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conduire au cynisme, ou à des formes de désengagement ou de scepticisme
qu’on rencontre fréquemment dans le monde universitaire. En un sens le
livre de W. pourra servir d’antidote contre ce cynisme-là, mais une antidote
qui n’est peut-être pas des plus faciles à avaler. La question posée ici au
sujet de la philosophie redouble celle que Williams pose en général au sujet
de toutes les formes discursives complexes par le moyen desquels nous
cherchons à faire sens du monde, de l’histoire ou de nous-mêmes.
Comment se scellent nos choix, nos engagements théoriques ? Quel est la
part qu’y joue la reconnaissance du vrai ? Qui, parmi les partis en présence,
doit emporter mon assentiment ? Est-ce celui qui a les meilleures raisons ?
Celui qui a été le plus habile ? le plus convaincant, celui qui m’a conforté
le mieux dans mes opinions, mes intérêts, mon wishful thinking, cette
humaine tendance à prendre ses désir pour des réalités, dont Williams
propose une analyse magistrale dans le chapitre 8 ? Cette question de
l’engagement philosophique, le risque de l’insincérité, de l’inauthenticité
qui lui est inhérent, pour ma part, j’en ressens toujours, et le temps passant,
toujours de manière plus aiguë, le caractère problématique. Williams certes
ne parle pas spécifiquement de la philosophie, il n’interroge pas la véracité
ou la probité ou l’exactitude comme des vertus qui seraient spécifiques aux
philosophes - elles ne le sont pas c’est clair, car elles appartiennent tout
aussi bien à l’homme de la rue et au scientifique (tel Primo Levi qui trouve
dans la pratique de la chimie et l’expérience qu’elle donne d’une
soumission patiente à la vérité du monde tel qu’il est, une ressource morale
qui lui permet de supporter la politique fasciste et son tissu de contre-
vérités). Néanmoins il est clair que cette vertu, telle que la comprend
Williams a quelque chose qui l’apparente étroitement au projet
philosophique en ce que le philosophe a longtemps été défini comme celui
qui entre tous est sensible à l’exigence de la vérité, celui qui aime la
possession de la vérité pour elle-même, et non pour les avantages qu’elle
serait susceptible de lui procurer, et qui est prêt à l’accepter d’où qu’elle
vienne, et quels qu’en soient les habits, de l’aimer en somme pour sa valeur
intrinsèque.
Il y a une longue tradition qui s’attache à cette définition du
philosophique. Elle commence peut-être avec Platon et Socrate dont j’ai
évoqué un mot célèbre à la fin de ma petite présentation du séminaire. Le
philosophe est plutôt en désaccord avec tous qu’en contradiction avec lui-
même : en somme il se doit la vérité à lui-même, et ceci à quelque prix que
ce soit. Aristote aussi contribue à cette tradition par son célèbre amicus
Plato, sed magis amica veritas… Ce que dit cette formule, que la postérité à
indéfiniment reprise (substituant parfois le nom d’Aristote à celui de
Platon) : pour l’amour de la vérité il faut être prêt à sacrifier ses amis et ses
maîtres. Rien de moins social que cette vertu.
Rien de moins politique aussi, si l’on comprend qu’au nom de la
vérité il faudrait savoir non seulement renier ses amis, mais faire accueil