qui
m’aidaient à vivre. Non parce qu’ils me distrayaient de ma
souffrance. Celle-là est en moi. Et je sais seul sa profondeur
sans fond. Mais parce qu’ils m’obligeaient à réfléchir sur moi.
Sur la vie. Sur ce qui m’était arrivé.
Et puis il y avait ceux qui m’aidaient parce qu’ils avaient
besoin de moi. Qu’ils me contraignaient à me dépasser, à
découvrir en les disant des idées auxquelles je n’avais pas
pensé et qui venaient à moi, que j’acquérais grâce à eux.
Il faut se donner des projets qui vous grandissent. Des
projets qui tendent la vie vers le haut.
Qui obligent à choisir la cime plutôt que le fossé.
Des projets généreux qui font la vie généreuse. Et qui
permettent à la vie de l’homme de se déployer. De s’élever.
J’avais pris l’habitude quand j’arrivais à Paris avec Dina de
descendre dans un hôtel d’un grand boulevard. Je sais que j’ai
eu tort mais j’y suis retourné après le drame. Il y avait un
nouveau portier. Un homme encore jeune qui m’avait reconnu :
ma photo était dans les journaux. Ils parlaient de la Fondation
Dina Gray, de ma fortune. Quand je rentrais tard le soir parfois
je m’attardais, ne voulant pas me trouver seul.
— A votre place j’aurais attaqué le gouvernement, cherché
les responsables, me disait-il. Cent fois déjà d’autres m’avaient
expliqué cela. Mais en quoi cette plainte devant la justice
aurait-elle aidé mon action plus générale? Je répondais, je
découvrais des règles que l’homme, s’il veut agir et s’épanouir,
doit appliquer.
On ne construit pas contre quelqu’un ou quelque chose.
Une vie, si on veut qu’elle soit pleine, ne doit pas être
dressée contre mais pour quelqu’un ou quelque chose.
Pour.
Parce qu’une vie est une totalité, une seule plante. Et si l'on
griffe au-dehors les autres, on griffe aussi soi au-dedans.
J’ai ainsi franchi les premiers mois. Et par l’action, grâce aux
autres je suis resté vivant.
La vie c’est un arbre que la tempête secoue. Il faut tenir
serrées entre ses mains les branches, il faut vouloir rester
accroché jusqu’à ce que le vent, l’orage, se calment.
S’ils se calment jamais.
A quelques kilomètres des Barons dans une petite ville du
bord de mer vivait un couple très uni. Lui, un homme maigre,
petit, agitant les mains lorsqu’il parlait, d’origine italienne, elle
une grande femme de l’est de la France, blonde et mince.
Quand je les rencontrais ils se tenaient toujours par la main. Ils
s’avançaient vers moi et leur bonheur me faisait du bien.
Françoise avait connu un premier mariage qui avait été un
échec. Je rentrais de Paris, je m’asseyais devant leur grande
cheminée.
— Alors, comment cela marche-t-il, votre fondation, me
demandait Louis. Je vous sers à boire?
Ils m’entouraient de leur affection. Françoise me
raccompagnait.
— Qu’est-ce que je peux faire, Martin? Dites-moi. J’ai honte
d’être si heureuse avec Louis, avec tout ce malheur autour de
nous.
Elle répondait aux lettres que recevait la Fondation. Elle se
dévouait. Un jour, dans mon bureau de Paris, je l’ai trouvée
assise dans un coin. Cela faisait quelques semaines que je
n’étais pas retourné aux Barons. Françoise avait maigri, je
voyais ses yeux rouges. J’ai fermé la porte.
— Louis, a-t-elle commencé. Les médecins ne savent pas,
peut-être un cancer. Ils me laissent peu d’espoir.
Dans sa vie, dans leur vie, un gouffre tout à coup sous leurs
pas. Ce sol qui paraissait sûr et qui, comme celui sur lequel
j’avais cru bâtir le bonheur, s’effritait brusquement.
— Peu d’espoir, a-t-elle dit. Martin, que faut-il faire?
Je l’ai regardée. J’étais accablé. Tout mon malheur, mon
désespoir que j’arrivais à contenir, débordaient, me
submergeaient.
Dans la vie, rien n’est jamais résolu définitivement.
Il faut être sur ses gardes. Prêt à la bourrasque. Capable de
saisir la beauté d’un soir, d’un matin, d’une seconde. Parce que,
le jour suivant et la seconde qui vient peuvent être emportés
par la tourmente.
— Venez, ai-je dit, il faut sortir d’ici, marcher dehors.
C’est moi qui avais besoin d’air, de lumière pour me rassurer,
parce qu’il me fallait voir des gens dans la rue qui allaient
apparemment légers, parce que je voulais me redonner
confiance.
Il ne faut pas se laisser couler. Il ne faut pas se laisser
contaminer par le malheur. Il faut le combattre et non pas
l’entretenir par des larmes partagées.
Ce dont l’homme qui souffre et qui craint a besoin ce n’est
pas d’un autre cri de douleur mais d’une voix plus forte que la
sienne et qui lui rende le courage.
Lutter contre l’incendie ce n’est pas l’entretenir ou
s’agenouiller devant lui pour qu’il vous consume.
Dehors, sur les Champs-Elysées, il faisait soleil, un vent vif
d’hiver soufflait.
— Il est encore en vie, ai-je dit, donc il faut le sauver, donc il
ne faut pas lui montrer ce visage, donc vous devez avoir
confiance.
D’abord, chasser la peur de son esprit. Restaurer en soi le
calme. Se répéter qu’il y a toujours une chance à saisir.
Que tout le bonheur du monde est possible tant que la vie
existe.
— Rien n’est encore sûr, ai-je répété. Rien. Et même si cela
était il faut le maintenir en vie jusqu’à ce que le traitement soit
découvert, il faut tout tenter, Françoise. Tout, et d’abord le
protéger du désespoir. Nous avons marché d’un bon pas,
j'entraînais Françoise. Le froid, l’action, tout cela peu à peu me
rendait courage. Je parlais. Je regardais le ciel clair. Je me
souvenais de mon père : «Il faut saisir la chance, disait-il
toujours, la première chance, Martin.» Mais pour avoir cette
attitude il fallait d’abord croire qu’il y avait une chance,
toujours.
Vivre, ce n’est pas seulement se laisser aller au fil du
courant. Un jour, le courant peut cesser de porter. Un jour, le
tourbillon peut vous entraîner vers le fond ou vers les
marécages.
Vivre, c’est savoir pour quoi l’on vit.
Vivre, c’est vouloir vivre.
Vivre, c’est avoir foi dans la vie.
Françoise tout à coup m’arrêta.
— Assez, Martin, assez.
Elle avait l’air lasse, exténuée.
— Je sais qu’il n’y a pas de chance, je le sens, je vous dis que
je le sens. Alors, à quoi bon le faire souffrir encore, et me faire
souffrir?
Ces mots dits d’une voix résolue m’atteignaient, me
perçaient. J’ai évité son regard pour reprendre force, ailleurs,
dans la lumière du ciel, sur le visage des passants inconnus. Il
ne fallait pas qu'elle m’entraîne, comme ces nageurs qui se
noient et s’agrippent à leurs sauveteurs et les noient avec eux.
Je l’ai prise par les deux bras :
— Taisez-vous, taisez-vous, vous ne pouvez pas, vous ne
devez pas penser cela, même une seconde. Taisez-vous.
La pensée peut être un germe de vie ou de mort.
Elle doit être un germe de vie.
Il faut se battre avec soi, pousser au-dehors ces pensées
noires qui envahissent l’esprit comme un brouillard tenace.
Il faut que la pensée soit un appui à la vie, une source de vie.
Il faut vouloir naître des pensées claires.
Et si l’on ne peut, si un temps la force manque, alors il faut
refuser de penser, s’étourdir de bruits et d’images, d’actions et
de voix.
Il faut savoir s’aider à vivre. Et parfois avoir le courage de
fuir.
Il ne faut pas que la pensée soit un venin.
Il ne faut pas nier la vie en parole ou en pensée.
J’ai raccompagné Françoise à son hôtel. Pendant le trajet
nous avons peu parlé. Je lui tenais le bras, j’essayais de faire
passer en elle le courage, qu'elle sente que j’étais avec elle.
Non pas seulement du bout des mots, mais vraiment que je
vivais en moi son inquiétude.
La vie, c’est partager. Ne pas rester enfermé en soi.
C’est ouvrir son existence au monde.
— Martin, a-t-elle dit en me quittant, je ferai ce qu’il faut. Je
vais prier. Je sais être forte.
Je les ai revus souvent. Louis qui se déplaçait avec difficulté
mais qui souriait, Françoise près de lui. Elle lui tenait la main.
Elle parlait avec légèreté comme si le soleil ne s'était pas
caché, comme si devant eux la route eût été toujours droite.
Les médecins venaient. L’un d’eux, celui que je connaissais
bien, me confiait un jour.
— C’est elle qui est extraordinaire, répétait-il. Je ne la
croyais pas capable de cette maîtrise.
— Françoise n’imaginait pas non plus qu'elle serait capable
de cela.
On ne croit jamais assez en soi.
On ignore toujours la puissance des ressources de la vie.
Mais la vie c’est oser franchir les murailles que l'on dresse
devant soi-même.
Oser dépasser les limites que l'on se donne.
La vie c’est toujours aller au delà.
J’aurais pu raconter au médecin tant d’histoires d’hommes,
de femmes, d’enfants que la guerre avait contraints à aller au
delà d’eux-mêmes, qui avaient résisté à la torture, à la fatigue,
à la faim, à la peur. Des héros innombrables. De simples gens.
J’avais eu quelquefois la tentation d’évoquer devant Nicole, ma
fille aînée, quelques-uns de ces épisodes. Ces enfants du ghetto
plus jeunes que moi, qui couraient de toit en toit, de ruine en
ruine, porteur de messages ou d’armes. Puis je regardais
Nicole, je mesurais son bonheur tranquille. Pourquoi déjà lui
parler de cela? Le temps viendrait.
Le temps ne viendra pas.
Je reste avec mes souvenirs. Mais ils me servent. Me sert,
m’enseigne la silhouette de cet homme presque mourant qui
trouve la force de se dresser, de courir pour arracher un enfant
qui, perdu au milieu d’une rue du ghetto, allait être écrasé par
un pan de mur en flammes. Où avait-il pris cette énergie? Alors
que son sang s'était répandu, que la faim depuis des mois
l’affaiblissait? Où, sinon dans son esprit?
L’esprit, la volonté, la pensée, peuvent multiplier les forces
de la vie.
Pour pouvoir il faut d’abord vouloir.
C’est la volonté, la pensée, cette puissance invisible qui
permet de saisir la vie à pleines mains.
Et c’est pourquoi il faut veiller sur sa pensée : vivre selon
elle, vivre selon l’esprit. Car on ne peut longtemps sans
dommage vivre à contre-courant de sa pensée.
Si on le fait elle se dresse contre vous. Comme le dard du
scorpion elle peut être l’arme invincible ou bien se retourner
contre soi.
La connaître, la maîtriser, la respecter, l’utiliser, est la
grande aventure de la vie.
Le médecin parlait. Des chances de survie de Louis, de
Françoise encore.
— Elle arrive à sourire, disait-il, et croyez-moi ce n’est pas
facile.
Puis il se reprenait.
