Résumé Dans un livre aujourd’hui célèbre : Au nom de tous les miens, Martin Gray a fait le récit de la tragédie qui endeuilla sa vie. Ce livre connut aussitôt un immense succès. C’est alors que, de tous les points du monde, des milliers de lettres sont parvenues à l’auteur pour saluer sa ténacité, sa confiance dans l’homme, pour lui apporter un témoignage de fraternité. Mais surtout pour lui dire combien ce livre leur avait donné la force de vivre. Ces lettres demandaient à Martin Gray de les aider encore en leur parlant de ce qu’il avait retenu de son existence exemplaire, en tentant en somme de leur communiquer son expérience. C’est cette réponse à des milliers de questions qu’il donne ici dans Le livre de la vie. Martin Gray dit comment on peut trouver le bonheur, le courage et l’espoir. Je veux remercier mon amie Madame H.C. ERIKSON avec qui j’ai d’abord parlé du projet de ce livre. Elle m’a aidé par ses remarques à préciser ma pensée. Elle a relu le manuscrit et m'a suggéré souvent d’utiles modifications. A tous ceux qui par milliers m’ont écrit pour me dire leur fraternité. A ceux qui silencieux ont partagé mes épreuves. A ceux qui m’ont interrogé sur le sens de la vie. Pour eux et pour tous ceux qui ont, à un moment de leur vie, rencontré la tristesse, la solitude, la maladie, le désespoir. Pour tous ceux qui ont eu besoin de la voix d’un ami qui réponde à la question : pourquoi? Pour tous ceux-là, ces pages, pour les aider à trouver en eux-mêmes le bonheur, le courage et l’espoir. Martin Gray est l’un de ces hommes dont on se dit quand on lit le récit de leur vie : «C’est impossible.» Et pourtant la vie de Martin Gray est bien l'une de ces aventures humaines extraordinaires mais vraies. Né à Varsovie en 1925, dans une famille modeste, il a quatorze ans quand les Allemands décident d’enfermer dans le ghetto de Varsovie tous les Juifs de la capitale polonaise. Alors commence pour Martin Gray une période héroïque et tragique qui, tour à tour, le voit contrebandier du ghetto, déporté à Treblinka, évadé de ce camp de la mort, combattant durant l’insurrection de Varsovie, partisan, officier de l’Armée Rouge – l’un des plus jeunes et l’un des plus décorés – entrant dans Berlin en 1945, le jour même de son anniversaire. Cette victoire est l’accomplissement d’un serment : Martin Gray a vu mourir tous les siens dans les combats et à Treblinka. Il leur a été fidèle. Il a vaincu les bourreaux. Mais cette victoire n’est pas seulement celle d’un combattant : elle est une victoire de l’homme. Martin Gray a voulu survivre pour témoigner, transmettre la leçon des siens. Il décide alors de rejoindre les États-Unis où vit sa grand-mère et là, en quelques années, le jeune immigrant devient un riche homme d’affaires. Mais son but, ce ne sont pas les milliers de dollars qu’il entasse mais bien le bonheur, avoir des enfants, prolonger la vie. Quand il rencontre Dina, il sait qu’il peut réaliser enfin ce rêve poursuivi depuis Treblinka. Marié, il s’installe dans une vaste propriété au-dessus de Cannes. Il n’a que trente-cinq ans. Il peut vivre retiré des affaires. Il est riche. Et, aux Barons, dans ce qui est la forteresse de son bonheur, il élève pendant dix ans ses quatre enfants. Mais le destin n’en a pas fini avec lui : le 3 octobre 1970, Dina et ses quatre enfants périssent dans un incendie de forêt. Tout autre que Martin Gray se serait couché sur la terre pour renoncer. Rien de tel avec cet homme exceptionnel. Il brandit son malheur comme une arme : il crée la Fondation Dina Gray pour lutter contre la destruction de la nature, les incendies, la pollution qui menacent aujourd’hui la vie de l’homme comme hier la guerre la détruisait. Il écrit le récit de sa vie : Au nom de tous les miens, et ce livre connaît immédiatement un immense succès : 400000 exemplaires vendus en France, dixhuit traductions, immense succès aux États-Unis, retenu par la plupart des grands clubs de livrés, publié dans tous les grands pays en édition condensée par la Sélection du Reader’s Digest. Cependant l'essentiel n’est pas ce succès mondial. Bien sûr, Martin Gray le considère comme important parce qu’il fait connaître à des millions de lecteurs l’histoire des siens, de tout un peuple. Mais ce qui est capital, c’est que ce livre a été ressenti par tous comme une leçon unique de courage et d'espoir. De tous les coins du monde, des lettres, dans toutes les langues, sont parvenues à Martin Gray pour saluer sa ténacité, sa confiance dans l’homme, lui apporter le témoignage d’une fraternité. Mais pour lui dire surtout combien ce livre leur avait donné la force de vivre. Pour demander à Martin Gray de les aider encore en leur parlant de ce qu’il a éprouvé, retenu de son existence exemplaire, en tentant en somme de leur communiquer son expérience. C’est cette réponse à des milliers de questions que donne Martin Gray dans Le Livre de la Vie. Son dernier ouvrage Les Forces de la Vie permettra aux lecteurs d’aller plus loin et de définir, avec Martin Gray, les moyens d’obtenir le bonheur quotidien. ROBERT LAFFONT 1 LE CIEL ET LA PAROLE Jamais je n'avais regardé le ciel comme ce soir. Je revenais de la ville alors que finissait le crépuscule, je quittais le bruit, la rumeur qui montait de la route, je dépassais les dernières maisons, je voyais au-dessous de moi les lumières des avenues. J'atteignais le silence. Il me semblait être seul entre la terre et le ciel. Arrivé sur le plateau, je n’ai pas voulu rentrer dans ma maison déserte comme un navire abandonné. J’ai marché à travers champs vers les arbres qui se dressaient devant l’horizon, pareils à un rideau déchiré. Il faisait doux, ce soir, après la chaleur intense de la journée. De la terre montait rôdeur des herbes sèches. Je marchais. Pour la première fois depuis des mois, j'étais en paix. Sans doute à cause de cette vieille dame qui était venue vers moi dans l’après-midi. Je signais mon livre, Au nom de tous les miens, des hommes et des femmes défilaient devant la petite table derrière laquelle j’étais assis. Ils me serraient la main, je disais quelques mots. Je signais. Pourtant ma tête était ailleurs, pleine de bruits, pleine d’images comme à chaque fois que je me présentais devant des lecteurs. Pour eux, qu’étais-je? Un homme qui avait survécu, qui leur tendait un livre. Je les surprenais : «Je vous croyais plus vieux», disaient-ils souvent. Parfois ils commençaient à me raconter leur vie. Je les écoutais mais j’avais surtout en moi d’autres voix. Celles des miens. J‘entendais les hurlements qui venaient du fond de l’Europe meurtrie, là où durant la guerre j’avais vécu avec la mort pour compagne, j’entendais les rires de mes enfants qui s'élançaient vers moi. Je voyais les ruines des villes incendiées, les corps devenus pierres, et je voyais la forêt qui brûlait, ma famille que je cherchais en vain. Je signais. J'écoutais mais j'étais ailleurs, avec mes souvenirs qui ne me quittaient pas, qui vivaient en moi. Quelquefois, alors que devant moi quelqu’un attendait, je l’oubliais. Ma main hésitait à signer. J’étais pris comme par le vertige. Où suis-je? Mais quel est cet homme qui est assis là devant un livre ouvert? Est-ce toi? Ces photos des tiens, de toi enfant, de tes enfants, de ta femme, pourquoi sont-elles là prisonnières au milieu de ces pages? Quel est ce livre? Quels sont ces gens qui te regardent? Que veulent-ils? Et puis, je revenais à moi. Je signais. Ces photos, ces mots, ils étaient le récit de ma vie, de mon bonheur et de mon malheur, de mon combat et de mon espoir. J’étais le survivant. Je savais que j’avais raison d'être là à transmettre mon message. Je savais, parce que des milliers de lecteurs m’avaient écrit, que mes mots sonnaient juste et qu’ils avaient porté dans tous les pays témoignage. J’avais reçu des lettres d’Italie et du Japon, d’Amérique et d’Afrique, d'Allemagne et de Pologne, de France et d’Angleterre. Des femmes et des hommes, des enfants et des vieillards, des professeurs et des paysans, chacun avait voulu me dire son émotion. Me remercier. C’est vers les miens que leurs lettres allaient. Je n'étais qu’un survivant, un témoin nécessaire. Et c'est pour cela que j’avais survécu. Mais je n’étais pas en paix. Je sentais en moi la vie si tenace que parfois je la trouvais trop forte. Parfois, alors que l’on me tendait ces livres, j’avais la tentation de m’enfuir, de me cacher. De garder pour moi seul mon histoire, de vivre replié sur mon malheur. Je continuais pourtant parce que j’en avais pris l’engagement. Devant leur mémoire, et parce que chaque lecteur devenait pour moi une raison supplémentaire de continuer. Ils me faisaient confiance. Je me devais d’avancer. D’être fidèle à l’image qu’ils avaient de moi. Ma vie était pleine des leurs. Ce n'était pas facile. Jusqu’à cet après-midi l’inquiétude avait été, malgré les apparences, mon cancer. Je souriais aux autres. En moi étaient les pleurs. Et puis cette vieille femme est venue vers moi. Elle se tenait, droite contre la table, serrant sur sa poitrine mon livre. Elle souriait. Et derrière son sourire il me semblait apercevoir d’autres vieux visages, celui de ma mama qui m’avait accueilli quand j’avais gagné, après la tourmente, l’Amérique. Celui d’autres femmes croisées au milieu des ruines, à Varsovie, aperçues un instant et qui, à jamais, avaient disparu. Alors cette vieille femme s’est mise à parler, doucement. «Votre livre, disait-elle, a sauvé une vie.» Elle racontait : sa fille, désespérée, qui ne réussissait pas à trouver la force de continuer à subir les jours parce que ses rêves personnels s’étaient l’un après l’autre brisés. «Le destin a été dur pour elle, répétait la vieille femme. C’est vrai.» Par hasard il y avait eu ce livre, mon livre, ma vie, celle des miens. Et quelque chose s'était produit. «Je ne peux pas vous expliquer, disait la vieille femme, elle n'est plus la même, maintenant elle veut vivre, elle a trouvé du travail, vraiment je crois que ça va.» Elle tenait son livre serré contre sa poitrine. «Voulez-vous que je vous le signe, madame?» ai-je demandé parce qu’il me fallait dire quelque chose. Elle a secoué la tête. «Je ne suis pas venue pour ça, a-t-elle répondu. J’ai voulu vous remercier.» Elle m’a mis la main sur l'épaule. «Il faut continuer, continuer à parler, à dire aux gens. Ils ne savent pas. Parfois il suffit de quelques mots. On ne sait pas ce qui se passe, quelques mots suffisent et tout change pour eux. C’est comme s’ils découvraient tout à coup ce qu’ils ne voyaient pas avant.» Elle est partie. J’ai continué à signer. Mais en moi les phrases qu’elle avait prononcées résonnaient. Et d'autres revenaient, celles ; que j’avais lues trop rapidement, ces phrases que je retrouvais dans toutes les lettres et dont j’avais tiré la force de vivre et qui me gênaient aussi. Maintenant, à cause de ce visage de vieille femme qui me rappelait tant d’autres visages, toutes ces phrases prenaient vie en moi. Je comprenais. Les mots et la parole ont une force insoupçonnée. Ils sont la tourmente ou la brise. La pluie qui dévaste ou l'eau qui irrigue. Déjà j’avais appris qu’il est des mots qui tuent. Ces ordres que des hommes en uniformes noirs lançaient et des milliers d’hommes partaient vers les fosses, et d’autres mots suffisaient pour que des hommes jusqu’alors innocents deviennent bourreaux, et d’autres mots transformaient des innocents en coupables. Je savais aussi qu’il est des mots de douceur et d’espoir, des mots de bonheur qui sont comme le soleil d’une vie. Mais savoir n’est rien, il faut aussi que ce que l'on sait devienne votre sang. Cette vieille femme m’avait brusquement fait comprendre que les mots peuvent tout quand ils ne sont pas seulement un assemblage de lettres mais la chair d'une existence. Si les mots de Au nom de tous les miens avaient eu tant de pouvoir, le pouvoir de transformer une vie, c’est que je les avais écrits avec ma douleur, avec mon espoir, avec ma volonté, qu’ils étaient la voix de ceux que j’avais aimés, auxquels j’avais prêté mon visage et mon nom. Je suis sorti de la librairie avec, pour la première fois depuis des années, depuis que l’incendie avait dévasté ma vie, un sentiment de paix. Des rencontres se produisent ainsi qui modifient la couleur des choses. Qui font éclater ce qui jusqu‘alors est souterrain. Mes mots, ma parole, avaient trouvé le chemin de cette jeune fille qui jusqu’alors se refusait à l’espoir. Les mots de sa mère étaient entrés en moi et me donnaient la paix. Force et pouvoir des mots quand ils sont vrais. Mais qui se parle encore? Qui ose poser les questions que chacun porte en soi? Nous sommes pris dans le cercle de fer de nos habitudes, de nos contraintes professionnelles. Nos métiers, nos besoins, nos plaisirs, voilà de quoi nous vivons et de quoi nous parlons. Pourtant, un jour, parce que telle est la vie, le destin nous foudroie, ou bien nous rencontrons le malheur. Et nous le rencontrons toujours puisque, autour de nous, ceux que nous aimons sont condamnés à disparaître. Alors, parce que nous n’avons jamais osé parler de ce qui compte vraiment, nous perdons pied. Nous sombrons dans l‘angoisse, nous ne savons plus comment faire face. Moi, dès l’enfance, j’avais été plongé dans l’enfer. Je savais que la vie n’est pas un chemin facile, je savais que les hommes sont mortels, et je savais aussi que, au cœur du bonheur, peut tout à coup surgir l’effroyable. Mais je savais aussi que le bonheur existe, qu’on peut le créer, et que l’espoir n’est pas seulement une illusion. Ce soir-là, marchant dans les champs sur la terre chaude encore pleine de soleil, je sentais la paix en moi, comme une force, et alors que j’avançais vers les arbres, je revoyais ma vie, pas à pas. J’avais connu la barbarie, les hommes qui sont le Mal, j’avais connu le sacrifice des hommes qui sont le Bien. J’avais connu les villes en guerre et la guerre que se font les hommes dans les villes en paix. Puis l’amour, ces enfants qui courent, ici dans ces champs au milieu desquels je marche ce soir. Et ce feu, ce brasier qui avaient détruit pour la deuxième fois ma vie. J’avais raconté tout cela. Pour moi. Pour les miens. Et ma voix avait parlé à d’autres. Et les autres m’avaient aidé. Mon peuple d’abord. Car j’étais juif. Bien sûr ma famille appartenait aux Juifs réformés et avant le déclenchement de la guerre je ne savais pas clairement ce que c'était que d’être juif. Mais les Nazis sont entrés dans Varsovie, ils m’ont contraint à porter un brassard et une étoile de David. Ils ont tué les miens. Ce sont eux qui m’ont fait découvrir que j'étais juif et j’ai acquis la volonté de l’être. Je me souviens de cet officier qui me frappait et je croyais que j’allais mourir couché là sous ses coups, sur le sol d’une cellule, alors je me suis senti, moi qui apparaissais vaincu, bien plus fort que lui. Victorieux. J’appartenais à une communauté, à un peuple que l’histoire souvent avait traqué, que souvent des Empereurs ou des Rois avaient voulu détruire. Et pourtant cette communauté avait survécu. Et je survivrais. Nous n'étions pas supérieurs aux autres mais peut-être à force d’être frappés, peut-être parce que nous avions su garder notre foi, nous étions devenus plus obstinés, plus résistants, plus déterminés à aller jusqu’au bout de notre vie. Alors j’ai crié à l’officier : «Je suis juif et tu ne me tueras pas, tu ne parviendras pas à me tuer.» J’étais fier, oui. Si des bêtes à visages d’hommes nous frappaient, nous les Juifs, si des bourreaux nous martyrisaient, c’est que nous n’appartenions pas à la même race qu’eux : Dieu soit loué. Depuis j’ai mieux appris ce que c’est qu’appartenir au peuple juif. Il me semble que ma vie, ma modeste vie, est pareille à celle de mon peuple. On cherche à le détruire mais il renaît. De l’enfer de la guerre Israël a surgi. Comme mon peuple je ne renoncerai jamais à vivre. J’arrivais près des arbres. Je me suis couché sur la terre. Les bras en croix, les mains ouvertes vers le ciel. Jamais je n’avais regardé cette mer infinie, bleutée et brillante, comme je le faisais ce soir. Jamais. Dans les forêts de l’Europe en guerre je cherchais à lire dans le ciel l’annonce de la neige qui effacerait mes traces ou bien la venue du soleil qui sécherait mon corps. Dans les villes bruyantes j’avais oublié le ciel, il n'était plus que le reflet rose et jaune des lueurs des enseignes. Plus tard, ici, avec les miens, le ciel n’avait été que le royaume de la lumière intense et joyeuse, vive. Parfois la nuit, une nuit semblable à celle-ci, nous montions avec mes enfants sur la terrasse, ils me tenaient les bras, ils tendaient leurs doigts vers la Grande Ourse, ils cherchaient la Voie lactée. Puis ils criaient quand, traversant le ciel, ils apercevaient l’éclair d’une étoile filante. Je les guette ce soir, ces étoiles qui meurent, qui disparaissent après avoir brillé intensément. Elles passent, et l’univers reste semblable, une étoile de moins parmi les galaxies. Rien. Et l’infini. Une étoile comme une vie qui s’efface dans la foule des milliards d’hommes. Et chaque étoile, chaque homme est un univers. Quand il meurt, tout meurt et tout se prolonge. Jamais je n’avais regardé le ciel comme ce soir. Pendant des années, pendant mes trois vies, celle de la violence guerrière, celle de l’acharnement à réussir, celle du bonheur absolu, je n’avais pas eu l’occasion ou le courage de regarder le ciel. Et je comprenais pourquoi les hommes ne le regardent pas. Ils s'enfouissent dans les actes, dans la guerre ou dans la joie. Comme je m’y étais enfoui. Ils oublient ce ciel qui enveloppe le monde, ce ciel qui est le même pour tous. Ils veulent l’oublier comme je l’avais oublié. Et les villes avec leurs hautes constructions, les villes avec leurs fumées grises, leurs lueurs, le dissimulent. On n’a même plus à le fuir. Le ciel n’existe plus. Ce soir, je le regardais. Mes yeux se perdaient dans la Voie lactée. Je suivais la chute d’une étoile, et je comprenais. J'avais refusé de regarder le ciel. J’avais fui ces traînées blanches sur l’océan sombre, ces millions d’étoiles coagulées, fui cette question, la question qui monte en nous quand nous regardons le ciel: pourquoi? J’avais fui et j’avais pourtant derrière moi trois vies extrêmes, pleines de cette question. Mon père, mes fils, ma femme, ma mère, je les avais vus morts. Et des milliers d’autres. Mon bonheur, je l’avais vu surgir en un instant et disparaître d’un seul coup, comme un mirage. J’avais vu le Mal et le Bien. La bête à visage d’homme qui tue et l’homme qui tend la main et donne sa vie. Mais chacun, même l’homme à la vie douce et tranquille, l’homme qui dormait à cet instant près de sa femme d’un sommeil paisible dans cette ville au bord de la mer, qui pouvait dire qu’il n’avait pas rencontré ce «pourquoi»? Qu’il ne verrait pas s’abattre sur les siens la hache rageuse du destin? J’étais allongé sur la terre, dans le silence. A peine un souffle plus frais qui montait de la vallée. Je restais immobile, seul, comme si j’avais été le premier ou le dernier des hommes à regarder le ciel sous lequel tant de vies avaient glissé, tant d’autres à venir, à commencer, à finir, à souffrir. Tant de vies qui, comme la mienne, si longtemps, refusaient de regarder le ciel, parce qu’il aurait fallu affronter la question : pourquoi? Et les autres questions qui naissaient de ce mot. Pourquoi le ciel, pourquoi l’homme, pourquoi moi, pourquoi la vie, pourquoi la mort, pourquoi des bourreaux et des victimes, pourquoi le bonheur et le malheur? Et au delà encore, qu’y a-t-il? Le hasard, le destin, un dieu de justice, ou simplement l’inconnu qui échappe à nos questions? Pourquoi? Ce mot dans le ciel, au-dessus de moi. Ce mot que je ne pouvais plus éviter, que je ne devais pas fuir puisqu’il s’imposait à moi, à cause de cette vieille femme, cet après-midi, de sa fille qui avait puisé dans ma parole la force. Peut-être, si je répondais à ces questions à haute voix, quelqu’un entendrait-il, quelqu’un découvrirait-il dans mes interrogations la force de regarder le ciel. Peut-être ces mots l'aideraient-ils. Jadis, dans la ville cernée par les bourreaux j’avais apporté du blé, et c’était mon profit, et c’était ma joie, mon risque, et mon aide aux autres. Je pouvais encore entreprendre un autre voyage, forcer un nouveau mur, le mur qui entourait chaque homme et l’enfermait en lui-même. Je pouvais apporter quelque chose, non plus un sac de grain, mais mon expérience, les leçons que j’en tirais. J’avais été terrassé tant de fois et tant de fois je m’étais redressé, que ma voix serait peut-être entendue. Je n’avais plus à raconter ma vie. Simplement à m’interroger. A tenter de comprendre, à dire ce que j’avais appris, dans Le livre de la Vie. Je me suis levé, abandonnant la terre, j‘ai marché dans la foret, au milieu des arbres brûlés dont certains peu à peu reprenaient vie. Des pousses surgissaient entre l’écorce noire. Et là où tout semblait perdu, allait sans doute, dans quelques années, renaître une vraie forêt. Alors reviendraient les oiseaux. Je marchais. La ville était loin, là-bas, vers la mer. Une brume légère la recouvrait, estompant les lumières, étouffant les bruits. Et empêchant les hommes de regarder le ciel et de poser les questions de leur vie. Celles qu’il leur fallait se poser. Eux qui, comme moi, cherchaient à savoir ce qu’ils étaient et comment il fallait être. Eux qui, comme moi, risquaient un jour de se retrouver seuls, dans la solitude des pierres qu’on a jetées dans un champ. Eux qui – et j’avais connu cet espoir – attendaient l’amour. Et peut-être le vivaient-ils. Eux qui connaîtraient la mort, quand l’arbre que l’on croyait éternel se fend tout à coup, et s’abat. Eux qui, comme moi, avaient donné – ou donneraient – la vie, et s’émerveillaient de voir la source s’amplifier, devenir fleuve. Eux qui peut-être la verraient se tarir. Eux qui voulaient le bonheur, qui craignaient la loi du destin. Eux qui vivaient sans savoir et qui, parfois, comme dans un éclair qui les éblouissait, s’interrogeaient, apercevaient le ciel immense et tressaillaient en se demandant pourquoi. Je suis rentré dans ma maison. Je n’ai pas éclairé. Je suis resté dans l’obscurité, dans la nuit. J’apercevais encore le ciel et par la baie vitrée la vague clarté qui montait de la ville. J’étais en paix. Devant moi une tâche. Devant moi des mots qu’il me fallait rassembler, ordonner, dire. Des mots, les réponses à ces questions, mes questions, des mots qui peut-être serviraient à d’autres. Parce que le même ciel nous enveloppe. Parce que nous sommes taillés dans la même étoffe. Parce que nous sommes tous des hommes. Et que la parole, quand elle est vraie, peut aider, comme une main fraternelle. 2 LA SOURCE QUI EST AU CŒUR DE CHACUN DE NOUS Que suis-je donc pour que tout cela me soit arrivé? Chaque matin, à mon réveil, cette question est en moi, angoissante. Je me regarde dans un miroir. Est-il possible que ce soit à moi qu’appartienne cette histoire, est-ce moi qui suis sorti de l’enfer, est-ce moi qui ai connu le bonheur, moi qui l’ai vu détruit et moi qui me retrouve seul et qui survis? Moi? Je me regarde. Qui suis-je donc? Il me semble que j’ai à peine changé. Je reconnais dans mon visage un peu plus ridé les traits de l’enfant que j’étais, du jeune homme qui courait une arme à la main, je reconnais le visage de mon fils. Et pourtant cette histoire c’est la mienne. Elle est en moi, je l’ai vécue. Qui suis-je donc? Pourquoi tout cela m’est-il arrivé? Je sors dans la claire lumière du matin, mais je me sens rempli d’une ombre épaisse. Je suis un mystère à moi-même et je ne comprends pas. Je marche. Au delà des arbres habite un paysan solitaire. Il travaille peu. Juste ce qu’il lui faut pour se nourrir. Il n’a qu’une seule passion : peindre. Il peint sur des morceaux de carton, sur des toiles de sac qu’il badigeonne d’abord et qu’il fait sécher au soleil. Personne ne lui a jamais appris le dessin. A huit ans, il travaillait déjà dans les champs. Ce matin, je le surprends, assis sur une pierre au bord de la route, une planche sur ses genoux. Il a les yeux à demi fermés parce qu’il regarde dans la direction du soleil. A peine s’il détourne la tête en me voyant. Je m’arrête près de lui. — Je veux prendre la couleur au lever, vous comprenez, dit-il. La lumière, ça change tout le temps. Je reste immobile, je l’observe. — Pourquoi peignez-vous? Vous… Il hausse les épaules, m’interrompt. — C’est comme ça, c’est en moi, depuis toujours. J'ai le besoin en moi. En moi aussi j’avais souvent ressenti ces besoins qu’on ne peut réprimer, que la raison, la sage prudence, ne peuvent enchaîner. Besoin de me battre, besoin de retourner dans la ville en ruine, besoin de survivre, pour vaincre, et aujourd’hui besoin de continuer encore pour dire, pour comprendre. Besoin semblable à celui du paysan. Ce besoin c’est le cœur de nos personnes. Notre foyer ardent. Mystérieux. Qui fait de nous ce que nous sommes. Mais qui jette en nous cette force? Qui ouvre en nous la faiblesse? L’une peut nous sauver, l’autre risque de nous perdre. Il y a plus bas sur la route, vers la ville, une maison blanche. Je la connais bien. Nous nous y arrêtions souvent avec les miens. Les enfants aimaient grimper sur les arbres qui bordaient le jardin. Nous échangions quelques mots avec le vieux couple qui habite là. Un homme au visage ridé et souriant, d’une gaieté intérieure, prenant mes enfants dans les bras et les soulevant jusqu’aux premières branches, un homme silencieux dont seul le regard parlait. Son épouse, ronde, gardant les mains croisées sur ses genoux, bavarde au contraire, mais les yeux tristes, la voix mélancolique, évoquant sans fin sa jeunesse, son passé, les temps heureux qu'elle avait connus, il y a si longtemps et qui peut-être n’existaient que dans sa mémoire. Sa mémoire comme une plaie qui la rongeait. Deux personnes qui avaient vécu côte à côte la même existence, dont l’une sortait sereine, joyeuse et calme, et l’autre enfoncée dans les sables mouvants de la nostalgie des jours enfuis. Pourquoi ces différences d’un homme à l'autre? Où les uns puisaient-ils leur force et les autres d’où leur venait ce goût de la tristesse et du renoncement? Déjà dans mon adolescence, alors que j’affrontais la guerre et l’enfer construit par les hommes, j’avais appris à reconnaître, à leur seul regard, ceux qui accepteraient de se battre et ceux qui baisseraient les bras, se précipiteraient vers la mort. Ce matin-là, je suis passé devant la maison blanche. L’homme était dans le jardin, sous un arbre, il a agité sa main. — Quel beau temps nous avons, a-t-il dit, c’est incroyable cette année. Il fait beau, pas trop chaud. Son visage riait. — Et votre femme? — Elle dort encore, dit-il, elle ne réussit pas à s’endormir le soir, la nuit elle reste des heures éveillée, alors vers le matin elle prend des médicaments. Et elle reste couchée. Dommage, elle perd ce soleil du matin, le plus léger. Ils étaient des millions à perdre le soleil du matin, des millions que leurs pensées, comme des insectes rongeurs, empêchaient de trouver le sommeil. Des millions qui tentaient de faire le silence dans leur tête en acceptant chaque soir d’avaler une drogue. N'était-ce pas abdiquer? Quand j’avais connu le malheur absolu, cette tourmente imprévisible où disparaissaient les miens, un médecin avait voulu m’enfouir dans une longue période de sommeil. — Vous reprendrez conscience plus tard, le temps aura passé, disait-il, cette cure vous sauvera. J’avais refusé. J’avais alors connu les nuits de la folie, martelant ma tête contre le sol, serrant ce qui restait des miens disparus, ces quelques objets qui avaient été les jouets de mes enfants. J’avais crié. Mais j’étais là, après avoir traversé ces nuits, là, ayant souffert, mais ayant vécu la souffrance les yeux ouverts. Ne l’ayant pas fuie. — Tout le monde n’a pas votre force, m’avait dit le médecin. Certains ont besoin d’oublier. Ma force? Souvent je me sentais aussi faible, aussi fragile, aussi prêt à succomber que n’importe qui. Mais je ne voulais pas disparaître. Telle était ma seule force. Cette résolution tendue non pas vers le passé, mais vers demain. Je ne voulais pas oublier mais je ne voulais pas m’ensevelir dans le linceul de la mémoire. — Mais si, vous êtes fort, exceptionnellement fort, avait conclu le médecin en hochant la tête. Je n’avais pas à le convaincre, mais je savais que je n’étais pas plus fort que les autres. J’avais vu de vieilles femmes que la faim avait épuisées, que la peur paralysait, se redresser tout à coup parce qu'elles voulaient sauver un être cher. Je les ai vues courir, se battre, vaincre. Car chaque homme, chaque femme peut trouver en soi la force. En nous est une source puissante. Une énergie plus forte que celle de mille soleils. Mais qui connaît cette source? Elle est cachée par les mauvaises herbes qui l’étouffent. Et nous sommes sourds à son grondement. Elle va par à-coups animer quelques-uns de nos actes puis nous la laissons se perdre et parfois se tarir. Moi j’avais été contraint de la découvrir. Sinon la vie m'échappait. Alors je l’avais canalisée, c’est elle qui m’avait porté, poussé, et je suis encore entraîné par elle. Mais d’autres? Cette femme dans sa maison blanche qui regrette les années écoulées, qui les contemple sans fin, qu’a-t-elle fait de sa source? Tarie? Pire peut-être, elle coule à contre-sens, elle sape comme une eau rageuse et mauvaise au lieu d'irriguer et de porter. Cela aussi je l’ai vu. Des hommes qui devenaient d’abord bourreaux des autres. Cet ami qui espérant sauver sa vie voulait me livrer, moi et les miens. Ces autres qui pour un morceau de pain acceptaient de devenir les serviteurs de la mort, les valets des hommes aux uniformes noirs. La source en eux n’était plus qu’une eau boueuse, trouble, elle les poussait, les aveuglait. Et bientôt elle les submergeait. Je me souviens de Paul. Ce n'était plus la guerre mais lui aussi, dans les villes en paix, laissait sa source se corrompre. Il enviait, il cherchait à savoir de façon indirecte quels étaient mes projets pour les devancer, me prendre de vitesse, réussir vite quelques affaires heureuses et m’empêcher de les réaliser. Je le laissais agir. Pourquoi s’épuiser ainsi dans la rivalité alors que s'ouvrait le vaste champ de tout ce qui est possible? J’ai revu Paul il y a peu. Paul vieilli, amer, il était devenu le bourreau de lui-même. Sa source l’avait peu à peu détruit, parce qu’il l'avait dirigée contre les autres et donc, en fin de compte, contre lui. Car il ne peut y avoir de frontière entre soi et les autres. Celui qui croit être le centre unique du monde, celui qui refuse de comprendre qu’il fait partie de l’ensemble des hommes, celui-là, un jour, connaît la douleur et l’extrême pauvreté. J’en ai si souvent rencontré, des hommes murés dans leur orgueil, les mains serrées sur leurs biens, essayant de ne rien laisser échapper de ce qu’ils imaginaient être leur éternelle richesse. Ils avaient en eux reconnu la puissance d’une source mais ils voulaient s’en servir comme d’une arme contre les autres, ou bien comme d’un bien à leur seul usage. Il y avait ainsi dans les temps de la faim, dans le monde de l’horreur, un homme vigoureux qui possédait ce qui alors était la suprême fortune : du pain. Il avait abandonné les siens parce qu’il savait qu’il ne pourrait manger à sa faim que seul. Il ne sortait pas. Il avait peur, enfermé chez lui comme dans une forteresse, guettant les bruits. Et un jour les bourreaux ont fouillé l’immeuble et l’ont trouvé, jeté dans la rue, poussé au milieu de la colonne qui marchait vers l’enfer. L’homme s'est placé près de moi. J'étais en ce temps-là un gosse mais je savais où nous allions. Lui ne connaissait rien que son égoïsme. Il avait vécu replié sur soi, aveuglé, oubliant qu'autour de lui la ville était dépeuplée. Brusquement il se trouvait démuni, dépossédé de ce qui avait fait sa force : ces marchandises, ce pain accaparé. Et son avidité et son isolement mêmes l'avaient perdu. Il ne lui restait que lui. L’homme n’est rien quand son cœur est vide. Il s’est brisé aux premiers coups comme une statue creuse. C’est sans doute à ce moment-là, dans l’épreuve, que j’ai appris à voir les hommes pour ce qu’ils sont. Il ne faut pas se laisser distraire par les mots, les apparences, les fonctions ou les honneurs derrière lesquels se cachent les hommes. La vérité d’un homme est en lui. Là est sa richesse. Là est sa force vraie. Je suis remonté vers le plateau, vers ma maison. Le soleil maintenant était haut au-dessus de l’horizon. Le paysan avait abandonné sa pierre au bord du chemin. Je l’apercevais courbé dans son jardin, sa casquette rejetée en arrière. J'entendais son sifflet. Il était la gaieté. Souvent le soir, du village, quelqu’un venait le chercher, simplement pour l’avoir à table, pour jouer aux cartes avec lui, ou pour le faire parler. Parce qu’il parlait bien et que surtout, là où il était, entrait avec lui le souffle de la joie. Son sifflet m’a accompagné cependant que je m’approchais de chez moi. Cette joie, cette source qui rayonnaient du paysan, d’où venaient-elles, sinon de l'accord qui régnait dans le cœur de cet homme? Il avait voulu peindre, il était porté par ce besoin. Il le satisfaisait. Il ne dressait pas de barrages entre ce besoin vital et sa réalisation. Il avait su se dépouiller, accepter les sacrifices nécessaires. Parfois, l’hiver, aucune fumée ne s’élevait de sa cheminée. J’allais le trouver. — Vous ne vous chauffez pas? Il était dans un coin de sa pièce, devant la fenêtre, préparant des cartons et des toiles, la tête enveloppée dans une grosse écharpe. — Pas le temps, je n’ai plus rien pour peindre, pas le temps. En fait il n’avait