Que reste-t-il aujourd'hui du kémalisme en Turquie ?
Par Anthony SAMRANI
lorientlejour.com - 19/05/2015
Le fondateur de la République turque, Mustapha Kemal Atatürk, et le président turc,
Recep Tayyip Erdogan.
Décryptage
À l'occasion de l'anniversaire de la naissance de Mustapha Kemal Atatürk,
qui coïncide avec la date du débarquement à Samsun de Mustafa Kemal, alors
général de l'armée ottomane, « L'Orient-Le Jour » a tenté de comprendre ce
qui restait encore de l'héritage de celui qui est surnommé « le Turc
père ».
Existe-t-il ne serait-ce que des similitudes entre Mustapha Kemal Atatürk,
fondateur de la République de Turquie en 1923, et Recep Tayyip Erdogan,
homme fort de la Turquie depuis 2003 ? Le premier est un amoureux du siècle
des Lumières et de la Révolution française. Il a aboli le sultanat et le
califat et a construit une nation moderne et ouverte sur le monde. Le
second est le leader d'une formation islamiste qui a progressivement
radicalisé son discours et qui n'a pas manqué de faire part, à plusieurs
reprises, de sa nostalgie de la période ottomane. Mais malgré leur évidente
opposition, les deux leaders partagent bon nombre de points communs, parmi
lesquels : un charisme inébranlable, un autoritarisme assumé, une
popularité sans commune mesure avec leurs adversaires et enfin une volonté
de marquer l'histoire de leur pays. C'est sans doute à l'aune de cette
volonté commune et de la comparaison qui en résulte qu'il faut comprendre
les incessantes références, dans les discours du désormais président
Erdogan, à son illustre prédécesseur.
« D'Alparslan à Fatih (le Conquérant), de Kanuni (Soliman le Magnifique) à
Yavuz Selim, de Abdul Hamid à Mustafa Kemal, des centaines, des milliers,
des millions de héros ont écrit l'histoire de ce pays », avait par exemple
déclaré M. Erdogan au cours de l'un de ses discours. Pourquoi un homme
politique qui rêve de ressusciter la Sublime Porte met-il sur un même plan
les grands personnages de l'histoire ottomane et celui qui a porté le coup
de grâce à ce qui survivait encore de « l'homme malade de l'Europe » ?
Pragmatique
Tout d'abord, parce que M. Erdogan est un pragmatique et qu'il sait que la
figure de Mustapha Kemal Atatürk est intouchable en Turquie. Jusqu'à
aujourd'hui, toutes les horloges du palais de Dolmabahce sont arrêtées à
9h05, heure à laquelle est décédé le Ghazi. Les Turcs respectent d'ailleurs
une minute de silence tous les ans le 10 novembre à 9h05 en hommage à leur
héros. Atatürk est un mythe fondateur de la République turque et son
portrait, quasiment sacralisé, continue d'orner des rues, des maisons ou
des administrations dans tout le pays, sans compter, bien sûr, les statues
à son effigie. En critiquant ouvertement le père de tous les Turcs, ce que
la loi sanctionne pénalement, M. Erdogan fragiliserait sa popularité et
remettrait quelque part en question la continuité de l'État
Ensuite, parce que la tradition turque a ceci de particulier que
l'opposition laïcs/islamistes y est beaucoup moins marquée que dans les
autres pays. La laïcité turque n'a par exemple pas grand-chose à voir avec
la laïcité française puisqu'elle n'a jamais signifié la séparation totale
entre l'Église et l'État. Bien au contraire, c'est plutôt l'État qui a
encadré, et dans un certain sens maitrisé, l'islam par le biais du Dyanet,
la direction des affaires religieuses créée après l'abolition du califat.
Si l'islam n'est toutefois pas une religion d'État en Turquie, la laïcité a
favorisé une espèce d'uniformisation religieuse, en faisant du sunnisme
hanéfite un culte officiel, au détriment des autres pratiques religieuses,
plus minoritaires. La politique d'Erdogan, assimilée au départ à un post-
islamisme, capable de se diluer dans les instituions républicaines, ne
remettait pas, a priori, en question cet héritage laïc.