— Excusez-moi, bien sûr vous savez combien c’est dur.
Il se taisait un moment, allumait sa pipe.
— Je crois qu'elle prie beaucoup. C’est une force.
Avais-je jamais prié? Je n’avais pas eu le temps d’apprendre
de vraies prières, de mettre côte à côte les mots que les
hommes emploient quand ils s’adressent à Dieu. Avais-je même
eu le temps de penser à Dieu dans ma jeunesse bouleversée
par la guerre puis dans ma vie de lutte aux États-Unis? Mais
j'avais vu des croyants assassiner des hommes. Les livrer à la
barbarie. Des croyants, catholiques ou juifs, perdre l’espoir. Et
j’avais connu des hommes sans foi qui donnaient leur vie aux
autres et qui gardaient confiance : un jour, disaient-ils,
viendrait un règne de justice. C’est pour cela que je n’attachais
guère d’importance aux prières apprises par cœur, à la foi en
Dieu affichée.
Il y avait dans la vie une voie droite, quelles que soient les
raisons pour lesquelles on la suivait, et il y avait des voies
sinueuses, les chemins de l’égoïsme et de la trahison, et elles
ne devenaient pas meilleures parce qu’on les parait de grands
mots, qu’on les dissimulait sous des proclamations de
générosité ou de fidélité à Dieu.
Ce sont les actes qui font et jugent une vie. Non les mots.
Non les intentions.
Mais un mot, une pensée, peuvent faire surgir un acte ou
l’empêcher. Et il faut prendre garde aux pensées et aux mots.
Ils sont cancer ou énergie.
Ils désagrègent ou rassemblent.
Un mot, une pensée dans une vie peuvent être un acte.
J’allais souvent voir Françoise et Louis. Il était assis dans un
fauteuil, devant la fenêtre, face à un petit port de plaisance. Il
se tenait recroquevillé. Françoise souriait.
— Il va mieux, disait-elle.
Elle avait la voix assurée, elle avait le visage de la certitude.
— Je suis très heureuse de cet avertissement, nous avons
encore mieux compris combien nous nous aimions.
Elle riait. Je m’efforçais de rire avec elle. Elle s’était
transformée. Jusqu'à la maladie de Louis, Françoise m’avait
parfois irrité par son goût des conventions. Elle jouait à la
femme du monde. Quand elle nous recevait Dina et moi, elle
s’efforçait de nous étonner. Ce qui la sauvait du ridicule c’était
l’amour qu'elle portait à Louis et qu’il lui rendait. Son
dévouement aussi après l’incendie et la mort de Dina m’avait
fait découvrir chez elle autre chose que l’apparence des belles
et nobles attitudes, mais bien la vérité des sentiments.
Maintenant je la découvrais vraiment. Courageuse. Digne.
Sobre et vraie. Comme si le malheur, l’épreuve avaient fait
tomber le décor pour laisser voir la noble charpente de sa
personnalité.
Elle me rappelait une paysanne de Pologne, une femme
quelconque, dure et sèche, m’avait-il semblé d’abord. Je l’avais
connue alors que je retournais à Varsovie. Elle m’avait vendu
du pain, comme à regret. J’avais voulu échanger quelques
phrases avec elle sur le seuil de sa maison. L’émouvoir, lui
demander une aide.
Son visage rond, ses yeux gris, cet enfant qui s’accrochait à
sa longue jupe noire plissée, la croix qu'elle portait ; le geste
rapide qu'elle avait eu pour prendre l’argent que je lui tendais.
Je me souviens : j’étais vêtu de loques, couvert de boue, je
devais avoir le regard fiévreux. Elle avait saisi l’argent et
m’avait repoussé rapidement pour fermer sa porte. J’étais
reparti. Triste, rageur aussi. Jugeant durement cette femme.
Condamnant son indifférence, son égoïsme. Puis, quelques
mois plus tard, dans une forêt, je l’avais retrouvée au milieu
des combattants d’un maquis, transformée. Les Allemands
avaient brûlé son village. Elle ne savait plus où était son enfant,
son mari. Elle était là. Se tenant droite. Je reconnaissais ses
yeux gris. J’ai échangé quelques mots avec elle.
Elle ne se souvenait pas de moi. Mais elle a dit :
— Je n’ai pas dû vous aider beaucoup. Je ne savais pas, je ne
savais rien. Mais j’ai appris. Et je vous demande pardon pour
ce moment-là.
Elle a ajouté en se signant :
— Je vais prier pour vous.
Puis elle est repartie rejoindre ses camarades, digne et
droite.
Le malheur personnel l’avait ouverte au monde.
Et il y avait tous les autres. Ceux contraints de vivre au
ghetto. En deux ou trois semaines ils passaient de la paix,
parfois de la richesse, à l’enfer, à la faim. Et les masques
tombaient, alors ils révélaient ce qu’ils étaient vraiment. Les
uns devenaient des bêtes de proie, tuant pour un morceau de
pain, livrant leurs parents aux bourreaux pour un jour de
survie. Les autres qui, hier, étaient peut-être des bandits,
devenaient des héros sacrifiant leur vie.
L’épreuve, comme pour Françoise, forçait les hommes à
découvrir leur vrai visage.
L’épreuve, c’est le moment de la vie qui dit la vérité des
êtres.
Avant elle, on ne sait jamais tout d’un homme.
Puis vient la tourmente : des arbres tombent, d’autres qu’on
croyait forts plient, abdiquent et d’autres qu’on croyait lâches
se redressent.
L’épreuve est sans pitié : elle permet de connaître et de se
connaître. Ceux qui ne sont rien se décomposent même s’ils
s’étaient construits un visage de marbre.
Et dans la vie il y a toujours une épreuve qui vient.
Parfois nous marchions avec Françoise le long de la
promenade du bord de mer. Nous ne parlions pas de Louis,
nous ne parlions pas des miens disparus. Chacun à notre façon
nous avions à faire face.
A nous tourner vers l’avenir. Françoise, cet espoir qui
l’animait, cette lutte qu'elle menait contre la maladie :
— J’essaye de m’en tenir à aujourd’hui, disait-elle. Si je pense
à tout ce que nous espérions il y a seulement quelques mois.
Et moi? Et elles, ces foules jetées dans les camps de la mort.
Je distinguais vite, au bout d’un jour – c’était si long un jour de
Treblinka – ceux qui réussiraient à survivre un temps.
Ils faisaient face au présent. Ils ne se retournaient pas sur ce
qu’avait été leur vie.
D’autres au contraire (pas seulement de vieilles gens), qui
avaient pourtant échappé aux premières exécutions, avaient les
yeux inexpressifs. Ils ne regardaient pas le présent, ils ne
tentaient pas de saisir la maigre chance que peut-être l’heure à
venir allait leur tendre. Ils vivaient dans leur passé : peut-être à
Treblinka était-ce une solution, une façon de fuir l’enfer pour la
mort.
Mais cette maladie, je l’ai rencontrée ailleurs qu’en enfer.
Cette jeune femme que j'avais connue à New York : elle était
antiquaire, possédait une boutique près de la mienne dans la 3e
Avenue, qui avait appartenu à ses parents et Jenny avait
commencé d’y travailler avec eux. Puis ils avaient disparu.
Parce que c’est la loi même de la vie. Mais Jenny ne l’admettait
pas.
J’étais entré dans sa boutique pour proposer quelques objets.
Je l’avais découverte assise au fond du magasin, les coudes
posés sur une table marquetée, le menton dans les paumes de
ses mains. J’avais reconnu ces yeux inexpressifs tournés vers la
mémoire. Nous avions parle. J'étais retourné la voir. Je la
trouvais belle et triste. Je pensais qu’il était vain, et même
scandaleux, de laisser ainsi pourrir sa vie dans la
contemplation d’un passé qui ne pouvait pas revenir. J’essayais
de l’entraîner, de l’emmener avec moi dans un de mes voyages
en Europe. Jenny secouait la tête.
— Non, vraiment, à quoi bon. Vous savez, je ne m’intéresse
plus à grand-chose. Pourquoi toute cette fatigue?
Je la trouvais belle, j’espérais bien sûr établir avec elle les
liens qui eussent été pour l’un et pour l’autre la source de
quelques plaisirs. Je m’emportais.
— Je vous assure, monsieur Gray, je dois rendre visite à ma
sœur, dans l’Oregon. Je préfère, répondait-elle.
Le marécage de ses souvenirs, elle ne voulait pas s’en
échapper. Son père, sa mère, sa sœur : elle les aimait. Qui
n’aime pas les siens? Mais les uns étaient morts, et la sœur
mariée. Alors, pourquoi?
— Secouez-vous!
Je m’emportais. Mais je me heurtais à ce regard passif qui
refusait la vie. Un jour la boutique est restée fermée. Jenny
était partie pour l’Oregon. Et elle n’est jamais revenue à New
York.
Ensevelie sous ses souvenirs.
Ce n’est pas vers le passé qu’il faut tourner sa vie mais vers
l’avenir.
Car la vie est un fleuve qui coule vers demain et qu’on ne
peut freiner.
C’est pourquoi demain doit avoir plus d’importance qu’hier.
S’accrocher au passé c’est être pris dans de hautes algues
mortes qui paralysent, tuent le courage de vivre.
Et l'on se noie.
Il faut se tenir au milieu du courant. Savoir qu'aujourd’hui
naît du passé et porte vers demain.
Savoir se plier au courant de la vie : hier a existé, hier ce
sont nos racines, mais les fruits de l’arbre mûrissent
aujourd’hui et se récoltent demain.
J’ai senti tout cela en moi quand je retrouvais à Paris l’hôtel
où j’avais vécu avec Dina. C’est là que je descendais encore
mais j’avais tort, comme Jenny, tort de me confronter sans
cesse au passé disparu, tort d’imaginer qu’il y avait là fidélité
aux miens.
En fait je m’enroulais sur moi, comme une plante malade.
Je restais dans la nuit bruyante de la chambre les yeux
ouverts. Le passé revenait par vagues, il m’étouffait. Alors
j’ouvrais la radio pour le fuir. Vainement puisque j’étais dans
cette chambre au milieu de lui. Une nuit, n’y pouvant plus de
veiller, je suis ressorti et j’ai marché le long des boulevards. Je
crois que c’est cette nuit-là que j’ai pris la résolution de ne pas
oublier Dina et nos enfants. Mais de ne pas me laisser étouffer
par le désespoir de les avoir perdus. Je devais au contraire
avancer. Vivre une nouvelle vie.
Changer, recommencer, ce ne doit pas être se renier mais se
dépasser.
Quelques jours plus tard Louis est mort. Je suis rentré aux
Barons dès que je l’ai pu. Puis je suis descendu dans la petite
ville du bord de mer où ils habitaient.
Françoise était chez elle dans une maison qui semblait morte
aussi. Je l’ai forcée à quitter la pièce où elle avait vécu aux
côtés de Louis ces derniers mois. Et elle a accepté en pleurant
doucement. Puis je l’ai conduite à Paris chez des amis. Nous
nous sommes revus plus tard, alors que le temps déjà avait
glissé. Il n’efface rien mais il force à admettre que l’être cher
disparu ne reviendra pas. Que sa mort n’est pas un cauchemar
qui se dissipera avec un nouveau matin. Françoise et moi nous
avons parlé calmement. L’un et l’autre maîtres de notre
chagrin. Acceptant la vie telle qu’elle était.
