L’expérience encourageante des dix-huit microstructures alsaciennes Florence Arnold-Richez La formule innovante de la microstructure médicale, pensée et mise en œuvre par l’association strasbourgeoise “Espace Indépendance” et en cours d’évaluation, a pour point d’ancrage le cabinet d’un médecin généraliste. Le patient pharmacodépendant peut y rencontrer un psychologue et un travailleur social, une ou deux fois par semaine, voire un pharmacien. Quatorze cabinets dans le Bas-Rhin et quatre dans le Haut-Rhin ont relevé le pari lancé il y a deux ans. Premier bilan. Décloisonnement des intervenants en toxicomanie, coopération du public et du privé, réduction des inégalités géographiques dans l’accès aux soins, confort et plaisir de l’exercice, les microstructures alsaciennes ont de l’espoir sur la planche. C’est du moins ce qui ressort du premier bilan encourageant, dressé à Strasbourg lors de leur première journée de travail et de réflexion, dont les organisateurs avaient choisi pour cadre ô combien symbolique quoique fort austère, la faculté de médecine de la ville. Symbolique mais légitime car cette expérience lancée maintenant voilà deux ans par l’association Espace Indépendance, initialement liée à Médecins du Monde, est indissociable de l’évaluation commanditée en amont au laboratoire d’épidémiologie et de santé publique de cette faculté, sous la responsabilité de Guy Hédelin. Si, en 2003, à l’issue des études réalisées par ce laboratoire, “l’affaire” est concluante, il y a tout à parier qu’elle fera école dans le reste de l’hexagone. Une expérimentation largement soutenue par la MILDT, par le Fonds d’aide de la qualité des soins de ville, le FAQSV (géré par les Unions régionales des caisses d’assurances maladie, les URCAM), avec le soutien de la municipalité et du département (les DDASS du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, le conseil général du BasRhin). Une idée innovante mise en chantier par une association spécialisée en toxicomanie, “agitatrice d’idées” mais surtout d’actes : Espace Indépendance, s’est, en effet, déjà investie dans des actions de proximité comme un bus d’échange de seringues, des appartements thérapeutiques, un lieu d’accueil, un atelier d’expression artistique libre, un centre de soins spécialisés délivrant de la méthadone, une mission raves… C’est le jour de... … la psychologue peut aujourd’hui prendre le bureau du Dr Schmitt qui fait ses visites, tandis que son collègue, associé, continue à recevoir ses malades dans cette banlieue proche de Strasbourg, non loin de la frontière allemande. Aujourd’hui, c’est le jour où Dominique, en traitement de substitution par la buprénorphine haut dosage, peut discuter avec la psychologue de ses difficultés à renouer un contact avec son père, de construire une relation durable avec sa copine, de… “ce qu’il veut, car la microstucture n’est pas un prêt-à-porter pour toxicomanes déresponsabilisés et généralistes surmenés, mais une nouvelle façon de penser la prise en charge au cabinet du médecin, au plus près des usagers : plus globale, plus complète”, explique Danièle Ledit, la directrice d’Espace Indépendance. Une autre semaine, s’il en a besoin, Dominique pourra se faire aider par Hervé, l’assistant social, qui parfois accompagne la personne pour une démarche à la mairie, à l’ANPE, voire au tribunal… Et aussi, Patrick, le pharmacien “du coin”, associé à la microstructure, qui le verra entre deux Le Courrier des addictions (4), n° 1, Janvier/Février/Mars 2002 32 prescriptions dans son officine, et participe aux réunions de synthèse de cette équipe légère. Car attention, les microstructures ne sont pas des usines à gaz modèles réduits, mais des “microcentres” hyper-légers, dans lesquels le médecin continue à pratiquer son exercice, rémunéré à l’acte, mais d’une autre façon, et le psychologue et travailleur social sont rémunérés par Espace Indépendance. Le médecin est seulement indemnisé pour le temps passé lors de chaque inclusion dans l’expérience et pour les