JEUNES SÉROPOSITIFS MAROCAINS ET INTERNET : Combattre la vulnérabilité Bouchaib Majdoul Introduction Dans la continuité de la recherche sur la problématique des jeunes séropositifs et leurs stratégies de vie avec le sida au Maroc (Majdoul, 2015) 1 , le présent travail va questionner, et d’une manière plus pointue, la représentation et l’usage de l’Internet par les jeunes infectés par le VIH. Nous pouvons constater que l’Internet a démultiplié les modes de communication contemporains, qu’il s’agisse de divertissement, de recherche d’information, d’emploi ou de compagnie, et les « personnes vivant avec le VIH » (PVVIH) n’échappent pas à ce mouvement. La question qui se pose à ce niveau : Comment les jeunes séropositifs se représentent l’Internet et comment ils en font usage pour combattre la vulnérabilité et la stigmatisation? L’hypothèse qui représente le fil conducteur de cette recherche stipule que la spécificité de la situation causée en grande partie par leurs infections génère une représentation et un usage aussi spécifiques. Les résultats de la recherche nous poussent à dire que le doute dans les réponses thérapeutiques curatives et préventives présentées à ces jeunes, ainsi que la nécessité de lutter contre la stigmatisation et les formes de discrimination, conduisent les personnes touchées à se saisir de cet outil technologique, pour produire des réponses correspondant à leurs besoins spécifiques. Les jeunes séropositifs semblent utiliser la toile pour combattre leur vulnérabilité en accédant à une information fiable, à jour et compréhensible par des scientifiques ou par des pairs sur les possibilités thérapeutiques, en faisant du lobbying pour défendre leurs droits sociaux, et sortir de l’isolement dans lequel le secret, voire le rejet social, les enferment. C’est ainsi que les relations qu’entretiennent les séropositifs sur Internet semble avoir une grande force, alors qu’elles apparaissent comme des liens faibles. 1 Stratégies de vie avec le VIH, parcours de vie des jeunes vivants avec le VIH. Cas de Casablanca 136 1. Méthodologie de recherche Le corpus de notre recherche est constitué, au départ, de données recueillies à travers des entretiens biographiques auprès des jeunes vivants avec le VIH réalisés lors de notre travail de thèse (Majdoul, 2015). Pour élargir les pistes de notre réflexion un travail sur le contenu des propos d’autres jeunes Marocains séropositifs publiés sur Internet, s’est imposé. Les propos sujets d’analyse sont soit sous forme de textes écrits ou sous forme de vidéos postées en ligne. Mais il convient de noter que mon travail de recherche sur Internet ne rentre pas dans la catégorie des observations participantes masquées ou non masquées (Azizi,2012 : 37),puisque la présente étude s’est contentée de faire une recherche plutôt documentaire sur les profils, les propos, les vidéos, les discussions entre jeunes séropositifs et les commentaires, sans pour autant entrer en dialogue avec ces internautes. Etant donnée l’énorme difficulté liée à la tentative de répertorier un domaine du web vaste et diversifié, et étant donné le travail sélectif des moteurs de recherche sur le net, il faut signaler quetout essai reste nécessairement partiel et arbitraire, et la recherche n’a pu couvrir que les sites et les blogs qui nous étaient servis par nos différentes requêtes. Néanmoins, l’ensemble des données recueillies et analysées nous a permis d’apporter un éclairage sur les logiques qui sous-tendent la représentation et l’usage d’Internet par une catégorie des personnes vulnérables voire socialement stigmatisées, rejetées voire diabolisées. Et pour rendre compte des stratégies mises en œuvre par ces jeunes pour combattre cette vulnérabilité nous avons eu recours au concept de la force des liens faibles. 