Jeunes Marocains séropositifs & Internet : Combattre la vulnérabilité

Telechargé par Bouchaib Majdoul
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JEUNES SÉROPOSITIFS MAROCAINS ET INTERNET :
Combattre la vulnérabilité
Bouchaib Majdoul
Introduction
Dans la continuité de la recherche sur la problématique des jeunes
séropositifs et leurs stratégies de vie avec le sida au Maroc
(Majdoul, 2015)
1
, le présent travail va questionner, et d’une
manière plus pointue, la représentation et l’usage de l’Internet par
les jeunes infectés par le VIH. Nous pouvons constater que
lInternet a démultiplié les modes de communication
contemporains, qu’il s’agisse de divertissement, de recherche
d’information, d’emploi ou de compagnie, et les « personnes
vivant avec le VIH » (PVVIH) n’échappent pas à ce mouvement.
La question qui se pose à ce niveau : Comment les jeunes
séropositifs se représentent l’Internet et comment ils en font
usage pour combattre la vulnérabilité et la stigmatisation?
L’hypothèse qui représente le fil conducteur de cette recherche
stipule que la spécificité de la situation causée en grande partie par
leurs infections génère une représentation et un usage aussi
spécifiques. Les résultats de la recherche nous poussent à dire que
le doute dans les réponses thérapeutiques curatives et préventives
présentées à ces jeunes, ainsi que la nécessité de lutter contre la
stigmatisation et les formes de discrimination, conduisent les
personnes touchées à se saisir de cet outil technologique, pour
produire des réponses correspondant à leurs besoins spécifiques.
Les jeunes séropositifs semblent utiliser la toile pour combattre
leur vulnérabilité en accédant à une information fiable, à jour et
compréhensible par des scientifiques ou par des pairs sur les
possibilités thérapeutiques, en faisant du lobbying pour défendre
leurs droits sociaux, et sortir de l’isolement dans lequel le secret,
voire le rejet social, les enferment. C’est ainsi que les relations
qu’entretiennent les séropositifs sur Internet semble avoir une
grande force, alors qu’elles apparaissent comme des liens faibles.
1
Stratégies de vie avec le VIH, parcours de vie des jeunes vivants avec le
VIH. Cas de Casablanca
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1. Méthodologie de recherche
Le corpus de notre recherche est constitué, au départ, de données
recueillies à travers des entretiens biographiques auprès des jeunes
vivants avec le VIH réalisés lors de notre travail de thèse (Majdoul,
2015). Pour élargir les pistes de notre réflexion un travail sur le
contenu des propos d’autres jeunes Marocains séropositifs publiés
sur Internet, s’est imposé. Les propos sujets d’analyse sont soit
sous forme de textes écrits ou sous forme de vidéos postées en
ligne. Mais il convient de noter que mon travail de recherche sur
Internet ne rentre pas dans la catégorie des observations
participantes masquées ou non masquées (Azizi,2012 : 37),puisque
la présente étude s’est contentée de faire une recherche plutôt
documentaire sur les profils, les propos, les vidéos, les discussions
entre jeunes séropositifs et les commentaires, sans pour autant
entrer en dialogue avec ces internautes.
Etant donnée l’énorme difficulté liée à la tentative de répertorier
un domaine du web vaste et diversifié, et étant donné le travail
sélectif des moteurs de recherche sur le net, il faut signaler quetout
essai reste nécessairement partiel et arbitraire, et la recherche n’a
pu couvrir que les sites et les blogs qui nous étaient servis par nos
différentes requêtes. Néanmoins, l’ensemble des données
recueillies et analysées nous a permis d’apporter un éclairage sur
les logiques qui sous-tendent la représentation et l’usage d’Internet
par une catégorie des personnes vulnérables voire socialement
stigmatisées, rejetées voire diabolisées. Et pour rendre compte des
stratégies mises en œuvre par ces jeunes pour combattre cette
vulnérabilité nous avons eu recours au concept de la force des liens
faibles.
2. La force des liens faibles, élément théorique
Dans cet article, et en me basant sur cette théorie de lien faible,
on va tenter de montrer comment un lien présumé faible qui est
celui des liens en ligne peut être d’une grande importance pour les
jeunes séropositifs et une manière d’agir en situation de
vulnérabilité causée par la maladie, mais aussi par la défaillance
des liens présumés forts.
Lorsqu’on entreprend l’utilisation d’un concept comme celui du
« lien faible », il importe d’abord d’expliquer qu’est-ce qu’on
entend par ce concept et dans quel contexte il a été utilisé. Dans un
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article intitulé « The Strength of WeakTies » (« la force des liens
faibles »)
2
, M. Granovetter (1983), qui présenteune épreuve
empirique en appliquant ce concept à l’étude des salariés
américains dansleurprocessus de recherche d’emploi, nous
explique que le concept de lien fort couvre un nombre plus ou
moins défini de relations sociales, telles que celles qui lient des
conjoints, des amis proches, ou les membres de la famille
rapprochée. Des liens perçus comme étant le ciment central dans la
vie de l'individu. Granovetter détermine ainsi la force d'un lien
comme le résultat d'une « [...] combinaison de la quantité de
temps, l'intensité de l'émotion, l'intimité et les services réciproques
qui caractérisent un lien » (Granovetter,cité par Saucier,2013 : 65).
Et étant donné le fort engagement nécessitant beaucoup de temps et
d'efforts de la part des individus pour entretenir la relation, il est
donc difficile, voire impossible pour un individu, d'entretenir un
grand nombre de liens forts en même temps. En plus de cela, les
personnes avec lesquelles l'individu entretient des liens forts se
connaissent de près ou de loin, ce quiamène à dire que les liens
forts créent des réseaux plus au moins homogènes et fermés. Un
jeune, par exemple, qui parierait exclusivement sur ses liens forts,
parents ou proches parents, peut trouver facilement du soutien
matériel ou symbolique, mais il peut être privé d’accès à
l’information nouvelle diffusée dans d’autres réseaux.
