Aimer la verite pour elle-meme Sur Truth

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Atelier de lecture
12 novembre 2013
Aimer la vérité pour elle-même ? Réflexions sur Vérité et Véracité de
Bernard Williams
Merci pour votre présence. Je suis heureux de contribuer à la
poursuite de l’expérience atelier de lecture. Le livre de Bernard Williams
que jai proposé ici comme point de départ et peut-être comme fil rouge
pour les discussions de cette année, n’est pas exactement le genre de
choses que je lis pour mon travail d’historien de la philosophie. Je l’ai
rencontré presque par hasard. Mon amie et collègue E. L-J qui elle-même
faisait cours dessus l’an dernier à Lille, m’a dit ‘lis-le, c’est un livre pour
toi’ (ou quelque chose de ce genre). C’est le genre d’injonction auquel on
se doit de ne pas résister, mais si je la rapporte ce n’est pas seulement pour
l’anecdote : car en un sens, ce dont je voudrais vous parler aujourd’hui
touche à la présupposition implicite de la recommandation : qu’il y aurait
des philosophies ou des philosophes pour lesquels on serait fait. Qu’est-
ce que cela peut vouloir dire et comment concilier cela avec l’idée non
moins forte qu’être philosophe ce n’est sûrement pas s’accommoder de ce
que nous sommes et ne lire que ce qui nous plaît ? N’est-ce pas aussi sortir
de soi, fût-ce au prix de l’inconfort le plus grand, s’instruire auprès
d’auteurs qui nous altèrent et nous déprennent de nos préjugés ? Je pense
pourtant qu’il y a un sens dans lequel on peut dire qu’on est fait (ou qu’on
se fait) pour un certain type de philosophie plus que pour un autre, je vais
y venir à la fin de ce petit discours, disons seulement pour l’instant
qu’Eléonore avait trivialement raison : ce livre m’a plu, en particulier pour
sa manière très saisissante, très subtile de conjoindre un projet constructif
et argumentatif parfaitement assumé et un recours à l’histoire des idées
(philosophique et littéraire) qui n’est nullement décoratif, ou illustratif,
mais contribue pour une large part à l’argument.
Dans ce petit exposé d’introduction je voudrais d’abord présenter
Vérité et Véracité de manière très succincte. Je n’irai pas très loin dans le
résumé des chapitres les descriptions fascinantes de l’exactitude de la
sincérité et de l’authenticité, la réflexion sur l’origine de l’histoire et le type
d’objectivité qu’on peut en attendre - car je crois que nous aurons d’autres
occasions pour les aborder. En second lieu, je vous proposerai quelques
réflexions personnelles, et à bâtons rompus, sur ce que le livre m’inspire,
en particulier au regard de mon propre rapport à la philosophie et à la
question de la véracité comme vertu philosophique.
I/
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Le livre prend pour point de départ un double constat au sujet du
temps présent. D’un côté, il souligne l’attachement intense à la véracité
comme vertu et comme valeur : Autant en politique, que dans la sphère
sociale, on n’a jamais autant réclamé la transparence, condamné autant le
mensonge. Dans le même temps, émerge au XXe siècle avec le
pragmatisme, et aussi dans la pensée dite postmoderne des années 60, une
forme de défiance à l’égard de la « vérité » elle-même, qu’on soupçonne
être une catégorie inutile et métaphysique - un soupçon qui de manière
toute paradoxale est lui-même porté par un désir de véracité, le désir de ne
pas s’en laisser conter par ce mythe tout platonicien et philosophique de
la vérité avec un grand V, la vérité des choses telles qu’elles sont en elles-
mêmes.
Qu’on puisse vouloir la véracité sans croire à la vérité révèle sans
doute une faute de syntaxe philosophique. Williams évoque les
philosophes du langage ordinaire qui traitent par le mépris ceux qu’il
appelle les « négateurs de la vérité » - en montrant que la vérité a un sens
parfaitement assignable que chacun, y compris le négateur est contraint de
reconnaître, dès lors qu’il fait usage des phrases du langage ordinaire -.
Mais pour B. W., les négateurs n’ont pas besoin de nier qu’il existe des
vérités ordinaires (du genre : il est vrai que je suis assis ici et que je vous
parle) pour pouvoir affirmer que le langage de la vérité est inopérant et ne
peut s’appliquer à « des structures de pensée plus vastes qui sont
nécessaires à notre compréhension de nous-mêmes sur le plan de
l’individuel, du social et du politique. » Ces structures sont les sciences,
l’histoire, la politique, et je dirais la philosophie elle-même… Et la
suggestion générale des négateurs est que lorsqu’on s’engage dans ces
entreprises d’élucidation plus globale, il n’y a plus de vérité qui tienne,
seulement des interprétations qui s’affrontent, et qui ne l’emportent que
par leur valeur instrumentale : leur qualité rhétorique (Hayden White), leur
aptitude à gagner le plus de voix dans un contexte plus ou moins
dialogique et plus ou moins agonistique.
