O B S E R V A T I O N D I A L O G U É E Pseudo-achalasie : vraie tumeur ● S. Lecleire, G. Savoye* ous rapportons l’observation d’un homme de 67 ans, hospitalisé dans le service de gastroentérologie pour une aphagie brutale. L’histoire clinique remontait à plusieurs mois et comportait une altération de l’état général avec une perte de 10 kg associée à une dysphagie mixte, prédominant pour les solides, et évoluant depuis quelques semaines. L’aphagie s’était installée brutalement la veille de l’hospitalisation et chaque prise alimentaire était suivie précocement de vomissements. Les antécédents de ce malade étaient dominés par un diabète non insulino-dépendant et non compliqué, traité par sulfamides et biguanides, et un éthylo-tabagisme non sevré. À l’admission aux urgences, l’examen clinique était parfaitement normal. Les examens biologiques usuels étaient sans particularité (numération formule sanguine, ionogramme sanguin, hémostase, transaminases, bilirubinémie, phosphatases alcalines, fonction rénale), exceptée une élévation modérée de la γ-glutamyltransférase à deux fois la normale. Une fibroscopie œsogastroduodénale était pratiquée en première intention et mettait en évidence un volumineux corps étranger alimentaire bloqué juste au-dessus du cardia. À ce niveau, il était noté une petite ulcération superficielle linéaire de 5 mm. L’extraction instrumentale du corps étranger impacté était effectuée et l’ulcération œsophagienne biopsiée. Il n’était pas noté de ressaut au passage de l’endoscope, une fois l’extraction réalisée. Quant à l’examen anatomopathologique, il permettait de conclure à une ulcération œsophagienne aiguë sans anomalie suspecte de malignité. Dans ce contexte, une manométrie œsophagienne était réalisée afin d’explorer la dysphagie et l’épisode d’aphagie qui restaient inexpliqués après l’endoscopie. Cet examen retrouvait, au niveau du corps de l’œsophage, des troubles nets de la propagation des ondes péristaltiques : 45 % des déglutitions de liquides et 85 % des déglutitions de solides (10 g de poulet) n’étaient pas suivies de contractions propagées (figure 1). Une sensation de blocage survenait à la neuvième bouchée de solides. Cette sensation s’es- N * Département d’hépato-gastroentérologie et de nutrition, hôpital C. Nicolle, Rouen. La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 2 - vol. V - mars-avril 2002 Figure 1. Tracé de manométrie objectivant un défaut de propagation des contractions œsophagiennes secondaires à une déglutition de 10 ml de liquide. tompait finalement après la prise d’un verre d’eau. On notait une absence de relaxation du sphincter inférieur de l’œsophage en réponse aux déglutitions de liquides pour seulement une déglutition sur quatre. Ces troubles moteurs, quoique suggérant une achalasie débutante, restaient donc aspécifiques. Le diagnostic évoqué à ce stade était celui d’une pseudo-achalasie devant l’association d’une altération de l’état général, de troubles de propagation des contractions œsophagiennes aspécifiques survenant chez un éthylotabagique de plus de 60 ans. Ce doute diagnostique motivait la réalisation d’un scanner abdomino-thoracique et d’une échoendoscopie. La tomodensitométrie thoraco-abdominale retrouvait une masse tissulaire mesurée à 6 cm de grand axe sur 3,7 cm, débutant au contact de l'extrémité inférieure de l’œsophage et du cardia jouxtant le pilier gauche du diaphragme (figure 2), associée à une lame d’épanchement pleural homolatéral. Les parenchymes hépatique et pulmonaire étaient normaux. Le repérage endoscopique retrouvait une muqueuse œsophagienne normale avec notamment une cicatrisation de l’ulcération linéaire, décrite lors de l’épisode d’impaction alimentaire. L’échoendoscopie œsophagienne objectivait une volumineuse formation tissulaire, homogène, développée dans la région cardiale, en dehors de la partie antérieure et gauche de l’œsophage, sur une hémi-circonférence. La lésion débutait à 32 cm des 85 O B S E R V A T I O N D I A L O G U É E a lésions prélevées, sans pouvoir en déterminer l’origine exacte ou le type histologique précis. L’exérèse projetée n’était donc pas réalisée et une jéjunostomie était mise en place dans le même temps opératoire. L’examen histologique définitif retrouvait une prolifération tumorale, constituée de lobules de taille variable, séparés par de larges travées de stroma fibreux, richement vascularisé. L’étude immuno-histochimique objectivait un seul marqueur positif, la synaptophysine, associée aux lésions neuroendocrines. Tous les marqueurs épithéliaux et conjonctifs étaient, quant à eux, négatifs. Le diagnostic final retenu était celui d’une tumeur neuroendocrine à grandes cellules avec diffusion métastatique. La mise en œuvre d’une nutrition entérale