— Qu’allez-vous faire? ai-je demandé.
— Que faites-vous? m’a répondu Françoise.
Devant mon étonnement elle a souri.
— Je veux dire, a-t-elle continué, que je ne voudrais pas
m’enfermer sur moi, en moi. Vous savez, durant ces quelques
mois, en veillant Louis, je crois que j’ai beaucoup appris, sur
lui, sur moi, sur vous. Je crois que je vivais, que nous vivions
Louis et moi comme des plantes dans une serre. Nous nous
aimions, c’est vrai, mais les autres, le monde, qu’en savionsnous? Nous étions repliés, Martin, et peut-être vous aussi avec
Dina, vos enfants, étiez-vous trop refermés sur votre bonheur.
Je ne veux pas que le malheur me referme encore. Je veux m’en
sortir, Martin.
Elle avait pris ma main.
— Je vais essayer, ajouta-t-elle.
C’est Françoise qui me donnait une leçon. Je la regardais ;
elle était devenue autre, courageuse et résolue.
La vie : chacun de nous en fait une expérience nouvelle,
personnelle.
Et de toute expérience, dure ou douce, l’homme doit tirer un
bien.
Il n’y a pas d’événement qui soit vain dans une vie.
Pas de jour, pas d’épreuve qui soient inutiles. A condition
qu’on ne les contemple pas, fascinés, immobiles comme l’est la
proie d’un serpent, mais qu’on se serve d’eux comme d’un
appui pour aller plus avant.
Vers quoi?
Cette question, souvent il m’est arrivé de me la poser.
Pendant la guerre j'allais vers la vengeance, j’allais vers Berlin.
Puis aux États-Unis je courais vers la fortune et le bonheur.
Maintenant, quel est mon but? Moi? Les autres?
— Vous en sortir, Françoise, qu’est-ce que cela signifie pour
vous?
— Ne pas céder, d’abord, ne pas céder. Il me semble que je
suis en équilibre. D’un côté, il y a une sorte de gouffre. Et
parfois j’ai envie d’y tomber. De l’autre côté je ne sais pas ce
qu’il y a. Mais c’est là qu’est la vie. Alors je m’accroche.
J’essaye de m'écarter du gouffre.
Dans chaque vie vient un moment où s’ouvre devant soi, à
côté de soi, en soi, un gouffre.
Vivre c’est réussir à ne pas y tomber.
Vivre c’est savoir le regarder et s’écarter.
Vivre, c’est avancer : c’est-à-dire croître, s’épanouir par le
bonheur mais aussi apprendre à tirer du malheur sa leçon.
Faire des temps de sécheresse, des jours d’ouragan, des
moyens de se renforcer, de s’éprouver. Pour s’élever, non pas
par rapport aux autres mais par rapport à soi.
Vivre c’est se déployer. Devenir pleinement ce que l’on est.
Je n’ai plus revu Françoise. J’ai su plus tard qu'elle avait suivi
des cours d’infirmière et qu'elle était partie avec une mission
d’assistance bénévole pour un pays d’Asie. Mon ami le
médecin, qui me rapportait cette décision, ajoutait :
— C’est une fuite. Ce n’est pas très sain psychologiquement,
une sorte de suicide, mais enfin il vaut mieux celui-là, on en
réchappe.
— Et moi, docteur, est-ce que je fuis? Et vous?
J’avais parlé sur un ton de violence. Comprenait-il qu’il
réagissait comme quelqu’un qui n’admet qu’une seule façon de
vivre, l’individualiste, l’égoïste, et qu’il y avait d’autres voies
qui paraissaient parfois extravagantes mais qui étaient peutêtre plus généreuses?
— Si elle voulait que sa vie ait un sens, un nouveau sens…
Le médecin s’est levé.
— Peut-être, a-t-il dit, si cela correspond chez elle à quelque
chose de profond, mais si ce n’est qu’une apparence, si elle a
cédé à un mouvement de sa sensibilité, si elle renonce à ce qui
compte pour elle, alors…
— Il faut attendre, docteur. J’espère, je crois qu'elle a
découvert ce qui est important à ses yeux.
Vivre, c’est savoir ce qui compte d’abord dans sa vie. Ce que
l’on place au plus haut. Rétablir l’ordre des importances. Et
pour chacun, il change. Il faut trouver le sien.
Ne pas imiter ceux des autres. Inventer sa voie. Et se
persuader qu’il faut la suivre : car la vie qu’on a refusé de
vivre, la vie qui était en soi et qu’on a étouffée, elle devient jour
après jour une puissance de destruction qui, comme un flux
toujours amplifié, sape la personnalité, détruit tous les
bonheurs possibles. Étouffe l’avenir sous les regrets de vie
manquée.
Françoise a trouvé sa voie. Je le sais maintenant puisque je
l’ai revue, maigrie mais rajeunie. Elle était venue au bureau de
la Fondation, à Paris, au retour de son premier séjour. Et c’est
elle qui m’interrogeait.
— Martin, alors, comment allez-vous?
Elle s’inquiétait pour ma fondation :
— C'est important, Martin, vous avez créé quelque chose, il
faut continuer.
Je la regardais avec étonnement.
— Et vous, vous allez bien?
Elle s'est tue.
— J’ai appris beaucoup là-bas.
Elle eut un sourire.
— Encore. J’avais déjà beaucoup appris avec la maladie et la
mort de Louis. J’ai trouvé une nouvelle manière de vivre, et je
crois qu'elle me convient.
Elle m’expliquait le travail de son équipe, la misère des
réfugiés. Elle parlait avec calme comme si elle avait atteint une
sorte de plénitude. De paix.
Vivre, c’est créer son monde. Trouver sa paix. Et pour
chacun elle est différente. Elle peut surgir du malheur si on sait
le dépasser. Chacun peut l’atteindre. Mais il faut la vouloir.
Savoir que la paix ne vient que si l'on tisse des liens avec les
autres. Famille ou groupe, liens de la voix ou de la pensée : peu
importe. Mais il faut ces liens.
Il n’y a pas de plénitude si l’on est un arbre solitaire. C’est la
forêt qui donne son sens à l’arbre et c’est elle qui le rend
vigoureux.
J’étais heureux de la victoire de Françoise. Je suis rentré
chez moi à quelques dizaines de kilomètres de Paris, car j’avais
décidé de quitter l’hôtel où le passé m'étouffait. Là j’avais un
jardin, quelques arbres. Le silence et le bruit du vent, parfois.
Je me suis allongé sur l’herbe. Le ciel n'était pas le même
qu’en Provence. Plein de nuances, ici, de variations. Des
nuages et des éclaircies. Comme la vie. Des enfants frappaient
avec leurs règles les grilles du jardin : je les entendais crier,
rire, s’insulter. Ils étaient la vie dans sa force d’avenir, dans sa
joie.
Car vivre c’est être dans le monde avec joie. C’est vouloir
cette joie. La maintenir. Refuser de se laisser envahir par les
herbes grises de la tristesse. Vivre c’est s’engager à agir. Vivre
c’est être soi. C’est résister et aimer. Accepter et refuser.
Vivre, c’est créer.
7
LES GOUFFRES OÙ L’HOMME TOMBE
Je connaissais Marc depuis quelques mois. Il était brun,
mince, avec un visage en lame de couteau, on le prenait
souvent pour un Espagnol à cause de ses cheveux très noirs
plaqués sur sa peau mate.
Je l’avais engagé pour travailler avec moi à la Fondation
puisqu’il avait des relations dans les milieux de la presse et de
la publicité, et comme je commençais mon action auprès du
public et du gouvernement j’avais besoin de l’appui des
journalistes.
Un jour, peu de temps après la sortie de Au nom de tous les
miens, il entra dans mon bureau avec un dossier rempli
d’articles concernant ce livre et le drame qui m’avait frappé. Il
l’ouvrit devant moi, partout des gros titres, des photos.
— C’est extraordinaire, n’est-ce pas? commença Marc.
Maintenant vous avez la gloire, vous êtes connu partout.
Il m’arrivait même d’être abordé dans la rue. J'étais à trois
ou quatre reprises apparu à la télévision et cela suffisait : cela
semblait donner aux passants qui m’interpellaient le droit de
me parler des miens, d’évoquer leurs malheurs, de m'offrir leur
appui. J’avais d’abord été irrité, tourmenté comme un animal
malade qu’on débusque. Mais derrière la curiosité un peu
malsaine j’avais compris qu’il y avait le plus souvent la
générosité. J’acceptais donc. Si je voulais porter témoignage, si
je voulais atteindre le public, il fallait jouer le jeu.
— C’est la gloire, répétait Marc. Vous avez eu ça d’un seul
coup, vous vous rendez compte, des écrivains, des vedettes
n’ont jamais eu autant d’articles.
Il avait pris le plus grand journal du soir de Paris, il me
montrait une page tout entière consacrée au récit de ce qu’ils
appelaient mes aventures.
— La gloire, conclut Marc.
Il parlait avec l’inconscience d’un jeune homme qui ne
connaît pas la douleur. Sans doute se rendit-il compte que je ne
partageais pas son enthousiasme. Il ferma le dossier et sortit.
La gloire? Être connu? J’avais payé cela au prix du sang.
Comment Marc pouvait-il imaginer que ces quelques pages, ces
morceaux de papier imprégnés d’encre qu’on appelait des
journaux, comment pouvait-il croire que cela, cette matière,
pût un seul instant me combler de joie? Bien sûr j’avais fait ce
qu’il faut pour que l'on parle de Au nom de tous les miens. Et
les journalistes m’avaient aidé de leur amitié, de leur
compréhension.
Mais le désir de gloire, de notoriété, c’était un gouffre dans
lequel je ne risquais pas de tomber. Jamais.
Et non pas seulement à cause de mon malheur mais parce
que j’avais découvert que c’était un gouffre sans fin, un mirage.
Quand je combattais avec l’armée soviétique, quand peu avant
notre entrée dans Berlin on m’avait décoré avec quelques
camarades devant notre unité, j’avais alors compris qu’être
distingué ne serait pas pour moi un alcool qui fait vivre. Je me
souviens encore de Boris, un garçon blond aux cheveux bouclés
et qui était revenu transformé de cette remise de décoration. Je
sentais que le poids de son étoile rouge sur la poitrine écrasait
en lui l’homme d’hier. Il levait le menton, il rejetait ses épaules
en arrière.
— Tu comprends, me disait-il, maintenant nous ne sommes
plus des officiers comme les autres.
Il parlait fort. Il ne buvait plus avec les hommes. Il menaçait
souvent. Quand nous sommes arrivés devant Berlin, quand
nous nous sommes engagés dans les ruines, il s’est inutilement
exposé, mais il ordonnait aussi à ses soldats de foncer à
découvert. Il voulait être le premier et ce sont les morts de sa
compagnie qui ont achevé de faire de lui un héros. Il
s’imaginait avoir atteint son but.
Mais celui qui fait de la gloire et de l’opinion des autres le
but de sa vie, celui-là n’a jamais fini de haleter comme un chien
qui a soif. Celui-là ne trouve jamais la paix. Car la gloire,
l'opinion des autres sur soi sont changeantes comme les
nuages d’un ciel d’orage.