pas assez d’argent pour acheter du bois et il ne voulait pas consacrer des heures en ramasser. Mais la chaleur de sa passion suffisait à ses doigts. Et c’est elle, cette source utilisée, qui lui donnait la gaieté. Et comme le paysan avait fait épanouir en lui cette joie d’être ce qu’il voulait, il était bien avec les autres. L’hiver, souvent, des villageois lui apportaient du bois. — Tiens, vieux fou, disaient-ils, chauffe-toi ou tu vas geler. Il riait. Il dessinait en quelques coups de crayon le visage de son visiteur, il tendait le carton. — Merci, merci, garde ça en souvenir, disait-il. Pour être en harmonie avec les autres il faut être en harmonie avec soi, il faut que coule en soi, librement, joyeusement, cette source qui est à l’origine de notre être, de notre personnalité. Quand après la guerre j’avais décidé de devenir riche, que j’accumulais des sommes de plus en plus élevées, un moment était venu où je n’avais plus su pourquoi je travaillais ainsi. Je réussissais mais, moi qui voulais trouver une femme avec qui créer la vie, je restais seul. Et l’espoir m’avait quitté de la trouver. En moi la source qui m’avait porté commençait à couler contre moi, et aussi contre les autres. Ce fut le temps où je me sentis devenir sauvage. Où la tentation me prenait d’écraser les concurrents, où j’avais l’envie à double visage de détruire les autres et de me détruire, moi. Puis j’ai rencontré celle qui allait devenir ma femme, Dina. Un éclair. En moi la paix. La source coulait à nouveau vers les autres. Je me sentis inondé par la joie. Et à nouveau je fus généreux. Reconnaître ce dont l’on a besoin, laisser naître ce moi profond que trop souvent l’on étouffe, aller vers soi, vers cette source qui faillit au cœur de l’homme, voilà le premier pas vers les autres. Car trop souvent on est un autre pour soi-même. Et c’est cet autre en soi, le vrai moi, qu’il faut d’abord accueillir. Ainsi, longtemps je me suis cru un marchand et je l’étais pour les registres de mon pays ; j’achetais, je vendais. Puis, quand je suis venu m’installer ici sur ce plateau, que mes enfants sont nés, que j’ai, avec eux, creusé les sillons, planté les premiers arbres fruitiers, j’ai su que j’avais, seulement à ce moment-là, atteint ma vérité. Être père, donner la vie, voir grandir mes fils, mes filles et ces arbres qui peuvent nourrir l’homme. Je n’étais plus un autre pour moi-même. Le paysan mon voisin qui peint inlassablement n’est pas, lui non plus, un autre à lui-même. Et c’est ce qui lui donne la paix. Car découvrir sa source, trouver le sens du courant qui nous porte, devenir ce que l’on doit être, se reconnaître et s’accepter, porter à la lumière le moi qui gît au fond de soi, c’est cela prendre visage d’homme. Alors la haine souterraine et cruelle cesse. L’homme est ouvert à lui-même. Débarrassé du regret et de la rancune il n‘a plus de haine de soi. Il est capable de reconnaître et d’accepter le monde et les autres pour ce qu’ils sont. L’homme est un homme. Mais le chemin est long. Durant des années, quand j’étais pris dans le brasier de la guerre, quand moi aussi je portais l’uniforme, quand j’avais comme des millions d’autres le devoir de tuer, j’ai senti combien la haine est un alcool. Elle réchauffe, elle pousse en avant, elle aveugle, elle aide à tuer et à mourir. Peut-être ai-je moi aussi succombé à son ivresse, quelques jours, quelques mois. La douleur en moi était trop forte, le besoin de vengeance trop grand. J’ai succombé. Mais dans le malaise. A l’intérieur de moi, c’était comme une sensation de dégoût pour moi. J’essayais de boire encore de cette haine puissante qui nous emportait tous mais le dégoût renaissait et le soir, dans la forêt, je ne réussissais pas à dormir. Que serait notre victoire si nous devenions semblables à nos ennemis? Un soir, après un combat dans les ruines d’un village, nous avons ramené dans la foret un prisonnier. Je revois son visage couvert de poussière noire, ces cheveux collés par la sueur et la peur, ces lèvres qui tremblaient. Nous devions le faire parler. On l’a attaché à un arbre. Nous le regardions en riant, un rire qui brûlait ma peau, ma gorge. — Qu’est-ce que vous voulez? Je dirai tout, répétait-il. L’homme avait les yeux perdus, il allait d’un visage à l’autre, il cherchait notre regard. J'ai reculé sous les arbres. Ma haine était morte d’un seul coup comme quand après avoir trop bu on se plonge la tête dans l’eau glacée d’un seau. Je me suis à nouveau rapproché du groupe. L’homme parlait. Il énumérait les positions, les intentions des soldats, ses camarades, qui nous encerclaient. La peur et l’humiliation étaient sa défaite. Sa leçon. — Il ne faut pas le tuer, ai-je dit. Beaucoup ont haussé les épaules. Nous nous sommes bientôt lancés à l’assaut parce que nous devions passer à tout prix. Et l’homme a été tué. Mais j'avais perdu la haine. Il me revenait à la mémoire le visage de tant d’hommes et de femmes que j'avais croisés, le temps d’un regard, dans les camps de l’enfer. Là où une vie valait moins qu’une miette de pain. Je comprenais aussi d’autres hommes qui dans notre ville m’avaient révolté. Tous, ces hommes au visage maigre, la tête légèrement baissée, qui refusaient le combat pour leur vie, qui refusaient la haine. Ils allaient à la mort, sereins, tranquilles. J’avais choisi une autre voie : celle de la lutte. Et nous, les combattants, nous avions raison. Je le sais. Mais j’ai appris à ne plus condamner ces hommes justes. Je les comprends aujourd’hui mieux que je ne pouvais le faire alors. Ils étaient notre part de bonté préservée. Ils témoignaient que l’homme peut, quelles que soient les circonstances, refuser de tuer et de haïr. Ils nous défendaient avec leurs corps martyrs contre la haine. Ils restaient euxmêmes, fidèles à leur engagement. À leur moi. Alors nous ne pouvions pas, nous ne devions pas suivre leur exemple. Le temps n'était pas encore venu. Mais parce qu’ils existaient, inaltérables comme le diamant, ils nous sauvaient. Je revoyais ces hommes que les soldats en uniforme noir poussaient contre les pans de mur de notre ville en ruine et qui disaient : — Je meurs sans haine pour vous. Et dans le regard de ces hommes qui allaient sous les coups vers la mort il y avait de la pitié pour les bourreaux. En ce temps-là je me dressais contre eux. Je mordais mes poings. Je criais en moi : «Révoltez-vous, combattez.» J’avais raison et j’avais tort. Car leur manière d’accepter la mort, de défier la barbarie par la soumission à ses lois était aussi une révolte. Ils combattaient avec leur regard et leur pitié. Et sans leur présence à nos côtés qu’eussions-nous été, sinon pareils à nos ennemis? Nous étions le combat juste parce que près de nous mouraient ces hommes sans haine. Ils étaient, sans même que nous le sachions – et même s’il m’arrivait de les maudire – la preuve que nous allions dans le bon sens. Et leur exemple un jour, en quelques-uns d’entre nous, porterait ses fruits. Car celui qui se présente aux hommes avec la seule force de son moi, celui qui est vrai, celui qui parle sans artifice, celui qui refuse la haine, celui-là, le juste, celui-là qui est en harmonie avec lui-même, celui-là est, quel que soit son destin personnel, écouté par quelqu’un. Et sa source ne se tarit pas. Elle resurgit ailleurs. Souvent j’ai vu s’arrêter derrière mon ami le paysan deux ou trois promeneurs ou des ouvriers agricoles qui rentraient au village. — Alors, tu continues, disait l’un d’eux. Mais tu les vends, tes tableaux, j'espère. Vendre. Vendre, c’est le grand mot. J’ai vendu des années durant. J‘ai accumulé l’argent et les biens. Et j’étais pauvre en moi. Bien sûr, la pauvreté est dure à vivre. Mais celui qui connaît la vraie misère c’est l’homme désespéré. La pauvreté peut faire naître le désespoir. Mais la réussite ne le chasse pas. Vendre mes tableaux? Je devrais payer pour avoir le droit de peindre. Mon voisin le paysan s’était retourné, il pointait son pinceau contre la poitrine de l’ouvrier agricole. — Le riche, c’est moi. La peinture, c’est mon luxe. Tu te rends compte, je peins ce que je veux, quand je veux, et je sais, je sais ce qui me fait plaisir, tu comprends? Je fais ce pourquoi je suis fait. Et il commençait à peindre en sifflant. Les autres se taisaient. Graves tout à coup, hésitants, regardant cet homme à la veste de toile bleue que le soleil avait presque blanchie. Découvrant à le voir qu’il avait trouvé la paix, le moyen d’être lui-même. Qu’il avait entendu la voix intérieure, écouté la source, et qu’il avait écarté les obstacles pour qu’elle s’épanouisse. Ils le regardaient et c'était eux aussi qu’ils regardaient. Eux qu’ils interrogeaient. Chacun sait bien qu’il a en lui une voix qui parle, une voix simple et claire, qu’il étouffe trop souvent. Parce qu'elle est exigeante, nette comme une ligne droite. Cette voix, cette source qu’on obstrue, c’est elle qui dit le juste, elle qui donne les moyens d’atteindre l’équilibre et la libération de soi. Mais nous avons peur d’être nous-mêmes. Nous avons peur de libérer cette source, de la laisser jaillir. Tout se ligue pour faire de nous des êtres sourds à cette voix. La prudence et l’apparente raison. Dans notre ville enfermée entre ses murs gardés par des hommes prêts à tuer, quand la mort rôdait devant les sorties de la ville, que les bourreaux nous promettaient une vie d’esclave, mais une vie, si nous restions terrés à subir leurs coups, seuls quelques-uns acceptaient de regarder en eux-mêmes, d’écouter cette voix folle qui répétait : «Il faut rester libre, l’homme doit être libre, tu ne dois pas subir la loi de ces bêtes à visages d’hommes.» La sagesse c’était de s’endormir avec les autres, d’accepter, de croire les bourreaux, d’attendre parqués entre les murs comme des animaux vaincus. Quelques-uns d’entre nous refusaient la soumission, les fauxsemblants de la raison. Les jeunes, surtout ceux en qui la source avait encore assez de puissance, assez d’élan, ceux qui avaient pris l’habitude d’être attentifs à la voix de leur être. De respecter les exigences premières. Un homme ne se soumet pas à l’inacceptable. Un homme respecte en lui le joyau qu’est son être d’homme. Il refuse de le laisser humilier. Quel que soit le prix à payer. Ceux qui ainsi choisirent de suivre le chemin étroit, dangereux, que leur dictait leur être, ceux-là souvent moururent. Jacob avait mon âge. Nous nous retrouvions souvent dans la cour d’un immeuble. La violence de la guerre nous encerclait. Autour de lui, dans sa famille, tous refusaient de regarder ce qui allait advenir. Tous acceptaient le destin tracé par les bourreaux. Tous faisaient taire leur voix intérieure parce qu'elle disait que le refus de subir était en ce temps-là la vraie sagesse. Que la mort était au bout de la lâcheté. Un jour, quand les froids les plus vifs avaient cessé, Jacob vint me voir. Il savait que je franchissais régulièrement les barrages ennemis. — Aide-moi à passer, dit-il. — Tu connais les risques? — Je ne peux plus rester ici, je ne peux plus voir, je ne peux plus accepter ; je ne peux plus. Il répétait ces mots du refus, ces mots forts, nés de tout son être. — Alors, viens demain. Nous n’eûmes pas la chance avec nous. D’autres gardiens avaient été mis en place que je ne connaissais pas. Je parvins à m’enfuir. Jacob fut pris. Et sans doute il mourut ce jour-là. Longtemps je l'ai gardé dans mon souvenir, ce compagnon au visage maigre, aux cheveux blonds, longtemps j’ai regretté d’avoir accepté de le guider vers la liberté qui avait pris la figure de la mort. Puis, quelques semaines plus tard, les bourreaux ont commencé à vider la ville de ses habitants et à les conduire vers l’enfer. Tous, les prudents, tous, ceux qui avaient subi la loi, ceux qui avaient tari la source de leur personnalité en eux, tous ceux-là périrent. La vraie prudence est d’écouter en soi la voix du refus, de respecter en soi l’homme. Si chacun des milliers d’entre nous, des centaines de milliers d’entre nous, enfermés entre les murs de la faim, de la peur, de l’humiliation, avait fait jaillir cette volonté, alors les hommes en uniforme noir, les bourreaux, auraient été désarmés et vaincus. Aujourd’hui, c’est la paix. Mais il nous est toujours aussi difficile d’être nous-mêmes. Parce que, bien qu’ait cessé le temps des armes, il faut toujours du courage pour être soi, pour construire sa vie en harmonie avec les exigences de cette voix qui est en nous, et qui est nous. Nous avons si souvent l’occasion d’abdiquer noblement, tant de fois les tentations de l’imitation des autres, de la fausse paix par l’étouffement de soi se présentent à nous! Quand j’ai débarqué dans ce nouveau pays, les États-Unis, que je ne savais rien de sa langue, de ses coutumes et de ses lois, qu’il me fallait vite trouver un moyen de vivre, des métiers de tout repos, des métiers sûrs se sont offerts à moi. Il me suffisait d’accepter pour avoir devant moi une route tranquille. J’ai refusé. Je ne le regrette pas, quels qu’aient été mes malheurs à venir. J’ai été fidèle à moi-même. A la source irrépressible que je sentais jaillir et que je ne savais pas, que je ne voulais pas, que je ne devais pas contenir. J’ai fui les conseils de sagesse. — Ce que tu as trouvé là, me disait-on, est déjà miraculeux. Que veux-tu de plus? Mon oncle était un homme paisible et doux. Il secouait la tête, il ne comprenait pas mon obstination à chercher autre chose. Il croyait à mon instabilité, il expliquait mes refus par ma jeunesse, mon manque d’expérience. — C’est difficile, ici, tu n’imagines pas, garde ce que tu tiens. Je riais. Il me croyait guidé par la soif du gain, l’ambition déraisonnable. Et il était vrai que je voulais échapper à la misère. Mais là n'était pas la clé de mon attitude. Mon ambition était plus grande encore qu’il ne le pensait. Je voulais être moi. Et je sentais que pour cela il me fallait me battre encore, ne pas me fixer encore, choisir l’incertitude. Et j’avais confiance : la souffrance, les ennemis, la guerre et la faim, le malheur, avaient été mes instructeurs. J’avais appris à me connaître, je m’étais découvert. Les bourreaux, la violence étaient entrés dans ma vie alors que j’atteignais à peine l’adolescence. Ils m’avaient si souvent poussé contre un mur, me visant avec leurs fusils, criant : — Qui es-tu? Ils m’avaient forcé à m'accepter : comme Juif, comme homme. Mes ennemis, mes bourreaux, je peux vous remercier de vos leçons. Quand je voyais l’un deux, la bouche serrée par le plaisir de tuer, s’acharner sur l’un de nous, quand je les voyais arracher les enfants à leur mère, se battre entre eux pour se partager l’or volé, alors je savais qu’il est dans l’homme un animal et que la vie consiste à refuser qu’il ne vous domine. Et j’ai vécu dans la hantise de laisser cette bête s’emparer de moi, se dissimuler sous mon apparence, prendre mon visage. Et souvent je l'ai sentie bouger en moi, sortir de sa tanière, diriger mes actes. Quand, entrant dans une ville ennemie vaincue, je riais en obligeant ses habitants à s’humilier. Quand, plus tard, ayant écarté un rival de ma route, la tentation naissait de le forcer à se livrer pour que mon triomphe fût total. Cet animal qui remuait dans mon ombre intérieure, les bourreaux m’ont appris à m’en méfier. A le dompter. Car j’ai vu ce que devient l’homme qui se laisse guider par lui. Au début, il exige peu. Puis comme un tigre que la vue de la proie rend enragé, il rugit, il s’irrite. L’homme ne se voit plus agir. Il n’est plus qu’un instrument, qu’une somme d’appétits, de passions. Une bête à visage d’homme. Si c’est le temps de la guerre, le voici bourreau ou lâche. Il tue ou il fuit. Si c’est le temps de la paix, il est comme un homme en guerre. Impitoyable. Dans la 3e Avenue j’ai connu l’un de ces marchands, qui tenait leurs fournisseurs à la gorge. Que rien ne pouvait attendrir. — Vous me trouvez dur en affaires, répétait-il. N'est-ce pas? Il riait, il se frottait les mains. — C’est la loi. Les affaires, c’est comme dans la jungle. On mange ou on est mangé. Je préfère être le lion. Il n'était pas le lion. A peine une hyène, flairant de loin le gibier, affamée mais peureuse, prête à se dérober. Une bête grise qui ne devenait glorieuse que devant le plus faible, que devant les victimes. En lui la part d’ombre l’avait emporté. En lui l’animal était devenu le maître. Et le péril est en chaque homme. Car chaque homme porte la violence animale en lui. A tout moment la défaite nous guette. Nous gardons notre visage, nos apparences, mais en nous l’homme peut devenir l'esclave et l’ombre peut nous écraser. Des profondeurs de notre forêt a surgi un monstre noir. Il capte la source qui est en nous et s’en abreuve. Mais rares sont ceux qui connaissent cette menace. Moi, j'avais grandi au royaume victorieux du mal. J'avais été le témoin de son triomphe. Ce voisin, notre voisin, un homme digne et tranquille qui nous saluait toujours d'un coup de chapeau cérémonieux et qui, un jour, lorsque mon père était pourchassé, était venu chez nous, bousculant ma mère, s’emparant de quelques objets précieux, le visage grimaçant. — A moi, maintenant, disait-il, à moi. Votre temps est fini. J'avais vu, dans les queues qui se formaient devant les fontaines ou au bord du fleuve pour obtenir de l’eau, des hommes et des femmes, brusquement devenus enragés, chasser à coups de pied d’autres hommes, d’autres femmes, les lapider, hurler : «À mort les Juifs!» Et puis je nous avais vus réduits à l’état de troupeau, et puis j’avais vu le regard blanc des bourreaux. Je connaissais l’existence de l’animal en l’homme. Et j’identifiais en moi les exigences de cette force masquée et puissante, tapie. L’inconscient, peut-être. Ces démons que la civilisation tient en nous enchaînés et qui parfois brisent leur chaîne ou qui souvent apprennent à se grimer et vivent parmi nous, avec le visage d’homme. L’inconscient. L’histoire, toute l’histoire de la violence, celle de l’animal, et de l’homme-animal des origines. Car il m’avait suffi de quelques jours pour découvrir combien sont fragiles les décors derrière lesquels la plupart des hommes cachent leurs démons. Quelques jours de famine, quelques jours à subir la peur et voici des hommes qui se battent et se tuent au coin d’une rue, autour d'un tas d’immondices où ils espèrent trouver quelque nourriture. Et voici des hommes qui en livrent d’autres pour une boule de pain. Et des hommes qui s’égorgent pour une écuelle de soupe. Dans la rue je vois des enfants squelettiques qui meurent de froid, et passent des hommes gras indifférents. Le long du mur qui nous enferme, les bourreaux s’amusent à tirer sur des enfants qui essayent de ramasser quelques pommes de terre. Et chaque fois que l’un deux est atteint, les passants de l’autre côté du mur rient, applaudissent au meurtre. J’ai vu. La barbarie, l’inconscient sauvage, peuvent nous vaincre. Parce qu’en chacun de nous existe, vivante, la longue, la mille fois millénaire histoire – barbare, sauvage, animale – de l’homme. Parce que chaque fois qu’un homme vient au monde renaît en lui tout le passé de l’humanité. Et qu’il l’ignore et peut donc succomber sous soit poids. Pourtant, quand je regardais mes enfants courir vers moi, qu’ils m’entraînaient en riant vers le cerisier, qu’ils exigeaient que je les soulève pour qu’ils atteignent les branches lourdes de fruits, j’oubliais cette part violente qu’il y avait en eux comme en chacun de nous, cette possibilité dangereuse, en eux-mêmes, qu’il fallait leur apprendre à voir, à maîtriser. Je rentrais avec eux, ils se cachaient derrière les cyprès, au bord de la route, ils couraient entre les rangées de pêchers. Je les perdais de vue. J’entendais leurs cris. Leur mère apparaissait sur le seuil, les appelait d’un geste de la main et ils s’élançaient. Je les voyais à nouveau foulant le gazon, à demi nus dans le soleil couchant. Et un soir, tout à coup, peut-être à cause de leur course, j’ai retrouvé dans ma mémoire d’autres silhouettes, ces enfants si maigres qui s’enfuyaient dans une rue, en silence. Moi j’étais allongé, ma tête dépassant à peine du rebord d’une fenêtre au premier étage ; j’apercevais le soldat qui épaulait. Il était tête nue, ses cheveux blonds pris dans le soleil, et il riait, il était jeune comme je l’étais alors, jeune, presque un enfant dans son uniforme noir, trop grand pour lui. L’un des gosses, ces cibles qui portaient une étoile de David, est tombé. Le soldat s’est retourné vers ses camarades, hurlant de joie. — J’en ai eu un, a-t-il crié. J’en ai eu un. Il riait comme rient les adolescents accoudés à un stand de tir dans une foire. Qu’avait-on fait de cet enfant pour qu’il devienne un bourreau? Plus tard, je suis entré en vainqueur dans son pays. J’ai vu d’autres enfants, aussi maigres que ceux sur lesquels il tirait, enfants accroupis près des cadavres de chevaux, enfants remplissant maladroitement des boites de conserve avec l’eau stagnante des mares. Ils étaient désarmés, l’innocence. Comme mes fils. Et cependant on eût pu faire d’eux de jeunes tueurs, pareils à ces soldats. L’enfance est une eau qui jaillit. Elle irrigue l’homme à venir. Elle peut le noyer. Avec cette eau des origines, l’homme va cheminer toute sa vie. S’y désaltérer. Ou s’y empoisonner. Il faut prendre garde à l’enfance. Je prenais garde à celle des miens. Le destin ou ce hasard qu’il me faut bien appeler destin, ou bien ces forces – peut-être cette force – qui décident du sort des hommes ont voulu me priver d’eux, ne pas me laisser découvrir ce qu’ils seraient devenus. Et je suis seul. Mais j’avais tout fait pour les défendre d’eux-mêmes. Nous étions présents, Dina et moi, toujours là autour deux alors qu’ils s’éveillaient au monde. Nicole, Suzanne, Charles, Richard. Parce que je savais que presque tout se joue très vite. Je voulais qu’en ouvrant pour la première fois les yeux sur le monde mes enfants voient leur mère et leur père à côté d’eux, comme deux arbres puissants qui les protégeraient des orages. Pour être libre de mon temps, pour le leur donner, j’avais décidé d’arrêter mes affaires. Que valait l’argent? Rien n’est plus important pour l’homme que de guider une autre vie. Je ne voulais pas faillir à cette tâche. C’est pour cela qu’avec Dina nous avons quitté la ville, un monde où cependant nous avions nos amis, nos joies. Nous ne voulions pas nous réduire, en nous isolant. Mais simplement nous consacrer à nos enfants. Tous deux nous avions vu trop d’adolescents grandir comme des herbes sauvages, au hasard des rues et des rencontres. Je me souviendrai toujours de Betty. Ses parents étaient tous les deux des employés modestes. Je les croisais souvent dans l’entrée de l’immeuble où habitait ma grand-mère. Ils étaient pressés, distraits. La mère trop fardée, cachant sa fatigue sous la poudre et le rouge, masquant sa peur de l’âge par des vêtements trop voyants, lui avançant la tête baissée, et derrière eux Betty qui sautillait, achevant de boutonner son manteau bleu, les yeux encore à demi fermés, enveloppée par le sommeil. La mère se retournait : — Dépêche-toi, dépêche-toi! C’était la phrase que j’entendais à chaque fois. Betty suivait. Elle allait où? Vers une école ou vers une gardienne d’enfants? J’ai vu grandir Betty. Sans enfance. Elle avait déjà la peau grise des passants trop rapidement vieillis par la ville et les déceptions. Puis ma grand-mère est morte. Je ne me suis plus rendu dans l’immeuble. Des années plus tard, à l’un de mes voyages à New York, par hasard j’ai heurté le père, j’étais pressé, je courais, ayant hâte de retrouver les miens, d’en finir avec mes dernières affaires, de quitter la ville. Je me suis excusé. J’ai ramassé son chapeau. — Je vous connais, a-t-il dit. Je cherchais dans mes souvenirs, irrité parce que le temps s’écoulait. — Je vous connais, souvenez-vous… — Betty, ai-je dit seulement. Il m’a pris la main. — Betty, c’est cela, oui. Il faut que je vous dise. Il s’accrochait à moi, et défilaient des années, le roman banal d’une faillite, Betty qui disparaissait dans la ville, un soir, et que depuis l’on n’avait plus retrouvée. — C’est l’époque, disait-il. Qu’y pouvons-nous? Nous avons tout fait pour elle, tout, vous savez elle avait tout ce qu'elle désirait, sa mère et moi nous travaillions pour elle. J’ai tenté de le consoler. Puis je n’ai même pas pris le temps d’aller à mes derniers rendez-vous. Il fallait que je rentre chez moi. Que je retrouve mes fils et mes filles. Et tant pis si je ne revenais pas les bras chargés de cadeaux, pressé que j'étais de partir. L’enfant n’a pas d’abord besoin d’objets. Il a faim des autres. Besoin de sentir à tout moment l’ombre protectrice, bienveillante, attentive, de ceux qui l'ont porté et voulu. Donner à un enfant, c’est se donner soi. A tout moment. Alors il peut pousser droit, et ses racines seront profondes, fortes. Les miennes l'étaient. Si j’avais pu traverser tant de périls, et d’abord le découragement et la peur, si la nuit dans nos baraques au cœur de cet enfer que la guerre avait créé j’ai refusé d’en finir avec la vie, si j'ai toujours su, alors que je vivais sous la menace des bêtes à visage d’hommes, que la bonté existe, qu’en l’homme il y a le bien possible, je le dois à ma mère et à mon père. Les parents sont la semence de l'enfant et la terre dans laquelle il pousse. Pour lui, ils sont le monde, l’image de ce qu'il va, de ce qu’il doit être ou ne pas être. Ce qu’ils font, ce qu’ils disent, ce qu’ils sont, demeure en lui. Et même s’il l’ignore. Car l’enfant est toujours présent en l’adulte. Ma mère était la douceur, le silence qui est richesse. Elle n’avait pas besoin de dire : elle faisait et chacun de ses actes était plein d’amour. Elle étendait la main vers mon visage ; avant même qu'elle ne touche ma joue je sentais la chaleur en moi, j'étais enveloppé par elle. Nous n'étions séparés par rien. J’étais elle. Elle était moi. Quand, entrant dans les premières villes ennemies j’ai brandi ma vengeance, prêt à frapper le bourreau vaincu, c’est l’image de ma mère qui m’a arrêté. Je me souviens de cette ville qui paraissait déserte et où nous marchions en conquérants. Aux fenêtres des maisons des linges blancs pendus, en signe de reddition. Nous étions des guerriers, nous avions traversé des villages brûlés, nos villages ; j’avais dans les yeux les corps martyrs amoncelés par milliers dans les fosses, j’entendais les cris des femmes et des enfants, et je voyais les cheveux gris de ma mère se perdre dans la foule des victimes que l’on poussait vers la mort parce qu’ils appartenaient au peuple de David, mon peuple. Alors, avec les autres soldats victorieux, j’ai donné des coups de pied dans les portes des maisons basses de la ville conquise, j’ai hurlé pour que les habitants sortent des cachettes où ils se terraient. L’un après l’autre ils ont quitté les caves, les mains haut levées au-dessus de leurs têtes, humbles, tremblants. Des vieux ou de jeunes enfants. Au fur et à mesure que je les voyais apparaître, les yeux baissés, les enfants osant parfois nous jeter un regard à la dérobée, ma colère tombait, mon rire de vainqueur, insolent, assuré, se brisait dans ma gorge. Qui étaient-ils, ces habitants que nous forcions à s’humilier? Des pauvres comme nous l’avions été, comme des centaines de milliers des nôtres l’avaient été, des vaincus que leur défaite rendait presque innocents, de vieilles gens qui avaient peutêtre approuvé mais qui surtout avaient subi ou s’étaient laissé entraîner. Un enfant s’est tourné vers l’entrée d'une cave, le visage couvert de larmes. Il s’essuyait le bout du nez du revers de la main. Il attendait, il appelait du regard quelqu’un. Une vieille dame est sortie, cassée en deux par l'âge, sans doute sa grandmère, elle a tendu la main vers lui, l’attirant contre elle, puis lui caressant doucement le visage alors qu‘il se blottissait contre sa jupe noire plissée. Cette main sur cette joue d’enfant, c’était ma mère avec moi. J’ai lancé un ordre, j’ai crié. Mes camarades m’ont regardé, puis en haussant les épaules, en crachant dans la direction des habitants, ils se sont éloignés. Je suis parti le dernier, me retournant pour apercevoir encore cet enfant, cette vieille, l’un contre l’autre. Ma mère morte m’avait sauvé de la part violente de moimême. Sa douceur et sa bonté m’avaient contraint à ne pas laisser le mal et la vengeance l’emporter. Ce que l’on donne à un enfant, il le rend un jour. Et ce qu’on lui refuse, il le refuse. Et le mal qu’on lui fait, il peut le faire. Mais si on gonfle ses jeunes voiles au souffle de la force, du courage et de la droiture, alors il vogue et sait affronter la tempête. Mon père m’a donné la force. D’abord parce que je l’admirais. Il s'était évadé de son camp de prisonniers, il vivait en clandestin dans la ville occupée et je le rencontrais, loin de chez nous, sur une place, dans un jardin. Nous marchions côte à côte, je levais mon visage vers lui, il me souriait, il parlait d’une voix basse, grave. — Il ne faut jamais abdiquer, Martin. C’est pour cela que je me suis évadé. Saisis toujours la première chance qui se présente, car une autre ne viendra peut-être pas. Il ne s’agissait pas seulement de mots : je savais ce qu’il avait fait. Je le voyais vivre. Les vraies leçons, celles que l’enfant écoute, celles qui modèlent sa personnalité, sont les actes que l’adulte accomplit. Éduquer un enfant, c’est s’offrir à lui en exemple. — Il faut rester debout, répétait mon père, et ce ne sera pas facile. Nous nous séparions sans nous embrasser, comme deux hommes, deux égaux. Il me serrait simplement l’épaule. — Sois prudent. Tu sais que tu ne dois pas céder. Mais prends garde. Je n’ai pas cédé. Et quand des années, tant d’années plus tard, au terme de cette vie que le malheur et l’incendie ravageaient aussi, quand je me suis retrouvé seul, c’est à mon père que j’ai fait appel pour me défendre des forces de destruction qui grandissaient en moi. Car malgré sa mort il continuait de parler pour moi. Il ne m’avait jamais dissimulé que la souffrance, les périls font partie de la vie. Et que malgré cela il faut continuer. Protéger un être, un enfant ou un homme, ce n’est jamais lui masquer les risques de l’existence. La part de malheur qu’elle contient. Protéger quelqu’un, c’est d’abord lui apprendre à voir, lui montrer le danger en lui, autour de lui. C’est le rendre capable de l’affronter et de le vaincre. Je voulais être avec mes enfants tel que mon père avait été avec moi. Je les observais, je mesurais leurs différences : Nicole, sûre d’elle, Suzanne, sensible, Charles vigoureux, Richard dont je devinais déjà la gaieté. Mais ce n’est pas facile d’être père. Alors, quand il me fallait décider entre deux routes, la sévérité ou l’indulgence, la prudence ou le risque, je me disais, pensant à mon père : «Qu’aurait-il fait?» J'essayais de retrouver des situations comparables. De faire renaître en moi le souvenir d’affrontements que nous avions eus. Quand il m’avait enfermé dans ma chambre pour m’empêcher de franchir chaque jour les barrages ennemis, quand je m'étais enfui, quand enfin il avait accepté de me laisser continuer à risquer ma vie. Heureusement, maintenant nous vivions dans la paix. Mais quand Richard voulait grimper seul au faîte des arbres, quand Nicole s'élançait dans la mer démontée dans cette crique rocheuse qu’ourlait l’écume blanche, je devais prendre sur moi pour tolérer leurs imprudences. J'étais prêt à intervenir, à bondir. Je les regardais, les poings serrés, et parfois il m’arrivait de me précipiter sur eux, de les forcer à descendre de l’arbre, à sortir de l’eau. Alors leur regard étonné m’accusait. — Je n’ai pas peur, répétait Richard. Je me tiens, je ne lâche jamais une branche sans bien saisir l’autre. Souvent je montais avant lui, je faisais tomber les branches mortes, mais quand je sautais sur le sol, près de Richard, sa déception était visible. — Je veux commencer, moi, disait-il. Moi d’abord. L’enfant, l’homme veulent mesurer leurs forces. Pour devenir ce qu’ils veulent et doivent être il faut qu’ils affrontent le monde, les choses. La peur et la douleur sont de bonnes leçons. Celui qui éprouve découvre et d’abord se découvre. Et puis je ne voulais pas que mes fils, mes filles, ignorent les souffrances et les joies que donne le corps tendu par l’effort. C’est pour cela aussi que nous avions quitté la ville, l’univers des machines esclaves, l’air aigre, les horizons fermés par les murs de béton, les longues perspectives que ne brisait aucun bouquet d'arbres. Je me souvenais de mon séjour dans les forêts de l’Europe en guerre, quand il nous fallait vivre avec la neige pour manteau, que nous tendions nos mains rouges et crevassées vers les braises, que l’eau glaçait dans les seaux. Il y avait parmi nous des combattants venus de la ville. Bronek, le professeur, de fines lunettes tombant sur le bout de son nez, qui secouait toujours la tête, soupirait. — Nous vivons comme des bêtes, disait-il. Les paysans riaient. — Tu ne connais rien, Bronek, tu as bouffé trop de livres, c’est mauvais le papier. Bronek errait dans la forêt, parmi nous, perdu, comme si on l’avait transporté sur une autre planète. Il ne savait pas allumer un feu, casser une branche, il marchait le regard collé au sol pour découvrir l’obstacle et il butait pourtant sur lui. Les paysans au contraire allaient d’un pas régulier, ne se souciant pas des fondrières ou des troncs recouverts de neige qui barraient les sentiers. Puis, au dernier moment, ils les évitaient comme si tout leur corps les avait avertis. Ils sautaient le tronc, ils attendaient Bronek, lui criaient : — Attention, attention! Et Bronek prévenu s’étalait quand même. Pourtant la neige, la forêt, la nature, faisaient partie du