Liquidation
Enfin, parce que plutôt que de la contester, M. Erdogan s'est posé en
successeur de l'œuvre d'Atatürk tout en apportant, progressivement, une
tout autre vision de son héritage.
« Erdogan cite Atatürk pour des raisons de stratégies politiques. Je ne
crois pas qu'il se reconnaisse dans ses idées. Bien au contraire, son
objectif est de liquider l'héritage d'Atatürk », explique pour sa part
Bayram Balci, chercheur en sciences politiques et civilisation arabo-
islamique au CERI-Sciences Po et spécialiste de la Turquie. Selon lui, le
président Erdogan avait à son arrivée au pouvoir une volonté de réformer le
kémalisme, notamment dans son rapport à l'islam. « La laïcité turque
relevait quelque part d'une autorité répressive envers le religieux mais la
politique d'Erdogan a conduit à l'excès inverse », ajoute le chercheur.
À la question de savoir ce qu'il reste actuellement du kémalisme en
Turquie, M. Balci répond : « Cela dépend à qui vous posez la question. Les
kémalistes diront que tout fout le camp, que la laïcité est menacée, que
les droits de l'homme sont remis en question et que la politique étrangère
est en totale opposition avec les principes du kémalisme. Les libéraux
diront que le kémalisme a été adapté et réformé pour être plus souple et
plus en adéquation avec l'évolution de la société. Les antikémalistes
diront que le kémalisme est encore trop présent dans les esprits et dans
les institutions. En fait, ils n'ont pas la même façon de lire et de
préserver son héritage. » La contestation de l'héritage du kémalisme, qui
se ressent fortement par exemple avec la question du port du voile, peut
s'expliquer, selon M. Balci, par au moins deux raisons. La première est
d'ordre interne et fait suite à une certaine concordance de point de vue
entre M. Erdogan et les minorités. « Il y a un peu un retour au système des
millets, réclamé par les deux parties. Erdogan est un nostalgique de la
période ottomane et les minorités religieuses sont demandeuses d'un certain
ottomanisme dans la pratique de leur religion », analyse le chercheur.
La seconde est d'ordre international. Deux facteurs vont fortement
accélérer le processus de dynamitage de l'héritage kémaliste. D'une part
« le fait que la volonté européenne de la Turquie n'a pas été satisfaite a
été utilisé par les antikémalistes comme un argument disant en quelque
sorte ''vous prenez l'Europe comme modèle mais l'Europe ne veut pas de
nous'' ». D'autre part, les troubles au Proche et au Moyen-Orient qui ont,
d'une certaine manière, influencé négativement la politique d'Erdogan. « Le
kémalisme initial préconisait de ne pas s'intéresser du tout à ses voisins
proches et moyen orientaux. À l'inverse, la doctrine de Davotuglu (l'actuel
Premier ministre, à l'époque ministre des Affaires étrangères) prévoyait
d'avoir de bonnes relations avec ses voisins, ce qui est fondamentalement
différent », précise le chercheur.
La question de l'héritage d'Atatürk, longtemps cité comme modèle dans le
monde arabe, ne peut se comprendre uniquement dans une logique stato-
centré. Elle dépend tout autant de l'évolution de la société turque que des
bouleversements régionaux qui ont d'ailleurs, pendant un temps, et avec
l'accord américain, considéré l'exemple islamo-conservateur turc comme un
modèle exportable dans la région. Une autre similitude entre les deux
hommes...
La fusion de l'homme avec le mythe
Le général Kémal Pacha
Comment un homme peut-il devenir le « père d'une nation » ? Que peut-il
faire de si extraordinaire, de si précieux et de si rarissime pour obtenir
un tel titre aux yeux de tout un peuple ?
