Émile Durkheim , « Le « CONTRAT SOCIAL » de Rousseau » (1918) 5
d'examiner les raisons pour lesquelles, suivant Rousseau, cette déviation
n'était pas nécessaire et comment est possible la conciliation de ces deux états,
à certains égards contradictoires.
« Le “Contrat social” de Rousseau »
L'état de nature
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L'état de nature n'est pas, comme on l'a dit quelquefois, l'état où se trouve
l'homme avant l'institution des sociétés. Une telle expression ferait croire, en
effet, qu'il s'agit d'une époque historique, par laquelle aurait réellement
commencé le développement humain. Telle n'est pas la pensée de Rousseau.
C'est, dit-il, un état « qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui pro-
bablement n'existera jamais » (Discours sur l'origine de l'inégalité, préface).
L'homme naturel, c'est tout simplement l'homme, abstraction faite de tout ce
qu'il doit à la vie sociale, réduit à ce qu'il serait s'il avait toujours vécu isolé.
Le problème à résoudre ne ressortit donc pas à l'histoire, mais à la psycho-
logie. Il s'agit de faire le partage entre les éléments sociaux de la nature
humaine et ceux qui dérivent directement de la constitution psychologique de
l’individu. C'est de ces derniers et d'eux seuls qu'est fait l'homme à l'état de
nature. Le moyen de le déterminer « tel qu'il a dû sortir des mains de la
nature » est de le dépouiller « de tous les dons surnaturels qu'il a pu recevoir
et de toutes les facultés artificielles qu'il n'a pu acquérir que par un long
progrès » (ibid. et 1re partie). Si pour Rousseau, comme d'ailleurs pour Mon-
tesquieu et presque tous les penseurs jusqu'à Comte (et encore Spencer
retombe-t-il dans la confusion traditionnelle) la nature finit à l'individu, tout
ce qui est au delà lie peut être qu'artificiel. Quant à savoir si l'homme est resté
un temps durable dans cette situation, ou s'il a commencé à s'en écarter dès
qu'il a commencé à être, c'est une question que Rousseau n'examine pas, car
elle n'importe pas à son entreprise.
Dans ces conditions, l'histoire lui est inutile. C'est donc légitimement qu'il
l'écarte. « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent pas
à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut
entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des
raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la
nature des choses qu'à en montrer la véritable origine » (ibid., début, in fine).
Les sauvages eux-mêmes ne représentent que très inexactement l'état de
nature. « C'est faute d'avoir suffisamment remarqué combien ces peuples [les
sauvages] étaient déjà loin du premier état de « nature » que plusieurs se sont
trompés sur les penchants primitifs de l'homme, qu'on lui a prêté par exemple
une cruauté native. Sans doute le sauvage est plus proche de la nature ; à
travers son état mental il est plus facile à certains égards d'apercevoir le fond