monde de l’homme. Avec elles, contre elles, grâce à elles, il avait écrit son histoire. Mais certains avaient perdu le sens de cet univers vivant, celui des champs et des arbres. Ainsi Bronek le savant ne connaissait aucun des signes que les paysans lisaient dans le ciel ou sur la neige. Et il ignorait aussi son corps. Le corps, cette nature en nous qu’il faut connaître et maîtriser. Je regardais Bronek écartant une branche basse du revers du bras et ne baissant pas assez la tête, recevant la branche comme une gifle, froide en plein visage. Ignorait-il sa propre taille? Refusait-il à ce point son corps qu'il ne le sentait point? Il était maladroit, ridicule, toujours épuisé. Le soir seulement il retrouvait sa noblesse. Alors que le feu crépitait, il se mettait à parler, à raconter des légendes, à analyser l’histoire du pays, à décrire ce qu’il fallait changer dans le monde pour faire naître le paradis sur cette terre. Nous restions silencieux, sous le charme de sa voix chaleureuse. Puis l’un de nous disait en riant : — On t’écoute, tu parles si bien, et puis il suffit de te voir marcher. Comment veux-tu qu’on te croie, tu ne connais rien vraiment de ce qui existe, des arbres. Bronek s’irritait de ces interruptions qui, après un temps plus ou moins long, se répétaient à chaque fois qu’il nous parlait : — Qu’est-ce que cela a à voir? Je ne suis pas né ici, mais ce que je dis est vrai, vous… — Tu ne sais même pas s’il va neiger demain. Bronek se levait : — Imbéciles, imbéciles. Et le plus souvent, en s’écartant du foyer, il trébuchait au milieu des rires. Nous nous enfoncions l’un après l’autre dans le sommeil. Quand j'étais de garde, appuyé à un tronc, enveloppé dans une fourrure, je pensais à Bronek. Je riais silencieusement, je dialoguais avec un autre imaginaire, j’essayais de comprendre, je construisais un homme qui eût eu le corps et l’instinct d’un paysan, pour qui la forêt eût été sans mystère, et qui eût su aussi me guider comme Bronek le faisait dans la forêt des idées. Mais Bronek avait ignoré son corps. Et les paysans, nos camarades, souvent n’avaient même pas pu découvrir qu’il y avait autre chose que la terre des champs, les variations du climat ou les maladies et les humeurs du bétail. Un homme doit être un tout. Il est d’instinct et de raison. Il doit accepter le corps et l’esprit. L’arbre est fait d’écorce et de sève. Qu’on arrache l’écorce et l’arbre dépérit. Que la sève se tarisse et l’écorce pourrit et l’arbre meurt. Qui ne veut être que sève et qui ne connaît que l’écorce n’est pas vraiment un homme. Je savais que dans la grande ville mes enfants n’auraient pas pu découvrir leur corps, éprouver la fatigue des muscles, le goût des fruits cueillis sur l’arbre. Qu’ils ne se seraient jamais griffés aux ronces et n’auraient pas appris, voyant le léger voile blanc des nuages venus de l’ouest, à reconnaître l’annonce d'un orage prochain. Et je voulais qu’il y ait en eux cette connaissance première, celle de leur corps confronté au vent, aux plantes, au ciel. Qu’ils découvrent quand ils se lançaient dans les vagues, quand ils s’accrochaient aux branches, la résistance du monde, leur propre force et leur faiblesse. Nicole, un jour de printemps, alors que la mer est encore glacée, rageuse, voulut se baigner. Notre crique était déserte. Les rochers rouges balayés par à-coups d’écume blanche. Mais le fond de la crique était constitué par une plage de galets où les vagues venaient s’écraser. J’essayais de dissuader Nicole de se jeter à l’eau. Un pressentiment. Elle insistait. J’étais seul avec elle. — C’est important pour moi, disait-elle. Elle avait le visage fermé, volontaire. Elle voulait affronter une épreuve.. Je me déshabillai aussi. — Attends. Déjà elle courait dans l’écume, plongeait dans une vague, je la voyais apparaître dans un creux. L’eau battait mes jambes. Peut-être valait il mieux que je reste là. Puis elle commença à nager, s’écarta du bord, gagna la zone où les vagues cessent de se briser, où la houle est régulière. Je lui fis signe de regagner le bord, je devinais son sourire, la joie qu' elle avait de s’éprouver. Elle nagea vers la petite plage, profitant du flux d’une vague. Déjà elle tendait la main vers moi quand le reflux brutal l’emporta à nouveau vers le large, l’aspira. La crique, à chaque vague, jouait le rôle d’un entonnoir. Si je me lançais à l’eau je serais pris à mon tour dans le remous, rejeté loin du rivage. — Ecarte-toi, reste au large, ne t’affole pas. Elle agita la main et je la vis qui se mettait à faire la planche hors de la zone blanche où l’écume bouillonnait. J’ai bondi sur les rochers, je me maudissais, je hurlais contre moi, contre les défis que j’acceptais, ma faiblesse, mon aveuglement. J’avais une corde dans la voiture. Je regagnai la plage en courant : Nicole était toujours là, restant à la même distance du bord. Je rentrai dans l’eau et je lui lançai la corde à laquelle elle s’agrippa. Je me mis à la tirer et, malgré le reflux, elle fut bientôt contre moi, grelottante, respirant avec peine, les lèvres blanchies par le froid. Je l’ai frictionnée silencieusement. — Tu as compris? ai-je dit. Elle fit oui d’un petit mouvement de tête. — On ne peut pas tout faire. Tout vouloir. Et j’ai eu tort de te céder, ai-je dit. Nous sommes remontés lentement vers la voiture, nous tenant par la main. — C’est une petite aventure entre nous. Nous n’en parlerons pas, si tu veux. Elle m’a serré la main plus fort. — Tu réfléchiras, et si tu décides que nous pouvons la raconter à maman, à Suzanne, à Charles, alors nous le ferons. J'espérais qu'elle suivrait cette route. L’homme doit accepter ses erreurs, l’homme doit avouer ses faiblesses. Dès lors qu’il les reconnaît elles sont déjà à demi vaincues. Quelques jours plus tard, Nicole vint me trouver. J'étais seul sur la terrasse, face à la mer. — Voilà, dit-elle, je crois qu’il faudrait leur dire. Charles veut toujours faire le fou, tu comprends, il saura comme ça. A table, à l’heure du repas, elle raconta, sans emphase, sans rien dissimuler, me regardant de temps à autre et je disais alors : — C’est cela, nous avons été bien imprudents. — Mais c’est le passé, a dit Dîna. Le passé, pour un homme, ce doit être d’abord l’expérience et la leçon qu’il en tire. Mais parfois le passé est un marécage où l’on s’enfonce peu à peu, où l'on se perd, le passé parfois condamne à une mort lente. J’ai compris cela quand je me suis retrouvé une nouvelle fois seul, ma femme et mes enfants disparus, mon existence devant moi comme un désert. Ma tentation alors, mon seul désir, c’était de vivre avec le souvenir, de m’enfermer dans ma mémoire. J’ai tout conservé, leurs jouets et leurs vêtements, les accordéons et les cartables, tout laissé pétrifié sur place par la lave du malheur. Je ne voulais toucher à rien, je voulais que mon regard et mon cœur les retrouvent, ces objets sans vie qui étaient la seule trace de la vie. Le soir, je m’asseyais dans la salle de musique et sur l’écran blanc déroulé je projetais toute la nuit les films et les photos que j’avais pris d’eux. Je les voyais courir dans les prés, jouer sous l’eau tiède d’un tuyau d’arrosage chauffé par le soleil. Je n’arrivais même plus à pleurer ou à crier ou à me révolter. Je vivais avec les yeux comme si, de les voir, de toucher ces choses qui avaient été à eux, eût pu les rendre vivants. Durant près d’un mois, j’ai recommencé chaque soir. Je refusais de parler, je n’avais ni faim ni soif, le présent, l’avenir n’existaient plus. Seul le passé demeurait. Une nuit, la fatigue, l’épuisement, m’ont terrassé. Je me suis endormi devant l’écran d’un seul coup puisque je ne me souvenais pas de m’être allongé. Mais quand le soleil m’a réveillé j’ai revécu ce cauchemar qui m’avait habité pendant le sommeil. J'étais dans le camp de la mort, ce camp dont je m'étais échappé par miracle. Pourtant, dans mon cauchemar, je ne réussissais pas à m’enfuir, le sable jaune que l’on retirait des fosses où les bourreaux enfouissaient des milliers de victimes m’enveloppait peu à peu, il rentrait dans ma bouche, dans mes yeux. Il m’étouffait. Je me suis réveillé alors que l’excavatrice laissait glisser sur moi sa dernière pelletée de sable. Toute la matinée, j’ai erré dans la maison, faisant à nouveau le tour des chambres de mes enfants, touchant les objets qui leur avaient appartenu, regardant ces lits que j’avais laissés tels qu’ils étaient le jour de leur disparition. Est-ce rester fidèle aux siens que de vivre replié sur le malheur? Dans le camp de la mort j’avais connu des hommes qui choisissaient, au nom de ce qu’ils appelaient leur fidélité, de se laisser enfouir dans le sable jaune. Le cauchemar de la nuit est revenu à moi. J’ai senti le sable glisser sur moi, m’étouffer. Là-bas, dans le camp, je m’étais enfui. Non pas pour oublier les miens mais pour les défendre, témoigner pour eux. Et maintenant? Ce même jour, un voisin est venu m’apporter une longue lettre que les habitants de la région adressaient aux autorités pour demander une aide après les ravages causés par l’incendie dans lequel les miens avaient péri. — Une lettre, ai-je dit, une aide? Mais cela ne suffit pas. Il faut faire plus. A cet instant-là, j’ai décidé de créer la Fondation pour la protection de la nature, pour animer la lutte contre les incendies de forêts. J'essayais une fois encore de ne pas me laisser écraser par le passé mais de lui rester fidèle en me servant de lui comme d’un tremplin. Le passé d’un homme peut être semblable à l’herbe folle dans un champ ou à la plante grimpante sur un mur. Il peut étouffer les jeunes pousses, il peut desceller les pierres les plus lourdes. Le passé peut être un mal pour l’homme. L’homme ne peut nier ou effacer le passé. Il le porte toujours en lui, gravé. C’est son histoire personnelle, unique. Mais il doit s’y adosser. Prendre appui sur cette expérience pour s’en éloigner sans trahir et sans oublier. Parce que la vie c’est la marche vers l’avenir. Et il faut faire confiance à ce qui viendra. Souvent, pendant la guerre ou bien plus tard dans les grandes villes que je traversais pour mes affaires, j’ai connu des hommes qui d’abord me montraient le visage de l’hostilité. Certains me dépouillaient de mes biens, d’autres me trahissaient. Ils savaient, cependant, ces voyous de notre ville prisonnière, que me voler c'était me réduire à la faim, que me dénoncer aux soldats c’était m’envoyer à la mort. Et d’autres, ceux qui, dans la paix venue, m’empêchaient de vendre parce que je gênais leur commerce, à quoi me condamnaient-ils sinon à la misère? Comment aurais-je pu faire confiance à ces hommes qui me déclaraient la guerre? Pourtant, un jour, par besoin, par défi, je suis allé vers ces voyous, mes ennemis, pour m’associer à eux. — Me voilà, ai-je dit. Je leur ai parlé d’abord de leur intérêt, je n’ai pas évoqué les sentiments, la solidarité qu’un homme doit avoir pour l'autre. Je n’espérais même pas qu’ils se dégagent de leurs habitudes, de leur passé. Nous avons commencé à prendre des risques ensemble, passant des sacs de blé dans le ghetto affamé, nous enfuyant ensemble, livrant ensemble bataille. Et peu à peu je les ai vus, ces voyous que je croyais faits de boue et de haine, ouvrir leurs mains et me les tendre. Il y a toujours une chance pour qu’un homme soit meilleur qu’il n’y paraît. Il faut trouver dans l’homme le chemin qui conduit à sa source profonde. Il faut l’aider à le faire renaître. Alors un homme surgit. Le véritable. Car l’homme, s’il est lié au passé, est aussi un avenir. Je parlais longuement avec l’un des voyous de la bande que j’avais rassemblée autour de moi pendant la guerre. Parfois il nous fallait rester cachés plusieurs heures côte à côte et je l’interrogeais. — Mokotow, pourquoi toi es-tu cela? — Quoi? — Un voleur. Il haussait les épaules, souriait. — Qui n’est pas voleur? demandait-il. Il fallait bien que je vive. — Mais tu pouvais choisir une autre voie, tu… Il m’interrogeait, il cessait de sourire, il s’allongeait sur le dos, les mains sous la tête. — Qui te dit que je n’ai pas essayé? — Pourquoi n'essaierais-tu pas encore? — La guerre… — La guerre finira, après tu peux. — Tu crois? Il y avait dans sa voix l’espoir et je sentais au fond de lui cette part encore neuve, cette part que son histoire d’homme et que l’histoire des hommes n’avaient pas encore déformée. — Je suis sûr que tu peux recommencer. Il demeurait silencieux. — Tu crois? répétait-il. Chez presque tous les hommes gît une part inaltérable enveloppée de gangue. Pour la trouver, il faut croire qu'elle existe. Mokotow est devenu mon ami. Il s’est séparé de ceux qui, peut-être parce que personne ne leur avait parlé, continuaient à s’ignorer eux-mêmes et s’enfonçaient dans la violence. Il m’a aidé. Il a combattu comme un juste. Je l’ai cherché en vain quand je suis retourné dans la ville avec les troupes victorieuses. Où était-il? Peut-être est-il tombé en martyr dans la poussière blanche des ruines, un défi souriant sur les lèvres. Quand l'homme s’est révélé à lui-même, quand l'homme a écouté une fois la source qui est en lui, qui peut dire jusqu’où il s’élèvera? J'ai souvent repensé à Mokotow. Longtemps après, alors que déjà s'était achevée ma troisième vie, celle du bonheur, et que j’allais dans les principales villes du monde porter mon témoignage, je découvris la devise d’une vieille cité médiévale : «Plus est en toi». Et j’ai compris Mokotow. Plus est en l’homme. Je savais que cette devise est vraie. Mais quand la guerre m’avait saisi, j’ignorais tout ce qu’il peut y avoir de résistance dans le corps de l’homme. J’ignorais surtout que l’esprit d’un homme peut être le diamant. Qu’on ne peut le briser. J’ai vu revenir dans les cellules des prisons des hommes torturés qui n'avaient pas laissé échapper un cri de souffrance ou un aveu. J’ai senti en moi se durcir sous les coups ma volonté. Plus mon corps avait tendance à éclater, ma peau à se déchirer, et plus il me semblait que mon être se concentrait, se rassemblait. Les bourreaux frappaient sur moi pour me faire disparaître, m’effacer du monde, et j’avais le sentiment de naître. Ils voulaient aussi détruire jusqu’au souvenir de mon peuple et j'étais sûr qu’il allait enfin surgir plus fort. Mon espoir s’est réalisé. Mon peuple était dispersé. Les persécutions l’ont enfin rassemblé autour de sa source. L’épreuve, pour un homme, c’est le moyen de se connaître et de grandir. La souffrance et le malheur, l’injustice, font briller le diamant qui est au cœur de l’homme vrai. Ils n’écrasent que celui qui n’a rien en lui. J’ai quelque chose en moi. Je n'en tire aucun orgueil. D’autres : mon père, ma mère, ces hommes justes que j’avais côtoyés, et plus loin en moi tout mon peuple qui m’avait légué son histoire, ont fait de moi ce que je suis. Ils m’ont donné la force et l’espoir. Grâce à eux tous j’ai planté profond mes racines. J’ai l’écorce et la sève. J’ai reconnu ma source et l’eau des origines continuait à m’irriguer. J'ai aimé la vie. Je l’aime encore. J’ai appris à vouloir être moi, à être moi. Peu à peu j’ai apprivoisé ces forces sauvages qui sont en tout être, j’ai accepté leur présence et essayé de ne pas abdiquer devant elles. Elles se sont déchaînées contre moi quand je me suis retrouvé seul, privé pour toujours des miens. Elles ont été près de réussir. J’ai pris une arme pour en finir avec la vie. J‘ai voulu me tuer. Peut-être ai-je atteint l’orée d’une quatrième vie. Qui ne reniera aucune de mes autres vies, qui ne sera pas faite d’oubli, de négation du passé. Croître, pour un homme, ce n’est jamais oublier ce qui précède mais le connaître et s’en dégager pour mieux se voir et voir le but. Et le but de l’homme c’est d’être soi. Parce qu’être soi c’est aller vers les autres. Comme la source va vers la mer. 3 LA PIERRE OU L’HOMME SEUL La mer, elle apparaît si loin, parfois. Depuis que je suis seul, je reste souvent de longues heures accoudé au mur de brique qui entoure la terrasse de la maison. Avant, dès que venait la chaleur, nous partions avec Dina et les enfants vers la plage : notre expédition quotidienne au pays du bruit, dans l’univers de la foule, dans la cohue bruyante des embouteillages du bord de la mer. Maintenant je la regarde d’ici, cette étendue bleu-gris, enveloppée de brume. J’attends que le soleil rouge semble à l’horizon se perdre en elle. Je demeure immobile, fasciné par cette mer dévoreuse. Je suis seul. Je l’ai été tant de fois déjà. Entre les murs des prisons quand je croyais que l’heure allait venir où il me faudrait renoncer à la vie. Dans les forêts, quand je fuyais le camp de la mort. Et puis aussi, seul au milieu des autres. Dans la grande ville, ces longues avenues droites, l’acier brillant des voitures, le vent chargé de poussière qui coule entre les murailles des gratte-ciel, seul au milieu de ces femmes, de ces hommes qui me bousculent. Eux comme moi, seuls. Nous descendons, épaule contre épaule, les escaliers du métro, nous nous serrons dans les ascenseurs, nos regards ne se croisent pas. Un jour, pressé ainsi contre la paroi du fond d’un ascenseur, j’ai senti une angoisse naître en moi. J’ai cru qu’il s’agissait de la chaleur, du manque d’air, d’une peur confuse qui naissait parce que j'étais loin des portes, qu’entre elles et moi il y avait cette vingtaine de personnes dont je n‘apercevais que les nuques. Margaret, mon amie d’alors, me racontait souvent qu'elle craignait ainsi de se trouver prise dans la foule, quelle préférait ne pas monter dans un compartiment plein, entrer dans un cinéma quand il ne restait que quelques places. Elle riait : — Je m’étouffe, je m’affole, il faut que je sorte. Et même dans l’avion, souvent… Je me moquais d’elle. J’avais connu les wagons qui roulaient vers l’enfer et dans lesquels nous mourions déjà. J’avais connu les égouts où je me glissais pour passer dans la ville libre, y acheter des armes. J’avais appris à maîtriser la peur qu’il y a à s’enfoncer ainsi sous terre dans l’étroit tunnel à demi rempli d’eau. Je croyais donc ne jamais éprouver ce que Margaret ressentait. — Ma gorge se serre, m’expliquait-elle. Elle se mettait la main autour du cou. — C’est comme si quelqu’un me prenait ainsi, par le cou. Je t’assure, beaucoup de mes amies sont comme moi. Ma mère a les mêmes impressions. — C’est l’âge, répondais-je en riant. Et puis vous êtes des femmes. Margaret haussait les épaules. Et elle avait raison. J'étais, moi aussi, alors que l’ascenseur s’élevait, moi qui croyais me dominer si bien, pris par cette angoisse déraisonnable que Margaret m’avait décrite. Enfin les portes se sont ouvertes, j’ai réussi en bousculant à sortir et j’ai circulé lentement au milieu des rayons du grand magasin, réfléchissant. Cette angoisse, d’où venait-elle? Pourquoi m’avait-elle submergé moi après tant d’autres? Pourquoi l’esprit ne parvenait-il pas à maintenir ses défenses, à empêcher cette marée d’inquiétude, cette chaleur qui naissaient dans la gorge? Puis j’ai retrouvé l’avenue. La nuit tombait en même temps qu’un brouillard humide. Des groupes pressés d’employés sortaient des bureaux, traversaient comme un essaim l’avenue, s’enfonçaient dans les bouches de métro. L’angoisse qui m’avait pris, celle que connaissait Margaret, n’était pas seulement des phénomènes physiques. La sueur qui avait couvert mon front ne venait pas seulement de la chaleur. Je ressentais, nous ressentions tous, avec plus ou moins de force suivant notre fatigue ou notre santé, la solitude au milieu des autres. Je n’en avais pas pris conscience dans l’ascenseur, mais ces nuques devant moi, ces corps autour de moi, ce groupe d’hommes et de femmes serrés les uns contre les autres, ces hommes et ces femmes qui ne parlaient pas, qui ne se regardaient pas, qui ne se connaissaient pas, qui ne se reverraient plus, qu'était-ce pour moi, pour chacun d’entre nous, sinon la preuve que nous étions inexistants pour les autres, que nous restions seuls dans cette foule? Et comment aurions-nous pu, alors, sentant avec tout notre corps que chacun était un étranger pour l’autre, ne pas avoir peur, ne pas se sentir atteint, blessé, détruit au plus profond de nous? Car les hommes qui s’ignorent les uns les autres sont comme des pierres en tas. Et l’homme seul est une pierre dure et stérile dans un champ. Je demeurais longtemps sur la terrasse jusqu’à ce que la nuit soit complètement tombée. Je m’attardais. Souvent Mme Sluton m’interpellait depuis le chemin : — Vous êtes là, monsieur Gray, accompagnez-moi donc. C’était une femme énergique, qui depuis quelques années vivait seule dans une petite maison à l’entrée du village. Sa fille, une ou deux fois par an, lui rendait une courte visite. Parfois, quand nous passions avec Dina et les enfants devant chez elle, nous apercevions Mme Sluton qui nous saluait. Elle était assise sous un olivier, des livres en piles autour d’elle, et elle agitait joyeusement celui qu'elle lisait. — Elle est toujours seule, disait Suzanne. Comment elle peut? Avec qui elle parle? Dina expliquait, les livres, sa fille. — Elle ne vient presque jamais, disait Suzanne. Depuis l’incendie et la disparition des miens je découvrais me M Sluton. — Allons, monsieur Gray, accompagnez-moi. Je la rejoignais sur le chemin où elle m’attendait, appuyée à sa grosse canne de bois. Nous marchions lentement, elle parlait. — Vous connaissez Miguel? Il ne voulait pas sa piqûre aujourd’hui, ces hommes sont extraordinaires, Miguel, ce braconnier, vous savez qu’il a fait la guerre aussi, a peur d’une piqûre. Ses bavardages me faisaient découvrir Mme Sluton. Elle jouait le rôle d’infirmière bénévole dans le village. Elle obligeait les malades à respecter les ordonnances, elle sermonnait les mères qui négligeaient leurs enfants, elle conseillait les pères. — Et vous, Martin Gray, parlez-moi de vous. Mais elle ne me laissait même pas commencer une réponse. — Savez-vous ce que j’ai relu aujourd’hui, en pensant à vous? Une page de l’Ancien Testament, mais oui… Un autre soir, elle me parlait d’une découverte scientifique qui pouvait bouleverser le traitement du cancer. Elle s’enthousiasmait. — Vous imaginez : mettre fin à cette souffrance inutile de la maladie. Vous comprenez, monsieur Gray, il y a tant à faire encore, tant, quand je sais que quelque part une bataille a été gagnée vous ne pouvez savoir quelle joie, quelle joie pour moi! Le monde bouge. Elle me prenait le bras. — Martin, tout cela me réjouit parce que finalement il y a toujours quelque chose de nouveau sous le soleil, et c’est passionnant. Elle me faisait entrer chez elle, je m’asseyais dans la petite cuisine. — Je vais vous faire du thé. Sur la table, des journaux, des livres encore. Souvent, à peine étions-nous rentrés qu’un gosse frappait à la porte. — Madame Sluton, commençait-il… C’était toujours un service qu’on lui demandait, un livre à prêter, et parfois aussi de l’argent, ou bien une piqûre à faire. Mme Sluton mettait une grosse veste de laine. Son visage ridé tout épanoui : — Excusez-moi, servez-vous, attendez-moi si vous voulez, vous voyez, je n’ai pas un instant. Parfois je repartais avec elle, parfois je l’attendais ou bien je rentrais seul. Je pensais à la solitude que j’avais connue dans la grande ville, à celle que subissaient tant de gens, cette solitude qui faisait peur, contre laquelle on luttait avec des drogues ou la télévision. Et je revoyais Mme Sluton, qui vivait seule et qui pourtant ne l’était jamais. L’homme peut être seul au milieu des autres. Mais celui qui est ouvert au monde, celui qui sait demeurer fraternel, celui qui est solidaire des autres, celui-là, même solitaire, n’est jamais seul. Parce que les autres, quand une main se tend, la saisissent. L’homme n’est jamais seul à être seul. Il peut toujours trouver quelqu’un qui veut, avec lui, traverser la vie. Il m’est arrivé de désespérer de rencontrer cette main dont j’avais besoin. Plusieurs fois. Et d’abord au cœur de l’enfer, dans le camp de la mort. Là, les bourreaux étaient des bêtes à visage d’hommes et les victimes, entre elles, semblaient ne pas se voir, accepter d’être l’une après l’autre abattues. Dans la paix aussi j’ai eu cette peur, cette peur d’être seul. Peur, parce que si l'on demeure seul, à quoi cela sert-il d’être vivant? Puis je découvrais que cette prison, cette solitude, cette peur, c’était moi qui les avais construites. Que je n’avais pas su voir la main qu’on me tendait. Le repliement sur moi, la fermeture, le cercle de fer du moi sont des poisons mortels. Ils font naître la peur. Ils isolent. Alors que, au camp de Treblinka, je traversais la place de tri où les bourreaux nous forçaient à nous déshabiller avant de nous diriger vers la mort, j’ai aperçu des détenus qui risquaient leur vie pour souffler à un arrivant vigoureux un conseil, afin qu’il puisse tenter sa chance. Mais les premiers jours je n’avais rien deviné de leur courage, je m’étais limité aux apparences et je m’étais isolé dans mes fausses certitudes. J’avais imaginé qu’ici, dans cet enfer, l’homme ne pouvait qu’être seul. Quelques semaines encore et sans un mot des hommes sauvaient ma vie, donnaient la leur pour protéger la mienne. Et là, au bord d’un champ, plus tard, alors que j’avais réussi à m’enfuir, un paysan me tendait un morceau de pain. Le pain de la fraternité. Et là, dans une nouvelle prison, un ennemi, un homme en uniforme de bourreau, me sauvait d’une exécution sommaire. Et son regard d’abord m’avait interdit le désespoir. Il suffit du regard d’un homme pour briser la solitude. Et ce regard viendra. Mais il faut d’abord croire qu’il existe. Ainsi, ceux qui, durant cette guerre barbare, succombaient le plus vite à la peur et donc à la mort, ceux qui renonçaient à la lutte, étaient d’abord ceux qui vivaient leur vie en hommes seuls. Ceux dont le monde avait les limites de leur corps. Moi, mon père m’avait dit : «Il faut que tu vives, que tu témoignes, que tu nous venges, que tu continues notre peuple.» J’étais donc bien plus que moi. Je marchais seul dans la forêt à la recherche des combattants et je ne sentais pas la fatigue. Quand on me poussait contre un mur pour m’abattre, je me jetais dans le soupirail d’une cave et pour m’enfuir j’acceptais de m'enfoncer dans les excréments. Avais-je plus de courage que les autres? J'étais jeune sans doute. Mais surtout j’avais le sentiment de n'être que l’infime et nécessaire partie d’un groupe innombrable, mon peuple immortel. Je ne pouvais pas succomber. Je n'étais plus réduit à moi. Je n’étais pas seul. Je me souviens de cette rencontre, à la fin d’un hiver, à l’orée d’une forêt alors que la neige recouvrait encore les champs, que le ciel bas et lourd paraissait s’accrocher aux arbres. Ils étaient deux hommes jeunes, j’avais entendu leurs voix, le bruit des branches qu’ils cassaient, je les avais suivis, me méfiant d’eux, puis j’avais reconnu les mots, les expressions de ma langue, et j’avais marché derrière eux jusqu’à ce qu’ils se retournent, effrayés puis joyeux. — D’où viens-tu? demandaient-ils. J'expliquais, je racontais mes évasions, comment je me dirigeais vers la capitale où ce qui demeurait de mon peuple se battait contre les bourreaux. — Venez. J’insistais, je les pressais de rejoindre avec moi le brasier de la bataille. Ils se regardaient. Le plus jeune, les cheveux noirs bouclés tombant sur son front, les yeux brillants, m’écoutait avec passion. L’aîné mordillait ses ongles longs au bout de ses doigts rougis par le froid. — Non, dit-il. Non. Nous avons échappé à l’hiver. Survécu jusqu’à aujourd’hui, nous allons attendre ici. J’ai encore parlé. Mais j’avais déjà l’habitude des hommes : je savais reconnaître ceux qui s’obstinent, ceux qui obéissent. Le cadet accepterait les décisions de l’aîné et celui-ci ne changerait pas d’avis. — Il faut, ai-je dit encore, il faut que nous allions tous là-bas, avec les autres, pour nous, pour eux. — Adieu, dit l’aîné. Les autres? Il se mit à rire : — Tu sais ce qu’ils sont, les autres, continua-t-il, des bêtes enragées. Des lâches aussi. Je les laissais, je m’enfonçais à nouveau dans la forêt. Je n’avais pas le loisir de les convaincre. Une heure perdue c’était un peu de la vie de mon peuple qui s’échappait. Je m’éloignais vite. Je repoussais les branches qui barraient mon passage, la neige tombait comme une poussière blanche. Je me suis retourné. Je les ai vus, immobiles, qui me regardaient partir. Ils étaient deux, si seuls, dans le désert de leur refus. Et si faibles, si vulnérables, deux corps désarmés, limités. Alors que j’étais assuré, fort de l’espérance de tout un peuple, de son désir de combat et de survie. Un homme n’est jamais seul quand il sait qu’il est l’infime mais nécessaire partie d’un tout, un tout puissant et innombrable : la collectivité des hommes. Un homme n’est jamais seul quand il ne fait pas de lui, de lui seul, l’unique but de sa vie. Un homme, n’est jamais seul, un homme n’est jamais faible, quand il mêle son énergie à l’immense océan des énergies humaines. Cela je l’ai encore mieux compris depuis la disparition des miens. Ma vie n'est redevenue possible qu’à partir du moment où j’ai réussi à sortir de moi, à ne plus contempler ma douleur, mais à l’utiliser pour les autres et au nom de tous les miens. On ne peut échapper au malheur et à la solitude qu’en sachant qu’il y a un homme plus malheureux et plus seul que soi. Un homme qui attend qu'on lui tende la main. Au début, ce ne fut pas facile. Puis j’ai eu l’idée de cette fondation qui lutterait contre la destruction de la nature, contre les incendies de forêts et la pollution. Je n'étais plus l’homme seul frappé par un destin barbare, j'étais redevenu un combattant, j’avais une cause qui me dépassait, j’étais utile, je faisais partie de l’ensemble des hommes et mon malheur, au lieu de m’isoler, me rapprochait d’eux. Certains ne me comprenaient pas. Ce fonctionnaire important qui me recevait dans un bureau du ministère secouait la tête en me parlant. — Monsieur Gray, je vous estime, je comprends votre douleur, votre indignation, mais que pouvons-nous faire? Vous êtes un homme seul et vous voudriez réussir à tout bouleverser, là où de puissantes organisations ont échoué? Je n’étais pas seul puisque j’avais décidé de me tourner vers les autres. Et je savais qu’ils viendraient vers moi. Le fonctionnaire sceptique ne m’avait pas ébranlé, et il a eu tort. Un jour, quelques semaines plus tard, devant chez moi, sur cette pelouse que le feu avait roussie, se trouvaient rassemblées des dizaines de personnes, les maires des villages de la région, des journalistes, des personnalisés et aussi des hommes simples. Tous voulaient, comme moi, empêcher que ne recommence un autre drame semblable au mien, que l’incendie à nouveau ne détruise les hommes et les forets. Je leur ai parlé ; je n'étais plus seul : nous étions un groupe avec un but commun. L’un des derniers à partir fut le fonctionnaire venu en «observateur», envoyé par son ministre. Il me serra longuement la main. — Vous êtes extraordinaire, répétait-il. Vraiment j'aurais juré que vous échoueriez. Extraordinaire? C’était lui qui l’était qui ne comprenait pas la force qu’on peut trouver dans les autres quand on va vers eux. — Je me disais, continuait-il en me tenant la main : si j'étais à la place de Martin Gray, je déposerais une plainte auprès des tribunaux pour que l’enquête de la justice mette en lumière les responsabilités, parce que, n’est-ce pas, il faut savoir qui est coupable. Je l’écoutais. Si j’avais suivi cette voie, elle m’aurait conduit à une solitude encore plus stérile. Ce qu’il fallait, c’était empêcher le renouvellement de tels drames, empêcher que les flammes ne surgissent à nouveau au-dessus des collines. Pour cela, ce n’était pas vers le passé qu’il fallait se tourner mais vers l’avenir. Il ne fallait pas rechercher des coupables mais des alliés. Accuser les autres c’est s’enfermer en soi. Se condamner à être seul. L’autre n’est pas d’abord un ennemi mais un allié possible. Et même celui qui vous combat peut vous aider. Car chacun doit tirer de l’adversaire un enseignement. Et dès que ma fondation fut créée, j’ai trouvé partout des femmes et des hommes qui venaient vers moi, qui acceptaient de m’aider. Ce sont eux qui m’ont donné la force de parler, parce que j’ai compris que ma voix pouvait ouvrir le cercle de solitude dans lequel parfois ils étaient enfermés, ma voix pouvait briser la pierre dure qui les écrasait. J’avais cru en eux. Ils croyaient en moi. Il faut faire confiance à l’homme. Déjà, tant de fois dans ma vie j’avais confié à un autre, parfois sur un simple regard, toutes mes chances. Et j’avais eu raison. J’ai recommencé. Quand j’ai rencontré l’écrivain Max Gallo avec qui j’allais travailler pour le récit de ma vie, Au nom de tous les miens, je ne le connaissais pas. Mais il a suffi de quelques mots pour que je sache qu’à travers lui j’allais atteindre les autres, qu’il allait réussir à trouver les mots simples grâce auxquels les lecteurs découvriraient le récit de ma vie. Je lui ai parlé chaque jour durant des mois, il restait le visage immobile tourné vers moi, sa main seule courant sur le papier. Parfois quand je le quittais l’inquiétude me saisissait : — Cela, réussirez-vous à le faire comprendre? C’était si terrible et pourtant j’avais l’espoir, la peur et l’espoir, voilà ce qu’il faudrait que le lecteur sente. Nous nous serrions la main et quand, quelques jours plus tard, il me lisait ce qu’il avait écrit, il me semblait entendre ma voix, la langue remise en ordre, en un texte fidèle. Je savais alors que le livre qui allait paraître serait un pas de plus vers les autres. Qu’entre les lecteurs et moi naîtrait ce même lien qui s’établissait entre Max Gallo et moi. Que ce livre, Au nom