réunions mensuelles de synthèse de la microstructure et pour la rencontre tous les deux mois de réseau de microstructures. Pour le moment, 14 psychologues et 5 travailleurs sociaux, éducateurs ou travailleurs sociaux, se déplacent trois heures par semaine dans les cabinets de 14 médecins généralistes du Bas-Rhin et de 4 du HautRhin, tous bien évidemment volontaires pour cette expérience, et reçoivent ainsi 176 patients. Bien entendu, certaines de ces microstructures sont plus “chargées” que d’autres : 6 ont inclus moins de 5 patients, 5 entre 5 et 10 patients, 10 entre 10 et 20 patients, 4 plus de 20 patients, dont l’une d’entre elles, 42 ! Les 4 microstructures les plus “lourdes” (16 % du total) regroupent donc 142 personnes, soit 43 % du total des inclusions. Elles ont réalisé 457 entretiens psychologiques sur 816 au total (soit 56 %) et 280 entretiens sociaux sur 590 (soit 47 %). Le plaisir de travailler autrement C’est ce qu’ils ont tous dit : “Un vrai plaisir, pour les médecins mais aussi une certaine frustration, car il nous faut vraiment les moyens de mener à bien une véritable prise en charge : un espace supplémentaire au cabinet à aménager, un temps de consultation repensé pour répondre aux besoins de ces patients (le fameux forfait “patient” proposé pour l’accueil des “clients” pharmacodépendants ou alcooliques ?). Je rêve d’ailleurs de telles microstructures pour mes patients en surpoids ou obèses, diabétiques, tabagiques, dépressifs…”, commentait le Dr Dominique Gras, le président d’Espace Indépendance. “Une ambition culturelle qui dépasse le fait d’apporter la preuve de nos résultats, même si nous avons besoin d’en passer par ceux- ci ou l’évaluation de ceux-ci, pour y parvenir. Le projet des microstructures est bien de bouleverser profondément des habitudes”, dit le Dr Georges-Henri Melenotte, psychiatre, psychanalyste et directeur médical d’Espace Indépendance. “C’est une façon de faire moins stigmatisante, car les entretiens psychologiques sont demandés par les patients, et la microstructure ‘marque’ moins le suivi psychologique d’une connotation psychiatrique que d’autres lieux et semble, de ce fait, les faciliter. Nous pouvons faire un véritable suivi psychologique de proximité. Insérés dans le cadre d’un travail multidisciplinaire équilibré au sein d’un cabinet de ville, nous nous sentons valorisés dans nos compétences. Et, à côté des entretiens individuels, nous pouvons envisager d’organiser des groupes de paroles, voire des groupes de philosophie, au sein de la microstructure”, ont déjà dit les psychologues, en premier bilan. “Nous avons intégré, et fait admettre, le fait que le travail social était possible au sein d’un cabinet médical libéral. Nous pouvons toucher des populations qui ne le seraient pas autrement. Nous avons déjà pu contribuer à améliorer la situation d’un certain nombre de patients, ce qui a retenti sur la qualité des soins médicaux dispensés et le suivi psychologique”, ont dit, pour leur part, les travailleurs sociaux. Une patientèle un peu moins marginale Quant à l’avis des patients eux-mêmes, il est, bien évidemment, prévu de le recueillir dans la partie commentaire libre du questionnaire d’évaluation, mais il est actuellement en cours de traitement. La plupart – 71 % exactement – n’étaient allés voir, avant d’être mis sous traitement de substitution, ni un travailleur social, ni un psychologue, 43 % étaient dans ce cas à l’entrée dans l’étude. Et pourtant, même si la “patientèle” de ces microstructures, dont 25 % a plus de 35 ans, semble moins “déchirée” que celle des centres spécialisés, nombreux sont ceux qui souffrent de problèmes psychiatriques (35 % de dépression, 64 % d’anxiété, 59 % de déficit de la concentration, 10 % ont des idées suicidaires et 1 % a fait des tentatives de suicide, 5 % ont des hallucinations, 26 % commettent des actes de violence…). Si 51 % des patients ne semblent pas avoir de comorbidité somatique principale, 32 % ont une hépatite C, 3 % sont infectés par le VIH, 2 % ont