Le XXe siècle avait ceci de particulier qu'il a vu l'émergence de toute une
génération de très grands dirigeants dont les vies ont tellement épousé le
destin de leurs nations, qu'ils en sont devenus les héros, au sens hégélien
du terme. Dans cette longue liste, figurent bien entendu Churchill, de
Gaulle, Roosevelt, Mandela, Nasser et bien d'autres encore, mais aussi des
personnages plus controversés, voire de réels dictateurs sanguinaires comme
Mussolini, Mao, Staline et Hitler qui, d'une tout autre façon, auront
également marqué l'histoire de leurs pays et de leur siècle.
Sans aucun doute, Mustafa Kemal, né le 19 mai 1881, devenu Kemal Pacha puis
Atatürk, fait partie de cette catégorie de grands dirigeants. « Le Turc-
père », comme il a été désigné par une loi spéciale de 1934, aura influencé
le destin de sa nation comme aucun autre Turc. Ce génie militaire,
passionné par l'art de la stratégie et par la révolution française, sera le
fer de lance d'une série de réformes, inspirées des progrès occidentaux,
dans le but de moderniser son pays. Poussant à son paroxysme l'esprit des
tanzimat, ces réformes du XIXe siècle promulguées par la sublime porte,
Mustafa Kemal Atatürk, probablement initié aux rites francs-maçons, va
transformer en profondeur son pays.
Alors que les puissances étrangères cherchent à se partager les miettes de
l'Empire ottoman, Kemal Pacha va profiter d'une série de victoires en
Anatolie pour devenir l'interlocuteur privilégié de ces grandes puissances.
Sa victoire contre les Grecs à la fin du mois d'août 1922, dans la très
célèbre Smyrne, devenue Izmir, lui permettra de faire réviser le Traité de
Sèvres, qui dépeçait complètement l'Empire ottoman, et de prendre
définitivement le dessus sur le pouvoir central. S'ensuivra l'abolition du
sultanat en 1922 et surtout, fait unique dans l'histoire du monde musulman,
l'abolition du califat en 1924, institution que Mustapha Kemal comparaît à
une « tumeur
moyenâgeuse ».
Tous les ans, jusqu'à aujourd'hui, les jeunes élèves turcs observent une
minute de silence le 10 novembre en hommage au fondateur de leur
République, mort le 10 novembre 1938 d'une cirrhose du foie. Un homme
auquel sont associés l'adoption du principe de la laïcité, la suppression
de l'écriture arabe au profit de l'alphabet latin, l'égalité des sexes, le
droit de vote accordé aux femmes et, surtout, la construction identitaire
du nationalisme turc. Un nationalisme élitiste, racial, dans l'esprit des
nationalismes des années 30, qui ne se reconnaît que dans l'appartenance à
l'islam sunnite et au culte hanafite, et qui exclut donc, de ce fait,
toutes les autres minorités. Ce nationalisme s'accompagne d'une certaine
intransigeance, d'un certain autoritarisme, renforcés par l'institution
d'un parti unique et la détention par le seul Atatürk de tous les pouvoirs,
qui écorne un peu l'image du parfait héros présenté par les manuels
d'histoire.
Celui que Kenizé Mourad décrit dans son roman, De la part de la princesse
morte, comme un homme ambitieux et hostile, qui a trahi la confiance du
sultan et qui a un penchant pour l'alcool fut autant un dirigeant
autoritaire qu'un grand réformateur. Le contexte de l'époque peut
probablement expliquer cette irrésistible fusion entre l'homme et le mythe,
entre les faits d'armes d'un général et la naissance d'une nation, entre
une politique par certains aspects méprisante et répressive, et un héritage
qui survit, plus ou moins facilement, 77 ans après sa mort. Une fusion
complexe et métissée à l'image de ce qu'a été et de ce que continue d'être
la Turquie, malgré les volontés d'homogénéisation de son héros, ce
visionnaire profondément marqué par la fin d'un siècle et le début d'un
autre, celui-là même qui prononça ces célèbres mots : « Heureux celui qui
se dit turc. »
« Les principes du régime républicain fondé par Atatürk sont
toujours valables », souligne l'ambassadeur de Turquie au
Liban
L'ambassadeur de Turquie au Liban, Inan Özyildiz, répond aux questions de
L'Orient-Le Jour sur le poids de l'héritage du kémalisme dans son pays :
Que représente aujourd'hui celui qui se faisait appeler le « Turc
père », pour le peuple turc ?