de tous les miens, ne serait pas seulement un livre de plus mais que grâce à lui j’allais rencontrer des hommes et des femmes, que nous allions les uns et les autres ne plus être seuls. Quand le livre a été publié, j’ai tout de suite su que je ne m’étais pas trompé. J’avais parlé avec mon cœur, Max Gallo avait composé le livre avec le sien, les lecteurs ne pouvaient que comprendre ce que nous avions voulu dire. Pour que l'autre vous entende, pour qu’il vienne vers vous, pour que finisse la solitude, il faut être vrai, il faut avancer désarmé, avec la force invincible de la fraternité. Alors naît le dialogue. Et le dialogue d’un homme avec les autres, c’est la vie. J’ai commencé à recevoir des lettres de lecteurs, des milliers de lettres. Et Max Gallo et moi nous étions surpris. Lui comme moi nous n’avions pas imaginé l’ampleur de l’écho que trouve toujours dans l’homme un message qui n’est pas celui de la haine. J’ai lu ces lettres. Certaines commençaient par ces mots : «Mon ami, mon frère». Je me souviens de l’une d’elles, de son écriture enfantine. «Viens chez nous, disait ce lecteur de treize ans, cher Martin, viens, pour Noël ne reste pas seul, nous avons un petit chalet, tu seras bien, tu ne seras pas seul.» Comment pouvais-je l’être alors que chacun de mes lecteurs affirmait sa confiance en moi, répétait que ce livre lui avait apporté réconfort et courage, et que toujours en conclusion ils me demandaient : «Que puis-je faire pour vous?» Puis j‘ai parcouru les grandes villes. Les salles de conférences, les librairies se remplissaient, je voyais l’émotion dans les regards. Je savais que j’avais été compris. Qu’il avait tort, le voisin de ma maison qui, quand je lui avais parlé de mes intentions : créer une fondation, publier un livre, hochait la tête. — Les gens penseront le pire, répétait-il, ils sont malveillants spontanément, ils diront que vous recherchez la gloire et peutêtre même l’argent. Ils sont comme ça. Voyagez, oubliez, ne parlez plus de tout ça, changez de vie. On est toujours déçu par les autres. Celui qui croit d’abord à l’hostilité des autres, celui-là est seul. Moi, je ne l’étais plus. A Lausanne, tout un après-midi, j’ai dédicacé Au nom de tous les miens dans un grand magasin. L’une après l’autre, des femmes s’avançaient, me serrant la main, me demandant de leur parler. Et le soir, alors que rien n’avait été prévu, j’ai, dans un hôtel de la ville, tenu avec Max Gallo une conférence. La petite salle était mal éclairée, j'étais debout appuyé à une table. J’avais l’impression de ne pas trouver les mots que j’aurais dû employer mais j’essayais de dire ce qui était en moi. J’ai terminé, on m’a posé quelques questions et puis quelqu’un s’est levé qui a dit : — Je voudrais que nous observions tous, ce soir, une minute de silence en souvenir de tous ceux qui ont disparu dans la tourmente, en souvenir de tous ceux que Martin Gray a aimés. Dans cette salle nous n’étions pas comme des pierres en tas, s’ignorant l’une l’autre, nous étions comme les branches différentes d’un même arbre. Et nous souffrions tous, et nous nous souvenions tous des branches que l’orage avait arrachées. Il faut apprendre à partager la souffrance des autres. Alors, ils vous donnent leurs joies. Et l’on ne connaît plus ta solitude. Ainsi, Mme Vincent. Elle s'était présentée aux bureaux de la Fondation. Une petite femme au visage fermé, vêtue de noir, tenant un sac devant elle. — Je voudrais faire quelque chose, répétait-elle, bénévolement. Elle n’expliquait pas, elle se contentait de rester là, devant mes collaborateurs et moi qui n’avais pas besoin d’une secrétaire mais qui hésitais pourtant à la renvoyer. — Je peux faire n’importe quoi, disait-elle. J’acceptai son offre. Elle venait régulièrement tous les jours, arrivant la première, s’installant dans un coin du bureau, copiant des adresses, silencieuse, dévouée. J’appris enfin qu'elle avait vu, vu la voiture où se trouvaient son mari et son fils prendre feu. Son mari était mort. Son fils à l’hôpital, dans le coma. On n’espérait pas le sauver. Elle ne pouvait pas lui rendre visite. Aussi venait-elle à la Fondation pour aider les autres et sortir de son malheur. Aider les autres, c’est encore la meilleure façon de s’aider soi-même. Un soir, comme j’allais quitter le bureau, j’aperçus Mme Vincent, seule à sa table, le menton dans les paumes de ses mains, des larmes coulant sur son visage. — Qu’est-ce qu’il y a? Elle ne répondait pas, faisait non d’un mouvement de tête. — Allons… — Je crois qu’il est perdu, dit-elle. Elle avait téléphoné à l’hôpital. On lui avait laissé très peu d’espoir quant à la guérison de son fils. — Mais non, mais non… J’essayais de me convaincre moi-même pour la convaincre. — Je vais partir, a-t-elle dit. Elle s’est levée, prenant avec des gestes lents son manteau et son sac. — Je ne devrais pas, disait-elle, devant vous, qui avez bien plus de raisons que moi d’être désespéré, et qui avez ce courage. Je l’ai raccompagnée chez elle. Nous parlions l’un après l’autre, nous sortions peu à peu de nos malheurs personnels, nous évoquions la vie, les autres. Elle m'écoutait, je l'écoutais. — Dieu, disait-elle, je croyais en lui, je ne sais plus maintenant, avec ce que j’ai vu, que je ne méritais pas, ou bien si j’avais commis quelque faute, pourquoi mon mari, mon fils? Pourquoi lui, si jeune, innocent, alors Dieu? Dites-moi… — Je ne sais pas… Dieu, c’était aussi une de mes questions. Beaucoup trouvaient en lui, grâce à lui, la paix. Ils n’étaient plus seuls. Ils lui parlaient. Et son silence même était une réponse. Pour moi, il s’agissait, il suffisait d’abord d’aller vers les autres, les personnes vivantes et, avec ou sans croyance, de les respecter, de les aider. Comme si elles étaient, chacune, des créatures de Dieu. Devant chez elle Mme Vincent me serra très fort la main. — Je voulais me tuer, dit-elle. Ce soir. Je la pris aux épaules. — Vous êtes folle. Elle me sourit tristement. — Par moments, je crois que je suis folle, quand je pense à ce qui m'est arrive. A ce que j’ai vu. Alors, pourquoi ne pas mourir? Je la tenais toujours par les épaules, je sentais qu'elle tremblait. — Et maintenant? Vous n’allez pas… — C’est passé, dit-elle, je vais mieux. Je crois que je vais réussir à dormir. Il suffit parfois d’un mot, d’un regard, pour éviter l’irréparable. Ou le provoquer. Il faut être attentif aux autres. A leur appel silencieux. Imaginer toujours qu’un autre peut avoir l’indispensable besoin de vous pour desserrer la solitude qui l’étrangle. Mme Vincent est revenue au bureau le lendemain matin et les autres jours. J’ai dû, dans les semaines qui ont suivi, partir à l’étranger. Quand à mon retour j’ai retrouvé le siège de la Fondation, Mme Vincent était à sa place. Dès quelle m’a vu elle a bondi, se précipitant vers moi : — Monsieur Gray, disait-elle, il va guérir… Son fils était sorti la semaine précédente du coma. On le sauverait. Il ne serait pas aveugle comme on l’avait craint. Je l'ai embrassée, sa joie entrait en moi, devenait la mienne, me donnait une force dont ce jour-là j’avais besoin, grand besoin pour lutter contre la tristesse qui m'avait envahi en rentrant à Paris, cette ville où j'étais si souvent venu avec ma femme Dina. — Grâce à vous, disait Mme Vincent, grâce à vous. Vous vous souvenez, ce soir-là, quand vous m’avez raccompagnée, vous m’avez si bien parlé, je ne sais pas ce que j’aurais fait sans vous, peut-être… Sa joie me protégeait de ma peine. Qui donne reçoit. J’ai quitté Paris pour ma maison des Barons quelques jours plus tard. En voiture, parce que l’attention qu’il faut déployer, les gestes qu’il faut faire pour conduire, étaient pour moi, quand les souvenirs douloureux m’assaillaient, une façon de leur résister. Et comme rien n’est aussi simple qu’on le dit, il m’arrivait souvent, malgré la Fondation, malgré les lettres des lecteurs, de me sentir seul. Comme à Mme Vincent, il m’arrivait d’avoir à lutter contre le désespoir et de n’être pas sûr de vaincre. A l'entrée de l’autoroute se tenaient des groupes de jeunes gens qui tendaient la main, présentaient des noms de villes du Sud inscrits sur des morceaux de carton. J’ai ralenti. Un peu à l’écart, assis, un couple, elle les cheveux longs blonds, une sorte de couverture verte tricotée sur les épaules, lui les cheveux frisés, tombant sur les côtés, une guitare sous le bras. Je me suis arrêté. Pourquoi ne pas les faire monter? Souvent j’avais croisé dans les grandes villes, vu au bord des routes, des jeunes gens qui allaient par bandes, avec l’uniforme de la jeunesse fait de vêtements sales et extravagants. J’avais, avec Dina, recherché dans les villages de la montagne un adolescent, fils d’un couple d’amis, qui avait disparu, laissant un simple mot : «Je pars sur la route vivre en liberté.» Et pourtant il n’y avait pas enfant disposant de plus de liberté déjà. Nous l’avions retrouvé par hasard, près de la frontière, assis sur une borne. Un miracle. J’avais essayé de l’interroger. Il restait fermé, silencieux, ne me regardant même pas et parfois il répondait par un juron. Quand nous l’avions remis à ses parents, à peine s’il les avait salués. Sa mère pleurait, riait, répétait sans fin : «Pourquoi, mais pourquoi?…» Lui était monté directement dans sa chambre. Sur le bord de l’autoroute le couple de jeunes gens s’est avancé vers ma voiture, j’ai ouvert la portière arrière et ils se sont installés. Le jeune homme gardant sa guitare sur les genoux, la jeune fille enlevant la couverture de laine verte qui lui enveloppait les épaules. Je conduisais, je les regardais dans le rétroviseur. Eux aussi, comme le fils de mes amis, étaient-ils des enfants en fuite? Ils ne m’avaient même pas remercié. Peut-être attendaient-ils poliment que je commence à parler? Mais je n’en avais pas envie, je préférais réfléchir, les observer, lire sur leur visage ces maladies que j’avais découvertes dans les villes : le malheur et la solitude de la jeunesse. Et c’étaient des maladies graves. Car la solitude est mère de la violence et du désespoir. Je me souvenais de ma surprise en traversant certains quartiers des capitales : ces jeunes appuyés aux façades, les mains dans les poches, ces jeunes assis sur les trottoirs, inactifs, ou bien courant comme de jeunes chiens derrière des ballons ou des boites de conserve avec lesquels ils jouaient. Ils étaient ainsi laissés dans la ville, en proie à leur solitude. Et qu’ils se rassemblent ne changeait rien : ils étaient un groupe, mais chacun dans ce groupe était seul. Les parents au bureau, les aînés eux aussi au travail. Alors les plus jeunes vagabondaient, perdus dans les rues sales des trop grandes métropoles. Ma jeunesse pourtant soumise aux lois de la guerre, de la faim et de la mort, en un sens je trouvais qu'elle avait été moins désespérée que la leur. Je savais contre qui il me fallait lutter. Je savais quels étaient mes alliés. Et je savais aussi pourquoi je devais me battre : pour la survie de mon peuple et pour venger les miens. Dans mon malheur, j’avais eu pour me guider une étoile polaire. Car celui qu’anime un idéal, celui qui partage un grand dessein collectif, celui-là n’est pas seul. Mais eux, ces adolescents des villes en paix, ce jeune homme qui tenait sa guitare contre lui, cette jeune fille, le front appuyé contre la vitre de ma voiture, qu’est-ce qui pouvait les inciter à devenir des hommes? A vivre? Parfois, quand je voyais ces adolescents errer le long des avenues, rester allongés sur les plages ou assis côte à côte, ils me faisaient penser à des abeilles affolées n’arrivant pas à trouver une issue, se heurtant contre les parois d’un bocal ou bien alors ils étaient comme des pierres que quelqu’un lance et qui roulent un peu, avant de s’immobiliser. Bien sûr, la paix valait mieux que la guerre. Car dans la guerre la jeunesse est écrasée, martyrisée. Mais vivaient-ils la paix, ces adolescents, ou bien subissaient-ils une guerre intérieure à eux-mêmes, implacable aussi? Une guerre qu’ils ignoraient mais qui les poussait à agir, à quitter leurs familles, à se droguer, à se livrer à la violence? Chacun d’eux était, sans qu’il le sache, bourreau et victime de lui-même. La violence de l’homme seul, c’est d’abord contre lui qu’il la dirige. Ils étaient seuls, les jeunes gens d’aujourd’hui, trop souvent seuls. Dans la ville emprisonnée que j’avais connue pendant la guerre, j'étais moins seul qu’eux. Parce que, même si beaucoup d’entre nous dans cette ville opprimée ne pensaient qu’à euxmêmes, je sentais, moi, que nous subissions un destin commun. Que j'étais partie d’un tout. Eux, ces adolescents, enfermés dans ces rues sombres, eux qui naissaient dans cet univers d’acier où chaque homme est isolé dans la carrosserie nickelée de sa voiture, comment auraient-ils eu le sentiment d’appartenir à un tout? Ils essayaient de recréer des solidarités : ils se rassemblaient, ils chantaient ensemble, ils dansaient, ils se droguaient ensemble. Mais comment ces groupements de corps, ces rencontres, pouvaient-elles leur suffire? On ne cesse pas d’être seul parce qu'on se rassemble. On reste seul quand on ne partage pas un grand projet commun. — Qu’allez-vous faire là-bas? ai-je demandé en regardant mes passagers. La jeune fille haussa les épaules, le jeune homme se mit à rire. — La même chose qu’ici, rien, mais il y a le soleil, là-bas. Alors on se chauffera. Il mit le bras sur l’épaule de la jeune fille qui se déplaça comme pour éviter ce contact. Voilà. Ils fuyaient la solitude en formant des couples provisoires, fragiles. Mais cela ne résolvait rien. La solitude qu’on porte en soi, il faut d’abord vouloir la vaincre soi-même. Mes passagers n’ont tout au long du voyage échangé entre eux que quelques mots. Ils me faisaient penser à ces couples las d’être des couples, un homme et une femme, côte à côte une vie durant et chacun enfermé en lui-même. Ils étaient jeunes mais ils se comportaient comme des adultes usés, blasés. Ils m’ont quitté à la sortie de l’autoroute. Je les ai regardés s’éloigner, lui portant la guitare à bout de bras, elle replaçant sa couverture verte sur ses épaules. Pour que deux êtres se rencontrent, pour qu’ils détruisent l’un par l’autre la solitude, il faut qu’ils partagent le même avenir. Pour atteindre ma maison des Barons je devais suivre, après l’autoroute, une voie étroite qui grimpait au flanc de la colline et s’enfonçait dans la foret calcinée par l’incendie dans lequel les miens avaient péri. Les enfants du village, sur le bord de la route, là où Dina avait essayé de fuir, là où la voiture prise dans la fumée avait glissé le long de la pente, les enfants, les camarades de jeux des miens, avaient élevé une stèle de pierre avec le nom de mes fils et de mes filles. J’ai ralenti, puis comme à chaque fois je me suis arrêté, m’approchant de la pente, fasciné par ces troncs brûlés dont certains déjà étaient recouverts de mousse verte : la vie qui continuait plus forte que le feu. Je me suis assis. Devant moi ces vallons, ces talus pierreux, cette nature saccagée. Au loin, l’autoroute, les premières villas, la ville au bord de la mer. On n’avait jamais avec précision découvert les causes de l’incendie. Une imprudence de fumeur? Un campeur? Peut-être une étincelle électrique née de l’un de ces câbles à haute tension tendus de sommet en sommet et qui frôlaient la cime des arbres? Ou bien le soleil jouant sur un morceau de verre qui faisait office de loupe et le feu prenant sur la terre desséchée au terme d’une saison sans pluie, et puis le vent. Je regardais cette nature martyrisée. Et d’ailleurs tout au long de l’autoroute il y avait ces plaies ouvertes par l’homme. Collines tranchées, prés, arbres recouverts par la poussière blanche que rejetait la cheminée d’une usine. Peu après Paris je m’étais arrêté dans un parking au milieu d’une foret et m’avançant par un sentier j’avais découvert ces immondices, bouteilles, boîtes de conserve, papiers, caisses de bois et de carton, ces traces que l’homme laissait. Ce mal qu’il faisait à la nature. Et ici, devant moi, il y avait la terre brûlée, les pierres éclatées et noires. Ce feu que, quel que soit le détail des causes, l’homme avait provoqué. Pourquoi tout ce mal? Ce désordre que l’homme introduisait dans la nature, saccageant, mutilant, sans même se rendre compte qu’un jour, comme un boomerang, le mal qu’il faisait retomberait sur lui? L’homme, n’est pas seul à la surface du monde. Il n’est qu’une partie de la nature. Et s’il la détruit, alors il se retrouvera seul, comme dans un désert. Quand j’avais acheté les Barons j’avais parcouru avec un vieux paysan les collines qui entouraient ma propriété. Il avançait, courbé, les mains sur les reins, un chapeau de paille aux bords cassés profondément enfoncé, dissimulant sa peau rouge brûlée toute une vie durant par le soleil. — Vous voyez, disait-il, ici, on faisait du blé avant. Il me montrait les étroites bandes de terrain qui, disposées comme les marches d’un escalier, striaient la colline. — Et aujourd’hui, des pierres. Avant, c’était de la bonne terre et puis on a commencé à couper les arbres, alors avec les pluies la terre a été emportée, et maintenant… Il s’était baissé, prenant une poignée de cailloux aux arêtes vives. — Voilà ce qu’il reste, a-t-il dit. En ce temps-là, il y a maintenant plus de dix ans, j'étais différent d’aujourd’hui. Je répondais au paysan que le travail sur ces collines éloignées était épuisant, que le blé on l’obtenait dans les grandes plaines que des machines parcouraient comme des navires traversant la mer. Le vieux paysan a haussé les épaules. — Vous ne comprenez pas, monsieur Gray, c’est pas qu’une question de travail, ce blé, c’était comme si on faisait un enfant avec la terre. On la respectait. La terre, c’était la mère. Aujourd’hui, on se croit malin et vous voyez, la terre, elle est morte, c’est plus que des pierres. En ce temps-là, je riais. Il me semblait que l’homme avait besoin de déserter les régions difficiles, d’abandonner le dur travail des champs, j’imaginais que les machines pourraient un jour tout faire. Moi, j’avais choisi la nature, j’avais quitté la ville, mais cela me paraissait n’être qu’une solution personnelle. Et si j’aimais la nature je ne comprenais pas son importance. Je l’aimais surtout comme un décor agréable, plus doux au regard que les façades grises des grandes cités. Et puis j’ai vécu aux Barons. J’ai planté des pêchers, j’ai cueilli avec mes enfants les fruits lourds, j’ai mordu dans la chair sucrée, j’ai marché pieds nus dans l’herbe haute, et avec mes enfants nous avons, grimpé aux arbres, couru, nous avons dormi sous le soleil. J’ai compris que la nature n’était pas qu’un décor. Je l’ai aimée comme un être vivant aux visages divers. Et quand le feu est venu, quand les miens sont morts, quand j’ai marché des nuits durant au milieu des souches encore fumantes, que je me suis sali en heurtant, les branches brûlées, alors clairement j’ai vu, j’ai vécu l’union de l’homme avec la nature et la tristesse de l’homme dans la nature détruite. Si l’homme se sent seul, si l’angoisse et la peur sont en lui, c’est qu’il a tranché ses liens avec la nature. Mais cette union peut être heureuse. Je l’avais connue ainsi dix ans durant, avec les miens. Dans l’harmonie des couchers de soleil au-dessus de la mer, des chants d’oiseaux, qui le matin nous réveillaient tous. Alors je sortais, je marchais pieds nus sur la pelouse couverte de rosée. Depuis l’incendie, les oiseaux ont déserté les collines. J’ai vu la forêt morte. J’ai pensé à toutes ces régions du monde qui sont devenues des étendues de poussière. Là où étaient des prairies l’homme avait fait naître ces monticules gris de terre infertile que le vent soulevait en tourbillons. Et c’est pour cela, pour cette nature saccagée, que j’ai voulu créer la Fondation, afin de préserver et protéger l’environnement de l’homme. Non pas pour la nature elle-même, non pas pour l’homme uniquement. Mais pour l’ensemble que l’un et l’autre constituent. L’homme et la nature forment un tout qui vit mais qui peut mourir. Séparés l’un de l'autre, chacun devient pierre infertile. Et si l’homme ignore la nature ou la détruit, il s’ignore et se détruit lui-même. Je comprenais maintenant l’une des raisons de mon angoisse alors que, vivant dans les grandes villes, allant pour mes affaires d’une capitale à l’autre, je n’avais pas le temps de retrouver la nature. Bien sûr mon anxiété avait aussi d’autres origines : je doutais de rencontrer un jour la femme que j’aimerais, qui deviendrait la compagne unique de ma vie. Mais il y avait d’abord autour de moi cette prison qu’est une trop grande métropole. Et j’y étouffais. Nulle part, le calme d’une prairie qui s’étend à l’infini, nulle part les herbes qui se couchent sous la brise, les couleurs mauves d’un crépuscule qui se perd derrière les arbres, les bruits qui peu à peu s’estompent avec la lumière. Rien de tout cela qui, ici, aux Barons, dans ce cadre tragique maintenant, face à la forêt détruite où les miens se sont perdus, demeure et m’apaise malgré tout, malgré ce passé et cette nature saccagée. La ville c’était le bruit, l’air âpre, les cohues, les visages comme des masques. L’agression, la fatigue dont on ne se rendait même plus compte parce quelles étaient devenues la matière de la vie. Maintenant, je pouvais comparer. Comprendre aussi combien la ville est une jungle où chacun est seul. Quand, jeune immigrant, je grimpais avec mes marchandises à vendre les escaliers des grands immeubles du Bronx, j’avais déjà été frappé par la peur que je lisais dans les yeux lorsque les portes s’entrouvraient. Parfois il me fallait glisser mon pied dans l'entrebâillement pour qu’on ne referme pas la porte. La peur, la solitude, comme si chaque inconnu pouvait être un ennemi. Voilà la ville trop grande, voilà les lois de ces groupements de millions d’hommes qui ne peuvent que s’ignorer. L’homme n’est jamais aussi seul qu’au milieu d’une foule. Je me souviens de ce clochard que je rencontrais à chacun de mes voyages à Paris, couché sur la grille d’une bouche d’aération du métro, près de l’hôtel. Moi, j’arrivais de New York ou de Berlin, de Londres ou de Rome, je le retrouvais blotti dans son manteau noir, comme s’il n’avait pas bougé depuis une semaine. Et avait-il bougé? Je passais près de lui, et des milliers d’autres le frôlaient de leurs pas pressés. Le voyait-on? Savait-on qu’il s’agissait d’un homme? Je ne pouvais m’empêcher de penser à ces autres formes allongées, des milliers que j’avais vues dans ma ville affamée, ces formes squelettiques du temps de la guerre. Maintenant, c’était la paix, mais il y avait encore ces hommes et ces femmes, abandonnés sur les trottoirs d’une capitale. Des vieux souvent, épaves que la vie, la malchance, les hasards laissaient ainsi mourir au milieu de l’indifférence. Il n’est pire solitude que celle qui naît de l’indifférence des autres. Et chacun peut être victime un jour de l’indifférence et en souffrir. Alors pourquoi ne pas tendre la main à celui qui est seul? Je sais. Le temps manque. Moi aussi je suis passé près de ce clochard allongé sans me soucier de lui autrement que pour lui jeter un regard, me dire qu’il était encore là, que la neige le recouvrait peu à peu, qu’il était sans doute ivre. Puis j’allais mon chemin, j’avais mes affaires à régler. Aujourd’hui, je me demande si ces hommes, ces femmes, malheureux, solitaires, que l’on croise, ces vieux qu’on oublie au fond des appartements glacés, où le froid le plus vif est celui de leur solitude, ne sont pas comme des avertissements, des images de ce que nous ne devons pas oublier, de ce que nous pouvons devenir. Nul ne peut dire s’il ne sera, un jour, un homme seul. Mais comment penser à cela? J'étais pris par mes affaires, mes projets, puis ce fut la rencontre avec Dina, mes enfants. Mon bonheur m’a peut-être aveuglé. J’ai oublié qu’il peut n’être que passager. Mais comment imaginer que ce que j’avais construit pouvait être, en un seul jour, détruit? Depuis qu'à nouveau je suis seul, je sais mieux que la vie est pleine de secousses. Que nul ne peut dire s’il échappera au malheur d’être seul. La solitude est un miroir : on s’y découvre, tel que l'on a été, tel que l'on est. La solitude est une épreuve. Seul celui qui n’a pas épuisé la source qui est en lui peut en sortir vainqueur. La solitude révèle l’homme vrai. Parfois il faut la rechercher, parfois elle est nécessaire, inéluctable. Quand je me suis enfui du camp de la mort, quand sur les routes, dans les villes encore épargnées, j’ai rencontré mes frères, des hommes et des femmes de mon peuple, quand j’ai tenté de leur dire ce que j’avais vu, ce qui allait advenir, quand j’ai voulu les convaincre qu’il fallait lutter, je n’ai pas été entendu. On m’a pris pour fou, pour un jeune exalté. Et je suis resté seul avec ma certitude. Celui qui sait, souvent est seul. Mais cette solitude est le prix qu’il doit payer pour ce qu’il sait. Et il faut l’accepter la tête haute et le cœur fort. Je suis donc reparti après avoir tout tenté pour prévenir les miens de la barbarie qui allait s’abattre sur eux. Il m’était difficile de les quitter, de les abandonner à leur tranquille ignorance. Que pouvais-je faire, mourir avec eux ou essayer en m’enfuyant seul de combattre pour eux? Il faut parfois choisir la solitude, si elle est l’unique moyen d’être fidèle à soi et aux autres. J’ai dû l’accepter souvent. Peut-être est-ce pour cela qu’aujourd’hui, seul encore, je suis capable de continuer. Parce que je sais aussi, pour l’avoir vécu, que l’amour existe. Que la solitude peut cesser. Et que l’amour transforme alors un sol couvert de pierres en une terre vivante fertile. 4 L’AMOUR Derrière le mur de ma terrasse, je suis à l’abri des regards. Avec Dina, nous avions voulu pouvoir nous isoler, ne voir que le ciel quand nous nous allongions sur le ciment que le soleil avait rendu brûlant. Nos enfants, au moment où la chaleur est la plus forte, dormaient. Nous nous étendions côte à côte. Il y avait le silence, les cigales, parfois le bruit du vent dans les arbres proches. Et rien d’autre. Souvent des amis nous rendaient visite. Ils arrivaient de New York ou de Paris, ils s’enthousiasmaient pour le paysage, le calme, et puis l’un d’eux s’approchait du mur, il hochait la tête : — Vous êtes quand même très seuls ici, vous ne vous ennuyez pas? Dina et moi nous souriions. Qu'était-ce que l’ennui? L’autre, quand on l’aime, est un univers qu’on n’a jamais fini d’explorer. Il est l’eau qui désaltère et la soif qui donne le désir de boire. Je comprenais cet homme ou cette femme qui avait peur du silence, peur de quitter la ville, peur de se retrouver en tête à tête avec un autre qu’il n’aimait pas ou plus, ou pas assez. Moi aussi j’avais connu cette crainte. Pourtant en ce temps-là je vivais avec Margaret. Entre nous il y avait l’affection, l’amitié. Mais l’un et l’autre nous savions que ce n'était pas l’amour. J’avais toujours en moi cet espoir qu’un jour quelque chose éclaterait dans ma poitrine quand je rencontrerais une femme avec qui, dès les premiers instants, je saurais que je voudrais vivre toujours. Une femme qui me donnerait la paix intérieure et la joie. Et je n'étais pas le seul à vivre de cet espoir. Qui ne le porte pas en soi? Chacun de nous attend l’amour. Il faut espérer l’amour. Car les pensées ouvrent le chemin. Je ne me résignais pas à une union sans amour, une union sagement fondée sur la seule compréhension. Et qui peut se résigner? Plus tard, dans ma maison des Barons, quand je recevais mes amis il m’était facile de découvrir ceux qui avaient manqué l’amour, ceux qui avaient accepté de renoncer. Il y avait Marthe, que Dina avait connue à New York, Marthe mariée dont les deux fils vivaient maintenant avec leurs femmes dans des villes de la côte ouest des États-Unis. Marthe qui, à 47 ans, se retrouvait seule avec son mari. Les années avaient passé, elle avait eu les jours pleins de ses enfants, aujourd’hui elle était désemparée face à cette route qu’il lui restait à accomplir aux côtés de Jack, son mari, cet homme qu'elle avait à peine vu durant ces années et qui maintenant était le seul visage qu'elle côtoyait à chaque minute. — Je suis seule, répétait-elle à Dina. Elle la rejoignait dans la cuisine, je restais avec Jack. — Marthe ne va pas bien, disait-il. Les enfants sont loin, mariés, et puis il y a l'âge qui vient. Une femme, c’est difficile pour elle de vieillir. Je comprenais qu’il n’y avait pas entre eux l’amour qui donne confiance. L’amour, c’est donner à l'autre la sécurité et la recevoir de lui. Alors Marthe confiait à Dina ses angoisses, cette vie qu'elle n’avait pas vu s’écouler. — Comment vais-je continuer? disait-elle. J’ai perdu le sommeil, tu ne sais pas ce que c’est que cette angoisse, une boule, lourde, là dans la poitrine. Dina et moi nous savions parce que l’un et l’autre nous avions longtemps vécu sans rencontrer l’amour. Mais l’un et l’autre nous avions refusé de construire notre vie, toute notre vie, avec un compagnon qui nous eût apporté à peine plus qu’une amitié. Nous avions espéré, nous avions cru à la possibilité de l’amour et nous nous étions rencontrés. Marthe n’avait pas eu cette certitude en elle ; un jour, à cause de sa jeunesse et des hasards aussi, elle avait accepté d’épouser Jack. Peut-être parce qu’elle avait eu peur de la solitude, qu’elle avait voulu vite s’assurer un avenir, trouver un bras sur lequel s’appuyer, elle avait cru gagner. Cette tranquillité, ces deux enfants, ces années douces qu’elle avait passées à les voir grandir. Mais maintenant il y avait la rançon. Car la vie sans amour n’est rien. Et elle n’aimait pas Jack, de la tendresse oui, mais aussi de la rancœur contre lui, des reproches qu’elle lui adressait comme s’il était responsable du choix qu’elle avait fait, du temps qui avait fui, de l’angoisse qui pesait sur elle. Dina essayait de lui faire comprendre qu'elle avait ses deux enfants, que sa vie avait un sens, puisqu’ils étaient vivants, que Jack aussi était là qui l’aimait. Marthe secouait la tête, paraissait ne pas entendre, comme si sa vie n’avait été qu’un désert, comme si vraiment elle avait été seule. Quand on renonce à aimer pour choisir ce que l'on croit être la sagesse, quand on oublie que la vie est un acte d’amour, un jour vient où l'on découvre que l'on a perdu. La vie ne se gagne que si l'on aime. Jack et moi nous sortions, nous marchions sur la route, devant nous couraient mes enfants, parfois l’un d’eux se pendait à mon bras. Jack prenait sa main et nous soulevions, nous balancions Nicole ou Charles entre nous. L’enfant riait. — Tant que Marthe avait ses fils, disait Jack, elle était différente, mais qu’avons-nous à nous dire, maintenant? Alors le soir c’est la télévision, des amis qui viennent. Il faudrait peut-être que Marthe ait une occupation pour la distraire. Jack m’interrogeait comme si j’avais eu une grande expérience, alors qu’il était mon aîné. Que pouvais-je répondre? Il me prévenait aussi que viendrait un moment où nos enfants ayant grandi nous nous trouverions face à face, seuls, Dina et moi. Ce sera le moment difficile. Personne n’y échappe, disait-il. J’étais sûr de ne pas connaître ses angoisses. Sûr que Dina ne deviendrait pas une autre Marthe. Parce que nous nous étions choisis dans l’enthousiasme. D’un seul regard nous avions compris que l’un pour l’autre nous étions la liberté, la joie, que l’un pour l’autre nous étions la force. L’amour n‘est jamais contrainte. Il est joie, liberté, force. Et c’est l’amour qui tue l’angoisse. Cela, je le savais. Je n’avais qu’à me souvenir du temps d’avant Dina quand j’errais seul dans New York, ou que j’allais d’une capitale à l’autre. J’avais l’argent, le succès. Il me suffisait de vouloir pour rencontrer une femme. Mais j’étais seul, en fait. Je ne construisais rien avec ces amies de hasard. Je vivais avec elles de fausses joies. Là où l’amour manque naissent la peur et l’ennui. Oui, j’avais peur, peur de ne pas trouver cette femme dont je désirais faire la mère des enfants que j’espérais. Peur : parfois j'étais tenté d’accepter des solutions imparfaites, puis quelque chose en moi s’insurgeait. Je pressentais que décider de vivre toute une existence avec un autre être est un acte important. Et pourtant malgré ma peur, mon désespoir quelquefois, je gardais la certitude qu’un jour je reconnaîtrais l’amour. L’amour est une loi d’attraction. Si on se laisse guider par le besoin qu’on a de lui, si on n’oublie pas qu’il est la vie, alors un jour on le rencontre. Un être au moins a ce même désir. Pour un être au moins vous êtes l’irremplaçable qu’il cherche. Et il l’est pour vous. Seulement beaucoup craignent d’aimer. Marthe, dont Dina me parlait le soir quand les enfants étaient couchés, que nous restions accoudés au mur de notre terrasse à regarder la ville lointaine, les navires qui, leurs mâts décorés de guirlandes lumineuses, étaient à l’ancre dans la rade, Marthe, ce qui l'avait perdue c'était non seulement la peur d’être seule mais aussi la peur d’aimer. L’amour est emportement. L’amour est enthousiasme. L’amour est risque. N’aiment pas et ne sont pas aimés ceux qui veulent épargner, économiser leurs sentiments. L’amour est générosité. L’amour est prodigalité. Mais l’amour est échange. Qui donne beaucoup reçoit beaucoup en fin de compte. Car nous possédons ce que nous donnons. Et il y faut parfois de l’audace. Une sorte de spontanéité qui s’apparente à celle des enfants. L’amour est une vertu d’enfance dans l’adulte. Marthe, j'écoutais ce que m’en disait Dina, avait perdu cela. Ou peut-être ne l’avait-elle jamais connu. Je la regardais. Elle était soucieuse de son apparence, de sa coiffure. Elle