une pathologie respiratoire, 2 % une pathologie cardiovasculaire, et 2 % une épilepsie… en fait, en moyenne, un usager de drogues ainsi suivi en ville a tout de même des problèmes médicaux divers 6 jours par mois. “Les toxicos non suivis correctement sont de gros consommateurs de soins coûteux de première ligne (généralistes, hospitalisations d’urgence…), sans prises en charge dentaires. Mieux s’occuper d’eux occasionne d’un côté des dépenses mais d’un autre des économies”, commentait à ce propos, Joseph Losson, le directeur de l’URCAM alsacienne qui soutient l’expérience. En ce qui concerne leurs consommations dans les 0 à 40 jours (mais c’est du “déclaratif ” !), 9 % prennent de la buprénorphine haut dosage hors traitement de substitution, parmi ceux-là, 21 % se l’injectent et 10 % la sniffent, 48 % prennent de l’alcool, 17 % de l’héroïne, 1% de la méthadone, 3 % des barbituriques. “Quatre-vingt-sept pour cent de l’échantillon de toxicomanes interrogés déclaraient avoir eu au moins un jour de polyconsommation dans le mois précédent…”, commentait Guy Hédelin. La situation de leur emploi est, bien évidemment, précaire mais leur revenu moyen reste correct. Et, si 39 % ont déjà fait de la prison, la plupart n’ont jamais été condamnés. Première évaluation Les premiers résultats de l’évaluation des microstructures, intermédiaires, présentés à cette occasion, sont très encourageants, l’évaluation finale devant être prête pour 2003. L’étude comporte deux “bras” : l’un englobant les patients pris en charge par le médecin seul (161 patients dans le “bras conventionnel”), l’autre par la microstructure (176 inclus dans le “bras microstructure”). Les premières évaluations ont montré que les médecins étaient satisfaits de l’amélioration de leur exercice, de leur propre tolérance aux “cas lourds”, de l’ouverture facilitée sur les pratiques en réseau, de “l’inventivité et de la liberté” de cette formule innovante. Bref “un meilleur confort de travail”. Les patients peuvent dire “autre chose” au psychologue ou au travailleur social qu’au médecin, leur situation sociale et personnelle s’améliore et il semble qu’ils aient moins souvent affaire à la justice dans 33 le bras microstructure que dans le conventionnel. D’ores et déjà, ceux qui n’ont jamais vu de psychologue ou de travailleur social au cours de l’année écoulée ne sont plus que 35 %, même dans “le bras conventionnel” et 24 % dans “le bras microstructure”. On a constaté, enfin, qu’il existe une forte synergie entre ces deux intervenants, car les patients qui vont le plus souvent voir le psychologue sont aussi ceux qui consultent le plus fréquemment le travailleur social et inversement. Reste maintenant le plus ardu : “Dépasser le stade de la preuve de la faisabilité de l’expérience pour essaimer loin des villes jusqu’en milieu rural”, comme le disait le directeur de la DDASS du Bas-Rhin. “La plupart des réseaux fonctionnent déjà, comme vous, sur le militantisme, et toute la question est de garder un certain enthousiasme, de pérenniser l’expérience et de la professionnaliser. Vous allez entrer rapidement dans cette période charnière”, commentait, pour sa part, le Dr Pierre Poloméni, chargé de mission santé pour la MILDT. Une expérience pionnière doit tôt ou tard se diffuser. Ou se dissoudre, ce qu’elle fait, hélas, la plupart du temps, par épuisement de ses forces, “faute de combattants”. En ce qui concerne l’expérience alsacienne, il semble plutôt qu’on soit sur la voie d’un “modèle” adaptable et extensible. “Il vous faut concrètement aujourd’hui passer des crédits exceptionnels au régime financier de droit commun. Nous sommes avec vous”, disait, encourageant, Joseph Losson, le directeur de l’URCAM. Un bon augure pour les pionniers de Strasbourg, Sélestat, Mulhouse, et autres communes d’Alsace. Espace Indépendance, directrice : Danièle Ledit, 21, boulevard de Nancy, 67000 Strasbourg. Tél. : 03 88 52 04 04. [email protected] Toutes nos revues sont en ligne avec un accès GRATUIT Code revue : dtb-ca