J’ai cessé de voir Boris. Il était pris dans l’engrenage, il avait
besoin du regard admiratif et complice, hypocrite et servile des
autres, comme un drogué a besoin de sa dose quotidienne. Il
était prêt à tout pour cela. J’ai su qu’il était rentré rapidement
en URSS., dans les Services de Sécurité. Il avait dû devenir l’un
de ces policiers qui arrêtaient et accusaient les innocents. Pour
assurer leur propre promotion, leur gloire, leur ascension dans
les honneurs.
La recherche de la gloire, l’ambition, le goût du pouvoir et de
l’autorité sont comme des plaies qui s’élargissent, des maladies
rongeantes qui peu à peu détruisent la personnalité.
Car l’équilibre d’une vie c’est en soi qu’il faut l’établir. Par
soi. Tout le reste est fragile, incertain, passager.
La gloire et l’ambition (quand elle n’est pas d’abord
l’ambition de devenir autre, en soi, pour soi) sont des
gangrènes. Des maladies de l’homme, des gouffres où il se
perd.
A New York, Dina m’avait fait connaître Jane, une jeune
femme qui riait un peu trop fort, trop souvent aussi à mon gré.
Elle était mannequin comme l’avait été Dina, elle multipliait ses
aventures amoureuses, passant d’un patron de maison de mode
à un rédacteur en chef. Elle réussissait : ses photographies
envahissaient les magazines. Elle tenait parfois un petit rôle.
On lui promettait un fracassant début dans une comédie
musicale. Un soir nous sommes allés dîner tous les trois dans
un restaurant chinois de Broadway. Jane riait aux éclats, elle
avait ouvert un magazine sur la table.
— Dina, regarde. Martin, vous ne savez pas ce que cela
représente dans le métier.
Il y avait une double page en couleurs, Jane était allongée à
demi nue sur une couverture de fourrure blanche, Jane, les
seins découverts.
— Tu n’es pas jalouse que Martin voie cela? demandait-elle
en riant à Dina.
J’étais silencieux. Ce fut au cours de soirées semblables que
je pris ma décision de quitter New York, de m’installer loin de
la ville, dans un pays où Dina et moi, dans notre nouvelle vie,
nous choisirions nos amis, nous échapperions – et surtout nos
enfants qui allaient naître – à ce monde de fausses valeurs.
Jane a beaucoup parlé ce soir-là. Ses projets, son ascension
vers la gloire qui commençait. Si rapide et si excitante, ainsi
qu'elle disait. Dina, parfois, devant l’excès de ces propos, disait
d'une voix dans laquelle je sentais poindre une sorte d’effroi :
— Jane, es-tu sûre? Si tout cela ne se fait pas tu risques
d’être terriblement déçue. Prends tes précautions, puisque tout
va bien maintenant, que Harold veut t’épouser. Tu ne crois pas
que tu devrais…
Elle riait encore. Harold était un dessinateur publicitaire de
grand talent qui, fidèlement, malgré les fantaisies de Jane,
continuait de l’aimer, de lui proposer le mariage, une autre vie.
— Harold, voyons Dina, mais ma carrière serait finie. Il veut
m’étouffer sous les roses de l’amour, mais m’étouffer quand
même. Nous avons raccompagné Jane chez elle. Elle insistait.
— Venez prendre un dernier verre.
Nous sommes montés. Elle habitait un petit appartement
décoré de grandes photos d’elle, sur les tables, sur le lit
s’entassaient des piles de magazines. Elle faisait de grands
gestes. Elle montrait les photos.
— Tu te souviens, Dina, tu étais encore avec nous, c’était
en… Ne me le dis pas, je ne veux pas le savoir. Ces années qui
filent. Brusquement elle était devenue sombre. Quand nous
nous sommes levés après qu'elle eut insisté pour que nous
restions encore, elle a paru désemparée.
— Ne partez pas déjà.
Il était très tard dans la nuit, presque l’aube. Elle eut le
commencement d’un rire, comme pour s’excuser.
— Je déteste être seule, j’aime la chaleur des autres. C’est
pour ça que je voudrais travailler tout le temps.
Heureusement…
Elle montrait à nouveau les photographies sur les murs.
— Heureusement, continua-t-elle, tout cela me rassure. Je
sais que je suis bien vivante, je me vois.
Le vide en soi, la peur de soi, l’absence comme dans un arbre
dont il ne resterait que l’écorce, l’absence d’âme, voilà ce qui
pousse à rechercher la gloire, le bruit des honneurs, la rumeur
de la notoriété. Mais ils ne sont jamais suffisants pour couvrir
l’énorme grondement de ce vide intérieur.
Alors on essaie de le couvrir par une plus grande gloire, par
des honneurs, une notoriété plus bruyante encore. Mais, en soi,
le vide s’accroît lui aussi. Au même rythme.
Et vient un jour, plus tôt, plus tard, et cela dépend de la
chance, et ce peut être quand commence la deuxième moitié de
la vie, et ce peut être au temps de la vieillesse, vient le temps
où le vide est le plus fort : il est là comme un gouffre. Que la
gloire, la notoriété, l’ambition n'ont jamais pu combler, qu'elles
ont creusé au contraire, chaque jour.
Nous sommes partis pour la France avec Dina sans plus
revoir Jane. Quand Nicole est née à New York où nous étions
revenus après avoir acheté les Barons et commencé
l’aménagement de ce qui allait devenir notre forteresse, Dina
lui a téléphoné. J’étais assis, regardant Dina, imaginant à ses
silences les exclamations excessives de Jane, son rire. Dina a
raccroché, l’air las.
— Jane va très mal, je crois, a-t-elle dit.
Je m’étonnais. J’avais entendu ses éclats de voix et de rire.
— Elle va trop bien, a continué Dina, toujours la même, des
rôles, la gloire, le succès, elle nous envoie deux places pour
demain soir, pour aller la voir danser. Si tu veux…
Jane paraissait heureuse dans ce spectacle qui imitait le
temps du French Cancan. Nous l’avons attendue dans sa loge.
Elle est arrivée, épuisée, les traits tirés, sa voix trop haute, ce
visage comme un masque. Elle a embrassé Dina :
— Tu vois, tout va bien, j’y suis parvenue. Ils m’ont promis le
rôle principal dans la prochaine revue, vedette, Dina, vedette.
— Et Harold?
— Quel Harold?
Elle a ri, à son habitude, puis s’est excusée : elle ne pouvait
dîner avec nous. J’en ai été heureux.
C’est quelques années plus tard, par hasard, à Cannes en
lisant le New York Herald Tribune, que nous avons appris
qu'elle s’était suicidée. Comme tant d’autres artistes avant elle.
La poursuite de ces mirages, la gloire, la notoriété, la
tentative d’atteindre le fond de ces gouffres sans fond. L’espoir
fou que l’image que les autres fabriquent de vous cessera enfin
de trembler, comme un reflet dans l’eau mouvante, qu'elle se
fixera enfin, tout cela ne peut conduire qu’à une recherche de
plus en plus angoissée d’un supplément de gloire et de
notoriété.
A moins que brusquement on ne découvre que cette quête ne
cessera jamais, que le manque sera toujours plus important
que l’avoir.
Alors l'homme peut se briser. Parce qu’il a été vidé de soi.
Le soir, avec Dina, après avoir couché les enfants nous
sommes restés longuement silencieux devant la cheminée. Il
pleuvait. Le vent rabattait par rafales la pluie contre les baies
vitrées. A deux ou trois reprises l’électricité a été coupée ainsi
qu’il arrivait souvent dans les jours d’orage. Comme je me
levais une nouvelle fois pour enclencher le disjoncteur Dina
m’a retenu.
— Laisse, a-t-elle dit.
Le feu vif dans la cheminée éclairait la pièce de ses lueurs
dorées.
— Pourquoi, m’a demandé Dina, pourquoi Jane?
Mais c’était moins une question pour moi
interrogation qu'elle se faisait à elle-même.
— Elle avait réussi ce qu'elle voulait, pourtant.
— Réussir?
qu’une
Réussir, qu’est-ce que cela signifie?
J’avais connu des hommes de toutes sortes, dans des
circonstances extrêmes. Réussir pour les uns, comme ces
paysans de Pologne qui me dépouillaient des quelques billets
qui pouvaient sauver ma vie, c’était accumuler de l’argent, de
l’or, des biens. Pour ces SS qui venaient chercher l’or arraché
aux mâchoires des victimes des chambres à gaz, réussir c'était
aussi cet or, ce métal jaune qui faisait briller leurs yeux. Et à
New York j’avais reconnu la même flamme tremblante dans le
regard de tant d’hommes. Réussir : avoir la fortune. Voilà ce
que signifiait ce mot. Et peut-être quelques jours, quelques
mois, moi aussi quand mes affaires commençaient à rendre
comme un fruit mûr son jus, j’avais donné à ce mot ce sens.
Mais très vite cette course aux dollars m’était apparue comme
futile, insuffisante. Que pouvais-je faire de cet argent si je
demeurais seul? Un jour restait un jour, que je sois milliardaire
ou millionnaire ; dès lors que j’avais de quoi m’abriter et de
quoi manger, dès lors que j’avais réussi – et cela le travail et
l’argent le permettent – à desserrer l’étau des nécessités, que
m’apportaient ces dollars de plus?
Réussir, ce n’est pas cette fuite qui se donne l’apparence
d’une poursuite de la richesse.
Réussir ce n'était pas devenir l’un de ces hommes satisfaits
qui ne vivaient que pour leurs affaires et ne parlaient que de
leurs revenus.
J’avais ainsi quelques amis – mais étaient-ce bien des amis? –
que je retrouvais parfois en fin de semaine. Nous nous
réunissions pour une partie de cartes ou pour une sortie.
Douglas était notre meneur. Il nous entraînait, il connaissait les
boîtes à la mode, les restaurants italiens ou français de New
York, il nous montrait son dernier modèle de voiture, il nous
faisait part des transformations qu’il comptait réaliser dans son
appartement dont il changeait tous les six mois. Et il nous
faisait aussi admirer ses dernières liaisons. Des filles presque
trop belles. Et puis il parlait affaires, toujours, encore. Comme
si son esprit ne pouvait passer que du récit de ses gains à
l’illustration de ses dépenses.
— Pas mal, n’est-ce pas? Martin, même toi cela t’étonne. Je
quintuple ma mise.
Il offrait le champagne. Il s’offrait une nouvelle femme.
Quand j’avais commencé mon commerce d’antiquités, Douglas
m’avait attiré, fasciné comme un modèle. Et c’est pour cela
qu’il m’aimait bien : j’étais l’un de ces regards admirateurs
dont il avait besoin pour que ses gains, ses dépenses aient une
existence. Puis quand je l’ai mieux connu j’ai découvert quel
vide cachait ce décor fastueux, cette agitation efficace.
Vivre, réussir sa vie, ce ne peut être la réduire à ne devenir
qu’une volonté de possession des objets, des choses, de
l’argent.
Réussir, ce ne peut être accumuler des matières mortes.
Vivre ainsi qu’est-ce, sinon s’ensevelir peu à peu sous les
choses?
La clarté sur tout cela ne m’est venue que plus tard quand
j’ai eu connu Dina, qu'elle m’a fait rencontrer d’autres
hommes, qui se réunissaient non pas pour jouer aux cartes ou
pour échanger des affaires, mais qui se rencontraient pour
confronter leurs idées, se donner la joie de partager ensemble
l’audition d’une symphonie.