s’interrompait au milieu d’une phrase pour sortir de son sac son poudrier, elle jetait sur son miroir un regard rapide, elle était repliée sur elle-même, trop prudente pour se donner vraiment, pour aborder tête nue un jour de grand vent. — Je vais être décoiffée, disait-elle. Je préfère rester ici, dans la maison. Dina, Jack, moi, nous insistions. Elle refusait. — Hier j’ai été chez le coiffeur, Jack, voyons, tu sais bien que demain nous sommes invités au Consulat. Elle avait peur du vent, elle avait peur de la tourmente que l’amour jette en vous. Peur de se donner. Comment pouvait-elle recevoir? Et d’où venait cette crainte? Peut-être l'éducation, une médiocre éducation, qui tue la générosité, qui dresse l’enfant comme on instruit un comptable. Qui fait de l’homme et de la femme un calculateur. «Je te prête cela, mais prête-moi ceci.» Un comptable qui cherche à faire des bénéfices. Or, à l’amour si l’on veut gagner il faut d’abord se dépouiller, s’engager ; être prêt à tout donner. Et sans doute n’avait-elle pas compris non plus que cette loi de l’amour est aussi la loi de l’amour physique. Sans doute ne pensait-elle qu’à elle seule. Et dès lors fermée sur elle-même ne pouvait-elle rien recevoir. Rien découvrir. Pour que naisse l’entente des corps il faut que chacun se désarme, aille vers l’autre, pense à l'autre. Alors il se trouve et trouve l'autre qui le trouve. Mais Marthe pensait d’abord à elle. Parfois avec Dina nous nous opposions à son sujet. — Tu es injuste, disait Dina, elle n’a vécu que pour ses enfants. Elle ne peut pas se faire à l’idée de ne plus les voir, c'est tout, elle est le contraire de l’égoïsme. Je protestais. Il y a tant de façons d’être égoïste, et Marthe me paraissait ne vivre que pour elle, l’amour même qu'elle portait à ses enfants était possessif. Je l’écoutais parler sans fin du temps où ses fils vivaient avec elle. — Maintenant ils ne sont plus à moi, répétait-elle. Mais aimer ce n’est pas enfermer l’autre, aimer c’est vouloir que l’autre s’épanouisse, suive le courant naturel de la vie. Aimer, ce n’est pas mutiler l'autre, le dominer, mais l’accompagner dans sa course, l'aider. L’amour vrai est le contraire de la volonté de puissance. Et puis Marthe était avide, agressive. Je la voyais souvent avec ses lèvres serrées, son regard vif, tendu, se saisir d’un objet, d’un fruit, observer Dina. Je devinais au coup d’œil qu'elle lançait à Jack quand, après un dîner, il se laissait aller, les jambes allongées, ôtant sa veste, détendu, la colère qui naissait en elle simplement parce que son mari paraissait calme, détendu, serein, heureux. Elle s’insurgeait contre lui, elle avait une courte phrase sèche : — Tu es d’un sans-gêne, disait-elle sans même sembler le regarder. Dina riait. — Voyons, Marthe, laissez donc Jack. Savoir accepter l’autre tel qu’il est. Être joyeux du bonheur qu’il trouve. L’aimer dans sa totalité : pour ce qu’il est, laideur et beauté, défauts et qualités. Voilà les conditions de l’amour, de l’entente. Car l’amour est vertu d’indulgence, de pardon et de respect de l’autre. Peut-être était-il trop tard pour Marthe. Trop tard pour qu'elle comprenne qu’elle avait été, qu'elle était elle-même son seul et unique bourreau. Elle s’était condamnée par manque d’audace, de courage, à un mariage sans amour et maintenant par l’accumulation des regrets et des rancœurs elle se condamnait à la solitude et à l’amertume. Elle aurait pu pourtant, en acceptant avec intelligence sa situation, la transformer. Il n’y a pas qu’une seule façon de vivre à deux. Il y a mille chemins qui conduisent au bonheur et à la paix. Chacun peut trouver sa route dès lors qu’il s’efforce de comprendre l’autre. Et pour comprendre l’autre il faut le voir, imaginer qu’on est à sa place. Il faut sortir de soi, de ses rêves. Voir le réel tel qu’il est. Tony, lui, ne se nourrissait pas d’illusions. Quand je l’ai connu il vivait seul. C'était l’un des maçons que j’employais pour la construction d’une villa que Dina avait dessinée, un Italien au visage lourd, aux rides profondes. Il avait une quarantaine d’années. Un taciturne qui travaillait dès l’aube, d’abord dans son jardin puis sur mon chantier. Il avait divorcé quelques années auparavant, sa femme l’ayant quitté. Je lisais la tristesse dans ses yeux, dans l’acharnement avec lequel il retournait sa terre ou remuait le gravier ou le sable. Souvent Dina l’invitait à déjeuner avec nous. Il souriait seulement quand il voyait les enfants. Sa femme était partie avec son unique petite fille. Pourtant contre elle qui l’avait réduit à la solitude il était sans hargne, sans haine. — Que voulez-vous? disait-il. Si elle pensait que c'était mieux pour elle, que pouvais-je faire? L’enfermer chez moi? Vous savez, on ne peut pas se faire aimer par force. Il voyait sa fille une ou deux fois par mois, et dans les jours qui précédaient sa visite il était joyeux puis, au retour, il retombait dans le silence. Dans sa tristesse sans colère. Sa fille allait bien. Il ne s’insurgeait pas. La sagesse c’est savoir reconnaître et admettre qu’un autre ne vous aime pas. Et que la vie continue malgré la cruauté de cette découverte. La sagesse c’est savoir que l’amour est échange : si l’autre ne s’ouvre pas à vous, vous vous fermerez à lui. La souffrance sera double : en vain. L’amour ne naît pas de la souffrance de celui qui aime. Peut-être la pitié : mais la pitié est le contraire de l’amour. Tony avait compris cela. Il avait donc accepté le choix de sa femme, la séparation, le divorce, la solitude. Il n'était pas heureux mais il avait le sentiment d’avoir justement agi. Puis jour après jour j’ai senti que Tony se transformait. Il s’ouvrait, il parlait davantage. Il me raccompagnait au bout de la route qui conduisait au chantier, s’appuyait à un arbre, commentait l’avancement des travaux. Je ne le questionnais pas mais je savais qu’il commençait à voir une jeune femme qui s'était installée dans une petite maison en bordure de la forêt. Des mois ont passé. Tony s’est marié. Puis il a décidé de quitter la région pour une ville de la côte. — Vous comprenez, disait-il le jour où il est venu nous saluer. Ici ça ne me vaut rien, il y a le passé. Je ne veux pas l’oublier mais ce sera plus facile de vivre ailleurs avec Emmanuelle. — Vous êtes heureux? a demandé Dina. Tony a réfléchi. Il n’était pas homme à répondre à la légère. — Heureux? Oui, je crois. Pas comme avant, ce ne sera plus comme avant, mais vous savez, il y a, je ne l’imaginais pas, différentes façons d’être heureux. Je crois qu’on est heureux, Emmanuelle et moi, elle aussi elle a eu de mauvaises surprises dans la vie, alors maintenant, tous les deux, on sait comment recommencer. Pour chaque couple il y a un chemin singulier. Chaque couple est unique. Parce que chaque être est unique et que de la rencontre de deux êtres jaillit un tout unique. Chacun peut trouver l'autre avec qui il va commencer ou recommencer la vie à deux. L’amour, chacun doit l’inventer pour soi. Il ne peut y avoir de modèle. Chacun est roi. Chacun est une origine. Tony ne nous a pas oubliés. Il revenait une ou deux fois par mois, sans s’annoncer, parfois seul, parfois avec Emmanuelle. Je les regardais, assis côte à côte, elle qui n'était pas très belle appuyée contre l’épaule de Tony et lui qui parlait lentement. L’écoutait-elle? Je connaissais cette sensation quand Dina parlait, je ne savais pas ce qu'elle disait mais j'étais enveloppé par la douceur de sa voix. Pour Emmanuelle, ce devait être la même impression de paix et de calme, d'équilibre, de temps qui passait immobile. Et je savais que cette entente ne pouvait naître que de l’épanouissement des corps et des sentiments. J’avais dans ma vie, avant Dina, connu beaucoup de femmes. Je passais avec elles quelques nuits, quelques mois. Le temps de découvrir que nous ne nous apportions rien, qu’une brève satisfaction vite épuisée qui me laissait plus seul encore. Mon corps lui-même que je croyais apaisé je le retrouvais irrité, insatisfait. L’homme n’est pas qu’un corps. L’amour n’est pas qu’une rencontre de deux corps. Aimer c’est en même temps partager des mots, des regards, des espoirs et des craintes. Ceux qui mutilent l’amour l’ignoreront toujours. Il est, indestructiblement, fait de la joie des corps et de l’union des espérances. Indestructiblement liées, comme les branches d’un arbre qui n’existent que par ses racines. Un jour, Tony et Emmanuelle sont restés plus longtemps avec nous. C'était, je m’en souviens si bien, un crépuscule d’hiver, avec un ciel de couleur mauve au-dessus de la mer. Nos enfants couraient devant nous, vers la petite voiture de Tony. — Et vous, dit Dina, qu’attendez-vous, il faut des enfants, a-telle ajouté avec cet air résolu, presque autoritaire qu’elle prenait parfois. — Tu vois, a dit Emmanuelle, Mme Gray le dit aussi. — Pourquoi, vous ne voulez pas d’enfant, Tony? a demandé Dina. — J’ai une fille, je sais ce que c’est. Il baissait la tête. — Des ennuis, des soucis, et puis est-ce qu’on peut prévoir l’avenir? Je ne veux pas en faire un malheureux de cet enfant. — Et Emmanuelle, a dit Dina, vous pensez à elle? Emmanuelle s’est arrêtée. — Ce n’est pas pour moi, madame Gray. Tony avait continué d’avancer sans se retourner. Je voyais bien qu’il écoutait comme moi. Il écoutait de tout son corps. — Ce n’est pas pour moi, madame Gray, répétait Emmanuelle, c’est pour nous, nous, Tony et moi, je suis sûre qu’un enfant ce serait bien pour nous, pour tous les deux. Elle parlait avec passion. — Moi, pour moi toute seule, je n’en ai pas besoin, mais je sais que nous en avons besoin. Qu‘est-ce qu‘un arbre sans ses fruits? Qu’est-ce qu’un amour sans projet, sans avenir? Et l’enfant c’est l’avenir naturel d’un couple. Le visage de l’enfant c’est le visage du couple. Mais parfois un arbre peut ne pas donner de fruits. Alors il faut d’autres projets. Il faut vouloir un autre avenir ensemble. Car l’avenir à construire ensemble, c’est la terre qui tient un couple droit, vivant, uni. Dina et moi nous avions tout de suite voulu des enfants. Et je ne le regrette pas malgré le destin qui les a frappés, je ne le regrette pas malgré la blessure que je porte et qui ne se fermera jamais. La vie est un tout. Il y a le malheur et le bonheur. La naissance et la mort. Vouloir l’un sans l'autre, c’est refuser la vie. Ne voir que l'un ou l'autre c’est se condamner à être aveugle et mutiler la vie. Je comprenais Emmanuelle, je lui donnais raison contre Tony. J’avais éprouvé en moi l’équilibre qu’apporte l’existence des enfants. Ils affirmaient par leurs cris, leurs rires, leurs courses, l’infatigable projet qu’étaient leurs jeunes vies tendues vers le futur, ils disaient que l’avenir était devant eux et donc, grâce à eux, devant moi. Je savais que, à Treblinka, dans le ghetto, pour mon père, pour d’autres camarades plus vieux qui se savaient condamnés, j’avais représenté l’assurance que, après eux, malgré les bourreaux, la vie continuerait. Mes fils, mes filles étaient pour moi cette image vigoureuse de l’avenir. Maintenant ils n’étaient plus et c’est cette amputation que je ressentirais toujours. Je comprenais Emmanuelle. Chacun de nous a besoin de savoir que l’avenir existe. Chacun de nous a besoin de laisser une trace de son passage parmi les hommes. Chacun doit vouloir laisser cette marque. Sa marque. Parce que c’est ainsi que l’humanité, ce corps aux visages innombrables, creuse son sillon. Et l’enfant c’est la trace d’un homme et d’une femme. Mais j’avais aussi d’autres amis pour qui la trace à laisser c’était une œuvre. Edward, qui sculptait, qui recréait le monde de ses mains, au milieu des arbres, en de hautes formes d’acier qu’il pliait et courbait. — Comment fais-tu? lui demandais-je souvent. Toi et Liz sans enfants. Il haussait les épaules, il riait. — Tu es un patriarche, disait-il. Tu veux m’imposer tes solutions, une famille. La voilà, ma famille. Il me montrait ses formes, les arbres, le ciel. — Pourquoi m’enfermer, ma famille c’est le monde, les images. Je n’étais pas convaincu. Mais je ne voulais pas troubler Edward, Liz, s’ils trouvaient ainsi leur bonheur. Il y a toujours plusieurs chemins pour le fleuve qui va vers la mer. Mais il faut que le fleuve aille vers la mer et ne se perde pas dans les sables. Il faut qu’un couple soit ouvert aux autres sinon il se perd. Il faut qu’un couple crée : des enfants ou des œuvres ou le bonheur pour les autres. Il faut qu’un couple donne son amour. Car l’amour qui s’enferme se dessèche et meurt, comme une plante sans lumière. Les enfants, les œuvres, les autres, le monde : voilà le soleil et l’eau qui font vivre l’amour. Souvent avec Dina, le soir, quand les enfants étaient couchés, nous parlions de cela, de l’amour, des couples que nous rencontrions. Autour de nous il y avait tant d’échecs – et nousmêmes nous avions avant de nous unir connu l’amertume et l’échec – que parfois nous avions l’impression que nous étions, nous, nos enfants, comme une sorte d’exception. J’aimais écouter Dina, elle s’asseyait devant le piano, dans la grande salle de musique. De temps à autre elle s’interrompait pour jouer quelques notes. Puis elle recommençait à parler : — Finalement, disait-elle, je crois que Tony acceptera. Lui aussi veut un fils, comme Emmanuelle, mais il a peur. — Ce divorce de Tony, ai-je dit, c’est comme se couper d’un morceau de sa vie. Il a souffert. Voilà ce qui fait qu’il a peur maintenant. Divorcer, rompre un couple, c’est toujours trancher en soi, à vif. Il faut être sûr que le bien qu’on en tire est plus grand que le mal dont on va souffrir. Parfois des arbres dont on coupe trop de branches meurent. Et il faut aussi penser à l'autre, aux autres. A tous ceux que ces branches protégeaient. Dina se remettait à jouer quelques notes, s’interrompait. — Mais Emmanuelle saura lui donner confiance, disait-elle. Elle l’aime, elle veut lui donner confiance. Aimer, c’est réussir à donner à l’autre confiance en lui. Dina et moi, mutuellement nous nous donnions confiance. Je le comprenais encore mieux quand j'écoutais Marthe parler à Jack, je découvrais combien dans un couple les mots peuvent être un cancer. Marthe ne se rendait pas compte du mal qu'elle faisait à Jack, du mal qu'elle se faisait à elle-même. Simplement elle se laissait aller à un mouvement d’humeur, à l’amère satisfaction de faire souffrir. Sans doute était-elle ainsi agressive parce qu'elle avait en elle-même une douleur. Mais elle ignorait qu’il faut aussi vouloir construire un couple pour réussir à le faire naître et à le maintenir. L’harmonie entre deux êtres, leur bonheur, c’est aussi le fruit de leur volonté commune de construire le bonheur et l’harmonie. L’amour n’est pas seulement un miracle né d’une rencontre, il est jour après jour ce que l’on veut qu'il soit. Et il faut décider de le réussir. Quand cette volonté existe, elle surmonte tous les obstacles. Ainsi, à quelques kilomètres des Barons, en allant vers l’est, dans une belle demeure de style espagnol avec un patio, des fontaines, habitait un couple d’amis. Des Américains. Elle avait été scénariste à Hollywood, lui, un homme vigoureux aux cheveux blancs bouclés, bien qu’il n'eût que la quarantaine, continuait à écrire ici des romans pour adolescents. Nous les aimions bien, Barbara et David. Ils n’avaient pas d’enfants et souvent ils venaient chez nous, parce qu’ils voulaient entendre, voir, Nicole, Charles, Richard, Suzanne. Barbara souriait joyeusement, elle jouait avec mes filles. David restait près de moi et nous les regardions. — Barbara était faite pour avoir des enfants, m’avait dit David un jour. Et puis voilà. Il se confiait sans aucune rancœur, il constatait. David avait eu recours à plusieurs médecins. Il avait suivi tous les traitements, sans succès. Alors il acceptait. Et Barbara acceptait aussi. — Que veux-tu faire? me demandait-il. Ils avaient essayé d’adopter un enfant mais ils avaient rencontré de nombreux obstacles. Ils attendaient patiemment, calmement. — Barbara, disait Dina, voilà une femme, une vraie. Elle ne se laisse pas atteindre. Et pourtant elle souffre, je le sais. Un jour enfin, quand nous avons klaxonné devant leur maison, comme à l’habitude, David est venu vers nous en courant, il faisait de grands gestes. — Vous allez la réveiller, nous a-t-il dit à voix basse. Barbara était dans la petite chambre qui donnait sur le patio, là où souvent Nicole, fatiguée d’avoir couru, avait dormi. Barbara était là, assise près du lit. Sur les couvertures, couchée, recroquevillée, une fillette de race jaune, la peau très foncée. J’ai vu et j’ai regardé Barbara qui souriait. Cette fillette à la place de la main avait un moignon. David m’a entraîné dehors. — La guerre, a-t-il dit. Elle vient de là-bas, du Vietnam. Orpheline. Elle n’a vraiment plus rien. A elle nous pouvons donner quelque chose. Je ne sais pas si j’aurais eu ce courage, celui de supporter minute après minute le spectacle de ce bras mutilé. De cette enfant étrangère que Barbara et David accueillaient comme leur propre fille, qui allait devenir leur fille. Et j’ai senti tout au long des mois qui ont suivi que Barbara s’épanouissait, que David riait plus fort. Qu’en donnant leur amour Barbara et David avaient enrichi le leur. Ils avaient choisi de partager avec un autre qui souffrait. Ils gagnaient. D’ailleurs ils avaient, avant même d’adopter cette enfant blessée, toujours participé au monde. Ils s’enthousiasmaient, ils s’indignaient. Pour eux vraiment les hommes, l’ensemble des hommes, étaient leur famille. Quand je voyais David, je pensais à Julek Feld, mon oncle, qui dans le ghetto de Varsovie avait été l’un des animateurs de la lutte, l’un de ceux qui ne pensaient pas à leur propre sort, à leur simple vie, mais au destin de tous les autres, l’un de ceux pour qui l’idéal, les idées généreuses sont le pain dont ils vivent. Pour mon père, pour Julek Feld, pour David, aimer cela voulait d’abord dire : être aux côtés des autres, combattre pour eux, les aider, les défendre, les avertir. Et l’amour, c’est sentir qu’on est une parcelle agissante du monde. Et responsable de lui. L’amour, c’est comprendre qu’on vit des autres. Qu’on est un moment du monde. Alors cet amour du monde, cet amour de la vie totale permet de combattre en soi la mort. Aimer le monde, les autres, c’est abolir sa mort. 5 LA MORT Le téléphone a sonné. J’étais seul dans le salon, dehors la pluie, le feu dans la cheminée prenait mal, à cause de l’humidité du bois. J’attendais des amis. Le téléphone : la voix de Bernard, nette. Son fils, un accident de voiture sur la route du bord de mer. — Ne venez pas, Martin, dit-il. Mais j’ai voulu vous prévenir. Il est mort. Voilà. J'essaye de parler, difficilement, comme toujours dans ces moments-là. — Ne venez pas, répète-t-il. Je préfère être seul. Il a raccroché. Je ne connaissais pas son fils. Bernard en parlait peu. Mais je suis atteint. Toutes mes plaies s’ouvrent, d’un seul coup. La mort encore qui ne nous abandonne jamais. Je l’ai rencontrée dans l’adolescence, dans ma ville que la guerre saccageait, que la barbarie pénétrait. La mort est devenue la compagne de mes jours : morts dans les rues, morts entassés, morts que dans le camp de Treblinka j’enfouissais au cœur du sable jaune. Mais ma question alors ne concernait pas la mort. J’étais jeune, pris dans la folie de la guerre. Je répétais en moi des interrogations simples : «Pourquoi les tue-t-on? Comment les défendre, comment les venger?» Puis les années ont passé. Un jour, alors que je rentrais d’Europe, j’ai rencontré une nouvelle fois la mort. J’ai vu ma grand-mère allongée sur son lit, dans son appartement de New York, menue et raide, serrée dans son vêtement de deuil, j’ai touché son front de glace, j’ai compris qu'elle n’entendrait pas mes pleurs et qu'elle ne passerait plus sa main dans mes cheveux, trouvant que j'étais toujours mal coiffé, j’ai su que je ne la sentirais plus contre moi, frêle mais vivante. Alors, durant des semaines, j’ai vécu avec cette question brûlante en moi : Pourquoi la mort? La vie, mon sort, celui de chaque homme me paraissaient marqués par l’injustice, puisque un moment venait où il perdait ceux qu’il aimait. Tôt ou tard l’épreuve est là, dans sa cruauté insupportable. La mort, l’inacceptable qu’il faut apprendre à accepter. J’ai revécu toutes mes années de guerre, les jours du ghetto et l’effroi des nuits de Treblinka. Dina, mes enfants, le bonheur : un temps j’ai réussi grâce à eux à tenir la mort à distance. Mais elle est revenue, elle me les a pris et je l’ai sentie voler autour de moi, à nouveau. Aujourd’hui, c’est le fils de Bernard qui est frappé. Et sa mort m’atteint parce que je sais par toutes mes souffrances que la disparition d’un être cher ne s'efface pas. Il faut savoir que la mort existe. Il faut savoir qu'elle frappera autour de nous, en nous, ce que nous avons de plus cher. Il ne faut pas croire que nous serons à l’abri de cette tourmente. Il ne faut pas l’oublier. Il faut savoir que nous serons blessés et que la plaie restera vivante. Toujours. Et qu’il faut vivre malgré tout. Je vis. Je suis la preuve qu’on peut vivre avec le malheur. Et Bernard mon ami va vivre aussi. Malgré son deuil. Telle doit être la loi. Mais la question demeure. Pourquoi la mort? Comment vivre avec elle? A Bruxelles, un soir, alors que je venais de signer mon livre Au nom de tous les miens, un homme maigre, les cheveux très noirs tombant sur son front, est resté près de moi. — Je n’ai plus de livres, ai-je dit, montrant la table vide. — Ce n’est pas cela, je l’ai déjà lu, relu même. Je voudrais parler avec vous. Vous voulez bien? Nous sommes sortis. C’était un temps humide d’hiver, avec une légère brume. Nous avons marché dans les rues presque désertes. — Je ne suis pas juif, monsieur Gray, a-t-il commencé, je suis catholique mais votre livre, pour moi, c’est celui d’un croyant et pourtant vous ne parlez pas de Dieu, vous ne dites jamais Dieu, seulement je sais, je sens : comment auriez-vous pu survivre au milieu de cette barbarie, face à tous ces morts, si vous n’aviez pas cru en Dieu, à une autre vie? Comment admettre la mort des vôtres, sans cela? J’ai perdu ma fille, monsieur Gray, elle avait sept ans, une maladie qu’on n’a pas pu soigner, vous me comprenez? Je sais qu'elle vit d'une autre façon, comme vos enfants, et que nous les retrouverons. N’estce pas, monsieur Gray? N’est-ce pas? Une autre vie après la mort? Un Dieu juste et bon qui rassemblait les âmes? Tant de fois, sans même poser vraiment la question, j’avais interrogé du regard les juifs religieux du ghetto, ceux qui acceptaient par fidélité à leur loi morale de se laisser tuer. Tant de fois j’avais guetté un signe. J’avais refusé la croyance pendant longtemps, je m'étais tendu dans l’action : jour après jour, se battre, me venger. Plus tard, quand aux Barons nous restions avec Dina sur la terrasse, face à la mer et au ciel, seulement plus tard, j’ai commencé à penser à Dieu, à entendre en moi cette question, si simple, si naïve, et que pourtant on ne se pose jamais assez : Pourquoi la mort, pourquoi la vie? Leli, une femme douce qui venait chez nous pour aider Dina, priait à voix basse, souvent. Il m'arrivait de la regarder en souriant et sans que je le veuille peut-être avec un air de moquerie. — Ne riez pas, monsieur Gray, disait-elle, ne vous moquez pas de moi, je suis sûre qu’il m’entend, Il nous voit, Il nous écoute. J’aurais aimé avoir des certitudes. Croire en Dieu, cela donnait un ordre au monde. Tous les mystères, tous les scandales, la mort de millions d'hommes et la barbarie, le Bien et le Mal, tout se trouvait expliqué. Ou justifié, ou pris dans un mystère plus vaste, celui du monde, de l’univers. Puis j'ai perdu Dina, mes enfants. Alors, tout était-il non-sens, hasard horrible, ou bien étais-je vraiment désigné pour être frappé, puni, et de quoi? La mort de ceux qu’on aime, la mort des enfants, cela nous semble toujours injuste. Un arbre est déraciné sous lequel on aimait vivre, un arbre est abattu qui n’avait pas encore donné ses fruits. J’ai eu, durant quelques jours, la haine de moi, la haine du monde. J’étais fou de douleur, je hurlais la nuit et quand, des jours plus tard, j’ai revu Leli, j’ai eu envie de lui crier : «Alors, votre Dieu, alors, vous qui connaissiez mes enfants, vous qui aimiez Dina, alors, expliquez-moi…» Et puis j'ai commencé à agir. Ma fondation, le récit de ma vie que j'entreprenais. On sort du cercle de la mort par l’action, par la vie. Je me retrouvais dans la même situation qu’après m’être évadé du camp de Treblinka, quand je voulais avertir les miens, ceux de mon peuple, du sort qui les guettait, quand je voulais les appeler au combat. Je reconnaissais en moi cette détermination dont je ne comprenais pas bien l’origine mais qui était si profonde, cet instinct qui m’avait fait refuser le suicide quand dans les baraques, à Treblinka, tant de mes camarades se laissaient glisser dans la mort. Et que j’avais résisté à cette tentation. Il faut vouloir survivre à la mort. Il faut construire par l’action, par la pensée, des barrages contre le désespoir. La mort des êtres chers c’est un cyclone qui vous aspire, où l’on peut se laisser entraîner, où l'on peut se laisser noyer. Il faut s’éloigner du cyclone. Il faut vouloir survivre. — Je vous assure, monsieur Gray, si je n’avais pas cette certitude qu’il y a un Dieu, si je n’étais pas croyant, vous savez, ma femme et moi nous nous serions laissés mourir, parce que la vie sans notre petite fille, qu’est-ce que c’est? L’homme dans les rues de Bruxelles continuait à me parler. Il ne me laissait même pas le temps d’essayer de répondre à ses questions. — Partout, c’est comme si nous la rencontrions, chaque chose, monsieur Gray, chaque enfant que je croise me dit qu'elle n’est plus là, vous comprenez? Puis l’homme m’a pris par le bras. — Je sais, je ne devrais pas vous dire cela, vous aussi vous êtes comme nous. J’ai pensé à me tuer, et ma femme aussi. Mais nous sommes croyants, nous n’avons pas le droit. Nous la retrouverons, n'est-ce pas? Je suis sûr qu'elle nous voit. Nous avons marché un long moment en silence. — Pourquoi n'auriez-vous pas un autre enfant? Il a secoué la tête. — Nous n’avons pas le courage. Elle est encore tellement là, nous ne pouvons pas la remplacer et puis, si un autre malheur survenait, nous avons peur. — Il n’y a pas d’autres moyens, ai-je dit. Il faut avoir ce courage. C’est cela, il me semble, croire. Croire, c’est vouloir vivre. Vivre jusqu’au bout malgré la mort. Croire, c’est croire en la vie. Et donner la vie c’est combattre la mort. Car la vie doit chasser la mort. A chaque printemps l’arbre refleurit. Et l’automne alors, et l’hiver, ne sont plus que des saisons parmi d’autres. Il faut que l’homme apprenne à voir la mort comme un moment de la vie. — Mais vous, monsieur Gray, vous? Vous aurez d’autres enfants? Avec tout ce que vous avez souffert? — Si le moment vient, ai-je dit. Il ne faut pas forcer le cours des choses naturelles. Il est un temps pour la souffrance et un autre pour la guérison. Encore quelques pas en silence dans la brume qui s’épaississait. — Je voudrais être sûr, a-t-il ajouté, que je retrouverai ma fille, un jour, que nous serons tous les trois ensemble à nouveau, sa mère, moi. Je prie, monsieur Gray, je prie. Je veux croire cela. Moi, je n’ai jamais su prier. Je n’ai pas appris. Je ne sais pas si je dois me dire croyant. Mais je suis sûr que je ne quitterai jamais ceux que j’ai aimés. Je vis avec leur souvenir et quand la mort me prendra, ce sera avec eux que je fermerai les yeux. C’est peut-être pour cela que je ne répondais jamais clairement à ceux qui m’interrogeaient sur ma foi, sur Dieu, sur une autre vie, sur ce qui adviendrait après la mort. Je n’avais qu’une certitude : ceux que j'avais aimés, tous, ceux du ghetto, ma famille, mes camarades et puis mes enfants et Dina demeuraient vivants en moi. Je sentais qu’ils guidaient encore mes pas, je n’avais pas besoin d’invoquer leurs noms, de prier pour eux. Ma vie leur appartenait. Être fidèle à ceux qui sont morts ce n’est pas s’enfermer dans sa douleur. Il faut continuer de creuser son sillon : droit et profond. Comme ils l’auraient fait eux-mêmes. Comme on l’aurait fait avec eux. Pour eux. Être fidèle à ceux qui sont morts c’est vivre comme ils auraient vécu. Et les faire vivre en nous. Et transmettre leur visage, leur voix, leur message aux autres. A un fils, à un frère, ou à des inconnus, aux autres quels qu’ils soient. Et la vie tronquée des disparus alors germera sans fin. Cela, j’ai tenté de l’expliquer, dans les rues de Bruxelles, à cet homme que je ne connaissais que par la douleur qu’il me confiait. — Mais vous êtes croyant, me répétait-il, peu importe les mots que vous employez, ceux que vous refusez d’utiliser. Vous êtes croyant. Cela se sent à tout ce que vous dites. Vous croyez à une autre vie. Nous sommes arrivés devant mon hôtel : — Je voudrais vous écrire, a-t-il dit avant de me quitter. Après avoir lu votre livre j’ai voulu le faire et puis, je n’ai pas osé vous déranger. Pourquoi vous ennuyer? Vous étiez vous aussi frappé par le malheur, alors vous parler de ma peine, de ma fille… — Si cela vous aide. Mais c’est vous qui pouvez tout, vous seul, d’abord. En soi, seulement en soi et par soi, on peut décider de vaincre le désespoir de la mort. Puis il faut se tourner vers les autres. Vers la vie innombrable. Un arbre survit d’abord par ses racines. Mais sans le soleil il dépérit. Les autres sont notre soleil. Il était tard déjà, dans le hall de l’hôtel de Bruxelles deux enfants blonds, des Américains sans doute, dormaient, tous les deux dans le même fauteuil, des valises posées près d’eux. Sur le divan, sous une grande tapisserie, leur mère les regardait, souriante. La vie. Un éclair en moi, le souvenir, le cauchemar de tous ces enfants que j’avais vus morts, encore chauds, ces enfants que j’avais couchés dans des fosses à Treblinka, et puis mes enfants, et puis la petite fille de l’inconnu et ces deux enfants qui dormaient, paisibles dans la douceur du regard de leur mère. Et des millions d’autres, vivants, joyeux, comme ceux qui, au Tanneron, continuaient de courir dans la cour de la petite école, sur la place du village. Les miens n’étaient plus avec eux. Mais les courses, les jeux, se poursuivaient. J'étais, depuis mon drame, retourné plusieurs fois dans les salles de classe. J’expliquais aux enfants les précautions à prendre contre les feux de forêts. Je parlais avec les deux instituteurs que mes enfants aimaient tant. J’avais craint ce contact avec les camarades de Nicole, de Suzanne, de Charles. Et pourtant je n'étais pas sorti de l’école désespéré. Il y avait eu cette fille d'une dizaine d’années qui était venue vers moi, Monique. Je connaissais ses parents, des mimosistes qui avaient perdu dans l’incendie leurs plantations d'arbustes, cette richesse fragile faite de ces petites boules jaunes qui ressemblent à de minuscules soleils qui faisaient qu’avant le feu la colline du Tanneron était une mer dorée. — Je me souviens d’eux, avait dit Monique. Surtout de Nicole. C’était mon amie, vous savez, je n’oublierai pas. Jamais. Je l’ai embrassée. Dans la mémoire de Monique mes enfants allaient vivre. Un jour, tous les écoliers du Tanneron se sont rassemblés sur la route qui conduit à la ville, là où la voiture conduite par Dina avait glissé dans la fumée, au fond du ravin. Ils ont, avec leurs maîtres, inauguré une stèle de pierre. Le vent soulevait leurs cheveux. Je regardais leurs visages devenus si graves, et je savais qu’ils n’oublieraient pas. Et les lecteurs de Au nom de tous les miens non plus n’oublieraient pas : leurs lettres en témoignaient. Alors, ceux que j’avais perdus allaient poursuivre une autre vie, mêlés à la vie des autres. Une vie multiple. Mes enfants seraient vivants dans Monique, dans leurs camarades de l’école du Tanneron, dans chacun de mes lecteurs, dans ceux que la Fondation Dina Gray avertissait du danger. N'était-ce pas cela, l’autre vie, celle que la mort ne peut effacer? Cette existence qui peut être éternelle, qui durera autant que dureront les hommes et qu’il y aura une mémoire? L’homme est mortel. La vie individuelle un jour cesse. Ceux qu'on aime meurent. Mais il y a toujours des enfants qui naissent. Il y a les hommes, cette vie aux milliards de visages qui se poursuit et s’amplifie. Alors les autres, ceux qui demeurent ; ceux qui naissent, l’ensemble des hommes, continuent de faire vivre ceux qui sont morts. La mort ne peut être vaincue que par la fraternité avec les autres. Je ne meurs pas puisque je suis partie d’un tout vivant. Mais comprendre cela n’enlève rien à la blessure qu’est la mort des autres. La mort, c’est toujours la grande épreuve. Le vide qui s’ouvre tout à coup sous nos pas. Le fuir ne sert à rien. Il faut apprendre à le regarder. Et aussi à le contourner. J’avais, les premiers mois après la disparition des miens, connu l’attraction de ce vide. Des nuits durant, dans notre grande maison des Barons, je repassais les films que j’avais pris d’eux, eux courant devant la maison, jouant avec Dina. Je devenais fou, je vivais avec la mort. J’allais m’enfoncer en elle, me jeter dans ce vide comme ceux qui, pris de vertige, tombent tout à coup. Je me suis repris. J’ai pensé à nouveau au ghetto, à Treblinka. Je me suis forcé à regarder la mort. Car je l’avais oubliée. Dix ans de bonheur, dix ans d’égoïsme peut-être, dix ans pendant lesquels il m'avait semblé que le malheur n’était qu’un cauchemar lointain. Puis il plongeait sur moi. Alors que j’avais baissé mon bouclier. Je me souviens, des mois plus tard, j’ai rencontré l’un des médecins qui m’avait vu au moment de