2. La force des liens faibles, élément théorique Dans cet article, et en me basant sur cette théorie de lien faible, on va tenter de montrer comment un lien présumé faible qui est celui des liens en ligne peut être d’une grande importance pour les jeunes séropositifs et une manière d’agir en situation de vulnérabilité causée par la maladie, mais aussi par la défaillance des liens présumés forts. Lorsqu’on entreprend l’utilisation d’un concept comme celui du « lien faible », il importe d’abord d’expliquer qu’est-ce qu’on entend par ce concept et dans quel contexte il a été utilisé. Dans un 137 article intitulé « The Strength of WeakTies » (« la force des liens faibles ») 2 , M. Granovetter (1983), qui présenteune épreuve empirique en appliquant ce concept à l’étude des salariés américains dansleurprocessus de recherche d’emploi, nous explique que le concept de lien fort couvre un nombre plus ou moins défini de relations sociales, telles que celles qui lient des conjoints, des amis proches, ou les membres de la famille rapprochée. Des liens perçus comme étant le ciment central dans la vie de l'individu. Granovetter détermine ainsi la force d'un lien comme le résultat d'une « [...] combinaison de la quantité de temps, l'intensité de l'émotion, l'intimité et les services réciproques qui caractérisent un lien » (Granovetter,cité par Saucier,2013 : 65). Et étant donné le fort engagement nécessitant beaucoup de temps et d'efforts de la part des individus pour entretenir la relation, il est donc difficile, voire impossible pour un individu, d'entretenir un grand nombre de liens forts en même temps. En plus de cela, les personnes avec lesquelles l'individu entretient des liens forts se connaissent de près ou de loin, ce quiamène à dire que les liens forts créent des réseaux plus au moins homogènes et fermés. Un jeune, par exemple, qui parierait exclusivement sur ses liens forts, parents ou proches parents, peut trouver facilement du soutien matériel ou symbolique, mais il peut être privé d’accès à l’information nouvelle diffusée dans d’autres réseaux. A l’opposé, le concept de lien faible, nous explique Granovetter, couvre une gamme de relations partant du collègue de travail à la connaissance éloignée, en passant par les membres de la famille étendue, les voisins, les amis « réguliers », les amis d'amis, les partenaires d'activité et l’ensemble des relations similaires. Des liens perçus comme facultatifs et négligeables du point de vue personnel et social. C’est ainsi que les liens faibles se caractérisent par la multiplicité : Comme ils exigent moins d’investissement en termes de temps et d’efforts, ils sont moins intimes, plus variés et plus hétérogènes (Granovetter, cité par Saucier, 2013 : 66). Un jeune qui miserait exclusivement sur ses liens faibles aura peu de chance de trouver un soutien matériel et symbolique,mais ce réseau de relations étendues dans lequel ilse trouve pourra lui permettre Les traductions de l’anglais utilisées dans cette partie sont empruntées du texte de N. Saucier (2013). 2 138 l’accès à une quantité abondante d'informations, d'opportunités et de ressources : « [...] les individus avec peu de liens faibles seront privés d'informations venant de parties lointaines du système social et seront confinés aux nouvelles provinciales et aux points de vue des amis proches» (Granovetter, cité par Saucier, 2013 : 68). 3. Séropositivité, vulnérabilité et éclatement des liens forts Dans les moments de crise ou pendant l’épisode de la maladie les relations entre le malade et son entourage connaissent des bouleversements. Elles peuvent être consolidées par empathie ou par obligation familiale, comme elles peuvent êtres affaiblies, voire éclatées par peur de stigmatisation ou de discrimination. Mais les liens forts, comme ils ont été définis, sont avant tout tributaires de l’histoire familiale, du statut social et du comportement de chacun, de la place, en particulier, du malade dans le système d’échange. Un père ou une mère touchée par la maladie ne génèrent pas les mêmes réactions que lorsqu’il s’agit des fils ou des filles. Mais d’une manière générale, dans notre enquête à Casablanca, les difficultés économiques sont soulevées de façon récurrente par les jeunes interviewés, notamment lorsque sont évoquées les relations avec les familles et les proches. On remarque, à travers leurs témoignages, que les phénomènes d’exclusion ou d’abandon viennent, en grande partie de la maladie, mais aussi des situations douloureuses engendrées par l’impossibilité de trouver du soutien de leur entourage proche. Le nombre de cas de veuvage, de divorce, de rejet et d’expulsion du cercle de la famille et des proches, rencontrés au moment de notre enquête montre que l’irruption de la maladie du sida dans le parcours de vie d’un jeune finit, dans plusieurs cas, par une rupture, un point d’inflexion, sinon une faiblesse des liens forts (Majdoul, 2015). Dans le cas où la séropositivité est