La catégorie des négateurs de la vérité est un sac assez large
Williams mêle des auteurs comme Foucault, Rorty, Latour, peut-être
Derrida…). La défiance des négateurs à l’égard de la vérité prend d’ailleurs
diverses formes dont certaines sont peut-être délibérément provocantes
ou extravagantes. Mais la caractéristique la plus singulière de ce livre, est
précisément que W refuse de traiter avec le mépris habituel des
philosophes analytiques le pb soulevé par les négateurs. Le livre est
clairement une défense de l’idée que la vérité a une valeur intrinsèque, mais
cette défense se fait sur la base d’une très large concession au parti
adverse : l’idée que l’exigence de vérité (ou de véracité) s’impose aux
hommes d’abord en termes de besoins et d’usage, et non sous la forme
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d’une exigence transcendantale ou métaphysique dont nous serions
magiquement habités.
W. propose une méthode généalogique, qui est en fait en dépit des
références à Nietzsche moins nietzschéenne dans son principe
qu’apparentée aux généalogies politiques rousseauiste ou lockéenne, ou
plus récente Nozick, s’appuyant sur une hypothèse d’état de nature fictif,
pour tenter de dégager comment on peut rendre compte dans une
perspective naturaliste (et non transcendantale) de l’émergence des vertus
de la vérité.
Il montre que dans l’état de nature, et compte tenu de certaines
déterminations relativement consensuelles sur ce qu’est la nature humaine,
on peut montrer comment ont émergé les vertus de vérité, en référence à
des objectifs précis, tels que la découverte et la mise en commun de
l’information. Mais cette description généalogique soulève aussitôt une
question : si les valeurs de la vérité qui se dégagent ainsi des résultats
pragmatiques plus ou moins bon de l’échange d’information, se révèlent
d’abord instrumentales et doivent s’expliquer par référence à d’autres
avantages (comme la sécurité, le profit collectif…) , est-ce que le fait de
les traiter comme telles suffit pour qu’elles fonctionnent ? Si tous les
hommes s’accordaient sur le fait que les valeurs de vérités sont purement
utilitaires (s’il n’y avait personne pour penser qu’elles sont des valeurs en
soi) les vertus de vérités auraient-elles tout simplement la même utilité ?
B. W. estime que non il pense que la généalogie ‘naturaliste’ de notre désir
de vérité, nous impose pour ainsi dire, par sa propre cessité, la
conviction que la vérité doive avoir une valeur intrinsèque. D’après lui, on
peut parler de valeur intrinsèque lorsque deux conditions sont remplies.
D’abord qu’il soit nécessaire pour les besoins humains que les hommes la
traitent comme une valeur intrinsèque (ce qui peut encore ce comprendre
de manière utilitariste et instrumentale); mais aussi ensuite qu’ils puissent
le faire sans incohérence (c’est-à-dire sans insincérité dans leur défense de
la sincérité), que ce traitement résiste à la réflexion, ce qui veut dire, que,
pour ceux qui la traitent comme telle, la sincérité doit pouvoir signifier
quelque chose pour eux, de l’intérieur, ils doivent pouvoir la mettre en
relation avec leur autres valeurs et leurs émotions éthiques.
C’est à ce point que selon B. W il faut quitter la perspective
généalogique pour solliciter l’histoire, concrète et réelle. car c’est dans
l’histoire seulement qu’on peut apprendre comment les valeurs de la vérité
ont cessé d’être instrumentales, et ont pris une signification nouvelle en
s’articulant aux autres valeurs humaines cette émergence est proprement
un phénomène historique, marqué par une forme de contingence, ces
résultats auraient pu être autre si l’histoire eut été autre : l’exactitude de
Thucydide, la sincérité de Rousseau, l’authenticité de Julie ou du neveu de
Rameau, chacune de ces formes, et d’autres, ont contribué à constituer
l’héritage complexe et singulier de notre rapport au vrai. En somme, et
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c’est un mot de Nietzsche, que le livre met en exergue : la philosophie doit
se faire historique.