l’incendie. Nous nous sommes assis sur la terrasse. — Vous avez bien réagi, disait-il. J’ai eu peur un moment, je ne savais pas alors tout ce que vous aviez déjà souffert pendant la guerre. — Et si vous l’aviez su, docteur, cela vous aurait rassuré ou inquiété davantage? — Il n’y a pas de réponse simple, commença-t-il. Il alluma sa pipe, se pencha en avant, les doigts entrelacés, les coudes appuyés sur les genoux. — Je vais vous raconter une histoire, comme on me l’a racontée, je la crois vraie. Il y avait en Israël un survivant des camps de la mort, un homme qui, comme vous, avait dû côtoyer la mort, prendre dans ses mains les cadavres de centaines de victimes. Il avait réussi à s’enfuir, il avait combattu. Enfin il était arrivé en Israël. Là, il s'était marié, mais il n'avait pas voulu avoir d’enfants. — Pourquoi? — Je pense qu’il n’avait plus confiance dans les hommes, il avait peur de la guerre, il ne voulait pas jeter d’autres vies que la sienne dans l’enfer. J’imagine tout au moins que c’était cela. — Vous croyez qu’il était heureux? — Non, précisément. Voilà ce que je voulais vous expliquer. Des années durant il eut des cauchemars, des insomnies implacables. Il alla voir un psychiatre, l’ami qui m’a raconté cette histoire. Celui-ci lui conseilla de parler, d’écrire ce qu’il avait vu, cet enfer qu’il avait connu dans les camps. Le survivant commença et le mieux fut immédiat. Il dormit. Il évoqua même la possibilité d’avoir des enfants. Il écrivit ainsi plusieurs mois, cinq ou six je crois. Puis il expédia à mon ami le manuscrit, et le soir même on le retrouvait pendu. Le médecin tapa sa pipe sur le mur de la terrasse. — Je n’aurais pas dû vous raconter cela peut-être. Je ne répondais pas, j’imaginais ce camarade inconnu qui avait gravi jour après jour sa mémoire. Quand il avait regardé le dernier soir, ce passé qu’il avait reconstitué, il avait basculé, comme un alpiniste trop haut monté et auquel brusquement les forces manquent à l’instant où il atteint le sommet. — Voilà, continuait le médecin, voilà pourquoi je ne sais pas ce que j’aurais pensé si j’avais connu votre passé. Maintenant je crois que votre passé, cette barbarie que vous avez affrontée, vous ont servi. Vous saviez que la mort existe, vous n’ignoriez pas son visage. Regardez autour de vous. Qui ose, à part ceux dont c’est le métier, moi par exemple, admettre que la maladie, que le malheur, que la mort sont là? Comment voulez-vous ne pas être terrassé par eux si vous ignorez jusqu'à leur existence? L’homme d’aujourd’hui, la société d’aujourd’hui excluent, masquent le malheur et la mort. Alors ils nous frappent comme des météorites tombant sur nous. Nul ne peut y échapper. Car ils sont partie de la vie. Tout homme doit apprendre à les affronter. — Et vous docteur? Comment réagissez-vous? — A quoi? — A la mort. Vous, vous ne la fuyez pas, vous ne pouvez pas la fuir. Il replaçait du tabac dans sa pipe, avec des gestes lents, me jetant de temps à autre un coup d’œil par-dessus la monture de ses lunettes. — Vous ne croyez pas que cela suffit sur ce thème? — Je voudrais savoir. Il resta un moment silencieux. — C’est toujours le scandale, dit-il. Tout le reste à côté n’est rien. Tenez, je me souviens de mon premier décès. J'ai tout compris ce jour-là. C‘était une vieille femme. Elle était déjà inconsciente mais elle paraissait encore souffrir, respirant si mal, sa fille était assise près du lit, effondrée, je me suis dit : «A quoi cela sert-il de prolonger cette vieille femme, elle souffre, sa fille souffre, et pour quoi mon Dieu, pour quoi? Elle n’a pas à son âge une chance sur un milliard de s’en tirer.» Je suis parti, donnant quelques conseils, des médicaments inutiles. Moins d’une heure après on m’a rappelé. La malade était morte. Et là j’ai vu, j’ai compris. J’avais laissé la vie, un souffle rauque, rien, me semblait-il, et je retrouvais la matière, de la pierre, rien. J’ai compris qu’on doit tenir à la vie, qu’il faut la prolonger jusqu’au bout et, voyez-vous, même dans l’atroce douleur. Car après nous ne savons pas, mais ce que je vois, moi, c’est ce corps devenu comme une pierre. — Vous n’êtes pas croyant? — Si, justement. Le médecin s’est levé, s’appuyant au mur de la terrasse, les yeux tournés vers la mer. — Il ne peut pas être que tout ce qui a fait un homme, une femme, soit détruit. Je ne dis pas cela pour essayer d’atténuer votre douleur. Je crois, au fond de moi, qu’une richesse unique comme celle d’un homme ne peut pas devenir rien. Mais en même temps je sais qu’il faut préserver cette richesse. Et pour moi le plus noble des commandements c’est : «Tu ne tueras point.» Il faut bannir du monde tout ce qui peut tuer la vie. La vie, il faut la défendre de la mort. Et parfois il faut la donner pour protéger les hommes de ceux qui sont les partisans de la mort : bourreaux et systèmes qui font de la mort leur instrument. Mais une idée n’est grande, une cause n’est juste, que si la protection de la vie est en leur cœur. — Et comment faites-vous, docteur, pour ne pas être atteint en vous-même par ce spectacle de la mort? Comment faitesvous? — Il n’y a pas de miracle, croyez-moi. Je suis toujours atteint comme la première fois. Seulement, je sais que cela existe. Il montrait la mer, le ciel doré, les arbres, les prés. — Le monde, la beauté, voilà, Martin Gray, voilà mon premier remède. Contre l’angoisse de la mort il faut dresser le barrage de la vie, il faut s’ouvrir à l’infinie beauté du monde. Il faut se fondre dans le mystère du ciel étoilé. Il faut devenir partie de ce grand tout en perpétuel mouvement, partie de l’univers vivant. — Et aussi…, continua-t-il. Il m’a montré sa trousse : — … cela, l’action, la lutte, ne pas abdiquer, voyez-vous, devant elle. Tenter de lui arracher une seconde, un regard de plus, un souffle de plus. C’est mon autre remède. Agir. Evidemment, je suis vaincu, mais c’est dans l’ordre des choses et je ne cède pas, jamais. C’est l’action, c’est la vie qui sauvent. — Et puis l’espoir. Vous savez, je suis croyant. Cela apaise, mais il y a autre chose, une sorte d’espoir scientifique. Voyezvous, je pense qu’un jour nous vivrons plus vieux, nous atteindrons alors une sorte d’équilibre, nous aurons des vies plus remplies, alors la mort sera pour nous un terme, une étape naturelle, un passage. Considérer la mort avec les yeux ouverts. Parce qu'elle est inéluctable. Ne pas la craindre, ne pas abdiquer devant elle. L’admettre et la combattre. Et faire naître en soi la sagesse quand le moment vient. Quand elle frappe autour de soi : les êtres qu'elle abat, ils continuent de vivre dans le souvenir de ceux qui demeurent. Ils vivent encore parce que l’univers est une éternité qui se transforme. Et l’homme est une parcelle de cet univers et donc de cette éternité. Comme l’univers, il se transforme. Sa mort, ce point où la vie éclate, est un passage. Car la vie dans l’univers ne cesse pas : elle est éternelle. Et la mort n’est que la fin d’une forme de la vie. Qui renaît ailleurs, sous mille formes nouvelles. 6 LA VIE J’avais rencontré Larry dès la première année de notre installation aux Barons. Nous campions encore dans les pièces inachevées, Dina allait chercher de l’eau à la source et moi je commençais à débroussailler le terrain. Larry avait surgi une fin d’après-midi. Dina et moi, nous étions alors adossés au mur de pierres de la façade, des pierres chauffées par le soleil d’hiver. — Alors, c’est vous les Américains, comme on dit ici. Il parlait avec l’accent de New York. Il avançait vers nous, les mains dans les poches de son blouson de cuir. — Ne vous dérangez pas. Je passais par le village et les gens m’ont parlé de vous. Il nous expliqua qu’il s’était installé près de Cannes depuis dix ans, qu’il travaillait pour des journaux de la côte est. — Je couvre l’Europe, continua-t-il. Larry s’était assis en face de nous, sur un bloc de pierres qui avait dû servir d’abreuvoir. — Tout va bien? Je me taisais. Je craignais déjà l’invasion des Barons par tout ce que la Côte d’Azur compte d’Américains. Larry parla encore puis, tout à coup, il éclata de rire. — Vous n’êtes pas très bavards, j’ai compris… Il riait encore en se levant. — Vous savez, quand je suis arrivé ici je ne voulais qu’une chose, le calme, surtout ne voir que les voisins que j’avais envie de rencontrer, pas d’intrus, pas de bonhomme qui vient vous raconter qu’il travaille pour les journaux de Boston ou de Los Angeles. Son rire était communicatif, nous nous sommes levés. — C’est bien ça, ai-je dit, vous savez quand on arrive de New York on rêve d’un peu de silence. — Et on ne veut pas tomber sur un New-yorkais. Il se frottait les mains. — Vous êtes adorables, je vous jure, vous ne me reverrez plus, mais savoir que vous êtes par là, ça m’enchante, bonne journée. Nous l’avons raccompagné jusqu'au portail. — Marrant, joyeux, la vie, non? Moi j’aime ça, la vie, le hasard, les rencontres. C’est pour ça que le boulot me plaît. Il y a toujours quelque chose à découvrir, vous, ça… Larry montrait l’horizon vers la mer, les bancs de nuages sombres effilochés sous l’effet du vent. — C'est beau, n’est-ce pas? Il riait silencieusement. — Et cet air frais, vous sentez l’odeur des pins? C’est beau, la vie. Je me souviens, vous avez encore une minute?… Larry nous avait conquis. Je sentais un sourire presque involontaire naître sur mon visage, je voyais Dina qui souriait aussi. — Bon, au fond je n’ai plus rien à vous dire, si : un soir, en Corée, un dur accrochage, sur la route deux ou trois chars brûlaient encore, il y avait des morts qu’on emportait, des blessés, j'étais là, assis sur un petit monticule avec, tenez… Larry toucha sa jambe, releva le bas de son pantalon. On apercevait sur le mollet une longue balafre rouge qui commençait. — Une sale blessure, ça pissait, j'étais pas très fier, je me suis dit ils vont me la couper, et puis… Il y avait un fleuve, le soleil qu’on ne voyait plus je ne sais pas pourquoi, un bizarre effet d’éclairage, le soleil faisait briller ce fleuve, j'étais épuisé, abattu, ma jambe, ces morts pour rien ou pour pas grandchose, et bien, tout à coup, cette lumière, ce fleuve, ce calme, je me suis senti joyeux, une drôle de joie, je me répétais que malgré tout la vie c'était beau, dur, grand, beau, et que je l’aimais, un peu comme ce soir. Vous comprenez ça? Salut. Il est parti en boitant, nous saluant de la main, faisant hurler le moteur de la voiture. — A bientôt, Larry, a crié Dina. Ce soir-là nous avons marché sur la route déserte. Nous apprenions le paysage qui allait être le décor de notre vie, nous écoutions le vent, le silence. Je me souvenais de cette nuit quand j’avais sauté du train, la nuit de mon évasion de Treblinka, quand j’avais senti la terre, l’eau, l’herbe sous mes paumes, puis que j’avais marché, dormi dans la forêt. Je venais de quitter l’insoupçonnable enfer des hommes et pourtant, pas seulement parce que j’avais réussi à y échapper, j’avais eu, comme Larry blessé, la conviction que la vie était belle, malgré tout, malgré le sable jaune de Treblinka. J’ai serré l’épaule de Dina. Elle se laissait aller contre moi. — Qu'est-ce que tu as? m’a-t-elle demandé. — La vie, j’aime la vie. Dina s’est arrêtée. Entre les arbres on apercevait la ville qui commençait à s’éclairer. Les lumières du port se reflétaient sur l’étendue sombre de la mer. — C’est beau, a murmuré Dina. Puis elle m’a embrassé. — C’est la vie qui est belle, a-t-elle ajouté. La vie, la vie changeante comme le ciel, la vie claire puis orageuse, la vie généreuse, pareille aux pluies de printemps, la vie sauvage, cruelle comme l’ouragan, la vie qui dévaste et qui comble, la vie, il faut l'aimer, savoir reconnaître sa beauté, ses éclaircies dans la tempête, et sa grandeur et sa majesté, parce qu'elle est l’homme et l’univers. Plusieurs fois depuis mon drame j’ai parcouru cette route où nous avions marché ces premiers soirs, Dina et moi. J’ai revécu ces instants, j’ai vu à nouveau les lumières de la ville. Et j’ai osé redire : «J'aime la vie.» Larry était devenu un habitué des Barons. Les enfants s’amusaient avec lui et il avait toujours une histoire à leur raconter : ils couraient derrière lui qui s’enfuyait en riant et en boitant. Après l’incendie, il a été un des premiers à revenir me voir, à oser me retrouver alors que tant de mes amis n’avaient pas le courage d’affronter ma douleur. Ce devait être à peine une semaine après le drame. Étais-je seul? J’ai senti tout à coup une main sur ma nuque, une main chaude. Je me suis retourné. C’était Larry. J’ai su plus tard qu’il arrivait d’Allemagne, que sa femme avait cherché à le joindre depuis cinq ou six jours, en vain. Dès qu’il avait su, il avait arrêté son reportage, il était là, silencieux, les yeux rouges, et nous sommes restés l’un contre l’autre, pleurant l’un et l’autre. Puis nous nous sommes assis face à face. Je crois que la nuit est passée. Larry de temps en temps se mettait à parler. Mais ce n’était que pour me faire parler, raconter. Brusquement les barrages en moi se sont brisés, ceux qui retenaient mes souvenirs du ghetto, de la guerre, tous ces morts que j’avais saisis à pleines mains à Treblinka, ces incendies que j’avais vus, le ghetto qui brûlait, le ciment qui brûlait et maintenant la forêt qui avait brûlé. — Tu ne sais pas, Larry, je vais te dire. Je crois que c’est ainsi que j’ai commencé et je ne me suis arrêté qu’après avoir parcouru toute la boucle, de la guerre à la mort des miens. Puis je me suis effondré, peut-être ai-je enfin dormi un peu, épuisé d’avoir tout revécu. Écrasé. A mon réveil. Larry était là. — Je te fais confiance, a-t-il dit. Je te fais confiance, tu entends, Martin, tu resteras en vie. Il serrait les poings. — C’est un autre coup, Martin, un coup qui te tranche en deux. Mais c’est la vie quand même, et tu vas vivre. Il s’était levé, il marchait, claudicant dans la grande pièce que Dina avait dessinée. — Tu viens de mourir une nouvelle fois par les tiens, mais tu vas renaître. C’est la loi de la vie. Il faut la respecter. La vie toujours bascule entre l’ombre et la clarté, l’espoir et le désespoir, la tourmente et la paix. Toujours la vie est à reconquérir. Ceux qui croient avoir atteint le dernier obstacle se trompent : il y a toujours un autre obstacle. Un autre combat. Quand cesse le combat, quand devant soi s’étend la plaine vide, sans muraille dressée qu’il faut passer, alors c’est le temps de la mort. Naître c’est déjà se battre, souffrir, être arraché à la douceur passive et tiède du sein. Il faut accepter la souffrance et la bataille. Elles sont la vie. Durant plusieurs jours Larry ne m’a pas quitté. Il était là, actif, parlant seulement quand il sentait que j’avais envie qu’une voix vienne étouffer les voix de désespoir qui hurlaient en moi. C’est dans ces jours qu’il m’a raconté l’histoire de son père, un bûcheron qui peu à peu avait fait fortune, devenant marchand de bois, une force de la nature, un géant au rire puissant, qui partait chaque matin dans la forêt inspecter les coupes, surveiller le travail de ses ouvriers. Puis, un matin, il devait avoir une soixantaine d’années, il n’avait pas pu se lever. — La colonne vertébrale, disait Larry, une sorte de paralysie. Il avait fallu des semaines pour qu’il puisse à nouveau marcher, mais en s’aidant d’une canne. — Il n’a jamais pu l’accepter. La violence l’a emporté, il lançait sa canne contre les miroirs, contre les vitres, il hurlait. — Il me persécutait, disait Larry, m’accusant de n’être qu’un gratte-papier. Incapable de le remplacer. Alors, je suis parti. Et mon père est mort peu après. Pourquoi je te raconte cela, maintenant? Nous marchions au milieu des arbres calcinés, nous écrasions les troncs qui se réduisaient en cendres sous nos pas. — Pourquoi? Parce que j’ai beaucoup pensé à mon père, pendant des années. Avec remords, pour essayer aussi de comprendre, pour moi, ce qu’il avait ressenti. Et il y a eu ma blessure à la jambe, le fait que je ne pouvais plus marcher comme avant, un hasard qui me rapprochait de mon père, je crois que j’ai saisi de l’intérieur ce qu’il a dû ressentir et comment je devais me conduire. Ou essayer de me conduire. Et c’est pour cela que je te parle, Martin. »Mon père, continuait Larry, s’est trouvé brutalement devant sa vieillesse, c’était un mot pour lui et tout à coup cela devenait son incapacité de marcher, il ne s’est pas adapté, il n’était pas prêt. Il faut que tu acceptes, Martin ; pour mieux surmonter. Il y a dans notre vie des êtres, une part de soi qui disparaissent et pourtant il faut continuer, recommencer. Accepter la mort, la vieillesse. Comme le soleil, la vie décrit une courbe. Un jour elle commence à décliner, lentement. Il faut se préparer à ce temps. L’accepter. Savoir que cette deuxième moitié de la vie est aussi la vie. Qu'elle peut être aussi pleine que la première. Il est des crépuscules qui sont plus beaux que des aurores. Il faut simplement le vouloir. Et éclairer les autres et soi de sa paix intérieure. — Accepter? Je m’étais insurgé. Et si j’en avais assez d’accepter, si un jour un homme sent qu’il ne peut plus reprendre le chemin? — Tu es injuste, Martin, injuste avec la vie. J’ai hurlé, j’ai pris Larry par les bras, je l’ai secoué, j’ai parlé de mes enfants, de Dina et des miens, ceux du ghetto. — Tu ne peux pas encore savoir tout de ta vie, a dit Larry, elle est pleine, trop pleine mais tu n’en connais qu’une partie, malgré tout elle continue, et tu dois continuer. Nous avons repris notre marche en silence. Pourquoi des visages me sont-ils revenus en mémoire? Pourquoi? Sans doute à cause de ces mots de Larry : j’ai pensé à Rivka, la jeune fille que j’avais connue dans le ghetto, Rivka emportée dans la tourmente, et tant d’autres. Mes déchirures, elles étaient malgré tout la vie, et je pouvais continuer à agir, à peser sur le monde. — Que penses-tu de cette fondation contre la destruction de la nature? ai-je demandé à Larry. Il m’a mis la main sur l’épaule. — Voilà, a-t-il dit, voilà la route qu’il faut prendre. La vie, c’est d’abord un projet, des projets qu’il faut se donner. Ce qui compte c’est ce qui s’inscrit dans le monde réel. Est réel dans la vie ce qui agit. Car la vie c’est construire, édifier, élever. Pierre après pierre, pensée après pensée, acte après acte, apprendre soi, apprendre le monde, pour se connaître, le connaître, se changer et le changer. Pour atteindre la paix intérieure. La seule qui puisse durer. Pour rendre la vie de l’homme moins cruelle. Pour tendre la main, la voix, le regard vers ceux qui appellent. Quelques jours plus tard je partais pour Paris. J’essayais d’appliquer mon projet. Je rencontrais de nouveaux visages qui m’aidaient à vivre. Non parce qu’ils me distrayaient de ma souffrance. Celle-là est en moi. Et je sais seul sa profondeur sans fond. Mais parce qu’ils m’obligeaient à réfléchir sur moi. Sur la vie. Sur ce qui m’était arrivé. Et puis il y avait ceux qui m’aidaient parce qu’ils avaient besoin de moi. Qu’ils me contraignaient à me dépasser, à découvrir en les disant des idées auxquelles je n’avais pas pensé et qui venaient à moi, que j’acquérais grâce à eux. Il faut se donner des projets qui vous grandissent. Des projets qui tendent la vie vers le haut. Qui obligent à choisir la cime plutôt que le fossé. Des projets généreux qui font la vie généreuse. Et qui permettent à la vie de l’homme de se déployer. De s’élever. J’avais pris l’habitude quand j’arrivais à Paris avec Dina de descendre dans un hôtel d’un grand boulevard. Je sais que j’ai eu tort mais j’y suis retourné après le drame. Il y avait un nouveau portier. Un homme encore jeune qui m’avait reconnu : ma photo était dans les journaux. Ils parlaient de la Fondation Dina Gray, de ma fortune. Quand je rentrais tard le soir parfois je m’attardais, ne voulant pas me trouver seul. — A votre place j’aurais attaqué le gouvernement, cherché les responsables, me disait-il. Cent fois déjà d’autres m’avaient expliqué cela. Mais en quoi cette plainte devant la justice aurait-elle aidé mon action plus générale? Je répondais, je découvrais des règles que l’homme, s’il veut agir et s’épanouir, doit appliquer. On ne construit pas contre quelqu’un ou quelque chose. Une vie, si on veut qu’elle soit pleine, ne doit pas être dressée contre mais pour quelqu’un ou quelque chose. Pour. Parce qu’une vie est une totalité, une seule plante. Et si l'on griffe au-dehors les autres, on griffe aussi soi au-dedans. J’ai ainsi franchi les premiers mois. Et par l’action, grâce aux autres je suis resté vivant. La vie c’est un arbre que la tempête secoue. Il faut tenir serrées entre ses mains les branches, il faut vouloir rester accroché jusqu’à ce que le vent, l’orage, se calment. S’ils se calment jamais. A quelques kilomètres des Barons dans une petite ville du bord de mer vivait un couple très uni. Lui, un homme maigre, petit, agitant les mains lorsqu’il parlait, d’origine italienne, elle une grande femme de l’est de la France, blonde et mince. Quand je les rencontrais ils se tenaient toujours par la main. Ils s’avançaient vers moi et leur bonheur me faisait du bien. Françoise avait connu un premier mariage qui avait été un échec. Je rentrais de Paris, je m’asseyais devant leur grande cheminée. — Alors, comment cela marche-t-il, votre fondation, me demandait Louis. Je vous sers à boire? Ils m’entouraient de leur affection. Françoise me raccompagnait. — Qu’est-ce que je peux faire, Martin? Dites-moi. J’ai honte d’être si heureuse avec Louis, avec tout ce malheur autour de nous. Elle répondait aux lettres que recevait la Fondation. Elle se dévouait. Un jour, dans mon bureau de Paris, je l’ai trouvée assise dans un coin. Cela faisait quelques semaines que je n’étais pas retourné aux Barons. Françoise avait maigri, je voyais ses yeux rouges. J’ai fermé la porte. — Louis, a-t-elle commencé. Les médecins ne savent pas, peut-être un cancer. Ils me laissent peu d’espoir. Dans sa vie, dans leur vie, un gouffre tout à coup sous leurs pas. Ce sol qui paraissait sûr et qui, comme celui sur lequel j’avais cru bâtir le bonheur, s’effritait brusquement. — Peu d’espoir, a-t-elle dit. Martin, que faut-il faire? Je l’ai regardée. J’étais accablé. Tout mon malheur, mon désespoir que j’arrivais à contenir, débordaient, me submergeaient. Dans la vie, rien n’est jamais résolu définitivement. Il faut être sur ses gardes. Prêt à la bourrasque. Capable de saisir la beauté d’un soir, d’un matin, d’une seconde. Parce que, le jour suivant et la seconde qui vient peuvent être emportés par la tourmente. — Venez, ai-je dit, il faut sortir d’ici, marcher dehors. C’est moi qui avais besoin d’air, de lumière pour me rassurer, parce qu’il me fallait voir des gens dans la rue qui allaient apparemment légers, parce que je voulais me redonner confiance. Il ne faut pas se laisser couler. Il ne faut pas se laisser contaminer par le malheur. Il faut le combattre et non pas l’entretenir par des larmes partagées. Ce dont l’homme qui souffre et qui craint a besoin ce n’est pas d’un autre cri de douleur mais d’une voix plus forte que la sienne et qui lui rende le courage. Lutter contre l’incendie ce n’est pas l’entretenir ou s’agenouiller devant lui pour qu’il vous consume. Dehors, sur les Champs-Elysées, il faisait soleil, un vent vif d’hiver soufflait. — Il est encore en vie, ai-je dit, donc il faut le sauver, donc il ne faut pas lui montrer ce visage, donc vous devez avoir confiance. D’abord, chasser la peur de son esprit. Restaurer en soi le calme. Se répéter qu’il y a toujours une chance à saisir. Que tout le bonheur du monde est possible tant que la vie existe. — Rien n’est encore sûr, ai-je répété. Rien. Et même si cela était il faut le maintenir en vie jusqu’à ce que le traitement soit découvert, il faut tout tenter, Françoise. Tout, et d’abord le protéger du désespoir. Nous avons marché d’un bon pas, j'entraînais Françoise. Le froid, l’action, tout cela peu à peu me rendait courage. Je parlais. Je regardais le ciel clair. Je me souvenais de mon père : «Il faut saisir la chance, disait-il toujours, la première chance, Martin.» Mais pour avoir cette attitude il fallait d’abord croire qu’il y avait une chance, toujours. Vivre, ce n’est pas seulement se laisser aller au fil du courant. Un jour, le courant peut cesser de porter. Un jour, le tourbillon peut vous entraîner vers le fond ou vers les marécages. Vivre, c’est savoir pour quoi l’on vit. Vivre, c’est vouloir vivre. Vivre, c’est avoir foi dans la vie. Françoise tout à coup m’arrêta. — Assez, Martin, assez. Elle avait l’air lasse, exténuée. — Je sais qu’il n’y a pas de chance, je le sens, je vous dis que je le sens. Alors, à quoi bon le faire souffrir encore, et me faire souffrir? Ces mots dits d’une voix résolue m’atteignaient, me perçaient. J’ai évité son regard pour reprendre force, ailleurs, dans la lumière du ciel, sur le visage des passants inconnus. Il ne fallait pas qu'elle m’entraîne, comme ces nageurs qui se noient et s’agrippent à leurs sauveteurs et les noient avec eux. Je l’ai prise par les deux bras : — Taisez-vous, taisez-vous, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas penser cela, même une seconde. Taisez-vous. La pensée peut être un germe de vie ou de mort. Elle doit être un germe de vie. Il faut se battre avec soi, pousser au-dehors ces pensées noires qui envahissent l’esprit comme un brouillard tenace. Il faut que la pensée soit un appui à la vie, une source de vie. Il faut vouloir naître des pensées claires. Et si l’on ne peut, si un temps la force manque, alors il faut refuser de penser, s’étourdir de bruits et d’images, d’actions et de voix. Il faut savoir s’aider à vivre. Et parfois avoir le courage de fuir. Il ne faut pas que la pensée soit un venin. Il ne faut pas nier la vie en parole ou en pensée. J’ai raccompagné Françoise à son hôtel. Pendant le trajet nous avons peu parlé. Je lui tenais le bras, j’essayais de faire passer en elle le courage, qu'elle sente que j’étais avec elle. Non pas seulement du bout des mots, mais vraiment que je vivais en moi son inquiétude. La vie, c’est partager. Ne pas rester enfermé en soi. C’est ouvrir son existence au monde. — Martin, a-t-elle dit en me quittant, je ferai ce qu’il faut. Je vais prier. Je sais être forte. Je les ai revus souvent. Louis qui se déplaçait avec difficulté mais qui souriait, Françoise près de lui. Elle lui tenait la main. Elle parlait avec légèreté comme si le soleil ne s'était pas caché, comme si devant eux la route eût été toujours droite. Les médecins venaient. L’un d’eux, celui que je connaissais bien, me confiait un jour. — C’est elle qui est extraordinaire, répétait-il. Je ne la croyais pas capable de cette maîtrise. — Françoise n’imaginait pas non plus qu'elle serait capable de cela. On ne croit jamais assez en soi. On ignore toujours la puissance des ressources de la vie. Mais la vie c’est oser franchir les murailles que l'on dresse devant soi-même. Oser dépasser les limites que l'on se donne. La vie c’est toujours aller au delà. J’aurais pu raconter au médecin tant d’histoires d’hommes, de femmes, d’enfants que la guerre avait contraints à aller au delà d’eux-mêmes, qui avaient résisté à la torture, à la fatigue, à la faim, à la peur. Des héros innombrables. De simples gens. J’avais eu quelquefois la tentation d’évoquer devant Nicole, ma fille aînée, quelques-uns de ces épisodes. Ces enfants du ghetto plus jeunes que moi, qui couraient de toit en toit, de ruine en ruine, porteur de messages ou d’armes. Puis je regardais Nicole, je mesurais son bonheur tranquille. Pourquoi déjà lui parler de cela? Le temps viendrait. Le temps ne viendra pas. Je reste avec mes souvenirs. Mais ils me servent. Me sert, m’enseigne la silhouette de cet homme presque mourant qui trouve la force de se dresser, de courir pour arracher un enfant qui, perdu au milieu d’une rue du ghetto, allait être écrasé par un pan de mur en flammes. Où avait-il pris cette énergie? Alors que son sang s'était répandu, que la faim depuis des mois l’affaiblissait? Où, sinon dans son esprit? L’esprit, la volonté, la pensée, peuvent multiplier les forces de la vie. Pour pouvoir il faut d’abord vouloir. C’est la volonté, la pensée, cette puissance invisible qui permet de saisir la vie à pleines mains. Et c’est pourquoi il faut veiller sur sa pensée : vivre selon elle, vivre selon l’esprit. Car on ne peut longtemps sans dommage vivre à contre-courant de sa pensée. Si on le fait elle se dresse contre vous. Comme le dard du scorpion elle peut être l’arme invincible ou bien se retourner contre soi. La connaître, la maîtriser, la respecter, l’utiliser, est la grande aventure de la vie. Le médecin parlait. Des chances de survie de Louis, de Françoise encore. — Elle arrive à sourire, disait-il, et croyez-moi ce n’est pas facile. Puis il se reprenait. — Excusez-moi, bien sûr vous savez combien c’est dur. Il se taisait un moment, allumait sa pipe. — Je crois qu'elle prie beaucoup. C’est une force. Avais-je jamais prié? Je n’avais pas eu le temps d’apprendre de vraies prières, de mettre côte à côte les mots que les hommes emploient quand ils s’adressent à Dieu. Avais-je même eu le temps de penser à Dieu dans ma jeunesse bouleversée par la guerre puis dans ma vie de lutte aux États-Unis? Mais j'avais vu des croyants assassiner des hommes. Les livrer à la barbarie. Des croyants, catholiques ou juifs, perdre l’espoir. Et j’avais connu des hommes sans foi qui donnaient leur vie aux autres et qui gardaient confiance : un jour, disaient-ils, viendrait un règne de justice. C’est pour cela que je n’attachais guère d’importance aux prières apprises par cœur, à la foi en Dieu affichée. Il y avait dans la vie une voie droite, quelles que soient les raisons pour lesquelles on la suivait, et il y avait des voies sinueuses, les chemins de l’égoïsme et de la trahison, et elles ne devenaient pas meilleures parce qu’on les parait de grands mots, qu’on les dissimulait sous des proclamations de générosité ou de fidélité à Dieu. Ce sont les actes qui font et jugent une vie. Non les mots. Non les intentions. Mais un mot, une pensée, peuvent faire surgir un acte ou l’empêcher. Et il faut prendre garde aux pensées et aux mots. Ils sont cancer ou énergie. Ils désagrègent ou rassemblent. Un mot, une pensée dans une vie peuvent être un acte. J’allais souvent voir Françoise et Louis. Il était assis dans un fauteuil, devant la fenêtre, face à un petit port de plaisance. Il se tenait recroquevillé. Françoise souriait. — Il va mieux, disait-elle. Elle avait la voix assurée, elle avait le visage de la certitude. — Je suis très heureuse de cet avertissement, nous avons encore mieux compris combien nous nous aimions. Elle riait. Je m’efforçais de rire avec elle. Elle s’était transformée. Jusqu'à la maladie de Louis, Françoise m’avait parfois irrité par son goût des conventions. Elle jouait à la femme du monde. Quand elle nous recevait Dina et moi, elle s’efforçait de nous étonner. Ce qui la sauvait du ridicule c’était l’amour qu'elle portait à Louis et qu’il lui rendait. Son dévouement aussi après l’incendie et la mort de Dina m’avait fait découvrir chez elle autre chose que l’apparence des belles et nobles attitudes, mais bien la vérité des sentiments. Maintenant je la découvrais vraiment. Courageuse. Digne. Sobre et vraie. Comme si le malheur, l’épreuve avaient fait tomber le décor pour laisser voir la noble charpente de sa personnalité. Elle me rappelait une paysanne de Pologne, une femme quelconque, dure et sèche, m’avait-il semblé d’abord. Je l’avais connue alors que je retournais à Varsovie. Elle m’avait vendu du pain, comme à regret. J’avais voulu échanger quelques phrases avec elle sur le seuil de sa maison. L’émouvoir, lui demander une aide. Son visage rond, ses yeux gris, cet enfant qui s’accrochait à sa longue jupe noire plissée, la croix qu'elle portait ; le geste rapide qu'elle avait eu pour prendre l’argent que je lui tendais. Je me souviens : j’étais vêtu de loques, couvert de boue, je devais avoir le regard fiévreux. Elle avait saisi l’argent et m’avait repoussé rapidement pour fermer sa porte. J’étais reparti. Triste, rageur aussi. Jugeant durement cette femme. Condamnant son indifférence, son égoïsme. Puis, quelques mois plus tard, dans une forêt, je l’avais retrouvée au milieu des combattants d’un maquis, transformée. Les Allemands avaient brûlé son village. Elle ne savait plus où était son enfant, son mari. Elle était là. Se tenant droite. Je reconnaissais ses yeux gris. J’ai échangé quelques mots avec elle. Elle ne se souvenait pas de moi. Mais elle a dit : — Je n’ai pas dû vous aider beaucoup. Je ne savais pas, je ne savais rien. Mais j’ai appris. Et je vous demande pardon pour ce moment-là. Elle a ajouté en se signant : — Je vais prier pour vous. Puis elle est repartie rejoindre ses camarades, digne et droite. Le malheur personnel l’avait ouverte au monde. Et il y avait tous les autres. Ceux contraints de vivre au ghetto. En deux ou trois semaines ils passaient de la paix, parfois de la richesse, à l’enfer, à la faim. Et les masques tombaient, alors ils révélaient ce qu’ils étaient vraiment. Les uns devenaient des bêtes de proie, tuant pour un morceau de pain, livrant leurs parents aux bourreaux pour un jour de survie. Les autres qui, hier, étaient peut-être des bandits, devenaient des héros sacrifiant leur vie. L’épreuve, comme pour Françoise, forçait les hommes à découvrir leur vrai visage. L’épreuve, c’est le moment de la vie qui dit la vérité des êtres. Avant elle, on ne sait jamais tout d’un homme. Puis vient la tourmente : des arbres tombent, d’autres qu’on croyait forts plient, abdiquent et d’autres qu’on croyait lâches se redressent. L’épreuve