révélée à l’entourage, soit par la volonté du malade ou à son insu, le recours aux liens forts, n’est plus une solution possible pour subvenir aux besoins, et les ressources à mobiliser sont en état de « déprivation » matérielle et symbolique. Beaucoup de jeunes séropositifs sont exclus de leur entourage familial, dès que la séropositivité est révélée. Les formes d’exclusion subis par ces jeunes se manifestent par le rejet total ou 139 partiel du domicile 3 , la rupture émotionnelle, matérielle. Des jeunes ont choisi l’auto-exclusion tout en anticipant leur départ du cercle social, estimant ainsi que le socle de la solidarité ordinaire représenté par les liens forts n’est plus fonctionnel. Les mesures palliatives mises en œuvre par les jeunes séropositifs sont multiples et chacun choisit celles qui conviennent le mieux à ses conditions sociales et matérielles. Dissimuler le statut sérologique à autrui et continuer la vie « normale » sous contrainte, recourir aux associations thématiques ou non thématiques pour avoir du soutien psychologique et social, changer de lieu de résidence pour gagner l’anonymat, se réfugier chez un proche ou un ami comme solution provisoire, sont autant de manières d’agir en situation de vulnérabilité causé par la maladie. C’est à ce niveau que les liens faibles interviennent comme échappatoires et comme l’une des modalités par lesquelles l’action du séropositif pourrait éventuellement se concrétiser quand les conditions d’un agir « ordinaire » sont détériorées. Parmi les liens faibles mobilisés par les jeunes séropositifs, on trouve la toile d’Internet. 4. Quelles ressources en ligne pour les jeunes séropositifs au Maroc ? Force est de constater que dans le monde entier, l’Internet a investi tous les champs y compris celui de la santé. Et avec la participation des différents acteurs de santé (médecins, soignants, acteurs associatifs et malades), Internet a largement modifié les processus de construction et de circulation des savoirs, ainsi que les relations entre les acteurs et les pratiques de santé. Comme source d’information sur les maladies, les traitements, les facteurs de risques, les ressources professionnelles et les établissements, Internet a engendré une réorganisation de certaines pratiques professionnelles et profanes (Kivitset al. : 2009 : 8) Les intervenants en matière de santé au Maroc sont : le législateur, le gouvernement (Ministère de la santé et Ministère de 3 Des jeunes sont carrément rejetés du foyer de la famille, surtout pour les jeunes filles, d’autres y vivent encore mais comme des indésirables, et seule la mère veille sur eux. Des femmes sont divorcées ou abandonnées avec leur enfant. 140 l'Education, de l'Enseignement supérieur, de la formation des cadres et de la Recherche scientifique), les professionnels de la santé (médecins, chirurgiens, infirmiers, pharmaciens, biologistes, techniciens, administrateurs), les ONG du secteur, la CNOPS, la CNSS et les Organismes internationaux (OMS et UNICEF) (Meskine, 2009). Les actions de santé en ligne peuvent prendre plusieurs formes : éducation à la santé, programmes de prévention, promotion de la santé et sensibilisation aux risques de santé, dispositifs d’accompagnement, mais aussi d’intervention dans la prise en charge d’une maladie et comme relais d’information, pour des populations isolées ou marginalisées. Cependant, il semble que le médecin d'aujourd'hui se trouve devant un patient qui se documente davantage, grâce à Internet, sur les maladies et leurs symptômes, et parfois même sur le traitement probable. Toute personne qui tombe malade, ayant le strict minimum de compétence technologique, se précipite pour s'informer sur sa maladie, sur les effets indésirables du traitement prescrit, sur les analyses proposées. Anticiper la recherche personnelle via Internet ou par d’autres moyens, avant de voir son médecin, peut être parfois un moyen d’apaisement du malade qui juge par lui-même que son état n'est pas grave et part chez son médecin avec un moral élevé et un état psychique non tendu, comme il peut être un moyen d’accouder davantage son anxiété et son angoisse (Meskine, 2009).D'autre part, le patient d’inscrit dans un ou plusieurs forums ouverts sur ces sites médicaux et partage sa souffrance et sa douleur avec des patients du monde qui souffrent des mêmes symptômes, sont en cours de traitement ou