J’écoutais Karl, un émigré allemand qui, avec une passion
que l’âge n’avait pas entamée, vivait toujours en harmonie avec
les événements du monde. Il semblait que sa vie personnelle
était en jeu à Berlin, à Moscou, au Moyen-Orient, sur le front
de Corée. Que la croissance démographique du monde, les
problèmes de la faim dans le Nord-Est brésilien, une
découverte préhistorique qui reculait dans la profondeur des
temps l’apparition des hommes à la surface de la terre, soient
ses propres affaires.
Réussir, c’est vivre multiplié, élargi aux dimensions du
monde, réussir c’est participer au moins en esprit au destin de
la collectivité des hommes.
Cela je l’ai compris peu à peu. Mais ce que je sentais quand
j’écoutais Douglas et mes amis d’alors c’est qu’ils mutilaient la
vie. Je savais combien elle est précieuse, je savais pour avoir
combattu, pour avoir vu à Varsovie, à Treblinka, mourir tant de
mes frères, qu’il fallait la respecter. Et si j’avais survécu
uniquement pour amasser des dollars, pour changer le décor
de mon appartement ou mon modèle de voiture, alors les miens
eussent été en droit de me dire du fond de l’exil de la mort :
«Est-ce pour cela que tu as conservé la vie?»
J’écoutais Douglas, je regardais mes amis : ils avaient entre
les mains un bien inestimable, la vie. Et qu’en faisaient-ils?
Parfois je me disais qu’ils étaient moins que ces fourmis que
j’aimais à observer quand mon père me conduisait avant la
guerre dans la forêt. Elles au moins, dans leurs activités
fébriles, elles œuvraient pour la fourmilière, chacune d’elles
n’était que la partie d’un tout. Je me souvenais de leurs
colonnes laborieuses, obstinées à transporter, à reconstruire ;
et puis je nous voyais, moi, Douglas, Jimmy, quelques autres,
chacun de nous enfermé dans sa vie égoïste, intéressé
seulement par soi-même, par ses petits succès et ses plaisirs.
Une affaire réussie, un bénéfice inattendu réalisé.
Etait-ce la vie? Mais alors quel gouffre elle était. Et pourquoi
vivre?
D’ailleurs confusément, comme moi, Douglas, mes amis, les
jeunes femmes qu’ils côtoyaient, et Jane plus tard, sentaient
bien que leurs vies tournaient comme une grande roue, dans le
vide. Certains soirs, quand Douglas me raccompagnait et parce
qu’il m’aimait bien et parce qu’il sentait qu’il pouvait me parler
sans que je profite de ses aveux, il m’interrogeait de sa voix
sourde, tout à coup lasse. J’étais debout, près de la portière. Il
gardait ma main dans la sienne.
— Martin, dis-moi, en somme, pourquoi courons-nous ainsi,
toi tes voyages, Berlin, Paris, moi cette folie toute la semaine,
dis-moi à quoi ça sert? Est-ce qu’on n’est pas un peu dingue de
s’agiter comme ça?
Puis il secouait la tête, il marmonnait quelques phrases
indistinctes.
— Qu’est-ce que j’ai ce soir? Ça ne me vaut rien de m’arrêter,
même un soir.
Pour Douglas, le travail, les affaires, l’argent, tout cela
c’étaient ses drogues. Pour Jane, la drogue c’était la notoriété.
Et il arrivait que ces drogues ne suffisaient plus. Alors
d’autres drogues. Des absences : ces dépressions nerveuses qui
étaient des fuites devant le vide de la vie.
Quand le vide de nos vies est trop profond, quand notre vie
se passe à saisir des objets, des choses qui fondent entre nos
mains comme un bloc de glace, quand nous nous évertuons à
maintenir entre nos doigts une poignée d’eau, quand nous
découvrons que posséder n’est qu’une joie éphémère et qu’il
faut posséder toujours plus, alors parfois nous basculons dans
le gouffre d’une dépression. Elle est la maladie de notre vie
sans but digne de la vie. Elle est la protestation de notre être
contre le gaspillage de notre vie, contre sa mutilation, sa
réduction.
Car je le découvrais en parlant avec Karl, en l’interrogeant,
en me souvenant aussi de ce qu’avait été ma vie dans le ghetto.
Une vie réduite à soi n’est pas une vie. Elle est une
amputation de la vie. Et elle ne conduit qu’aux gouffres de la
solitude et du sentiment de l’échec.
A New York, j’avais monté une affaire florissante. Je
parcourais l’Europe, j’allais d’antiquaire en antiquaire, j’étais
libre, je ne risquais ni la prison ni la mort. J'étais riche. Et
pourtant j’étais vide.
Avec effroi et étonnement, je pensais à ce que j’avais été, aux
temps du ghetto quand, contrebandier, j’apportais dans ma
ville affamée le blé de la survie. Je ne retrouvais plus cette
force dans mes mains, cette joie de saisir ces sacs de grains
que j’avais connue : je soulevais les marchandises passées en
fraude et je les tendais aux porteurs qui me guettaient dans les
rues surpeuplées du ghetto.
Pourquoi ce souvenir nostalgique d’une période horrible et
où pourtant il me semblait avoir vécu avec enthousiasme?
Je connaissais la réponse : je l’avais découverte au cours d’un
de ces voyages en avion qui me conduisait en une semaine à
Londres, à Paris, à Berlin. J’étais vide parce que j'étais seul,
j’œuvrais pour moi seul, pour mon compte en banque, pour
mon avenir. Dans le ghetto, je travaillais pour moi, bien sûr.
Mais je savais que, à ma façon, je donnais du sang à mon
peuple. Et voilà pourquoi j'étais enthousiaste, voilà pourquoi à
New York je ne retrouvais plus, sinon dans le souvenir, cette
passion d’agir. Et c’était vrai. Mais au cœur de moi il y avait
cette incertitude quant à l’avenir, cette insatisfaction qui
montait malgré ma réussite.
Heureusement, j’avais gardé un but, qui était moi mais qui
était aussi hors de moi : fonder une famille, construire une
forteresse. Et c’est pour cela que je travaillais, pour cela que
j’arrivais à agir et à vivre. Heureusement, j’ai rencontré Dina et
ma vie a trouvé son sens. Mais les autres, ceux qui restaient
repliés sur eux-mêmes?
En ne s’occupant que de soi, en cédant à la règle de ce temps
qui veut qu’on agisse d’abord pour soi, nous nous imaginons
œuvrer en notre faveur. Nous croyons entasser nos biens. Mais
nous les jetons dans un gouffre.
C’est l’homme qui s’ouvre aux autres qui enrichit sa vie.
Car la richesse d’une vie est faite d’enthousiasme et de joie.
Et ils ne viennent que du dépassement de soi. Celui qui ne
cherche qu’à posséder pour soi vit dans un désert : il s’enterre
sous les biens.
Celui qui va vers les autres, qui vit avec les autres, marche
dans l’oasis.
Plus tard, au cours des soirées que nous passions avec Karl
et les amis de Dina, quand j’avais enfin trouvé la paix, quand
j'écoutais des hommes parler en hommes, c’est-à-dire parler
des hommes et non des choses, j’ai souvent évoqué, avec Karl
d’abord dont j’aimais les yeux gris et la vieillesse sereine, ce
vide que j’avais senti s’ouvrir en moi et que je voyais dans les
autres. J’ai raconté à Karl qu’il m’était arrivé de regretter le
temps de la solidarité du ghetto. Au moins dans la barbarie je
me sentais frère des miens. Puis je lui ai parlé de ces fourmis
tenaces qui œuvraient pour l’ensemble de leur peuple de
fourmis. Karl s’est mis à rire.
— Tu veux refaire la fourmilière? Tu rêves de disparaître
dans un groupe, d’être partie d’un groupe, alors qu’il suffit de
te voir pour comprendre que tu es un individualiste, un
solitaire.
Je niais et je savais pourtant que ce qu’il disait était vrai.
— Mais si, mais si, et c’est naturel, disait Karl. Et pourtant tu
as raison. Le vide existe. Seulement ce n’est pas le monde des
fourmis qu’il faut recréer. Mais ce monde des hommes qui n’a
jamais vu le jour. Et redécouvrir en nous cette solidarité qui
unit par exemple les hommes d’une même tribu. Cette
solidarité, oui Martin, mais garder l’individualité qui est notre
richesse.
Nous rentrions avec Dina. New York n’était pas encore une
ville inquiétante où les passants sont guettés par des
agresseurs. Pourtant déjà nous percevions, Dina et moi, la
violence de la ville, sa grandeur brutale. Les rues écrasées par
les hautes Façades, les clochards, les ghettos noirs. Je pouvais
comparer avec les petites villes d’Europe, aux dimensions
encore humaines. Un soir, nous avons vu de jeunes Noirs briser
à coups de pierres des vitrines de magasins à la limite de
Brooklyn. Puis ils se sont enfuis alors que hurlaient les sirènes
des voitures de police.
— Je veux que nous quittions la ville, a dit Dina. Et pourtant
je l’aime.
Je l’aimais aussi. Mais elle était dure. Indifférente au sort
d’un homme : ce clochard, ce Noir infirme. Et des années plus
tard j’ai retrouvé près de la porte de mon hôtel à Paris un autre
clochard, lui aussi abandonné dans l’indifférence de la grande
métropole. Peut-être était-ce la ville qui contraignait les
hommes à être ces grandes roues affolées qui tournaient
inlassablement dans une activité fébrile. L’argent, la gloire,
l’argent encore.
La ville où les arbres mouraient, leurs racines étouffant sous
le béton.
La ville, les villes trop grandes, comme des excroissances
malades, des énormes tumeurs.
Là les hommes déracinés s’ignorent les uns les autres.
Et les villes croissent sans fin : elles sont des gouffres qui se
creusent, où se perdent les habitudes fraternelles. Les regards
lents et les sourires.
Ces villes où les hommes se heurtent comme des grains de
sable, où ils ne sont rien, ces villes où il faudrait recréer la
paix, la joie, les liens de la connaissance et de l’affection entre
les hommes.
Cela aussi, je l’ai vraiment compris plus tard. Quand, après
dix années passées avec Dina et mes enfants, dans notre
maison isolée dans la campagne, j’ai retrouvé Paris, décuplé, sa
frénésie, ses entassements de voitures. Je me souviens de cette
soirée de novembre, il pleuvait fort, j’arrivais de l’aéroport
d’Orly et mon taxi était coincé dans un embouteillage
inextricable. Devant nous tout à coup un homme est sorti de sa
voiture et s’est mis en hurlant à secouer les portières de la
voiture qui le précédait. N’ayant pas pu ouvrir, il a injurié le
conducteur, lancé des coups de pied dans la carrosserie.
— Comme si ça suffisait pas, l’embouteillage, a dit le
chauffeur de mon taxi. Il faut aussi qu’ils se battent.
La violence : maladie de la ville trop grandie.
La violence, explosion folle de la révolte de l’homme contre
la vie vide et absurde qu’il mène.
La violence qui s’en prend aux autres, qui s’en prend à soi.
Destruction et autodestruction, la violence qui choisit l'autre
comme sa victime, sa cible, parfois à cause de la couleur de sa
peau, ou bien par hasard.
La violence comme la drogue de notre temps.
La violence comme une énergie dévoyée, comme un torrent
fou, une eau dévastatrice qu’il faudrait endiguer.