A l’opposé, le concept de lien faible, nous explique
Granovetter, couvre une gamme de relations partant du collègue de
travail à la connaissance éloignée, en passant par les membres de la
famille étendue, les voisins, les amis « réguliers », les amis d'amis,
les partenaires d'activiet l’ensemble des relations similaires. Des
liens perçus comme facultatifs et négligeables du point de vue
personnel et social. C’est ainsi que les liens faibles se caractérisent
par la multiplicité : Comme ils exigent moins d’investissement en
termes de temps et d’efforts, ils sont moins intimes, plus variés et
plus hétérogènes (Granovetter, cité par Saucier, 2013 : 66). Un
jeune qui miserait exclusivement sur ses liens faibles aura peu de
chance de trouver un soutien matériel et symbolique,mais ce réseau
de relations étendues dans lequel ilse trouve pourra lui permettre
2
Les traductions de l’anglais utilisées dans cette partie sont empruntées
du texte de N. Saucier (2013).
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l’accès à une quantité abondante d'informations, d'opportunités et
de ressources : « [...] les individus avec peu de liens faibles seront
privés d'informations venant de parties lointaines du système
social et seront confinés aux nouvelles provinciales et aux points
de vue des amis proches» (Granovetter, cité par Saucier, 2013 :
68).
3. Séropositivité, vulnérabilité et éclatement des liens forts
Dans les moments de crise ou pendant l’épisode de la maladie les
relations entre le malade et son entourage connaissent des
bouleversements. Elles peuvent être consolidées par empathie ou
par obligation familiale, comme elles peuvent êtres affaiblies, voire
éclatées par peur de stigmatisation ou de discrimination. Mais les
liens forts, comme ils ont été définis, sont avant tout tributaires de
l’histoire familiale, du statut social et du comportement de chacun,
de la place, en particulier, du malade dans le système d’échange.
Un père ou une mère touchée par la maladie ne génèrent pas les
mêmes réactions que lorsqu’il s’agit des fils ou des filles.
Mais d’une manière générale, dans notre enquête à Casablanca,
les difficultés économiques sont soulevées de façon récurrente par
les jeunes interviewés, notamment lorsque sont évoquées les
relations avec les familles et les proches. On remarque, à travers
leurs témoignages, que les phénomènes d’exclusion ou d’abandon
viennent, en grande partie de la maladie, mais aussi des situations
douloureuses engendrées par l’impossibilité de trouver du soutien
de leur entourage proche. Le nombre de cas de veuvage, de
divorce, de rejet et d’expulsion du cercle de la famille et des
proches, rencontrés au moment de notre enquête montre que
l’irruption de la maladie du sida dans le parcours de vie d’un jeune
finit, dans plusieurs cas, par une rupture, un point d’inflexion,
sinon une faiblesse des liens forts (Majdoul, 2015). Dans le cas
la séropositivi est révélée à l’entourage, soit par la volonté du
malade ou à son insu, le recours aux liens forts, n’est plus une
solution possible pour subvenir aux besoins, et les ressources à
mobiliser sont en état de « déprivation » matérielle et symbolique.
Beaucoup de jeunes séropositifs sont exclus de leur entourage
familial, dès que la séropositivité est révélée. Les formes
d’exclusion subis par ces jeunes se manifestent par le rejet total ou
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partiel du domicile
3
, la rupture émotionnelle, matérielle. Des
jeunes ont choisi l’auto-exclusion tout en anticipant leur départ du
cercle social, estimant ainsi que le socle de la solidarité ordinaire
représenté par les liens forts n’est plus fonctionnel.
Les mesures palliatives mises en œuvre par les jeunes
séropositifs sont multiples et chacun choisit celles qui conviennent
le mieux à ses conditions sociales et matérielles. Dissimuler le
statut sérologique à autrui et continuer la vie « normale » sous
contrainte, recourir aux associations thématiques ou non
thématiques pour avoir du soutien psychologique et social, changer
de lieu de résidence pour gagner l’anonymat, se réfugier chez un
proche ou un ami comme solution provisoire, sont autant de
manières d’agir en situation de vulnérabilité causé par la maladie.
C’est à ce niveau que les liens faibles interviennent comme
échappatoires et comme l’une des modalités par lesquelles l’action
du séropositif pourrait éventuellement se concrétiser quand les
conditions d’un agir « ordinaire » sont détériorées. Parmi les liens
faibles mobilisés par les jeunes séropositifs, on trouve la toile
d’Internet.
4. Quelles ressources en ligne pour les jeunes séropositifs
au Maroc ?
Force est de constater que dans le monde entier, l’Internet a investi
tous les champs y compris celui de la santé. Et avec la participation
des différents acteurs de santé (médecins, soignants, acteurs
associatifs et malades), Internet a largement modifié les processus
de construction et de circulation des savoirs, ainsi que les relations
entre les acteurs et les pratiques de santé. Comme source
d’information sur les maladies, les traitements, les facteurs de
risques, les ressources professionnelles et les établissements,
Internet a engendré une réorganisation de certaines pratiques
professionnelles et profanes (Kivitset al. : 2009 : 8)
Les intervenants en matière de santé au Maroc sont : le
législateur, le gouvernement (Ministère de la santé et Ministère de
3
Des jeunes sont carrément rejetés du foyer de la famille, surtout pour les
jeunes filles, d’autres y vivent encore mais comme des indésirables, et
seule la mère veille sur eux. Des femmes sont divorcées ou abandonnées
avec leur enfant.
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