guéris de cette maladie. Les jeunes séropositifs 4 au Maroc reprochent aux leaders ; séropositifs, acteurs ou médecins de ne pas avoir mis en place une plateforme numérique dédiée exclusivement aux personnes concernées par la maladie. Le seul programme multimédia « Bila7araje » 5 , créé par l’association de lutte contre le sida (ALCS), est destiné aux adolescent(e)s et aux jeunes, et vise essentiellement la prévention contre les infections sexuellement 4 5 Entretiens avec les jeunes séropositifs. Site ALCS : http://www.bila7araje.org/ 141 transmissibles, notamment le VIH/SIDA. Ce programme qui prétend assurer l'accès aux informations nécessaires à une bonne santé sexuelle et reproductive, en utilisant les technologies d'information et de communication, ne semble pas très apprécié par les jeunes. Aux dires des séropositifs, ce programme est de type éducatif, cible davantage le grand public et ne permet pas aux séropositifs de garder contact entre eux et échanger autour de leurs conditions de vie avec la maladie. En d’autres termes, le programme ne permet pas la formation d’une communauté séropositive. C’est ainsi qu’un segment de la population jeune séropositif ayant un niveau d’instruction leur permettant l’utilisation des langues étrangères telles que le français, transite vers des séronets d’ailleurs qui offrent la possibilité de se retrouver en communauté de pratique. 5. Les séropositives en ligne : Une communauté de pratique De nos jours, l'isolement des jeunes séropositifs semble moins grand qu’auparavant vu l'accessibilité aux médias de masse comme Internet. Mais avec l’accès limité aux médias, ce qui revient en partie à l’analphabétisme, au manque de compétences numériques et aux conditions économiques qui empêche l’acquisition d’ordinateur et la connexion à Internet, on retrouve tout de même parmi les jeunes séropositifs ceux qui sont plus isolés que d’autres qui auraient plus de liens faibles. Et cet isolement est d'autant plus lourd du fait que les médias de masse utilisent de plus en plus les réseaux sociaux, le partage en ligne de vidéos, de publicités, d'images, d'articles, etc. Les sites de rencontre sont un très bon exemple de la manière dont les liens faibles sont mis en avant, voire même célébrés. Sur ces sites, l'individu officialise publiquement des centaines de liens qui sont appelés « amis » (Azizi, 2012 : 39). Les internautes socialisent sur Internet et forment des « communautés » et des réseaux et ces nouvelles socialisations en ligne axées sur des réseaux de liens faibles ne peuvent être ignorées. Les personnes séropositives comme d’autres personnes stigmatisées (homosexuels, athées), rejoignent les communautés en ligne qui sont généralement marquées par l'absence de jugements extérieurs, d’une certaine censure, et offre aux utilisateurs la possibilité de se 142 cacher dans l'anonymat ou sous des pseudonymes rendant très difficile l'application de moyens contraignants. Une recherche sur certains sites de rencontre 6 dédiés aux séropositifs fréquentés par les jeunes Marocains montre que les propos des personnes séropositives(Tableau 1) sur ces sites sont généralement reformulés en termes de questions, de récits, de conseils, et portent principalement sur la quotidienneté de la maladie, les façons d’y faire face, les réactions aux évolutions positives ou négatives de l’état de santé. Ils racontent parfois leur vie courante et celle de leurs proches. Ces sites constituent ainsi un espace de paroles, parfois même un exutoire à des souffrances difficiles à supporter seul. 6 Le site Rencontre séro: http://www.rencontre-sero.com/; Le site SEROLOVE.COM : http://www.sero-love.com/; Le forum de sidaweb.com : https://www.sidaweb.com/forum/viewtopic.php?id=149; Le forum de l’association Sidaventure : http://positivementvotre.forumactif.com/forum; Le forum Jecontacte : http://www.jecontacte.com/rencontre-homme-seropositif-1.html. 143 Tableau 1 : Buts et fonctions de la communauté de pratique Buts et fonctions La résolution de problèmes La demande d'information Exemple de situation Réponses bonjour Sara de rabat Maroc 25ans. Alors je suis une nouvelle séropositive il y'a 3mois je ne sais pas quoi faire ni ou aller je cherche de l'aide les gens ici n'accepte pas les sérop comme moi je cherche de l'aide svp, je me sens seule je passe tout le temps triste je veux sortir de tout ca et vivre