Peut-être parce que j’étais devenu hypersensible depuis mon
drame, mes plaies restant à vif, la violence m’atteignait-elle
personnellement. Je ne pouvais plus regarder avec
l’indifférence de l’habitude ce clochard couché sur le trottoir,
ces hommes qui s’injuriaient dans la rue, ces enfants que les
journaux présentaient en de larges photographies et qu’on
voyait mutilés par la guerre en Asie. Je ne pouvais croiser sans
en être ébranlé ces jeunes gens aux vêtements en loques et
dont les yeux brillants disaient qu’ils attendaient leur dose de
drogue. Je les voyais qui traversaient la rue sans même prendre
garde à la circulation. Ils possédaient ce bien inestimable, la
jeunesse, et pourtant ils paraissaient déjà avoir perdu
l'enthousiasme. Je les regardais et je souffrais pour eux, en
moi. Un soir, alors que je rentrais à mon hôtel, j’avais eu un
moment d’abattement à l’idée de me retrouver seul et je
m’étais assis dans l’un de ces cafés du Quartier latin, bruyants
et colorés. A la table voisine, un jeune homme aux cheveux
longs qui feuilletait distraitement la revue Time. Enveloppé
dans une veste de peau fourrée, tachée, il semblait avoir froid.
J’ai hésité, puis je me suis adressé à lui en américain :
— Ça ne va pas? Vous étudiez en Europe? Il a mis longtemps
à me répondre. Levant à peine la tête. Il était effectivement
étudiant en architecture et en urbanisme. Il visitait les
capitales européennes.
— Mais vous savez, l’architecture aujourd’hui… Alors je vis
comme ça, ici.
J’ai tenté de le faire parler. Peu à peu il s’est animé. Il posait
des questions avec colère.
— L’architecture? Pour qui construit-on? L’argent, voilà ce qui
dirige tout. Alors, l’architecture? Même Paris, il y a ces tours
partout, comme à New York ou à Chicago, les gratte-ciel,
regardez…
Sur le boulevard Saint-Michel les voitures s’entassaient,
carcasses luisantes, sorte de longue chenille immobilisée.
— Voilà l’urbanisme aujourd’hui. Les gens sont écrasés. Tous
ces pauvres types qui passent trois heures par jour dans leur
voiture. Vous savez, j’ai une chambre à Saint-Cloud, je les vois
ces malheureux, ils s’asphyxient sous le tunnel dans leurs
petites boîtes à moteur.
— Justement, ai-je dit, puisque vous êtes urbaniste, il faut
concevoir une autre idée de la ville.
— Vous êtes un naïf. La ville, c’est ça. Ça ne peut être que ça.
On ne peut rien transformer. Plus rien. C’est fichu. Alors moi je
m’évade comme je peux. A ma manière.
Plus tard il m’a demandé quelques dizaines de francs que je
lui ai données. Peut-être pour de la drogue, de l’alcool. Mais
que faire? Fallait-il refuser? J’avais essayé de le convaincre, de
faire germer à nouveau en lui, par mes quelques phrases, le
courage. Je crois ne pas y être parvenu. Je suis resté assis dans
ce café jusqu'à ce qu’on me fasse comprendre qu’il fallait
partir. J’ai vu d’autres visages jeunes, eux aussi déjà usés. J’ai
vu des silhouettes chancelantes qui s’appuyaient au comptoir.
Presque tous étaient perdus pour une vie digne. Qui les avait
jetés dans ces gouffres du désespoir?
Nos villes qui écrasent. Nos sociétés dures, implacables qui
rejettent les plus faibles.
Nos lois secrètes qui font l’argent et le profit rois.
Nos mœurs qui exaltent la violence ou la fuite hors du réel
dans les illusions de la drogue ou de l’alcool.
Les inégalités qui font le fort et le riche plus fort et plus
riche, et le faible et le pauvre plus faible et plus pauvre.
Notre société trop souvent pareille à une jungle, à un camp
de concentration sans fraternité où chacun suit son chemin
indifférent à l’autre.
Tout cela conduit à ces vies perdues, abandonnées ou
lancées dans des impasses mortelles.
Je retrouvais ces impressions que j’avais eues quand,
vendeur au porte-à-porte, je visitais les grands immeubles du
Bronx à New York. J’avais alors découvert ces appartements
sombres, ces vies enfermées dans un alvéole, rivées à des
métiers sans intérêt. Menacées par tous les maux qui guettent
l’homme et aussi par ces maux des sociétés, le chômage, la
peur, l’angoisse.
Etait-ce pour vivre cela que l’homme était un homme? Moi je
ne pouvais vivre qu’avec l’espoir qu’un jour viendrait un autre
temps.
Le monde serait autre. L’homme débarrassé des chaînes de
l’inégalité, du poids d’une organisation sociale qui l’écrase.
L’homme enfin libre d’entraves.
L’homme enfin capable d’affronter ses problèmes, ses vraies
questions, ses durables et nobles angoisses : le bonheur, le
pourquoi et le comment de sa vie, l’interrogation devant la
mort.
Mais un homme qui a faim, un homme qui a peur, ne peut
penser librement à cela. Il tâtonne comme un aveugle.
Je revivais la guerre, le ghetto. Je regardais cette circulation
anarchique dans la ville. Ces foules grises, ces jeunes
désemparés. Ces clochards, ces mendiants, notre monde sans
vraie justice. Je regardais ces visages sans joie de la grande
cité.
Oui, nous vivons encore dans le gouffre.
Oui, l’homme est encore dans sa préhistoire.
Et c’est d’elle qu’il doit sortir.
Bien sûr il fallait peut-être pour cela que changent certaines
de nos lois, que d’en haut, ceux qui détiennent le pouvoir,
modifient leur façon de gouverner, de voir le monde. Que cesse
le gaspillage des plus riches.
Car il y a des milliards d’hommes qui ont faim.
Et leur nombre s’accroît de plus en plus vite.
Aujourd’hui, nous sommes trois milliards et demi d’hommes.
Demain – dans moins de trente ans – nous serons plus de
sept milliards. Alors l’inégalité entre les hommes, la
surabondance chez quelques-uns, le dénuement chez la
plupart, ne seront plus seulement une insulte à la dignité de
l’homme, quelle que soit la couleur de sa peau. Alors l’inégalité
sera une menace pour tous les hommes. Car nous sommes le
dos à un gouffre. Refuser de le voir ce n’est pas le faire
disparaître.
Pour éviter d’y basculer il faut le regarder en face : et
s’efforcer de s’en éloigner. Il faut que la justice et l’égalité
s’établissent. Pour des raisons de morale et de plus en plus
parce que justice et égalité sont encore les voies les moins
dangereuses.
Mais pour que l’humanité s’engage sur ces voies neuves il ne
suffit pas que quelques hommes le décident. Il faut que tous les
hommes, ceux d’abord qui n’ont plus faim, le comprennent.
Parce que la pensée et la volonté des hommes sont une force
immense.
Je me suis souvenu de notre insurrection dans le ghetto.
Nous n’étions rien. Nous n’avions que nos mains mal armées
mais nous possédions la volonté de combattre, nous voulions
tenir quelques heures à peine. Et nous avons lutté durant des
semaines. Si dans les premiers mois de notre servitude et de
notre humiliation, nous nous étions dressés alors que nous
étions 500000, qui eût pu nous écraser?
Mais les chaînes n’étaient pas qu’à nos pieds. Elles
entravaient les volontés et les esprits de trop d’entre nous. Les
bourreaux, habiles, jouaient avec nos faiblesses. Entretenaient
de faux espoirs. Plus tard, quand j’ai voulu, m'étant évadé de
Treblinka, expliquer à ceux qui, encore libres, n’imaginaient
pas l’enfer qui les attendait, je n’ai pas été cru. Je parlais sans
fin au milieu des groupes incrédules. Et l’on m’a traité de fou.
Le fou n’est pas celui qui dit le problème qui existe, la
maladie qui s’étend mais qu’il est encore temps de soigner.
Le fou, c’est celui qui ferme les yeux, qui couvre sa tête, qui
refuse d’entendre. Car un jour vient où le problème est là, la
maladie présente : et alors manque le temps perdu.
Depuis que j’avais créé ma Fondation pour la protection de la
nature, que je rencontrais des hommes de science, que je
recevais des informations sur les maladies de notre époque que
j’avais ignorées jusqu’alors, je découvrais que, comme au
temps du ghetto, la masse des hommes – et moi jusqu’à ces
derniers mois – refusaient de voir. Et donc n’agissaient pas, et
donc se laissaient pousser au bord du gouffre par les
circonstances.
Moi maintenant je savais. Comme après Treblinka.
L’homme est à la croisée des chemins. Devant lui, pour la
première fois, un avenir dont il peut prévoir le visage s’il ne fait
rien: chaque année des dizaines de millions de nouveaux
hommes, bientôt sur cette terre des milliards d’hommes, et le
désordre d’une production qui détruit les sols et les eaux et
même le ciel. Au bout de cette route, la violence, le désordre, la
faim.
Mais il est un autre chemin.
Celui du vouloir changer. Du savoir utiliser la puissance des
hommes pour eux-mêmes et non contre eux-mêmes.
Et pour cela il est une seule force : celle de la conscience des
hommes, de chaque homme qui, se sentant concerné,
directement menacé, choisira l’autre voie. Celle qui conduit à
l’organisation pacifique du monde.
Je ne suis rien que la voix d’un homme qui a connu la
barbarie de la guerre, qui a vu des hommes devenir des bêtes,
je ne suis rien que la voix d’un témoin et d’un homme qui a
perdu tout ce qui lui était cher. Par l’absurde feu d’une forêt
que rien ne protégeait.
Je ne suis rien que la voix d’un homme qui sait qu'il est
possible de préserver l’homme et son avenir.
L'été qui a suivi mon drame j’ai fait appel aux bonnes
volontés pour défendre de nouveaux incendies ce qui restait de
la forêt. J’étais aux Barons et j’ai vu venir des jeunes gens, de
ceux dont on dit pourtant qu’ils ne se soucient que d'euxmêmes.
— Nous sommes avec vous, m’ont-ils dit.
L’un d’eux, un grand jeune homme voûté, mal rasé, mal vêtu,
a rempli sa sacoche de brochures de la Fondation.
— Je vais distribuer ça, a-t-il dit.
Il m’a cligné de l’œil.
— Si nous ne faisons rien, n’est-ce pas, ils vont tout saccager.
Il faut qu’ils sachent, qu’ils comprennent. On va leur parler.
Tout l’été, sur la Côte d’Azur où séjournaient des milliers de
touristes, lui et d’autres jeunes gens ont travaillé bénévolement
pour la Fondation. Et cette année-là les incendies ont diminué.
Je me souviens de ce journaliste goguenard qui m’écoutait
faire le bilan de la campagne de la Fondation.
— Le climat, cet été, vous a bien aidé quand même, répétaitil.
Je faisais mine de ne pas l’entendre puis comme il
recommençait j’ai laissé ma colère déborder.
— Le climat n’est rien, ai-je crié. Vous ne savez pas encore
que le climat aussi dépend de l’effort des hommes?
C’était excessif en ce qui nous concernait, et pourtant vrai.
Il suffisait que les forêts soient détruites pour que le climat
change. Au-dessus du Tanneron, avant l’incendie, c'était le ciel
limpide du Midi. Maintenant que les arbres n’étaient plus que
des troncs morts, le brouillard s’accrochait au sol et le soleil
restait voilé. Maintenant, le vent soufflait en rafales et la
chaleur torride succédait aux nuits glacées.