est sans pitié : elle permet de connaître et de se connaître. Ceux qui ne sont rien se décomposent même s’ils s’étaient construits un visage de marbre. Et dans la vie il y a toujours une épreuve qui vient. Parfois nous marchions avec Françoise le long de la promenade du bord de mer. Nous ne parlions pas de Louis, nous ne parlions pas des miens disparus. Chacun à notre façon nous avions à faire face. A nous tourner vers l’avenir. Françoise, cet espoir qui l’animait, cette lutte qu'elle menait contre la maladie : — J’essaye de m’en tenir à aujourd’hui, disait-elle. Si je pense à tout ce que nous espérions il y a seulement quelques mois. Et moi? Et elles, ces foules jetées dans les camps de la mort. Je distinguais vite, au bout d’un jour – c’était si long un jour de Treblinka – ceux qui réussiraient à survivre un temps. Ils faisaient face au présent. Ils ne se retournaient pas sur ce qu’avait été leur vie. D’autres au contraire (pas seulement de vieilles gens), qui avaient pourtant échappé aux premières exécutions, avaient les yeux inexpressifs. Ils ne regardaient pas le présent, ils ne tentaient pas de saisir la maigre chance que peut-être l’heure à venir allait leur tendre. Ils vivaient dans leur passé : peut-être à Treblinka était-ce une solution, une façon de fuir l’enfer pour la mort. Mais cette maladie, je l’ai rencontrée ailleurs qu’en enfer. Cette jeune femme que j'avais connue à New York : elle était antiquaire, possédait une boutique près de la mienne dans la 3e Avenue, qui avait appartenu à ses parents et Jenny avait commencé d’y travailler avec eux. Puis ils avaient disparu. Parce que c’est la loi même de la vie. Mais Jenny ne l’admettait pas. J’étais entré dans sa boutique pour proposer quelques objets. Je l’avais découverte assise au fond du magasin, les coudes posés sur une table marquetée, le menton dans les paumes de ses mains. J’avais reconnu ces yeux inexpressifs tournés vers la mémoire. Nous avions parle. J'étais retourné la voir. Je la trouvais belle et triste. Je pensais qu’il était vain, et même scandaleux, de laisser ainsi pourrir sa vie dans la contemplation d’un passé qui ne pouvait pas revenir. J’essayais de l’entraîner, de l’emmener avec moi dans un de mes voyages en Europe. Jenny secouait la tête. — Non, vraiment, à quoi bon. Vous savez, je ne m’intéresse plus à grand-chose. Pourquoi toute cette fatigue? Je la trouvais belle, j’espérais bien sûr établir avec elle les liens qui eussent été pour l’un et pour l’autre la source de quelques plaisirs. Je m’emportais. — Je vous assure, monsieur Gray, je dois rendre visite à ma sœur, dans l’Oregon. Je préfère, répondait-elle. Le marécage de ses souvenirs, elle ne voulait pas s’en échapper. Son père, sa mère, sa sœur : elle les aimait. Qui n’aime pas les siens? Mais les uns étaient morts, et la sœur mariée. Alors, pourquoi? — Secouez-vous! Je m’emportais. Mais je me heurtais à ce regard passif qui refusait la vie. Un jour la boutique est restée fermée. Jenny était partie pour l’Oregon. Et elle n’est jamais revenue à New York. Ensevelie sous ses souvenirs. Ce n’est pas vers le passé qu’il faut tourner sa vie mais vers l’avenir. Car la vie est un fleuve qui coule vers demain et qu’on ne peut freiner. C’est pourquoi demain doit avoir plus d’importance qu’hier. S’accrocher au passé c’est être pris dans de hautes algues mortes qui paralysent, tuent le courage de vivre. Et l'on se noie. Il faut se tenir au milieu du courant. Savoir qu'aujourd’hui naît du passé et porte vers demain. Savoir se plier au courant de la vie : hier a existé, hier ce sont nos racines, mais les fruits de l’arbre mûrissent aujourd’hui et se récoltent demain. J’ai senti tout cela en moi quand je retrouvais à Paris l’hôtel où j’avais vécu avec Dina. C’est là que je descendais encore mais j’avais tort, comme Jenny, tort de me confronter sans cesse au passé disparu, tort d’imaginer qu’il y avait là fidélité aux miens. En fait je m’enroulais sur moi, comme une plante malade. Je restais dans la nuit bruyante de la chambre les yeux ouverts. Le passé revenait par vagues, il m’étouffait. Alors j’ouvrais la radio pour le fuir. Vainement puisque j’étais dans cette chambre au milieu de lui. Une nuit, n’y pouvant plus de veiller, je suis ressorti et j’ai marché le long des boulevards. Je crois que c’est cette nuit-là que j’ai pris la résolution de ne pas oublier Dina et nos enfants. Mais de ne pas me laisser étouffer par le désespoir de les avoir perdus. Je devais au contraire avancer. Vivre une nouvelle vie. Changer, recommencer, ce ne doit pas être se renier mais se dépasser. Quelques jours plus tard Louis est mort. Je suis rentré aux Barons dès que je l’ai pu. Puis je suis descendu dans la petite ville du bord de mer où ils habitaient. Françoise était chez elle dans une maison qui semblait morte aussi. Je l’ai forcée à quitter la pièce où elle avait vécu aux côtés de Louis ces derniers mois. Et elle a accepté en pleurant doucement. Puis je l’ai conduite à Paris chez des amis. Nous nous sommes revus plus tard, alors que le temps déjà avait glissé. Il n’efface rien mais il force à admettre que l’être cher disparu ne reviendra pas. Que sa mort n’est pas un cauchemar qui se dissipera avec un nouveau matin. Françoise et moi nous avons parlé calmement. L’un et l’autre maîtres de notre chagrin. Acceptant la vie telle qu’elle était. — Qu’allez-vous faire? ai-je demandé. — Que faites-vous? m’a répondu Françoise. Devant mon étonnement elle a souri. — Je veux dire, a-t-elle continué, que je ne voudrais pas m’enfermer sur moi, en moi. Vous savez, durant ces quelques mois, en veillant Louis, je crois que j’ai beaucoup appris, sur lui, sur moi, sur vous. Je crois que je vivais, que nous vivions Louis et moi comme des plantes dans une serre. Nous nous aimions, c’est vrai, mais les autres, le monde, qu’en savionsnous? Nous étions repliés, Martin, et peut-être vous aussi avec Dina, vos enfants, étiez-vous trop refermés sur votre bonheur. Je ne veux pas que le malheur me referme encore. Je veux m’en sortir, Martin. Elle avait pris ma main. — Je vais essayer, ajouta-t-elle. C’est Françoise qui me donnait une leçon. Je la regardais ; elle était devenue autre, courageuse et résolue. La vie : chacun de nous en fait une expérience nouvelle, personnelle. Et de toute expérience, dure ou douce, l’homme doit tirer un bien. Il n’y a pas d’événement qui soit vain dans une vie. Pas de jour, pas d’épreuve qui soient inutiles. A condition qu’on ne les contemple pas, fascinés, immobiles comme l’est la proie d’un serpent, mais qu’on se serve d’eux comme d’un appui pour aller plus avant. Vers quoi? Cette question, souvent il m’est arrivé de me la poser. Pendant la guerre j'allais vers la vengeance, j’allais vers Berlin. Puis aux États-Unis je courais vers la fortune et le bonheur. Maintenant, quel est mon but? Moi? Les autres? — Vous en sortir, Françoise, qu’est-ce que cela signifie pour vous? — Ne pas céder, d’abord, ne pas céder. Il me semble que je suis en équilibre. D’un côté, il y a une sorte de gouffre. Et parfois j’ai envie d’y tomber. De l’autre côté je ne sais pas ce qu’il y a. Mais c’est là qu’est la vie. Alors je m’accroche. J’essaye de m'écarter du gouffre. Dans chaque vie vient un moment où s’ouvre devant soi, à côté de soi, en soi, un gouffre. Vivre c’est réussir à ne pas y tomber. Vivre c’est savoir le regarder et s’écarter. Vivre, c’est avancer : c’est-à-dire croître, s’épanouir par le bonheur mais aussi apprendre à tirer du malheur sa leçon. Faire des temps de sécheresse, des jours d’ouragan, des moyens de se renforcer, de s’éprouver. Pour s’élever, non pas par rapport aux autres mais par rapport à soi. Vivre c’est se déployer. Devenir pleinement ce que l’on est. Je n’ai plus revu Françoise. J’ai su plus tard qu'elle avait suivi des cours d’infirmière et qu'elle était partie avec une mission d’assistance bénévole pour un pays d’Asie. Mon ami le médecin, qui me rapportait cette décision, ajoutait : — C’est une fuite. Ce n’est pas très sain psychologiquement, une sorte de suicide, mais enfin il vaut mieux celui-là, on en réchappe. — Et moi, docteur, est-ce que je fuis? Et vous? J’avais parlé sur un ton de violence. Comprenait-il qu’il réagissait comme quelqu’un qui n’admet qu’une seule façon de vivre, l’individualiste, l’égoïste, et qu’il y avait d’autres voies qui paraissaient parfois extravagantes mais qui étaient peutêtre plus généreuses? — Si elle voulait que sa vie ait un sens, un nouveau sens… Le médecin s’est levé. — Peut-être, a-t-il dit, si cela correspond chez elle à quelque chose de profond, mais si ce n’est qu’une apparence, si elle a cédé à un mouvement de sa sensibilité, si elle renonce à ce qui compte pour elle, alors… — Il faut attendre, docteur. J’espère, je crois qu'elle a découvert ce qui est important à ses yeux. Vivre, c’est savoir ce qui compte d’abord dans sa vie. Ce que l’on place au plus haut. Rétablir l’ordre des importances. Et pour chacun, il change. Il faut trouver le sien. Ne pas imiter ceux des autres. Inventer sa voie. Et se persuader qu’il faut la suivre : car la vie qu’on a refusé de vivre, la vie qui était en soi et qu’on a étouffée, elle devient jour après jour une puissance de destruction qui, comme un flux toujours amplifié, sape la personnalité, détruit tous les bonheurs possibles. Étouffe l’avenir sous les regrets de vie manquée. Françoise a trouvé sa voie. Je le sais maintenant puisque je l’ai revue, maigrie mais rajeunie. Elle était venue au bureau de la Fondation, à Paris, au retour de son premier séjour. Et c’est elle qui m’interrogeait. — Martin, alors, comment allez-vous? Elle s’inquiétait pour ma fondation : — C'est important, Martin, vous avez créé quelque chose, il faut continuer. Je la regardais avec étonnement. — Et vous, vous allez bien? Elle s'est tue. — J’ai appris beaucoup là-bas. Elle eut un sourire. — Encore. J’avais déjà beaucoup appris avec la maladie et la mort de Louis. J’ai trouvé une nouvelle manière de vivre, et je crois qu'elle me convient. Elle m’expliquait le travail de son équipe, la misère des réfugiés. Elle parlait avec calme comme si elle avait atteint une sorte de plénitude. De paix. Vivre, c’est créer son monde. Trouver sa paix. Et pour chacun elle est différente. Elle peut surgir du malheur si on sait le dépasser. Chacun peut l’atteindre. Mais il faut la vouloir. Savoir que la paix ne vient que si l'on tisse des liens avec les autres. Famille ou groupe, liens de la voix ou de la pensée : peu importe. Mais il faut ces liens. Il n’y a pas de plénitude si l’on est un arbre solitaire. C’est la forêt qui donne son sens à l’arbre et c’est elle qui le rend vigoureux. J’étais heureux de la victoire de Françoise. Je suis rentré chez moi à quelques dizaines de kilomètres de Paris, car j’avais décidé de quitter l’hôtel où le passé m'étouffait. Là j’avais un jardin, quelques arbres. Le silence et le bruit du vent, parfois. Je me suis allongé sur l’herbe. Le ciel n'était pas le même qu’en Provence. Plein de nuances, ici, de variations. Des nuages et des éclaircies. Comme la vie. Des enfants frappaient avec leurs règles les grilles du jardin : je les entendais crier, rire, s’insulter. Ils étaient la vie dans sa force d’avenir, dans sa joie. Car vivre c’est être dans le monde avec joie. C’est vouloir cette joie. La maintenir. Refuser de se laisser envahir par les herbes grises de la tristesse. Vivre c’est s’engager à agir. Vivre c’est être soi. C’est résister et aimer. Accepter et refuser. Vivre, c’est créer. 7 LES GOUFFRES OÙ L’HOMME TOMBE Je connaissais Marc depuis quelques mois. Il était brun, mince, avec un visage en lame de couteau, on le prenait souvent pour un Espagnol à cause de ses cheveux très noirs plaqués sur sa peau mate. Je l’avais engagé pour travailler avec moi à la Fondation puisqu’il avait des relations dans les milieux de la presse et de la publicité, et comme je commençais mon action auprès du public et du gouvernement j’avais besoin de l’appui des journalistes. Un jour, peu de temps après la sortie de Au nom de tous les miens, il entra dans mon bureau avec un dossier rempli d’articles concernant ce livre et le drame qui m’avait frappé. Il l’ouvrit devant moi, partout des gros titres, des photos. — C’est extraordinaire, n’est-ce pas? commença Marc. Maintenant vous avez la gloire, vous êtes connu partout. Il m’arrivait même d’être abordé dans la rue. J'étais à trois ou quatre reprises apparu à la télévision et cela suffisait : cela semblait donner aux passants qui m’interpellaient le droit de me parler des miens, d’évoquer leurs malheurs, de m'offrir leur appui. J’avais d’abord été irrité, tourmenté comme un animal malade qu’on débusque. Mais derrière la curiosité un peu malsaine j’avais compris qu’il y avait le plus souvent la générosité. J’acceptais donc. Si je voulais porter témoignage, si je voulais atteindre le public, il fallait jouer le jeu. — C’est la gloire, répétait Marc. Vous avez eu ça d’un seul coup, vous vous rendez compte, des écrivains, des vedettes n’ont jamais eu autant d’articles. Il avait pris le plus grand journal du soir de Paris, il me montrait une page tout entière consacrée au récit de ce qu’ils appelaient mes aventures. — La gloire, conclut Marc. Il parlait avec l’inconscience d’un jeune homme qui ne connaît pas la douleur. Sans doute se rendit-il compte que je ne partageais pas son enthousiasme. Il ferma le dossier et sortit. La gloire? Être connu? J’avais payé cela au prix du sang. Comment Marc pouvait-il imaginer que ces quelques pages, ces morceaux de papier imprégnés d’encre qu’on appelait des journaux, comment pouvait-il croire que cela, cette matière, pût un seul instant me combler de joie? Bien sûr j’avais fait ce qu’il faut pour que l'on parle de Au nom de tous les miens. Et les journalistes m’avaient aidé de leur amitié, de leur compréhension. Mais le désir de gloire, de notoriété, c’était un gouffre dans lequel je ne risquais pas de tomber. Jamais. Et non pas seulement à cause de mon malheur mais parce que j’avais découvert que c’était un gouffre sans fin, un mirage. Quand je combattais avec l’armée soviétique, quand peu avant notre entrée dans Berlin on m’avait décoré avec quelques camarades devant notre unité, j’avais alors compris qu’être distingué ne serait pas pour moi un alcool qui fait vivre. Je me souviens encore de Boris, un garçon blond aux cheveux bouclés et qui était revenu transformé de cette remise de décoration. Je sentais que le poids de son étoile rouge sur la poitrine écrasait en lui l’homme d’hier. Il levait le menton, il rejetait ses épaules en arrière. — Tu comprends, me disait-il, maintenant nous ne sommes plus des officiers comme les autres. Il parlait fort. Il ne buvait plus avec les hommes. Il menaçait souvent. Quand nous sommes arrivés devant Berlin, quand nous nous sommes engagés dans les ruines, il s’est inutilement exposé, mais il ordonnait aussi à ses soldats de foncer à découvert. Il voulait être le premier et ce sont les morts de sa compagnie qui ont achevé de faire de lui un héros. Il s’imaginait avoir atteint son but. Mais celui qui fait de la gloire et de l’opinion des autres le but de sa vie, celui-là n’a jamais fini de haleter comme un chien qui a soif. Celui-là ne trouve jamais la paix. Car la gloire, l'opinion des autres sur soi sont changeantes comme les nuages d’un ciel d’orage. J’ai cessé de voir Boris. Il était pris dans l’engrenage, il avait besoin du regard admiratif et complice, hypocrite et servile des autres, comme un drogué a besoin de sa dose quotidienne. Il était prêt à tout pour cela. J’ai su qu’il était rentré rapidement en URSS., dans les Services de Sécurité. Il avait dû devenir l’un de ces policiers qui arrêtaient et accusaient les innocents. Pour assurer leur propre promotion, leur gloire, leur ascension dans les honneurs. La recherche de la gloire, l’ambition, le goût du pouvoir et de l’autorité sont comme des plaies qui s’élargissent, des maladies rongeantes qui peu à peu détruisent la personnalité. Car l’équilibre d’une vie c’est en soi qu’il faut l’établir. Par soi. Tout le reste est fragile, incertain, passager. La gloire et l’ambition (quand elle n’est pas d’abord l’ambition de devenir autre, en soi, pour soi) sont des gangrènes. Des maladies de l’homme, des gouffres où il se perd. A New York, Dina m’avait fait connaître Jane, une jeune femme qui riait un peu trop fort, trop souvent aussi à mon gré. Elle était mannequin comme l’avait été Dina, elle multipliait ses aventures amoureuses, passant d’un patron de maison de mode à un rédacteur en chef. Elle réussissait : ses photographies envahissaient les magazines. Elle tenait parfois un petit rôle. On lui promettait un fracassant début dans une comédie musicale. Un soir nous sommes allés dîner tous les trois dans un restaurant chinois de Broadway. Jane riait aux éclats, elle avait ouvert un magazine sur la table. — Dina, regarde. Martin, vous ne savez pas ce que cela représente dans le métier. Il y avait une double page en couleurs, Jane était allongée à demi nue sur une couverture de fourrure blanche, Jane, les seins découverts. — Tu n’es pas jalouse que Martin voie cela? demandait-elle en riant à Dina. J’étais silencieux. Ce fut au cours de soirées semblables que je pris ma décision de quitter New York, de m’installer loin de la ville, dans un pays où Dina et moi, dans notre nouvelle vie, nous choisirions nos amis, nous échapperions – et surtout nos enfants qui allaient naître – à ce monde de fausses valeurs. Jane a beaucoup parlé ce soir-là. Ses projets, son ascension vers la gloire qui commençait. Si rapide et si excitante, ainsi qu'elle disait. Dina, parfois, devant l’excès de ces propos, disait d'une voix dans laquelle je sentais poindre une sorte d’effroi : — Jane, es-tu sûre? Si tout cela ne se fait pas tu risques d’être terriblement déçue. Prends tes précautions, puisque tout va bien maintenant, que Harold veut t’épouser. Tu ne crois pas que tu devrais… Elle riait encore. Harold était un dessinateur publicitaire de grand talent qui, fidèlement, malgré les fantaisies de Jane, continuait de l’aimer, de lui proposer le mariage, une autre vie. — Harold, voyons Dina, mais ma carrière serait finie. Il veut m’étouffer sous les roses de l’amour, mais m’étouffer quand même. Nous avons raccompagné Jane chez elle. Elle insistait. — Venez prendre un dernier verre. Nous sommes montés. Elle habitait un petit appartement décoré de grandes photos d’elle, sur les tables, sur le lit s’entassaient des piles de magazines. Elle faisait de grands gestes. Elle montrait les photos. — Tu te souviens, Dina, tu étais encore avec nous, c’était en… Ne me le dis pas, je ne veux pas le savoir. Ces années qui filent. Brusquement elle était devenue sombre. Quand nous nous sommes levés après qu'elle eut insisté pour que nous restions encore, elle a paru désemparée. — Ne partez pas déjà. Il était très tard dans la nuit, presque l’aube. Elle eut le commencement d’un rire, comme pour s’excuser. — Je déteste être seule, j’aime la chaleur des autres. C’est pour ça que je voudrais travailler tout le temps. Heureusement… Elle montrait à nouveau les photographies sur les murs. — Heureusement, continua-t-elle, tout cela me rassure. Je sais que je suis bien vivante, je me vois. Le vide en soi, la peur de soi, l’absence comme dans un arbre dont il ne resterait que l’écorce, l’absence d’âme, voilà ce qui pousse à rechercher la gloire, le bruit des honneurs, la rumeur de la notoriété. Mais ils ne sont jamais suffisants pour couvrir l’énorme grondement de ce vide intérieur. Alors on essaie de le couvrir par une plus grande gloire, par des honneurs, une notoriété plus bruyante encore. Mais, en soi, le vide s’accroît lui aussi. Au même rythme. Et vient un jour, plus tôt, plus tard, et cela dépend de la chance, et ce peut être quand commence la deuxième moitié de la vie, et ce peut être au temps de la vieillesse, vient le temps où le vide est le plus fort : il est là comme un gouffre. Que la gloire, la notoriété, l’ambition n'ont jamais pu combler, qu'elles ont creusé au contraire, chaque jour. Nous sommes partis pour la France avec Dina sans plus revoir Jane. Quand Nicole est née à New York où nous étions revenus après avoir acheté les Barons et commencé l’aménagement de ce qui allait devenir notre forteresse, Dina lui a téléphoné. J’étais assis, regardant Dina, imaginant à ses silences les exclamations excessives de Jane, son rire. Dina a raccroché, l’air las. — Jane va très mal, je crois, a-t-elle dit. Je m’étonnais. J’avais entendu ses éclats de voix et de rire. — Elle va trop bien, a continué Dina, toujours la même, des rôles, la gloire, le succès, elle nous envoie deux places pour demain soir, pour aller la voir danser. Si tu veux… Jane paraissait heureuse dans ce spectacle qui imitait le temps du French Cancan. Nous l’avons attendue dans sa loge. Elle est arrivée, épuisée, les traits tirés, sa voix trop haute, ce visage comme un masque. Elle a embrassé Dina : — Tu vois, tout va bien, j’y suis parvenue. Ils m’ont promis le rôle principal dans la prochaine revue, vedette, Dina, vedette. — Et Harold? — Quel Harold? Elle a ri, à son habitude, puis s’est excusée : elle ne pouvait dîner avec nous. J’en ai été heureux. C’est quelques années plus tard, par hasard, à Cannes en lisant le New York Herald Tribune, que nous avons appris qu'elle s’était suicidée. Comme tant d’autres artistes avant elle. La poursuite de ces mirages, la gloire, la notoriété, la tentative d’atteindre le fond de ces gouffres sans fond. L’espoir fou que l’image que les autres fabriquent de vous cessera enfin de trembler, comme un reflet dans l’eau mouvante, qu'elle se fixera enfin, tout cela ne peut conduire qu’à une recherche de plus en plus angoissée d’un supplément de gloire et de notoriété. A moins que brusquement on ne découvre que cette quête ne cessera jamais, que le manque sera toujours plus important que l’avoir. Alors l'homme peut se briser. Parce qu’il a été vidé de soi. Le soir, avec Dina, après avoir couché les enfants nous sommes restés longuement silencieux devant la cheminée. Il pleuvait. Le vent rabattait par rafales la pluie contre les baies vitrées. A deux ou trois reprises l’électricité a été coupée ainsi qu’il arrivait souvent dans les jours d’orage. Comme je me levais une nouvelle fois pour enclencher le disjoncteur Dina m’a retenu. — Laisse, a-t-elle dit. Le feu vif dans la cheminée éclairait la pièce de ses lueurs dorées. — Pourquoi, m’a demandé Dina, pourquoi Jane? Mais c’était moins une question pour moi interrogation qu'elle se faisait à elle-même. — Elle avait réussi ce qu'elle voulait, pourtant. — Réussir? qu’une Réussir, qu’est-ce que cela signifie? J’avais connu des hommes de toutes sortes, dans des circonstances extrêmes. Réussir pour les uns, comme ces paysans de Pologne qui me dépouillaient des quelques billets qui pouvaient sauver ma vie, c’était accumuler de l’argent, de l’or, des biens. Pour ces SS qui venaient chercher l’or arraché aux mâchoires des victimes des chambres à gaz, réussir c'était aussi cet or, ce métal jaune qui faisait briller leurs yeux. Et à New York j’avais reconnu la même flamme tremblante dans le regard de tant d’hommes. Réussir : avoir la fortune. Voilà ce que signifiait ce mot. Et peut-être quelques jours, quelques mois, moi aussi quand mes affaires commençaient à rendre comme un fruit mûr son jus, j’avais donné à ce mot ce sens. Mais très vite cette course aux dollars m’était apparue comme futile, insuffisante. Que pouvais-je faire de cet argent si je demeurais seul? Un jour restait un jour, que je sois milliardaire ou millionnaire ; dès lors que j’avais de quoi m’abriter et de quoi manger, dès lors que j’avais réussi – et cela le travail et l’argent le permettent – à desserrer l’étau des nécessités, que m’apportaient ces dollars de plus? Réussir, ce n’est pas cette fuite qui se donne l’apparence d’une poursuite de la richesse. Réussir ce n'était pas devenir l’un de ces hommes satisfaits qui ne vivaient que pour leurs affaires et ne parlaient que de leurs revenus. J’avais ainsi quelques amis – mais étaient-ce bien des amis? – que je retrouvais parfois en fin de semaine. Nous nous réunissions pour une partie de cartes ou pour une sortie. Douglas était notre meneur. Il nous entraînait, il connaissait les boîtes à la mode, les restaurants italiens ou français de New York, il nous montrait son dernier modèle de voiture, il nous faisait part des transformations qu’il comptait réaliser dans son appartement dont il changeait tous les six mois. Et il nous faisait aussi admirer ses dernières liaisons. Des filles presque trop belles. Et puis il parlait affaires, toujours, encore. Comme si son esprit ne pouvait passer que du récit de ses gains à l’illustration de ses dépenses. — Pas mal, n’est-ce pas? Martin, même toi cela t’étonne. Je quintuple ma mise. Il offrait le champagne. Il s’offrait une nouvelle femme. Quand j’avais commencé mon commerce d’antiquités, Douglas m’avait attiré, fasciné comme un modèle. Et c’est pour cela qu’il m’aimait bien : j’étais l’un de ces regards admirateurs dont il avait besoin pour que ses gains, ses dépenses aient une existence. Puis quand je l’ai mieux connu j’ai découvert quel vide cachait ce décor fastueux, cette agitation efficace. Vivre, réussir sa vie, ce ne peut être la réduire à ne devenir qu’une volonté de possession des objets, des choses, de l’argent. Réussir, ce ne peut être accumuler des matières mortes. Vivre ainsi qu’est-ce, sinon s’ensevelir peu à peu sous les choses? La clarté sur tout cela ne m’est venue que plus tard quand j’ai eu connu Dina, qu'elle m’a fait rencontrer d’autres hommes, qui se réunissaient non pas pour jouer aux cartes ou pour échanger des affaires, mais qui se rencontraient pour confronter leurs idées, se donner la joie de partager ensemble l’audition d’une symphonie. J’écoutais Karl, un émigré allemand qui, avec une passion que l’âge n’avait pas entamée, vivait toujours en harmonie avec les événements du monde. Il semblait que sa vie personnelle était en jeu à Berlin, à Moscou, au Moyen-Orient, sur le front de Corée. Que la croissance démographique du monde, les problèmes de la faim dans le Nord-Est brésilien, une découverte préhistorique qui reculait dans la profondeur des temps l’apparition des hommes à la surface de la terre, soient ses propres affaires. Réussir, c’est vivre multiplié, élargi aux dimensions du monde, réussir c’est participer au moins en esprit au destin de la collectivité des hommes. Cela je l’ai compris peu à peu. Mais ce que je sentais quand j’écoutais Douglas et mes amis d’alors c’est qu’ils mutilaient la vie. Je savais combien elle est précieuse, je savais pour avoir combattu, pour avoir vu à Varsovie, à Treblinka, mourir tant de mes frères, qu’il fallait la respecter. Et si j’avais survécu uniquement pour amasser des dollars, pour changer le décor de mon appartement ou mon modèle de voiture, alors les miens eussent été en droit de me dire du fond de l’exil de la mort : «Est-ce pour cela que tu as conservé la vie?» J’écoutais Douglas, je regardais mes amis : ils avaient entre les mains un bien inestimable, la vie. Et qu’en faisaient-ils? Parfois je me disais qu’ils étaient moins que ces fourmis que j’aimais à observer quand mon père me conduisait avant la guerre dans la forêt. Elles au moins, dans leurs activités fébriles, elles œuvraient pour la fourmilière, chacune d’elles n’était que la partie d’un tout. Je me souvenais de leurs colonnes laborieuses, obstinées à transporter, à reconstruire ; et puis je nous voyais, moi, Douglas, Jimmy, quelques autres, chacun de nous enfermé dans sa vie égoïste, intéressé seulement par soi-même, par ses petits succès et ses plaisirs. Une affaire réussie, un bénéfice inattendu réalisé. Etait-ce la vie? Mais alors quel gouffre elle était. Et pourquoi vivre? D’ailleurs confusément, comme moi, Douglas, mes amis, les jeunes femmes qu’ils côtoyaient, et Jane plus tard, sentaient bien que leurs vies tournaient comme une grande roue, dans le vide. Certains soirs, quand Douglas me raccompagnait et parce qu’il m’aimait bien et parce qu’il sentait qu’il pouvait me parler sans que je profite de ses aveux, il m’interrogeait de sa voix sourde, tout à coup lasse. J’étais debout, près de la portière. Il gardait ma main dans la sienne. — Martin, dis-moi, en somme, pourquoi courons-nous ainsi, toi tes voyages, Berlin, Paris, moi cette folie toute la semaine, dis-moi à quoi ça sert? Est-ce qu’on n’est pas un peu dingue de s’agiter comme ça? Puis il secouait la tête, il marmonnait quelques phrases indistinctes. — Qu’est-ce que j’ai ce soir? Ça ne me vaut rien de m’arrêter, même un soir. Pour Douglas, le travail, les affaires, l’argent, tout cela c’étaient ses drogues. Pour Jane, la drogue c’était la notoriété. Et il arrivait que ces drogues ne suffisaient plus. Alors d’autres drogues. Des absences : ces dépressions nerveuses qui étaient des fuites devant le vide de la vie. Quand le vide de nos vies est trop profond, quand notre vie se passe à saisir des objets, des choses qui fondent entre nos mains comme un bloc de glace, quand nous nous évertuons à maintenir entre nos doigts une poignée d’eau, quand nous découvrons que posséder n’est qu’une joie éphémère et qu’il faut posséder toujours plus, alors parfois nous basculons dans le gouffre d’une dépression. Elle est la maladie de notre vie sans but digne de la vie. Elle est la protestation de notre être contre le gaspillage de notre vie, contre sa mutilation, sa réduction. Car je le découvrais en parlant avec Karl, en l’interrogeant, en me souvenant aussi de ce qu’avait été ma vie dans le ghetto. Une vie réduite à soi n’est pas une vie. Elle est une amputation de la vie. Et elle ne conduit qu’aux gouffres de la solitude et du sentiment de l’échec. A New York, j’avais monté une affaire florissante. Je parcourais l’Europe, j’allais d’antiquaire en antiquaire, j’étais libre, je ne risquais ni la prison ni la mort. J'étais riche. Et pourtant j’étais vide. Avec effroi et étonnement, je pensais à ce que j’avais été, aux temps du ghetto quand, contrebandier, j’apportais dans ma ville affamée le blé de la survie. Je ne retrouvais plus cette force dans mes mains, cette joie de saisir ces sacs de grains que j’avais connue : je soulevais les marchandises passées en fraude et je les tendais aux porteurs qui me guettaient dans les rues surpeuplées du ghetto. Pourquoi ce souvenir nostalgique d’une période horrible et où pourtant il me semblait avoir vécu avec enthousiasme? Je connaissais la réponse : je l’avais découverte au cours d’un de ces voyages en avion qui me conduisait en une semaine à Londres, à Paris, à Berlin. J’étais vide parce que j'étais seul, j’œuvrais pour moi seul, pour mon compte en banque, pour mon avenir. Dans le ghetto, je travaillais pour moi, bien sûr. Mais je savais que, à ma façon, je donnais du sang à mon peuple. Et voilà pourquoi j'étais enthousiaste, voilà pourquoi à New York je ne retrouvais plus, sinon dans le souvenir, cette passion d’agir. Et c’était vrai. Mais au cœur de moi il y avait cette incertitude quant à l’avenir, cette insatisfaction qui montait malgré ma réussite. Heureusement, j’avais gardé un but, qui était moi mais qui était aussi hors de moi : fonder une famille, construire une forteresse. Et c’est pour cela que je travaillais, pour cela que j’arrivais à agir et à vivre. Heureusement, j’ai rencontré Dina et ma vie a trouvé son sens. Mais les autres, ceux qui restaient repliés sur eux-mêmes? En ne s’occupant que de soi, en cédant à la règle de ce temps qui veut qu’on agisse d’abord pour soi, nous nous imaginons œuvrer en notre faveur. Nous croyons entasser nos biens. Mais nous les jetons dans un gouffre. C’est l’homme qui s’ouvre aux autres qui enrichit sa vie. Car la richesse d’une vie est faite d’enthousiasme et de joie. Et ils ne viennent que du dépassement de soi. Celui qui ne cherche qu’à posséder pour soi vit dans un désert : il s’enterre sous les biens. Celui qui va vers les autres, qui vit avec les autres, marche dans l’oasis. Plus tard, au cours des soirées que nous passions avec Karl et les amis de Dina, quand j’avais enfin trouvé la paix, quand j'écoutais des hommes parler en hommes, c’est-à-dire parler des hommes et non des choses, j’ai souvent évoqué, avec Karl d’abord dont j’aimais les yeux gris et la vieillesse sereine, ce vide que j’avais senti s’ouvrir en moi et que je voyais dans les autres. J’ai raconté à Karl qu’il m’était arrivé de regretter le temps de la solidarité du ghetto. Au moins dans la barbarie je me sentais frère des miens. Puis je lui ai parlé de ces fourmis tenaces qui œuvraient pour l’ensemble de leur peuple de fourmis. Karl s’est mis à rire. — Tu veux refaire la fourmilière? Tu rêves de disparaître dans un groupe, d’être partie d’un groupe, alors qu’il suffit de te voir pour comprendre que tu es un individualiste, un solitaire. Je niais et je savais pourtant que ce qu’il disait était vrai. — Mais si, mais si, et c’est naturel, disait Karl. Et pourtant tu as raison. Le vide existe. Seulement ce n’est pas le monde des fourmis qu’il faut recréer. Mais ce monde des hommes qui n’a jamais vu le jour. Et redécouvrir en nous cette solidarité qui unit par exemple les hommes d’une même tribu. Cette solidarité, oui Martin, mais garder l’individualité qui est notre richesse. Nous rentrions avec Dina. New York n’était pas encore une ville inquiétante où les passants sont guettés par des agresseurs. Pourtant déjà nous percevions, Dina et moi, la violence de la ville, sa grandeur brutale. Les rues écrasées par les hautes Façades, les clochards, les ghettos noirs. Je pouvais comparer avec les petites villes