Mustafa Kemal Atatürk est le fondateur de la République de Turquie. Il n'a
pas seulement joué un rôle déterminant comme le commandant des forces
turques qui ont combattu les forces d'occupation pendant la guerre
d'indépendance entre 1919-1922, mais il a aussi créé un nouvel État-nation
et une nouvelle nation turque moderne, sur les cendres d'un empire
multiethnique et théocratique, écroulé et démantelé.
Il a en outre posé les principes fondamentaux de la nouvelle République et
les premières pierres d'un régime républicain, et a ouvert la voie à une
évolution démocratique. La Turquie aujourd'hui se base toujours sur ces
principes fondamentaux et les réformes qu'il a réalisées.
À mon avis, ce qui fait qu'Atatürk, ce grand leader décédé en 1938 et
toujours respecté par les Turcs ainsi que par les autres nations, reste
notre contemporain, c'est son côté visionnaire, illuminé, intellectuel et
moderne, et sa philosophie enracinée dans une étude approfondie de la
pensée du siècle des Lumières.
Malgré le fait qu'il a mené une guerre d'indépendance contre les pays
européens qui avaient envahi une grande partie du territoire turc, il n'a
pas hésité, après la victoire et la libération de la patrie, à revendiquer
une place pour cette République jeune au sein de la famille des nations
occidentales. La Turquie a vite pris sa place dans la Société des Nations,
signé des accords et noué des alliances avec ses voisins. Avec ses
réformes, comme le régime républicain, la laïcité, le système d'éducation à
l'occidentale, le code civil, ou bien les réformes comme l'adoption de
l'alphabet latin, de la tenue européenne, du calendrier grégorien, de
l'égalité entre hommes et femmes, il a su transformer une société rurale,
analphabète en grande majorité, déprimée par les guerres successives, en
une société moderne, ouverte à toutes sortes de développement. Sa
philosophie politique et ses tentatives pour introduire le multipartisme
ont fourni les bases et l'élan d'une transformation démocratique dans les
décennies qui ont succédé à sa mort.
Un manifestant porte le drapeau turc sur lequel est imprimé le portrait d’Atatürk,
à Ankara, le 1er juin 2013. Adem Altan/AFP
L'unanimité en Turquie autour de ce personnage est-elle en train de
s'écorner ? Comment expliquer ce phénomène ?
Soixante-dix-sept ans après sa mort, Atatürk, avec ses pensées et ses
réformes, est toujours d'actualité. L'État et la République qu'il a fondés
sont plus forts que jamais. Les principes fondamentaux sont toujours
valides. Et plus le temps passe, plus on comprend mieux sa vision et son
héritage. Surtout que lorsqu'on regarde ce qui se passe dans notre région,
on peut d'autant mieux estimer la valeur et les dimensions de ses réformes.
Malgré les débats quotidiens autour de sa personnalité ou son œuvre, sa
mémoire n'a pas été ternie. Il est toujours respecté par la grande majorité
de la société turque, comme le fondateur de la Turquie, un génie militaire
victorieux, un grand réformateur, ainsi qu'un leader visionnaire et
civilisateur. La Turquie, qui connaît aujourd'hui des succès très
importants dans les domaines de la démocratisation, du développement
économique, de l'intégration avec le monde, et l'Europe en particulier, lui
doit énormément car les bases solides qu'il a fondées et l'orientation
qu'il a donnée au pays sont toujours présentes.
Le président Erdogan fait souvent référence à Mustafa Kemal Atatürk dans
ses discours. En quoi sa politique est-elle l'héritière du kémalisme malgré
tout ce qui les sépare ?
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