une vie normal merci je vais me marier avec une personne séropositive et j’aimerai qu’on me conseille slt je m'appelcabrel et je suis ici pour vous dire que le sida ce soigne bel et bien au Maroc pour plus d'info …. EMAIL …. La recherche d'expérience Je suis un homme de 20 ans, homosexuel. Hier j'ai appris que j'étais séropositif. Y as t'il quelqu'un qui puisse me donner une fourchette de l'espérance de vie que je peux avoir en suivant un traitement? La coordination et la synergie Je suis marocain, j’ai 34 ans je suis séropositif depuis 3 ans et je cherche une femme pour continuer la vie. 144 Salut mon mari et moi étions déjà marié depuis plus d'un an quand on a découvert qu'il avait le sida. Tout ce que je peux te dire c'est que ça n'a pas remis en cause notre amour, au contraire ça nous a rapprochés. Maintenant bien sûr on voit la vie autrement mais avec plus d'envie d'en profiter. Mon conseil : voit ton mari comme une personne avant de le voir comme un malade. Bon courage & Belle vie Je suis comme toi, s+ depuis plusieurs années...Pas de panique... je viens de t'envoyer un e-mail. J'espère qu'on restera en contact pour parler et partage d'idées. j’ai le même statut que toi, je suis aussi marocaine, j’ai 27 ans et ça m’intéresse de faire ta connaissance. La multitude des fonctions sur ces sites, relatives au partage d’un intérêt et de problèmes, des relations mutuelles soutenues et harmonieuses, des connaissances sur ce que les autres savent, sur ce qu’ils peuvent faire et sur une éventuelle contribution à l’action collective, des manières communes de s’engager à faire des choses ensemble, un discours partagé qui reflète une certaine façon de voir leur situation, le développement des connaissances et de l’expertise dans le domaine du sida, laisse entendre qu’on est bel et bien devant une communauté de pratique au sens de B. et E. WengerTrayner (2015). Ces auteurs définissent les communautés de pratiques comme des « groupes de personnes qui partagent un intérêt ou une passion pour quelque chose qu'ils font et qui apprennent à le faire mieux à travers des interactions régulières » (Wenger-Trayner&Wenger-Trayner, 2015 : 1-2). Certains malades « experts », font preuve d’une longue expérience avec la maladie, s’engagent dans le rôle d’informateur, d’éducateur, pouvant aller jusqu’à faciliter une fonction d’accompagnement, y compris dans les périodes de deuil. Le plus important dans ces sites-communautaires c’est qu’ils présentent à la fois, la singularité du séropositif et sa « normalité » (Legros, 2009 : 49-50). La singularité du séropositif réside dans ses énoncés, dans son histoire, mais elle réside surtout dans le caractère particulier de la maladie sida. Chaque internaute se sent unique, et le fait que la maladie telle que le sida occupe une place aussi importante dans sa vie renforce cet aspect. Affirmant sa singularité, l’internaute veut en faire un exemple utile à d’autres, fraichement touchés. 6. Vulnérabilité normification ? stigmatisante et stratégies de Selon E. Goffman (1975), le stigmate constitue : « un attribut qui jette un discrédit profond sur l'individu » ; il précise que : « c'est en termes de relations et non d'attributs qu'il convient de parler » (1975 : 12-13). Par conséquent, le stigmate intervient essentiellement dans les situations d'interaction : « L'individu stigmatisé suppose-t-il que sa différence est déjà connue ou visible sur place, ou bien pense-t-il quelle n'est ni connue ni immédiatement perceptible par les personnes présentes ? Dans le 145 premier cas, on considère le sort de l'individu discrédité, dans le second, celui de l'individu discréditable » (1975 : 14). Ainsi, dans le cas de la personne discréditée, elle doit gérer les tensions que provoque sa différence, alors que l'individu discréditable doit savoir contrôler l'information de façon à garder la maîtrise de la situation. Tous les jeunes sollicités dans notre recherche, soit en entretien direct ou sur le net, sont séropositifs asymptomatiques et n'ont aucun signe visible, c'est-à-dire qu'ils sont discréditables et vont adopter des stratégies diversifiées de diffusion de l'information auprès de leur entourage. En général, la contamination par le VIH est maintenue secrète et ne se partage que dans des conditions d'intimité particulières et limitées (Loukid et Hilali, 2013). Cette difficulté à dire la séropositivité