d’Europe, aux dimensions encore humaines. Un soir, nous avons vu de jeunes Noirs briser à coups de pierres des vitrines de magasins à la limite de Brooklyn. Puis ils se sont enfuis alors que hurlaient les sirènes des voitures de police. — Je veux que nous quittions la ville, a dit Dina. Et pourtant je l’aime. Je l’aimais aussi. Mais elle était dure. Indifférente au sort d’un homme : ce clochard, ce Noir infirme. Et des années plus tard j’ai retrouvé près de la porte de mon hôtel à Paris un autre clochard, lui aussi abandonné dans l’indifférence de la grande métropole. Peut-être était-ce la ville qui contraignait les hommes à être ces grandes roues affolées qui tournaient inlassablement dans une activité fébrile. L’argent, la gloire, l’argent encore. La ville où les arbres mouraient, leurs racines étouffant sous le béton. La ville, les villes trop grandes, comme des excroissances malades, des énormes tumeurs. Là les hommes déracinés s’ignorent les uns les autres. Et les villes croissent sans fin : elles sont des gouffres qui se creusent, où se perdent les habitudes fraternelles. Les regards lents et les sourires. Ces villes où les hommes se heurtent comme des grains de sable, où ils ne sont rien, ces villes où il faudrait recréer la paix, la joie, les liens de la connaissance et de l’affection entre les hommes. Cela aussi, je l’ai vraiment compris plus tard. Quand, après dix années passées avec Dina et mes enfants, dans notre maison isolée dans la campagne, j’ai retrouvé Paris, décuplé, sa frénésie, ses entassements de voitures. Je me souviens de cette soirée de novembre, il pleuvait fort, j’arrivais de l’aéroport d’Orly et mon taxi était coincé dans un embouteillage inextricable. Devant nous tout à coup un homme est sorti de sa voiture et s’est mis en hurlant à secouer les portières de la voiture qui le précédait. N’ayant pas pu ouvrir, il a injurié le conducteur, lancé des coups de pied dans la carrosserie. — Comme si ça suffisait pas, l’embouteillage, a dit le chauffeur de mon taxi. Il faut aussi qu’ils se battent. La violence : maladie de la ville trop grandie. La violence, explosion folle de la révolte de l’homme contre la vie vide et absurde qu’il mène. La violence qui s’en prend aux autres, qui s’en prend à soi. Destruction et autodestruction, la violence qui choisit l'autre comme sa victime, sa cible, parfois à cause de la couleur de sa peau, ou bien par hasard. La violence comme la drogue de notre temps. La violence comme une énergie dévoyée, comme un torrent fou, une eau dévastatrice qu’il faudrait endiguer. Peut-être parce que j’étais devenu hypersensible depuis mon drame, mes plaies restant à vif, la violence m’atteignait-elle personnellement. Je ne pouvais plus regarder avec l’indifférence de l’habitude ce clochard couché sur le trottoir, ces hommes qui s’injuriaient dans la rue, ces enfants que les journaux présentaient en de larges photographies et qu’on voyait mutilés par la guerre en Asie. Je ne pouvais croiser sans en être ébranlé ces jeunes gens aux vêtements en loques et dont les yeux brillants disaient qu’ils attendaient leur dose de drogue. Je les voyais qui traversaient la rue sans même prendre garde à la circulation. Ils possédaient ce bien inestimable, la jeunesse, et pourtant ils paraissaient déjà avoir perdu l'enthousiasme. Je les regardais et je souffrais pour eux, en moi. Un soir, alors que je rentrais à mon hôtel, j’avais eu un moment d’abattement à l’idée de me retrouver seul et je m’étais assis dans l’un de ces cafés du Quartier latin, bruyants et colorés. A la table voisine, un jeune homme aux cheveux longs qui feuilletait distraitement la revue Time. Enveloppé dans une veste de peau fourrée, tachée, il semblait avoir froid. J’ai hésité, puis je me suis adressé à lui en américain : — Ça ne va pas? Vous étudiez en Europe? Il a mis longtemps à me répondre. Levant à peine la tête. Il était effectivement étudiant en architecture et en urbanisme. Il visitait les capitales européennes. — Mais vous savez, l’architecture aujourd’hui… Alors je vis comme ça, ici. J’ai tenté de le faire parler. Peu à peu il s’est animé. Il posait des questions avec colère. — L’architecture? Pour qui construit-on? L’argent, voilà ce qui dirige tout. Alors, l’architecture? Même Paris, il y a ces tours partout, comme à New York ou à Chicago, les gratte-ciel, regardez… Sur le boulevard Saint-Michel les voitures s’entassaient, carcasses luisantes, sorte de longue chenille immobilisée. — Voilà l’urbanisme aujourd’hui. Les gens sont écrasés. Tous ces pauvres types qui passent trois heures par jour dans leur voiture. Vous savez, j’ai une chambre à Saint-Cloud, je les vois ces malheureux, ils s’asphyxient sous le tunnel dans leurs petites boîtes à moteur. — Justement, ai-je dit, puisque vous êtes urbaniste, il faut concevoir une autre idée de la ville. — Vous êtes un naïf. La ville, c’est ça. Ça ne peut être que ça. On ne peut rien transformer. Plus rien. C’est fichu. Alors moi je m’évade comme je peux. A ma manière. Plus tard il m’a demandé quelques dizaines de francs que je lui ai données. Peut-être pour de la drogue, de l’alcool. Mais que faire? Fallait-il refuser? J’avais essayé de le convaincre, de faire germer à nouveau en lui, par mes quelques phrases, le courage. Je crois ne pas y être parvenu. Je suis resté assis dans ce café jusqu'à ce qu’on me fasse comprendre qu’il fallait partir. J’ai vu d’autres visages jeunes, eux aussi déjà usés. J’ai vu des silhouettes chancelantes qui s’appuyaient au comptoir. Presque tous étaient perdus pour une vie digne. Qui les avait jetés dans ces gouffres du désespoir? Nos villes qui écrasent. Nos sociétés dures, implacables qui rejettent les plus faibles. Nos lois secrètes qui font l’argent et le profit rois. Nos mœurs qui exaltent la violence ou la fuite hors du réel dans les illusions de la drogue ou de l’alcool. Les inégalités qui font le fort et le riche plus fort et plus riche, et le faible et le pauvre plus faible et plus pauvre. Notre société trop souvent pareille à une jungle, à un camp de concentration sans fraternité où chacun suit son chemin indifférent à l’autre. Tout cela conduit à ces vies perdues, abandonnées ou lancées dans des impasses mortelles. Je retrouvais ces impressions que j’avais eues quand, vendeur au porte-à-porte, je visitais les grands immeubles du Bronx à New York. J’avais alors découvert ces appartements sombres, ces vies enfermées dans un alvéole, rivées à des métiers sans intérêt. Menacées par tous les maux qui guettent l’homme et aussi par ces maux des sociétés, le chômage, la peur, l’angoisse. Etait-ce pour vivre cela que l’homme était un homme? Moi je ne pouvais vivre qu’avec l’espoir qu’un jour viendrait un autre temps. Le monde serait autre. L’homme débarrassé des chaînes de l’inégalité, du poids d’une organisation sociale qui l’écrase. L’homme enfin libre d’entraves. L’homme enfin capable d’affronter ses problèmes, ses vraies questions, ses durables et nobles angoisses : le bonheur, le pourquoi et le comment de sa vie, l’interrogation devant la mort. Mais un homme qui a faim, un homme qui a peur, ne peut penser librement à cela. Il tâtonne comme un aveugle. Je revivais la guerre, le ghetto. Je regardais cette circulation anarchique dans la ville. Ces foules grises, ces jeunes désemparés. Ces clochards, ces mendiants, notre monde sans vraie justice. Je regardais ces visages sans joie de la grande cité. Oui, nous vivons encore dans le gouffre. Oui, l’homme est encore dans sa préhistoire. Et c’est d’elle qu’il doit sortir. Bien sûr il fallait peut-être pour cela que changent certaines de nos lois, que d’en haut, ceux qui détiennent le pouvoir, modifient leur façon de gouverner, de voir le monde. Que cesse le gaspillage des plus riches. Car il y a des milliards d’hommes qui ont faim. Et leur nombre s’accroît de plus en plus vite. Aujourd’hui, nous sommes trois milliards et demi d’hommes. Demain – dans moins de trente ans – nous serons plus de sept milliards. Alors l’inégalité entre les hommes, la surabondance chez quelques-uns, le dénuement chez la plupart, ne seront plus seulement une insulte à la dignité de l’homme, quelle que soit la couleur de sa peau. Alors l’inégalité sera une menace pour tous les hommes. Car nous sommes le dos à un gouffre. Refuser de le voir ce n’est pas le faire disparaître. Pour éviter d’y basculer il faut le regarder en face : et s’efforcer de s’en éloigner. Il faut que la justice et l’égalité s’établissent. Pour des raisons de morale et de plus en plus parce que justice et égalité sont encore les voies les moins dangereuses. Mais pour que l’humanité s’engage sur ces voies neuves il ne suffit pas que quelques hommes le décident. Il faut que tous les hommes, ceux d’abord qui n’ont plus faim, le comprennent. Parce que la pensée et la volonté des hommes sont une force immense. Je me suis souvenu de notre insurrection dans le ghetto. Nous n’étions rien. Nous n’avions que nos mains mal armées mais nous possédions la volonté de combattre, nous voulions tenir quelques heures à peine. Et nous avons lutté durant des semaines. Si dans les premiers mois de notre servitude et de notre humiliation, nous nous étions dressés alors que nous étions 500000, qui eût pu nous écraser? Mais les chaînes n’étaient pas qu’à nos pieds. Elles entravaient les volontés et les esprits de trop d’entre nous. Les bourreaux, habiles, jouaient avec nos faiblesses. Entretenaient de faux espoirs. Plus tard, quand j’ai voulu, m'étant évadé de Treblinka, expliquer à ceux qui, encore libres, n’imaginaient pas l’enfer qui les attendait, je n’ai pas été cru. Je parlais sans fin au milieu des groupes incrédules. Et l’on m’a traité de fou. Le fou n’est pas celui qui dit le problème qui existe, la maladie qui s’étend mais qu’il est encore temps de soigner. Le fou, c’est celui qui ferme les yeux, qui couvre sa tête, qui refuse d’entendre. Car un jour vient où le problème est là, la maladie présente : et alors manque le temps perdu. Depuis que j’avais créé ma Fondation pour la protection de la nature, que je rencontrais des hommes de science, que je recevais des informations sur les maladies de notre époque que j’avais ignorées jusqu’alors, je découvrais que, comme au temps du ghetto, la masse des hommes – et moi jusqu’à ces derniers mois – refusaient de voir. Et donc n’agissaient pas, et donc se laissaient pousser au bord du gouffre par les circonstances. Moi maintenant je savais. Comme après Treblinka. L’homme est à la croisée des chemins. Devant lui, pour la première fois, un avenir dont il peut prévoir le visage s’il ne fait rien: chaque année des dizaines de millions de nouveaux hommes, bientôt sur cette terre des milliards d’hommes, et le désordre d’une production qui détruit les sols et les eaux et même le ciel. Au bout de cette route, la violence, le désordre, la faim. Mais il est un autre chemin. Celui du vouloir changer. Du savoir utiliser la puissance des hommes pour eux-mêmes et non contre eux-mêmes. Et pour cela il est une seule force : celle de la conscience des hommes, de chaque homme qui, se sentant concerné, directement menacé, choisira l’autre voie. Celle qui conduit à l’organisation pacifique du monde. Je ne suis rien que la voix d’un homme qui a connu la barbarie de la guerre, qui a vu des hommes devenir des bêtes, je ne suis rien que la voix d’un témoin et d’un homme qui a perdu tout ce qui lui était cher. Par l’absurde feu d’une forêt que rien ne protégeait. Je ne suis rien que la voix d’un homme qui sait qu'il est possible de préserver l’homme et son avenir. L'été qui a suivi mon drame j’ai fait appel aux bonnes volontés pour défendre de nouveaux incendies ce qui restait de la forêt. J’étais aux Barons et j’ai vu venir des jeunes gens, de ceux dont on dit pourtant qu’ils ne se soucient que d'euxmêmes. — Nous sommes avec vous, m’ont-ils dit. L’un d’eux, un grand jeune homme voûté, mal rasé, mal vêtu, a rempli sa sacoche de brochures de la Fondation. — Je vais distribuer ça, a-t-il dit. Il m’a cligné de l’œil. — Si nous ne faisons rien, n’est-ce pas, ils vont tout saccager. Il faut qu’ils sachent, qu’ils comprennent. On va leur parler. Tout l’été, sur la Côte d’Azur où séjournaient des milliers de touristes, lui et d’autres jeunes gens ont travaillé bénévolement pour la Fondation. Et cette année-là les incendies ont diminué. Je me souviens de ce journaliste goguenard qui m’écoutait faire le bilan de la campagne de la Fondation. — Le climat, cet été, vous a bien aidé quand même, répétaitil. Je faisais mine de ne pas l’entendre puis comme il recommençait j’ai laissé ma colère déborder. — Le climat n’est rien, ai-je crié. Vous ne savez pas encore que le climat aussi dépend de l’effort des hommes? C’était excessif en ce qui nous concernait, et pourtant vrai. Il suffisait que les forêts soient détruites pour que le climat change. Au-dessus du Tanneron, avant l’incendie, c'était le ciel limpide du Midi. Maintenant que les arbres n’étaient plus que des troncs morts, le brouillard s’accrochait au sol et le soleil restait voilé. Maintenant, le vent soufflait en rafales et la chaleur torride succédait aux nuits glacées. Mais nous pouvions modifier ce climat. Un jour de printemps, les écoliers du Tanneron sont partis chacun avec un jeune arbre dans leurs mains. Ils sont allés sur les pentes pierreuses, ils ont creusé, puis ils ont planté les arbres du renouveau. Le climat, un jour proche puisque les hommes le voulaient, serait à nouveau comme avant l’incendie. J’ai gardé longtemps dans les yeux le visage de cet enfant qui, de ses mains maladroites, enfonçait un arbre dans la terre. L’homme, s’il le veut, peut combler les gouffres qui entourent sa route. Il peut toujours à côté d’un arbre mort planter un arbre de vie. Mais il faut qu’il le veuille. Qu’il ose regarder le danger et le dénoncer. Il faut qu’il ne cède pas aux vertiges de la facilité. Alors son avenir sera vert et le climat doux. 8 LE DESTIN Ce soir, je suis seul dans la grande pièce vide des Barons. Par la baie vitrée j’aperçois la mer, au loin. Tout à coup, je ne vois plus que ces barreaux de fer forgé que Dina avait fait sceller devant cette baie pour éviter l’entrée des rôdeurs dans notre maison isolée. Il me semble que ces barreaux enferment ma vie. Et je me souviens du jour où Max Gallo m’a fait lire le passage de l’Ancien Testament qu’il choisissait de placer au début de sa préface : «Votre vie, Martin, me disait-il, me fait vraiment penser à celle de Job à qui Dieu, pour l’éprouver, n’a rien laissé.» Et ce passage parlait de Job livré au Mal. Ce soir, je relis cette citation, je me demande s’il n’y a pas un destin qui a choisi depuis l’enfance de m’écraser. Si je ne suis pas victime de forces qui en moi ou au-dessus de moi m’emprisonnent. Comme ces barreaux. Un destin, mon destin, qui, alors que je cherchais la paix, que je croyais l’avoir trouvée, m’a conduit à m’installer ici pour devenir victime d’un incendie, de la mort, d’une guerre. Le destin, est-ce une réalité? Sommes-nous serrés dans une main qui à son gré nous épargne ou nous mutile? En nous, ou hors de nous, dès la naissance, y a-t-il déjà, tracée, la route que nous allons suivre? Faut-il croire au destin? Ce soir, peut-être parce que la nuit d’hiver tombe vite, parce que ma solitude m’étouffe, je ne réussis pas à répondre à la question. Je laisse monter en moi des interrogations, des images, des souvenirs. Un ami, l’autre jour, ma raconté l’histoire de ces curieux oiseaux, les mutton-birds, qui, alors que leurs parents les ont abandonnés au nid, s’en vont seuls pour un long voyage de 25000 km au-dessus du Pacifique, avant de retrouver leurs nids. Le voyage que tous les mutton-birds accomplissent depuis toujours et que rien ne semble motiver. Sinon en eux une impérative volonté. Leur destin écrit dans leur être et qui les contraint à cet envol et qui les guide. Notre vie est-elle ainsi dirigée? Sommes-nous libres de nos choix ou bien sommes-nous poussés vers notre sort, sommes-nous des aveugles qui ne pouvons rien? Ces questions, elles me poursuivent et je me les suis toujours posées. Et qui ne s’interroge pas? Un soir, alors que nous rendions visite à un couple d’amis, nous n’avons trouvé que Maria, la jeune femme qui gardait les enfants. — Ils sont tous sortis, répétait-elle en riant, même les enfants. Ils sont tous au cinéma en plein air. Ils voulaient m’amener mais j’ai refusé. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai envie d’être seule. Tard dans la nuit on nous a téléphoné. Un voleur s’était introduit dans la villa déserte et avait agressé Maria. Le lendemain, nous sommes allés la voir. Elle était couverte d’ecchymoses, mais elle demeurait calme, secouant la tête, passive. — C’est le destin, répétait-elle. Il n’y avait rien à faire. C’était mon heure. Vous savez, si j’avais été avec eux au cinéma, il y aurait eu quelque chose, un accident. Je sais. Ce soir-là était marqué, sûrement. On ne peut pas échapper à son destin. Ce soir, je pense à Maria. Me reviennent les plus terribles de mes pensées, celles qui ne me laissent aucune chance, qui me racontent mon histoire d’une implacable façon : je survis aux miens à Treblinka, j’échappe à la destruction du ghetto, je réussis à faire fortune, je rencontre l’amour, Dina, nous avons enfin des enfants et tout cela pour aboutir à cet incendie, à leur mort? Suis-je ainsi marqué? Enfermé par je ne sais quel destin? Je suis sorti, j’ai marché dans le brouillard sur cette route qui a été si longtemps le chemin de la joie. L’air frais m’a fait du bien. M’a rendu ma raison. Qu’est-ce que le destin? Un nom que l’homme donne aux événements, une chaîne qu’il fabrique pour lier entre eux les faits. Une chaîne qui l’emprisonne s’il l’accepte. Mais qu’il doit toujours vouloir briser. Et si elle est lourde, si elle semble résister, l’effort pour la rompre est le sens même de la vie de l’homme. Le destin? J'avais vu tant d’hommes se plier devant ce mot, s’agenouiller devant lui pour attendre son verdict. Milliers d’hommes du ghetto qui se laissaient glisser jour après jour au fil de leur destin. Et qui peut les condamner? Ils sont mes frères morts. Moi, je saisissais la première chance. Je refusais de croire au destin qui faisait de moi un humilié, un vaincu, un esclave, un mort. Je me suis enfui, j’ai combattu, j’ai survécu. Quand, après mon drame, après la mort des miens, les habitants du Tanneron ont appris que j’avais déjà échappé à la mort dans le ghetto, à Treblinka, ils ont répété et l’un deux – un vieux paysan à la peau ridée – me l’a dit : — Martin Gray, c’est son destin de ne pas mourir, cet homme il s’échappe de tout. C’est son destin. C’est comme ça. Non, ce n’était pas comme ça. Quand je revoyais ces années de violence et de barbarie, quand je regardais mes mains encore marquées par les tortures subies, quand dressant les bras je sentais les douleurs dans l’épaule, mémoire physique des cellules de la prison de Pawiak, à Varsovie, quand l’on m’avait pendu par les poignets et que les bourreaux me frappaient, je savais que le destin, cela se construit. L’homme a toujours devant lui deux routes. Et c’est entre elles qu’il doit choisir. Deux routes devant le regard, deux destins. Et à chaque nouveau pas il y a un nouveau croisement. Deux routes encore, deux destins possibles. Et il en va ainsi jusqu’à la dernière seconde de vie. Je sais, plus tard, aux autres, tout paraît simple, souvent. Quand je racontais à Max Gallo telle ou telle de mes évasions, qu’il était devant moi, son carnet de notes à la main, brusquement il m’arrivait de m’arrêter, irrité qu’il ne m’interrompe pas de lui-même. — Vous comprenez, lui demandai-je, vous comprenez que j'aurais pu rester là avec les autres, et que c'était facile. Il faudra essayer de faire sentir cela aux lecteurs, pour qu’ils sachent. Je ne suis pas un héros, Max, mais je veux que les lecteurs découvrent que rien n’est facile. Qu’il faut vouloir. Vous le comprenez, Max? Rien n’est jamais tout à fait joué. Il n’y a jamais une seule route, un seul destin. Il faut savoir qu’on peut, qu’on doit choisir. Mais il faut vouloir choisir. Croire que c’est possible. Que le destin c’est avec ses propres mains qu’on le construit. Qu’il est toujours une route ouverte. Que tant qu’il y a un souffle de vie il y a l’espoir de choisir et de changer. Soi et le monde. Car j’avais tant d'exemples qui montraient que notre destin n’était pas comme celui de ces oiseaux migrateurs, inscrit en nous, au cœur de notre corps et de notre pensée. L’homme ce n’est pas seulement un assemblage de rouages, un amoncellement de matériaux, c’est d’abord une décision et chacun a en soi, s’il le veut, s’il le sait, la possibilité avec ses rouages, avec ses matériaux, de construire, de produire autre chose. Car chaque homme est unique. Et chaque homme doit se vouloir unique même s’il se sait solidaire de tous. Quand je travaillais à New York j’avais, un temps, habité une maison dans la banlieue sud. Près de chez moi, dans une grande demeure blanche, vivait un couple que je voyais rarement. Mais il m’arrivait quand je rentrais tard d’entendre crier : de sinistres hurlements, une voix d’homme et qui pourtant échappait à la parole. Plus tard j’appris qu’il s’agissait de leur fils : un enfant retardé qui avait de temps à autre des crises de fureur. Je rêvais à fonder une famille, à avoir des enfants et plusieurs jours j’ai gardé avec moi l’effroi de ce destin qui s’était abattu sur ce couple. Un soir je me suis trouvé seul dans l’allée avec un homme encore jeune, au visage noble, aux cheveux blonds rejetés en longues mèches en arrière du front. — Monsieur, je crois que vous habitez cette maison près de la nôtre, dit-il… Il commença ainsi de s’excuser, puis quand nous arrivâmes devant chez lui : — Je vous en prie, continua-t-il, monsieur, venez… J’ai hésité. Il est toujours difficile d’affronter le malheur le plus injuste, celui qui frappe les enfants. — Je vous en prie, répéta-t-il. Je l’ai donc suivi. Sa femme avait les yeux doux, un sourire détendu. — Je suis heureuse de vous connaître, a-t-elle dit. Nous avons parlé ainsi quelques minutes, puis ils m’ont dit presque en même temps. — Cela nous ferait plaisir si vous voyiez Frank, notre fils, et ce qu’il fait. Je ne pouvais qu’accepter. Dans une grande pièce il y avait, assis par terre, un adolescent à la tête penchée, au visage grimaçant, au menton accusé, la lèvre supérieure déjà couverte d'un duvet noir. Quand il nous vit il poussa une sorte de grognement, secoua la tête plusieurs fois. — Il est content de vous voir, dit le père. J’étais paralysé. Effrayé. Et pourtant l’horreur m’avait été familière. Mais là, cette vie mutilée, ce destin sur ce couple. — Regardez, me dit le père. Et c’est alors que je vis les murs couverts de tableaux. Des toiles gaies où dominaient les couleurs claires, l’or d’un soleil joyeux, le bleu, le rouge. Je découvris alors que Frank était en train de peindre, avec des gestes saccadés, et que naissait sur la toile posée à même le sol une sorte d’immense fleur rayonnante. — C‘est Frank qui fait tout cela, me dit sa mère. C'est beau. Quand il peint, il devient calme. Et puis pour moi ces fleurs c’est le visage de son âme. Le destin. Ne pas s'incliner devant ce qu’on appelle le destin. Prendre dans l’événement qui nous frappe ce qui est une poussée de force pour nous, pour les autres. Ne pas subir ce qui paraît nous écraser. Mais, au contraire, tenir à pleines mains cette dalle qui est sur nous : la soulever à bout de bras. Vouloir le faire. Vouloir rejeter cette lourde dalle pour voir enfin le ciel. Et chacun peut voir son ciel. Les parents de Frank avaient trouvé pour lui la peinture. Ils n’avaient pas subi l’événement, mais lutté contre lui pied à pied. Et ils avaient gagné. Je me souvenais aussi de cet écrivain dont Max Gallo m’avait parlé : un homme que la poliomyélite avait frappé alors qu’il n’avait que treize ans. Et qui avait lui aussi su créer sa vie, malgré sa paralysie. Écrire, s’exprimer, réaliser une grande œuvre, ç'avait été pour lui le moyen de vaincre, de prendre de vitesse son destin et d’en construire un autre. A chaque instant, au jeu de la vie les cartes changent. Hier la maladie, aujourd’hui la santé. Aujourd’hui le bonheur et la paix, demain le malheur et le désespoir. Mais nous pouvons toujours bâtir avec ce qui nous est donné. Tant que l’homme est en vie il peut toujours reconstruire, même avec des ruines. Seulement, c’est plus facile quand les matériaux sont sains. Je l’avais découvert tant de fois dans ma vie : le manque de sommeil, la fatigue, l’usure du corps, voilà qui sape la volonté. Voilà qui nous fait esclave. Avec Dina, nous avions compris cela. Nous avions adopté la sobriété, renoncé même à la viande. Chacun peut choisir sa route. Mais ce que je sais c’est qu’il faut compter avec son corps. Le devoir de l’homme est de ne pas gaspiller sa force. Ne pas user son corps en laissant l’excès l’écraser. Car l’homme est un tout. La pensée n’est pas claire, la volonté n’est pas inébranlable quand le corps est alourdi. La pensée est comme une eau. Elle peut être troublée, rendue boueuse, si le corps lui-même se trouble et se remplit de boue. J’essayais d’expliquer cela à Jacques M. Il travaillait avec moi à la Fondation. Il riait de ce qu’il appelait avec ironie mes «manies alimentaires». Nous étions contraints souvent d’inviter des journalistes à déjeuner. Chaque fois, je devais expliquer, m’excuser presque de ne pas commencer par un whisky, suivre par du vin de Bordeaux. Je voyais les autres boire plus que de raison. Ils prenaient entre leurs mains la carte du restaurant avec une passion qui me paraissait curieuse. Ce que je leur reprochais, ce n'était pas leur goût pour tel ou tel plat. C'était trop souvent leur démesure. Après le repas, Jacques était somnolent. Alors il commandait une autre tasse de café. Il était entré dans cet engrenage de la suralimentation, de la consommation d’alcool et de l’abus des excitants. Tout cela m’apparaissait comme des formes de fuite. Et je les avais bien connues aussi, dans mes premières années à New York, quand je ressentais durement la solitude. Alors je buvais. Alors les restaurants étaient pour moi des temples de la joie. Manger c'était une façon de me prouver que le monde m’appartenait. J’étais enveloppé par le froid de la solitude, alors la chaleur passagère que donne l’alcool et la nourriture richement apprêtée, pour un moment, me faisaient oublier ma situation. J'étais euphorique. Mais venaient les conséquences. Ma pensée obscurcie, mon énergie affaiblie, et une sensation de solitude plus difficile encore à porter. Voilà pourquoi j’ai changé, jeûné. Découvert la joie des mets simples. D’une eau claire. D’un corps léger. L’homme, s’il veut que sa vie ne lui glisse pas entre les mains sans même qu’il le sache, doit savoir contrôler ses appétits. Parfois les limiter. Savoir que sa santé est un capital qu’il ne peut pas dilapider. C’est ce capital qui le fait riche. S’il veut le conserver, il faut qu’il choisisse la mesure et la simplicité. Qu’il résiste à la pente facile et attirante des plaisirs. Qu’il refuse des joies réelles mais tout compte fait secondaires et qui peuvent s’il les recherche trop souvent l’empêcher d’atteindre les joies les plus hautes et les plus durables. Ici aussi il faut choisir. Savoir ce qui importe. La chaleur excitante et passagère de l’alcool ou l’eau claire et fraîche de la vie. Je regardais Jacques. Il buvait lentement et je lisais dans ses gestes le plaisir qu’il prenait à ce vin rouge et velouté. Quelques années auparavant il avait été, m’avait-il dit, victime d’un ulcère. Un jour, brutalement, alors qu’il sortait d’un journal, des douleurs atroces l’avaient plié en deux. Ulcère perforé. Opération urgente. — Depuis, c’est parfait, disait-il. Je peux manger et boire comme avant. Martin, vous ne saurez jamais ce que cela signifie ce fromage avec un verre de vin rouge. Je savais. Je savais tout de l’alcool et du vin. Et pourtant j’avais renoncé et ce plaisir ne me manquait pas. Mais il était indispensable à Jacques. Malgré les risques qu’il prenait avec sa santé et que je m’efforçais de lui expliquer. Pourquoi s’obstinait-il? Etait-ce vraiment un besoin? De même nature que celui qui contraignait les jeunes drogués à rechercher sans cesse une autre dose de drogue, à perdre leur vie dans cette course à des joies brèves et illusoires? Mais était-ce vraiment une question de corps? En fait il s’agissait de l’esprit, du moi, du caractère. Quand manquent à l’homme des buts qui le dépassent. Quand il a perdu l’espoir de faire naître pour lui une vie à sa mesure. Quand il a renoncé à la cime et qu’il choisit d’aller, au jour le jour, sans même savoir où il va, alors il peut s’enfuir dans ces pauvres chemins des plaisirs médiocres. Et il peut s’y perdre. Y compromettre son corps. Et par là même affaiblir encore son courage, amoindrir encore sa pensée, renoncer encore un peu plus à s’élever. C’est Dina qui m’avait donné la force de choisir les joies véritables. Qui ne sont ni celles de l’alcool, ni celles de la table, ni d’aucune drogue. Avec elle, je n’avais plus besoin de ces médiocres plaisirs. J’avais trouvé ma rade, ma paix. J’avais jeté l’ancre. Je regardais mes enfants. Je les voyais courir, grandir, je les entendais jouer du piano. Je voulais vivre longtemps pour les protéger, pour les contempler alors qu’ils s’épanouiraient, pour savoir quel serait leur visage d’homme. J’avais atteint le bonheur. Je n’avais plus besoin d’alcool. Un fruit juteux me suffisait : ma joie, leur joie, mon espérance étaient mes alcools. Sans doute était-ce cela qui manquait à Jacques. Il vivait seul après avoir divorcé. Il ne s’intéressait guère aux autres. Il était venu à la Fondation davantage par besoin d’un emploi que par souci de se dévouer à une cause. Il n'était pas heureux. Pour qu’un homme atteigne la plénitude, qu’il soit vraiment un homme, il faut qu’il crée un monde dont il soit le centre. Ce peut être une œuvre ; le tableau d’un peintre ou le meuble d’un ébéniste ; le champ d’un paysan, la page d’un écrivain. Ce peut être une famille. Car l’homme a besoin de devenir la colonne forte d’un temple qu’il a construit et qu’il soutient. Maintenant, je suis à nouveau seul. Mais il y a ces lettres que j’ai reçues par milliers. Il y a ce livre que j’écris et qui va parler aux autres et dans ma solitude je suis redevenu une colonne droite. Ma vie a un sens parce que la fraternité des autres m’entoure. Car la froide raison ne suffit pas à l’homme. Elle n’est qu’une terre qui a besoin d’eau pour germer. L’eau, c’est l’amour, ce sont les autres, c’est l’espoir, la croyance que demain, en chaque homme et en soi d’abord, le neuf et le beau auront surgi. La certitude que l’homme peut vivre en paix et dans la joie, avec lui-même et avec les autres. Et si la souffrance éclate, et elle éclate un jour, puisque la mort sera toujours présente, l’espoir que l’homme saura prendre cette souffrance entre ses mains et en faire un fruit. En tirer la certitude qu’il faut vivre plus haut, mieux. Dans ce miracle fragile qu’est la vie. Je suis ressorti. Je marche. Le brouillard s’est levé et c’est l’immense nuit qui m’observe. J’ai le droit de marcher tête haute, le visage tourné vers ce ciel sombre. J’ai le droit de dire que j’ai tenté de vivre comme un homme. Ce soir j'achève ce Livre de la vie. Je voudrais le tendre aux autres comme autrefois j’ai tendu la main à mes enfants. Non pas que je m’imagine avoir en moi la connaissance. Mais j’ai le droit de parler. Je n’ai qu’une humble supériorité, celle de ma souffrance. Et ma voix, quand elle s’élève. Quand elle dit : Que la vie est indestructible. Malgré la mort. Que l’espoir est un vent vif qui doit balayer le désespoir. Que l’autre est un frère avant que d’être un ennemi. Qu'il faut pour vivre se charger d’amour et d’espérance. Qu’il faut chercher à rassembler en soi ces branches dispersées qui font notre personnalité. Qu’il faut croire à des mots nobles : la fraternité, le devoir, le respect des hommes. Quand ma voix s’élève et répète : Qu’il ne faut jamais désespérer de soi-même et du monde. Que les forces qui sont en nous, les forces qui peuvent nous soulever sont immenses. Que notre volonté a une puissance insoupçonnée. Que nous pouvons, si nous voulons, toujours reconstruire. Quand ma voix dit encore : Qu’il faut parler l’amour et non les mots de la tempête et du désordre. Mais qu’il faut savoir tout risquer pour défendre une vérité, un principe de fraternité. Et qu’il faut parfois accepter de se battre contre soi et aussi contre ceux qui laissent en eux monter les démons barbares. Quand ma voix clame : Que le destin royal de l’homme et son tourment sont de recommencer encore, de commencer toujours, pour porter plus loin cette flamme, son espoir, malgré la mort qui vient comme une mer effacer ses pas sur le sable et qu’il doit recommencer, bannir la peur et recommencer encore. Quand je hurle : Que la vie commence aujourd’hui et chaque jour, et qu'elle est l’espoir. Il faut me croire. Car j’ai vécu cela. Ce livre, je l’ai écrit pour comprendre la vie, ma vie et je l’ai écrit pour vous, pour essayer d’être utile. Si, comme je l’espère, il a pu vous aider, donner des commencements de réponse aux questions que tout homme se pose, alors je vous demande, mais sans doute l’aurez-vous déjà compris, de le faire connaître à ceux qui comme moi, comme vous, ont besoin qu’une voix amie s’adresse à eux. « Si vous le désirez, écrivez-moi à Martin Gray, Tanneron, 83141. France. Je serai heureux de continuer avec vous le dialogue ouvert avec «Au nom de tous les miens» et poursuivi ici dans ce «livre de la vie».