Une rencontre
Comme il habitait les Batignolles, étant employé au ministère de l’instruction publique, il prenait
chaque matin l’omnibus, pour se rendre à son bureau. Et chaque matin il voyageait jusqu’au centre de
Paris, en face d’une jeune fille dont il devint amoureux.
Elle allait à son magasin, tous les jours, à la même heure. C’était une petite brunette, de ces
brunes dont les yeux sont si noirs qu’ils ont l’air de tâches, et dont le teint a des reflets d’ivoire. Il la
voyait apparaitre tous les jours au coin de la même rue ; et elle se mettait à courir pour rattraper la
lourde voiture. Elle courait d’un petit air pressé, souple et gracieux ; et elle sautait sur le marchepied
avant que les chevaux fussent tout à fait arrêtés. Puis elle entrait dans l’intérieur en soufflant un peu, et,
s’étant assise, elle jetait un regard autour d’elle.
La première fois qu’il la vit François Tessier sentit que cette figure-là lui plaisait infiniment. On
rencontre parfois de ces femmes qu’on a envie de serrer éperdument dans ces bras, sans les connaitre.
Elle répondait, cette jeune fille, à ses désires intimes, à ses attentes secrètes, à cette sorte d’idéal
d’amour que l’on porte, sans le savoir, au fond du cœur.
Il la regardait obstinément, malgré lui. Gênée par cette contemplation, elle rougit. Il s’en aperçut
et voulut détourner les yeux, mais il les ramenait à tout moment sur elle, quoiqu’il s’efforçât de les fixer
ailleurs.
Au bout de quelques jours, ils se connurent sans s’être parlé. Il lui cédait sa place quand la
voiture était pleine… Elle le salua maintenant d’un petit sourire ; et, quoiqu’elle baissât toujours les
yeux sous son regard qu’elle sentait trop vif, elle ne semblait plus fâchée d’être contemplée ainsi.
Guy De Maupassant, Contes du jour et de la nuit.