repose principalement sur le discours social qui fait du sida « une maladie déviante et honteuse ». Pour faire face au stigmate, Goffman a montré que les personnes ont recours à différentes techniques afin de contrôler l'information relative à leur situation : la dissimulation, l'imputation des signes à une autre origine, le maintien d'une certaine distance, le dévoilement volontaire ou la divulgation (Goffman, 1975). Dissimuler ou détourner l'attention du stigmate relève d'une stratégie de « normalisation ». Malgré les spécificités de cette maladie, les personnes contaminées par le VIH ou malades utilisent les techniques de gestion du stigmate en particulier, elles dissimulent la maladie tant qu'elle n'est pas visible ou lui attribuent une autre cause quand elle devient visible, comme l’associer à un cancer ou à une maladie du sang (Majdoul, 2015). Néanmoins, le stigmatisé ne vit pas cette situation de manière passive, mais il prévoit des stratégies. Le recours des jeunes séropositifs à Internet semble ainsi l’un des moyens utilisés dans le processus de normalisation. Ils peuvent raconter leur histoire et les conditions de contamination, pour montrer aux autres que les séropositifs n’ont pas forcément des écarts de conduite, ne sont pas des prostitués ou homosexuels. Ils sont « comme vous », victimes de l’ignorance, prédisposés à tomber dans l’erreur. A travers une mise en scène de leur parcours, ils cherchent à montrer qu’ils ne sont pas uniquement « des malades » et il ne faut pas les réduire à leur maladie. Ils cherchent aussi à démontrer qu’ils sont des « êtres humaine » à part entière ; qu’ils ont des familles, des professions, qu’ils sont instruits, ils ont aussi des rêves comme tout le monde. 146 Tout effort accompli en vue d'une réinsertion a pour objectif l'obtention d'un état qui peut être distingué par le concept de « normalité » (Kirchgässler et Matt, 1987 : 97). Cet effort qu’accomplit le stigmatisé pour ressembler à un « normal » est analysé par Goffman comme une réaction de « norrmification », alors que la normalisation est l’effort des « normaux » pour traiter le stigmatisé comme si lui ne l’était pas. Mais pour Goffman, le processus de normalisation n’a pas de fin, si l’individu arrive à faire semblant d’être normal, il devra à d’autres moments au contraire, le révéler. 7. Récuser l’identité virtuelle et neutraliser le stigmate L’identité d’un individu ou d’un groupe est constituée par l’ensemble des caractéristiques et des représentations qui font que cet individu ou ce groupe se perçoit en tant qu’entité spécifique et qu’il est perçu comme tel par les autres. L’identité est donc à la fois une identité « pour soi » et une identité « pour autrui » (Dubar, 2000). Au niveau individuel, l’identité correspond au sentiment subjectif de l’unité personnelle (Alpe et al., 2007).L’identité chez Goffman est toujours définie de l’extérieur, par les cadres sociaux, par les attentes sociales ; et l’identité sociale du stigmatisé prime dans l’image qu’il a de lui-même, d’où ses tentatives pour ressembler aux « normaux ». S’il propose un ensemble de concepts (identité à soi, identité pour soi, identité personnelle) chacune de ces identités est définie en relation à une identité sociale (définie de l’extérieur), qui prime pour l’individu stigmatisé autant que pour les personnes normales dans l’interaction. Le normal n’est plus seulement un état, mais une fin (Murphy, 1990) : il est l’état que le stigmatisé cherche à atteindre, il se l’impose comme un objectif. Le processus de normalisation, dans la mesure où il se règle aux exigences et aux attentes d’un groupe social donné qui n’accepte pas une différence, est un processus où le stigmatisé doit modeler son identité sociale, et pour utiliser les termes de Goffman, le stigmatisé doit gérer son identité sociale réelle pour la faire ressembler à une identité sociale virtuelle (correspondant aux attentes qu’un individu a lors de l’interaction). En effet, le processus de « neutralisation du stigmate » s’établit en une seule voie, avec deux directions opposées. La première direction nécessite un effort de la part de la société pour s’approcher des 147 groupes stigmatisés, s’arrêtant ainsi sur leur réalité effective. Et c’est à l’inverse de ce processus que les jeunes séropositifs agissent pour contester vaincre l’identité virtuelle socialement