Mais nous pouvions modifier ce climat.
Un jour de printemps, les écoliers du Tanneron sont partis
chacun avec un jeune arbre dans leurs mains. Ils sont allés sur
les pentes pierreuses, ils ont creusé, puis ils ont planté les
arbres du renouveau. Le climat, un jour proche puisque les
hommes le voulaient, serait à nouveau comme avant l’incendie.
J’ai gardé longtemps dans les yeux le visage de cet enfant
qui, de ses mains maladroites, enfonçait un arbre dans la terre.
L’homme, s’il le veut, peut combler les gouffres qui entourent
sa route.
Il peut toujours à côté d’un arbre mort planter un arbre de
vie.
Mais il faut qu’il le veuille. Qu’il ose regarder le danger et le
dénoncer.
Il faut qu’il ne cède pas aux vertiges de la facilité.
Alors son avenir sera vert et le climat doux.
8
LE DESTIN
Ce soir, je suis seul dans la grande pièce vide des Barons. Par
la baie vitrée j’aperçois la mer, au loin. Tout à coup, je ne vois
plus que ces barreaux de fer forgé que Dina avait fait sceller
devant cette baie pour éviter l’entrée des rôdeurs dans notre
maison isolée. Il me semble que ces barreaux enferment ma
vie. Et je me souviens du jour où Max Gallo m’a fait lire le
passage de l’Ancien Testament qu’il choisissait de placer au
début de sa préface : «Votre vie, Martin, me disait-il, me fait
vraiment penser à celle de Job à qui Dieu, pour l’éprouver, n’a
rien laissé.» Et ce passage parlait de Job livré au Mal.
Ce soir, je relis cette citation, je me demande s’il n’y a pas un
destin qui a choisi depuis l’enfance de m’écraser. Si je ne suis
pas victime de forces qui en moi ou au-dessus de moi
m’emprisonnent. Comme ces barreaux.
Un destin, mon destin, qui, alors que je cherchais la paix, que
je croyais l’avoir trouvée, m’a conduit à m’installer ici pour
devenir victime d’un incendie, de la mort, d’une guerre.
Le destin, est-ce une réalité?
Sommes-nous serrés dans une main qui à son gré nous
épargne ou nous mutile?
En nous, ou hors de nous, dès la naissance, y a-t-il déjà,
tracée, la route que nous allons suivre?
Faut-il croire au destin?
Ce soir, peut-être parce que la nuit d’hiver tombe vite, parce
que ma solitude m’étouffe, je ne réussis pas à répondre à la
question. Je laisse monter en moi des interrogations, des
images, des souvenirs. Un ami, l’autre jour, ma raconté
l’histoire de ces curieux oiseaux, les mutton-birds, qui, alors
que leurs parents les ont abandonnés au nid, s’en vont seuls
pour un long voyage de 25000 km au-dessus du Pacifique,
avant de retrouver leurs nids.
Le voyage que tous les mutton-birds accomplissent depuis
toujours et que rien ne semble motiver. Sinon en eux une
impérative volonté. Leur destin écrit dans leur être et qui les
contraint à cet envol et qui les guide.
Notre vie est-elle ainsi dirigée?
Sommes-nous libres de nos choix ou bien sommes-nous
poussés vers notre sort, sommes-nous des aveugles qui ne
pouvons rien?
Ces questions, elles me poursuivent et je me les suis toujours
posées.
Et qui ne s’interroge pas?
Un soir, alors que nous rendions visite à un couple d’amis,
nous n’avons trouvé que Maria, la jeune femme qui gardait les
enfants.
— Ils sont tous sortis, répétait-elle en riant, même les
enfants. Ils sont tous au cinéma en plein air. Ils voulaient
m’amener mais j’ai refusé. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai
envie d’être seule.
Tard dans la nuit on nous a téléphoné. Un voleur s’était
introduit dans la villa déserte et avait agressé Maria. Le
lendemain, nous sommes allés la voir. Elle était couverte
d’ecchymoses, mais elle demeurait calme, secouant la tête,
passive.
— C’est le destin, répétait-elle. Il n’y avait rien à faire. C’était
mon heure. Vous savez, si j’avais été avec eux au cinéma, il y
aurait eu quelque chose, un accident. Je sais. Ce soir-là était
marqué, sûrement. On ne peut pas échapper à son destin.
Ce soir, je pense à Maria.
Me reviennent les plus terribles de mes pensées, celles qui
ne me laissent aucune chance, qui me racontent mon histoire
d’une implacable façon : je survis aux miens à Treblinka,
j’échappe à la destruction du ghetto, je réussis à faire fortune,
je rencontre l’amour, Dina, nous avons enfin des enfants et tout
cela pour aboutir à cet incendie, à leur mort?
Suis-je ainsi marqué? Enfermé par je ne sais quel destin?
Je suis sorti, j’ai marché dans le brouillard sur cette route qui
a été si longtemps le chemin de la joie. L’air frais m’a fait du
bien. M’a rendu ma raison.
Qu’est-ce que le destin?
Un nom que l’homme donne aux événements, une chaîne
qu’il fabrique pour lier entre eux les faits.
Une chaîne qui l’emprisonne s’il l’accepte. Mais qu’il doit
toujours vouloir briser.
Et si elle est lourde, si elle semble résister, l’effort pour la
rompre est le sens même de la vie de l’homme.
Le destin?
J'avais vu tant d’hommes se plier devant ce mot,
s’agenouiller devant lui pour attendre son verdict. Milliers
d’hommes du ghetto qui se laissaient glisser jour après jour au
fil de leur destin. Et qui peut les condamner? Ils sont mes
frères morts.
Moi, je saisissais la première chance. Je refusais de croire au
destin qui faisait de moi un humilié, un vaincu, un esclave, un
mort. Je me suis enfui, j’ai combattu, j’ai survécu. Quand, après
mon drame, après la mort des miens, les habitants du Tanneron
ont appris que j’avais déjà échappé à la mort dans le ghetto, à
Treblinka, ils ont répété et l’un deux – un vieux paysan à la
peau ridée – me l’a dit :
— Martin Gray, c’est son destin de ne pas mourir, cet homme
il s’échappe de tout. C’est son destin. C’est comme ça.
Non, ce n’était pas comme ça.
Quand je revoyais ces années de violence et de barbarie,
quand je regardais mes mains encore marquées par les
tortures subies, quand dressant les bras je sentais les douleurs
dans l’épaule, mémoire physique des cellules de la prison de
Pawiak, à Varsovie, quand l’on m’avait pendu par les poignets
et que les bourreaux me frappaient, je savais que le destin, cela
se construit.
L’homme a toujours devant lui deux routes. Et c’est entre
elles qu’il doit choisir.
Deux routes devant le regard, deux destins.
Et à chaque nouveau pas il y a un nouveau croisement.
Deux routes encore, deux destins possibles. Et il en va ainsi
jusqu’à la dernière seconde de vie.
Je sais, plus tard, aux autres, tout paraît simple, souvent.
Quand je racontais à Max Gallo telle ou telle de mes évasions,
qu’il était devant moi, son carnet de notes à la main,
brusquement il m’arrivait de m’arrêter, irrité qu’il ne
m’interrompe pas de lui-même.
— Vous comprenez, lui demandai-je, vous comprenez que
j'aurais pu rester là avec les autres, et que c'était facile. Il
faudra essayer de faire sentir cela aux lecteurs, pour qu’ils
sachent. Je ne suis pas un héros, Max, mais je veux que les
lecteurs découvrent que rien n’est facile. Qu’il faut vouloir.
Vous le comprenez, Max?
Rien n’est jamais tout à fait joué. Il n’y a jamais une seule
route, un seul destin.
Il faut savoir qu’on peut, qu’on doit choisir. Mais il faut
vouloir choisir. Croire que c’est possible.
Que le destin c’est avec ses propres mains qu’on le construit.
Qu’il est toujours une route ouverte.
Que tant qu’il y a un souffle de vie il y a l’espoir de choisir et
de changer. Soi et le monde.
Car j’avais tant d'exemples qui montraient que notre destin
n’était pas comme celui de ces oiseaux migrateurs, inscrit en
nous, au cœur de notre corps et de notre pensée.
L’homme ce n’est pas seulement un assemblage de rouages,
un amoncellement de matériaux, c’est d’abord une décision et
chacun a en soi, s’il le veut, s’il le sait, la possibilité avec ses
rouages, avec ses matériaux, de construire, de produire autre
chose.
Car chaque homme est unique. Et chaque homme doit se
vouloir unique même s’il se sait solidaire de tous.
Quand je travaillais à New York j’avais, un temps, habité une
maison dans la banlieue sud. Près de chez moi, dans une
grande demeure blanche, vivait un couple que je voyais
rarement. Mais il m’arrivait quand je rentrais tard d’entendre
crier : de sinistres hurlements, une voix d’homme et qui
pourtant échappait à la parole. Plus tard j’appris qu’il s’agissait
de leur fils : un enfant retardé qui avait de temps à autre des
crises de fureur. Je rêvais à fonder une famille, à avoir des
enfants et plusieurs jours j’ai gardé avec moi l’effroi de ce
destin qui s’était abattu sur ce couple. Un soir je me suis trouvé
seul dans l’allée avec un homme encore jeune, au visage noble,
aux cheveux blonds rejetés en longues mèches en arrière du
front.
— Monsieur, je crois que vous habitez cette maison près de la
nôtre, dit-il…
Il commença ainsi de s’excuser, puis quand nous arrivâmes
devant chez lui :
— Je vous en prie, continua-t-il, monsieur, venez…
J’ai hésité. Il est toujours difficile d’affronter le malheur le
plus injuste, celui qui frappe les enfants.
— Je vous en prie, répéta-t-il.
Je l’ai donc suivi. Sa femme avait les yeux doux, un sourire
détendu.
— Je suis heureuse de vous connaître, a-t-elle dit.
Nous avons parlé ainsi quelques minutes, puis ils m’ont dit
presque en même temps.
— Cela nous ferait plaisir si vous voyiez Frank, notre fils, et
ce qu’il fait.
Je ne pouvais qu’accepter.
Dans une grande pièce il y avait, assis par terre, un
adolescent à la tête penchée, au visage grimaçant, au menton
accusé, la lèvre supérieure déjà couverte d'un duvet noir.
Quand il nous vit il poussa une sorte de grognement, secoua la
tête plusieurs fois.
— Il est content de vous voir, dit le père.
J’étais paralysé. Effrayé. Et pourtant l’horreur m’avait été
familière. Mais là, cette vie mutilée, ce destin sur ce couple.
— Regardez, me dit le père.
Et c’est alors que je vis les murs couverts de tableaux. Des
toiles gaies où dominaient les couleurs claires, l’or d’un soleil
joyeux, le bleu, le rouge. Je découvris alors que Frank était en
train de peindre, avec des gestes saccadés, et que naissait sur
la toile posée à même le sol une sorte d’immense fleur
rayonnante.
— C‘est Frank qui fait tout cela, me dit sa mère. C'est beau.
Quand il peint, il devient calme. Et puis pour moi ces fleurs
c’est le visage de son âme.
Le destin.
Ne pas s'incliner devant ce qu’on appelle le destin.
Prendre dans l’événement qui nous frappe ce qui est une
poussée de force pour nous, pour les autres.