en site jéjunal, en complément à une alimentation mixée, permettait une rapide reprise de poids. La recherche d’une sécrétion neuroendocrine en excès s’avérait négative, et initialement une surveillance simple était mise en place. L’examen tomodensitométrique de contrôle, réalisé à trois mois de l’intervention, notait une stabilité lésionnelle, et il était décidé de poursuivre la surveillance et de ne réserver chimiothérapie et traitement par analogues de la somatostatine qu’à une progression tumorale patente ou à l’apparition d’une symptomatologie invalidante. b DISCUSSION Figure 2. Coupe tomodensitométrique objectivant une volumineuse formation tumorale développée au contact du pilier du diaphragme gauche au temps artériel (figure 2a) et au temps portal (figure 2b). C’est le plus souvent au niveau du cardia que se produisent les impactions alimentaires. La brutalité d’installation de ces accidents conduit rapidement le malade à consulter. Les symptômes classiques du blocage cardial sont une dysphagie aiguë avec, éventuellement, une aphagie complète. On peut noter une hypersalivation, associée parfois à des troubles respiratoires à type de toux. Ces signes imposent une extraction endoscopique dont les modalités pratiques de délai (immédiate ou dans les 24 heures), de sédation (sous anesthésie ou non), de techniques utilisées (pinces diverses, poussée ou non) sont adaptées aux signes cliniques, au malade, à la taille et aux caractéristiques du bolus responsable de l’obstruction (alimentaire ou non). L’urgence passée, après l’extraction, une endoscopie de contrôle doit toujours être réalisée afin de rechercher un facteur favorisant, dont les plus fréquemment en cause sont les sténoses œsophagiennes organiques et, par ordre de fréquence, les lésions tumorales suivies des lésions peptiques. L’absence d’une telle lésion, ce qui était le cas dans notre observation, doit faire évoquer la possibilité d’un obstacle fonctionnel. D’authentiques achalasies ont en effet été révélées par des accidents d’impaction alimentaires. Ces circonstances particulières de diagnostic d’achalasie sont essentiellement décrites chez des enfants ou des adultes jeunes. Des troubles non spécifiques peuvent être mis en évidence devant un accident d’impaction alimentaire. Ce malade présentait un trouble du péristaltisme œsophagien notable (45 % des déglutitions de liquides et 85 % des déglutitions de solides non propagées) mais, arcades dentaires et infiltrait la musculeuse de la face latérale gauche de l’œsophage. Elle était en contact avec le pilier diaphragmatique gauche et mesurait 5,5 cm de diamètre. Il n’existait, pas plus qu’à la TDM, de ganglion suspect ou d’ascite. En vue d’une décision opératoire, un transit œsophagien préopératoire était réalisé et mettait en évidence une discrète perte du péristaltisme à l’origine d’une hypotonie des deux tiers inférieurs de l’œsophage, une rigidité anormale segmentaire de l’œsophage abdominal et un élargissement de l’espace inter-phrénico-gastrique. Le patient était opéré et le chirurgien constatait en peropératoire une volumineuse lésion dans la région du cardia, envahissant nettement le pilier gauche du muscle diaphragmatique et débordant largement sur la coupole gauche. S’y associaient de nombreuses granulations péritonéales, localisées sur le corps gastrique et sur de multiples anses grêliques. La palpation hépatique permettait de percevoir des formations intraparenchymateuses évoquant fortement des métastases méconnues jusque-là par l’imagerie préopératoire. De multiples prélèvements étaient réalisés sur la masse cardiale et au sein du parenchyme hépatique pour un examen extemporané. Cet examen affirmait la nature maligne de toutes les 86 La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 2 - vol. V - mars-avril 2002 O B S E R V A T I O N D I A L O G U É E qui du fait de la persistance de certaines propagations et de relaxations transitoires du sphincter inférieur conservées dans 75 % des déglutitions, ne permettait pas de retenir le diagnostic d’achalasie. En revanche, l’association de ces troubles manométriques au contexte clinique d’un sujet âgé de plus de 55 ans, présentant une dysphagie progressive et une altération de l’état général, fait évoquer une pseudo-achalasie. Cette entité clinique peut être très délicate à distinguer de l’achalasie primitive, que ce soit en termes de clinique, d’endoscopie ou de manométrie. Cependant, certains signes cliniques doivent faire évoquer le diagnostic de pseudo-achalasie plutôt que celui d’achalasie primitive : un âge de début des troubles supérieur à 55 ans, une perte de poids supérieure à 10 % du poids originel, mais surtout une vitesse d’amaigrissement rapide, et une dysphagie évoluant depuis moins