construite autour d’eux et proposer une identité agissante. L’invisibilité choisie ou imposée des séropositifs, les images véhiculées autour des malades du sida, la mise en scène des personnes séropositives à visage caché ou à voix cryptée lors des passages à la télé ou aux émissions radio, laisse place à une construction virtuelle renvoyant à un être inhabituel, diabolisé. Sortir à visage découvert sur Internet 7 , raconter leur histoire aux internautes, approcher aux autres leur « vraie identité », opposant ainsi l’identité virtuelle préconstruite, sont autant d’initiatives qui contribuent à la « neutralisation » du stigmate qui s’implante sur eux. 8. Déconstruction le modèle explicatif du sida A.Kleinman (1980) a défini l’existence, d’un modèle explicatif de la maladie commun à tous ceux qui sont engagés dans un processus clinique. Il existe donc des modèles explicatifs pour l’individu malade, pour sa famille et pour le praticien, qu’il soit professionnel ou non. Les modèles explicatifs cherchent à expliquer la maladie selon cinq axes : l’étiologie, le moment et le mode d’apparition des symptômes, la physiopathologie, l’évolution du trouble (avec le degré de sévérité, le type d’évolution aiguë, chronique...) et le traitement (Bouffard et al.,2014). Les modèles explicatifs sont rassemblés en réponse à un épisode particulier de maladie chez un sujet donné dans un secteur donné. Ceux des profanes sont souvent vagues ; ils transportent de multiples sens, peuvent changer et ils sont rarement invalidés par l’expérience. Ils sont, en général, suffisamment souples pour couvrir un spectre large d’expériences et suffisamment imprécis pour ne pas être infirmés par l’évolution du trouble. Les modèles explicatifs sont donc le principal moyen 7 Vous pouvez voir les différentes vidéos des jeunes séropositifs marocains qui ont choisi de dévoiler leur identité sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=SSKVK85f7AM; https://www.youtube.com/watch?v=i-NjB96krwo; https://www.youtube.com/watch?v=Di3pBF8gugQ; https://www.youtube.com/watch?v=H3jJjeLCd_g 148 de construction de la réalité clinique, comme ils peuvent même créer les conduites qu’ils cherchent à expliquer. Sans prétendre une généralisation à toute la société marocaine, le modèle explicatif de la maladie sida dominant s’articule autour des axes suivants : la modernité et la liberté sexuelle comme facteurs déterminants dans l’irruption et l’expansion de la maladie, le sida est la maladie des autres, les prostitués et les homosexuelles et les touristes comme des coupables/victimes qui endossent une partie de la responsabilité de la réalité du sida, l’abstinence et la fidélité sont les seuls moyens de prévention8. En utilisant l’outil Internet qui permet une liberté d’expression et une large diffusion, les jeunes séropositifs marocains experts de leur maladie essayent de mettre en avant leur expérience, tout en montrant que la maladie sida est bien comme d’autres maladies chroniques que l’on peut vivre avec, et ne renvoie pas forcement à ce modèle construit et véhiculé par la société. Revendiquant leurs origines ; « je suis un jeune marocain séropositif », « je vis au Maroc », les jeunes séropositifs focalisent davantage leurs propos sur le fait que la maladie n’est pas forcément une maladie de l’Autre, ne vient pas de l’extérieur, mais c’est une maladie aussi « marocaine » qui circule entre marocains et marocaines. Cette invitation, implicite, à sortir de la théorie du complot qui accuse les autres, et orienter l’attention de tout le monde et les responsables, en particulier vers les déterminants sociaux de la maladie, à savoir le manque d’éducation sexuelle, la pauvreté, l’exclusion sociale : « Qui parle de VIH aux gosses des banlieues ? Quand on est au chômage, déscolarisé, pauvre, isolé géographiquement des associations et des hôpitaux, suivre correctement son traitement est une mission impossible. De plus, pour nombre de Maghrébines, le sida est encore une maladie honteuse. Certaines d’entre elles sont enfermées dans la culpabilité, mais aussi dans la religion, comme si le virus était le fruit 8 Voir notre travail sur « La construction journalistique de la maladie sida au Maroc, le cas du quotidien « Attajdid », à paraître, en décembre 2017, dans un collectif sur « La communication publique au Maroc : entre pratiques et réception », coordonné par