Ne pas subir ce qui paraît nous écraser. Mais, au contraire,
tenir à pleines mains cette dalle qui est sur nous : la soulever à
bout de bras. Vouloir le faire.
Vouloir rejeter cette lourde dalle pour voir enfin le ciel. Et
chacun peut voir son ciel.
Les parents de Frank avaient trouvé pour lui la peinture. Ils
n’avaient pas subi l’événement, mais lutté contre lui pied à
pied. Et ils avaient gagné. Je me souvenais aussi de cet écrivain
dont Max Gallo m’avait parlé : un homme que la poliomyélite
avait frappé alors qu’il n’avait que treize ans. Et qui avait lui
aussi su créer sa vie, malgré sa paralysie. Écrire, s’exprimer,
réaliser une grande œuvre, ç'avait été pour lui le moyen de
vaincre, de prendre de vitesse son destin et d’en construire un
autre.
A chaque instant, au jeu de la vie les cartes changent. Hier la
maladie, aujourd’hui la santé.
Aujourd’hui le bonheur et la paix, demain le malheur et le
désespoir.
Mais nous pouvons toujours bâtir avec ce qui nous est donné.
Tant que l’homme est en vie il peut toujours reconstruire,
même avec des ruines.
Seulement, c’est plus facile quand les matériaux sont sains.
Je l’avais découvert tant de fois dans ma vie : le manque de
sommeil, la fatigue, l’usure du corps, voilà qui sape la volonté.
Voilà qui nous fait esclave.
Avec Dina, nous avions compris cela. Nous avions adopté la
sobriété, renoncé même à la viande. Chacun peut choisir sa
route. Mais ce que je sais c’est qu’il faut compter avec son
corps.
Le devoir de l’homme est de ne pas gaspiller sa force. Ne pas
user son corps en laissant l’excès l’écraser.
Car l’homme est un tout.
La pensée n’est pas claire, la volonté n’est pas inébranlable
quand le corps est alourdi.
La pensée est comme une eau.
Elle peut être troublée, rendue boueuse, si le corps lui-même
se trouble et se remplit de boue.
J’essayais d’expliquer cela à Jacques M. Il travaillait avec moi
à la Fondation. Il riait de ce qu’il appelait avec ironie mes
«manies alimentaires». Nous étions contraints souvent d’inviter
des journalistes à déjeuner. Chaque fois, je devais expliquer,
m’excuser presque de ne pas commencer par un whisky, suivre
par du vin de Bordeaux. Je voyais les autres boire plus que de
raison. Ils prenaient entre leurs mains la carte du restaurant
avec une passion qui me paraissait curieuse. Ce que je leur
reprochais, ce n'était pas leur goût pour tel ou tel plat. C'était
trop souvent leur démesure. Après le repas, Jacques était
somnolent. Alors il commandait une autre tasse de café. Il était
entré dans cet engrenage de la suralimentation, de la
consommation d’alcool et de l’abus des excitants. Tout cela
m’apparaissait comme des formes de fuite.
Et je les avais bien connues aussi, dans mes premières
années à New York, quand je ressentais durement la solitude.
Alors je buvais. Alors les restaurants étaient pour moi des
temples de la joie. Manger c'était une façon de me prouver que
le monde m’appartenait. J’étais enveloppé par le froid de la
solitude, alors la chaleur passagère que donne l’alcool et la
nourriture richement apprêtée, pour un moment, me faisaient
oublier ma situation.
J'étais euphorique. Mais venaient les conséquences. Ma
pensée obscurcie, mon énergie affaiblie, et une sensation de
solitude plus difficile encore à porter.
Voilà pourquoi j’ai changé, jeûné. Découvert la joie des mets
simples. D’une eau claire. D’un corps léger.
L’homme, s’il veut que sa vie ne lui glisse pas entre les mains
sans même qu’il le sache, doit savoir contrôler ses appétits.
Parfois les limiter.
Savoir que sa santé est un capital qu’il ne peut pas dilapider.
C’est ce capital qui le fait riche.
S’il veut le conserver, il faut qu’il choisisse la mesure et la
simplicité.
Qu’il résiste à la pente facile et attirante des plaisirs.
Qu’il refuse des joies réelles mais tout compte fait
secondaires et qui peuvent s’il les recherche trop souvent
l’empêcher d’atteindre les joies les plus hautes et les plus
durables.
Ici aussi il faut choisir.
Savoir ce qui importe. La chaleur excitante et passagère de
l’alcool ou l’eau claire et fraîche de la vie.
Je regardais Jacques. Il buvait lentement et je lisais dans ses
gestes le plaisir qu’il prenait à ce vin rouge et velouté.
Quelques années auparavant il avait été, m’avait-il dit, victime
d’un ulcère. Un jour, brutalement, alors qu’il sortait d’un
journal, des douleurs atroces l’avaient plié en deux. Ulcère
perforé. Opération urgente.
— Depuis, c’est parfait, disait-il. Je peux manger et boire
comme avant. Martin, vous ne saurez jamais ce que cela
signifie ce fromage avec un verre de vin rouge.
Je savais. Je savais tout de l’alcool et du vin. Et pourtant
j’avais renoncé et ce plaisir ne me manquait pas. Mais il était
indispensable à Jacques. Malgré les risques qu’il prenait avec
sa santé et que je m’efforçais de lui expliquer. Pourquoi
s’obstinait-il? Etait-ce vraiment un besoin? De même nature
que celui qui contraignait les jeunes drogués à rechercher sans
cesse une autre dose de drogue, à perdre leur vie dans cette
course à des joies brèves et illusoires? Mais était-ce vraiment
une question de corps? En fait il s’agissait de l’esprit, du moi,
du caractère.
Quand manquent à l’homme des buts qui le dépassent.
Quand il a perdu l’espoir de faire naître pour lui une vie à sa
mesure.
Quand il a renoncé à la cime et qu’il choisit d’aller, au jour le
jour, sans même savoir où il va, alors il peut s’enfuir dans ces
pauvres chemins des plaisirs médiocres.
Et il peut s’y perdre. Y compromettre son corps. Et par là
même affaiblir encore son courage, amoindrir encore sa
pensée, renoncer encore un peu plus à s’élever.
C’est Dina qui m’avait donné la force de choisir les joies
véritables. Qui ne sont ni celles de l’alcool, ni celles de la table,
ni d’aucune drogue. Avec elle, je n’avais plus besoin de ces
médiocres plaisirs. J’avais trouvé ma rade, ma paix. J’avais jeté
l’ancre. Je regardais mes enfants. Je les voyais courir, grandir,
je les entendais jouer du piano. Je voulais vivre longtemps pour
les protéger, pour les contempler alors qu’ils s’épanouiraient,
pour savoir quel serait leur visage d’homme. J’avais atteint le
bonheur. Je n’avais plus besoin d’alcool. Un fruit juteux me
suffisait : ma joie, leur joie, mon espérance étaient mes alcools.
Sans doute était-ce cela qui manquait à Jacques. Il vivait seul
après avoir divorcé. Il ne s’intéressait guère aux autres. Il était
venu à la Fondation davantage par besoin d’un emploi que par
souci de se dévouer à une cause. Il n'était pas heureux.
Pour qu’un homme atteigne la plénitude, qu’il soit vraiment
un homme, il faut qu’il crée un monde dont il soit le centre.
Ce peut être une œuvre ; le tableau d’un peintre ou le
meuble d’un ébéniste ; le champ d’un paysan, la page d’un
écrivain.
Ce peut être une famille.
Car l’homme a besoin de devenir la colonne forte d’un
temple qu’il a construit et qu’il soutient.
Maintenant, je suis à nouveau seul. Mais il y a ces lettres que
j’ai reçues par milliers. Il y a ce livre que j’écris et qui va parler
aux autres et dans ma solitude je suis redevenu une colonne
droite. Ma vie a un sens parce que la fraternité des autres
m’entoure.
Car la froide raison ne suffit pas à l’homme.
Elle n’est qu’une terre qui a besoin d’eau pour germer.
L’eau, c’est l’amour, ce sont les autres, c’est l’espoir, la
croyance que demain, en chaque homme et en soi d’abord, le
neuf et le beau auront surgi.
La certitude que l’homme peut vivre en paix et dans la joie,
avec lui-même et avec les autres.
Et si la souffrance éclate, et elle éclate un jour, puisque la
mort sera toujours présente, l’espoir que l’homme saura
prendre cette souffrance entre ses mains et en faire un fruit.
En tirer la certitude qu’il faut vivre plus haut, mieux. Dans ce
miracle fragile qu’est la vie.
Je suis ressorti. Je marche. Le brouillard s’est levé et c’est
l’immense nuit qui m’observe.
J’ai le droit de marcher tête haute, le visage tourné vers ce
ciel sombre.
J’ai le droit de dire que j’ai tenté de vivre comme un homme.
Ce soir j'achève ce Livre de la vie.
Je voudrais le tendre aux autres comme autrefois j’ai tendu la
main à mes enfants. Non pas que je m’imagine avoir en moi la
connaissance. Mais j’ai le droit de parler. Je n’ai qu’une humble
supériorité, celle de ma souffrance. Et ma voix, quand elle
s’élève. Quand elle dit :
Que la vie est indestructible. Malgré la mort.
Que l’espoir est un vent vif qui doit balayer le désespoir.
Que l’autre est un frère avant que d’être un ennemi.
Qu'il faut pour vivre se charger d’amour et d’espérance.
Qu’il faut chercher à rassembler en soi ces branches
dispersées qui font notre personnalité.
Qu’il faut croire à des mots nobles : la fraternité, le devoir, le
respect des hommes.
Quand ma voix s’élève et répète :
Qu’il ne faut jamais désespérer de soi-même et du monde.
Que les forces qui sont en nous, les forces qui peuvent nous
soulever sont immenses.
Que notre volonté a une puissance insoupçonnée.
Que nous pouvons, si nous voulons, toujours reconstruire.
Quand ma voix dit encore :
Qu’il faut parler l’amour et non les mots de la tempête et du
désordre.
Mais qu’il faut savoir tout risquer pour défendre une vérité,
un principe de fraternité.
Et qu’il faut parfois accepter de se battre contre soi et aussi
contre ceux qui laissent en eux monter les démons barbares.
Quand ma voix clame :
Que le destin royal de l’homme et son tourment sont de
recommencer encore, de commencer toujours, pour porter plus
loin cette flamme, son espoir, malgré la mort qui vient comme
une mer effacer ses pas sur le sable et qu’il doit recommencer,
bannir la peur et recommencer encore.
Quand je hurle :
Que la vie commence aujourd’hui et chaque jour, et qu'elle
est l’espoir.
Il faut me croire. Car j’ai vécu cela.
Ce livre, je l’ai écrit pour comprendre la vie, ma vie et je l’ai
écrit pour vous, pour essayer d’être utile.
Si, comme je l’espère, il a pu vous aider, donner des
commencements de réponse aux questions que tout homme se
pose, alors je vous demande, mais sans doute l’aurez-vous déjà
compris, de le faire connaître à ceux qui comme moi, comme
vous, ont besoin qu’une voix amie s’adresse à eux.
« Si vous le désirez, écrivez-moi à
Martin Gray, Tanneron, 83141. France.
Je serai heureux de continuer avec vous le dialogue ouvert
avec «Au nom de tous les miens» et poursuivi ici dans ce «livre
de la vie».
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