La recension de Rorty (voir http://www.lrb.co.uk/v24/n21/richard-rorty/to-the-sunlit-uplands)
exprime de manière très éloquente la nature de la défiance contemporaine
à l’égard de l’idée de vérité : s’il faut entendre par vérité « la Manière dont
Sont les Choses Réellement et en Elles-mêmes », ce n’est, dit Rorty, qu’un
‘surrogate of God’ / une sorte de mythe métaphysique dont il y a tout lieu
de penser qu’on vivrait mieux sans. Rorty s’inscrit dans la filiation du
pragmatisme (James, Dewey), qui affirme que le vrai n’est pas quelque
chose qu’il faudrait chercher au-delà de ce qui fait sens pour une
collectivité, et sert les fins qu’elle peut se donner. Chercher ‘la véritéce ne
peut être rien d’autre que chercher à parvenir aux opinions qui peuvent
recevoir le plus large assentiment dans un processus de délibération
collectif. Les normes qui régissent ce processus sont elles-mêmes d’ailleurs
affaire de délibération. Les croyances peuvent être justifiées mais il n’y a
rien par-delà la justification qui leur donne la qualité d’être vraies ou
fausses - nous ne devons rien à quelque chose de non humain, qui serait
« la Vérité de ces Opinions… » . Le propos de Rorty qui compare la
position des postmodernes à celle des crypto-spinozistes du 17e siècle,
révèle bien l’enjeu théologico-politique du débat : pour lui c’est pour des
motifs politiques et parce qu’on jugeait que leur position philosophique
sur Dieu et la nature menaçait l’ordre établi que les Spinozistes étaient
poursuivis, et (selon Rorty qui s’appuie ici sur Jonathan Israel) c’est aussi
pour des motifs politiques, parce que les spinozistes pensaient que leur
convictions philosophiques étaient politiquement meilleures, susceptibles
de pacifier les relations sociales - qu’ils entendaient les défendre. Rorty
juge donc que l’attaque de Williams contre les « négateurs » de la vérité,
est également une attaque politique, motivée par la crainte que la négation
de l’idée de vérité intrinsèque ébranle les fondements de la société
politique libérale, héritée des Lumières que W. veut défendre. Et
pareillement Rorty estime que cette défense n’est pas la bonne, et que c’est
le pragmatisme qui est en fait le meilleure candidat pour la défense des
idéaux pluralistes, etc.
II/
Le débat entre Rorty et Williams est un débat typique de
philosophes. L’un et l’autre sont dans le registre argumentatif, l’un et
l’autre avancent des raisons qui pourront apparaître au lecteur plus ou
moins persuasives, et l’on devine aussi que l’un et l’autre ne trouveront
jamais assez bonnes les raisons d’en face, le différend est destiné à
demeurer inentamé, comme c’est le plus souvent le cas en philosophie. Il
y a un trait très caractéristique de notre discipline qui peut très facilement
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conduire au cynisme, ou à des formes de désengagement ou de scepticisme
qu’on rencontre fréquemment dans le monde universitaire. En un sens le
livre de W. pourra servir d’antidote contre ce cynisme-là, mais une antidote
qui n’est peut-être pas des plus faciles à avaler. La question posée ici au
sujet de la philosophie redouble celle que Williams pose en général au sujet
de toutes les formes discursives complexes par le moyen desquels nous
cherchons à faire sens du monde, de l’histoire ou de nous-mêmes.
Comment se scellent nos choix, nos engagements théoriques ? Quel est la
part quy joue la reconnaissance du vrai ? Qui, parmi les partis en présence,
doit emporter mon assentiment ? Est-ce celui qui a les meilleures raisons ?
Celui qui a été le plus habile ? le plus convaincant, celui qui m’a conforté
le mieux dans mes opinions, mes intérêts, mon wishful thinking, cette
humaine tendance à prendre ses désir pour des réalités, dont Williams
propose une analyse magistrale dans le chapitre 8 ? Cette question de
l’engagement philosophique, le risque de l’insincérité, de l’inauthenticité
qui lui est inhérent, pour ma part, j’en ressens toujours, et le temps passant,
toujours de manière plus aiguë, le caractère problématique. Williams certes
ne parle pas spécifiquement de la philosophie, il n’interroge pas la véracité
ou la probité ou l’exactitude comme des vertus qui seraient spécifiques aux
philosophes - elles ne le sont pas c’est clair, car elles appartiennent tout
aussi bien à l’homme de la rue et au scientifique (tel Primo Levi qui trouve
dans la pratique de la chimie et l’expérience qu’elle donne d’une
soumission patiente à la vérité du monde tel qu’il est, une ressource morale
qui lui permet de supporter la politique fasciste et son tissu de contre-
vérités). Néanmoins il est clair que cette vertu, telle que la comprend
Williams a quelque chose qui l’apparente étroitement au projet
philosophique en ce que le philosophe a longtemps été défini comme celui
qui entre tous est sensible à l’exigence de la vérité, celui qui aime la
possession de la vérité pour elle-même, et non pour les avantages qu’elle
serait susceptible de lui procurer, et qui est prêt à l’accepter d’où qu’elle
vienne, et quels qu’en soient les habits, de l’aimer en somme pour sa valeur
intrinsèque.
Il y a une longue tradition qui s’attache à cette définition du
philosophique. Elle commence peut-être avec Platon et Socrate dont j’ai
évoqué un mot célèbre à la fin de ma petite présentation du séminaire. Le
philosophe est plutôt en désaccord avec tous qu’en contradiction avec lui-
même : en somme il se doit la vérité à lui-même, et ceci à quelque prix que
ce soit. Aristote aussi contribue à cette tradition par son célèbre amicus
Plato, sed magis amica veritas… Ce que dit cette formule, que la postérité à
indéfiniment reprise (substituant parfois le nom d’Aristote à celui de
Platon) : pour l’amour de la vérité il faut être prêt à sacrifier ses amis et ses
maîtres. Rien de moins social que cette vertu.
Rien de moins politique aussi, si l’on comprend qu’au nom de la
vérité il faudrait savoir non seulement renier ses amis, mais faire accueil
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