A. Amsidder, M. Bendahan et A. Abil. 149 du péché ! Dans ma cité, une ado s’est jetée par la fenêtre en apprenant sa contamination… ». Le rapport établi, dans ce modèle explicatif, entre le sida et l’homosexualité et qui appartient à l’histoire de la maladie9, associe d’emblée un séropositif à un homosexuel et une séropositive à une prostituée. Circonscrire le mal au sein des groupes spécifiques tels que les homosexuels et les prostituées ne découle pas uniquement du model explicatif socialement construit par les profanes, mais, par le fait de construire la notion de « groupe à risque », il présente aussi une orientation d’action et de recherche des spécialistes ; médecins, épidémiologues et chercheurs en sciences sociales. Cet état de fait incite les jeunes séropositifs en ligne à faire part de leur orientation sexuelle à chaque fois qu’ils le jugent nécessaire. Les propos comme, « je suis hétéro », « je cherche une jeune pour le mariage », « Ma copine m’a quitté dès qu’elle a pris connaissance de ma séropositivité » sont autant de formes de revendication d’une orientation sexuelle qui peuvent les démarquer par rapport à l’image des homosexuels. Les femmes séropositives, quant à elles, endossent, sans l’être et sans le vouloir, le statut des prostituées. Les propos de cette femme illustre bien ce souci : « Pour moi, il est important de témoigner, non seulement parce que l’image des femmes séropositives reste associée à la toxicomanie et à la prostitution, (…). J’ai été contaminée pendant ma grossesse par un conjoint qui était dans le déni total de sa maladie. Je ne lui en veux pas : je l’ai quitté, mais je garde le souvenir d’une histoire d’amour. Et puis il faut de l’énergie pour lutter contre le VIH, la haine n’est pas un bon moteur… ». La question qui reste ouverte et nécessite un travail qui dépasse le contexte de cette recherche, dans quelle mesure peut-on juger ces tentatives efficaces pour déconstruire un modèle explicatif 9 La maladie était appelée « le cancer gay » et dès 1981, la première description du nouveau syndrome du sida avait évoqué la très grande fréquence de la maladie parmi les 4 H : Haïtiens, Homosexuels, Hémophiles, Héroïnomanes. 150 ancré,non seulement, dans la représentation des profanes, mais aussi dans celle des spécialistes ? Conclusion L’Internet peut être considéré comme un outil de promotion de la santé, de prévention du VIH et autres infections sexuellement transmissibles et d’interactions, qui peut également favoriser l’autonomisation, la confiance en soi et le soutien. C’est ainsi que les liens sur l’Internet se présentent pour les personnes vivant avec le VIH comme des liens, présumés faibles, mais d’une grande force, puisqu’ils leur permettent de dépasser cette situation de fragilité, d’exclusion et de stigmatisation. Elle leur permet de déployer divers stratégies d’autonomisation, de visibilité, de cohésion et d’entraide. L’Internet est aussi un moyen mobilisé par les personnes touchées par le VIH dans leur processus de « normalisation » de la maladie. Sortir à visage découvert sur Internet, raconter leur histoire aux internautes, approcher aux autres leur vraie identité opposant ainsi l’identité virtuelle préconstruite, sont autant d’initiatives qui contribuent à la « neutralisation » du stigmate qui s’implante sur eux et à la déconstruction du « modèle explicatif du Sida » qui règne sur la scène publique. Ce travail sur cette catégorie de jeunes touchés par une maladie stigmatisée et stigmatisante peut nous renseigner sur les stratégies développées par les autres membres de la société en situation de vulnérabilité et de discrimination, pour surmonter le déficit institutionnel en termes de prise en charge. Mais ce travail met l’accent aussi sur les formes de négociation qu’entretient une frange importante de la société pour survivre, quand les canaux « traditionnels » de médiation et de solidarité ne répondent plus aux besoins manifestés. Donc, il nous apparait réductible de voir les liens sociaux noués sur Internet comme faibles, virtuels et responsables de l’écroulement des liens communautaires traditionnels, alors qu’ils peuvent être de grand importance contrairement à ce qu’on peut croire. Références bibliographiques Alpe Y., Lambert J.-R., Beitone A., Dollo C. et Parayre S. 2007. Lexique de sociologie. 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