d’un an (1, 2). Ces caractéristiques étaient retrouvées dans notre observation. De même, une fibroscopie œsogastroduodénale macroscopiquement normale, mais au cours de laquelle la jonction œsogastrique n’est franchie que difficilement (3), doit inciter à la prudence dans ce contexte clinique et à la réalisation de profondes biopsies cardiales, même si celles-ci restent le plus souvent négatives. Il n’existe pas de critère manométrique fiable pour distinguer une pseudo-achalasie d’une achalasie. Même un tracé typique avec un apéristaltisme œsophagien et une altération des relaxations du SIO en réponse aux déglutitions ne permet pas d’écarter le diagnostic de pseudo-achalasie. De plus, le contexte de survenue des troubles doit conduire à la poursuite des investigations. L’exploration d’un malade présentant un tableau de pseudo-achalasie comporte la réalisation d’un examen tomodensitométrique abdomino-thoracique. Le scanner peut aider au diagnostic en montrant un épaississement de la paroi œsophagienne dont le caractère asymétrique ou supérieur à 10 mm est évocateur d’infiltrat tumoral. Le diagnostic peut être plus aisé comme dans notre observation où une masse para-œsophagienne, responsable de la symptomatologie, est reconnue (4). La réalisation de cet examen permet également d’orienter vers les possibilités d’exérèse, même si notre observation en est un contre-exemple. L’échoendoscopie œsophagienne et cardiale a une sensibilité plus élevée que l’examen tomodensitométrique dans cette indication, mais nécessite une anesthésie générale. Dans notre cas, elle mettait en évidence l’infiltration de la musculeuse œsophagienne. Elle permet également un bilan préopératoire précis et une classification standardisée de la lésion tumorale. Les étiologies des pseudo-achalasies sont dominées par les adénocarcinomes du cardia, qui représentent plus de 50 % des causes de pseudo-achalasie. Ces lésions peuvent infiltrer la région cardiale sans avoir un développement endoluminal évident en endoscopie. Les carcinomes épidermoïdes sont plus rarement en cause. Ce type de cancer de l’œsophage a, en effet, un dévelop- La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 2 - vol. V - mars-avril 2002 pement endoluminal qui échappe rarement à l’examen endoscopique. Il ne faut pas hésiter à réaliser de nouvelles biopsies au cours d’un second examen endoscopique si la première série est négative, et la rétrovision pour l’étude de la région cardiale doit être réalisée soigneusement. Des causes exceptionnelles de pseudo-achalasie ont été décrites, comme des envahissements par une tumeur primitive bronchique ou un cancer ORL, une tumeur mésenchymateuse œsophagienne ou encore un pseudo-kyste pancréatique. Une exploration chirurgicale diagnostique, si l’endoscopie, la tomodensitométrie et l’échoendoscopie se sont révélées insuffisantes, est recommandée ; son utilisation en pratique reste exceptionnelle dans cette situation clinique (3). Dans notre observation, la pseudo-achalasie était due à une tumeur neuroendocrine à grandes cellules. Ces lésions sont très rares, leur potentiel évolutif semble lent, et la stratégie de leur traitement, comme de leur suivi, n’est pas codifiée. Le mécanisme physiopathologique qui rend compte des troubles moteurs œsophagiens n’est pas non plus bien élucidé. En effet, si une hyperpression ou des relaxations incomplètes du SIO peuvent trouver leur cause dans une masse para-œsophagienne, l’absence de propagation des ondes péristaltiques est plus difficile à expliquer. Dans notre observation, l’échoendoscopie a permis de mettre en évidence une infiltration pariétale œsophagienne atteignant la musculeuse et remontant sur l’œsophage thoracique. On évoque un rôle possible de l’infiltration des plexus myentériques pour expliquer la cause de la dysphagie dans les pseudo-achalasies. Ces données ont même conduit certains auteurs à proposer avec un succès symptomatique la toxine botulinique en traitement palliatif de la dysphagie chez un malade atteint de pseudoachalasie par envahissement tumoral locorégional (5). En dehors de cette observation anecdotique, le traitement de ces pseudoachalasies reste un traitement étiologique, s’il est réalisable au moment du diagnostic. Dans notre observation, la résection chirurgicale projetée n’a pu être effectuée, et l’histologie définitive de la lésion a conduit à proposer une surveillance simple jusqu’à ce jour. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Kharilas PJ, Kishk SM, Helm JF et al. Comparison of pseudoachalasia and achalasia. Am J Mad 1987 ; 82 : 439-46. 2. Tracey JP, Traube M. Difficulties in the diagnosis of pseudoachalasia. Am J Gastroenterol 1994 ; 89 : 2014-8. 3. 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