La dîme royale

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La dîme royale
Finances publiques
Collection dirigée par Thierry LAMBERT
Les finances publiques connaissent un développement important et
se diversifient. Les finances de l'État, les finances communautaires,
les finances internationales et comparées, la science et la technique
fiscales ne sont que quelques-uns des domaines couverts par les
finances publiques contemporaines.
La présente collection a pour vocation de publier des travaux
originaux (thèses, essais, colloques...) ou de facture plus classique
(manuels, c0Ill111entairesde textes, recueils de documents...).
Elle a aussi pour ambition de rééditer des ouvrages aujourd 'hui
introuvables, mais fort utiles, dès lors qu'ils s'imposent comme
référence et qu'ils sont agrémentés d'une préface substantielle.
Déjà parus
Georges DUMAS, La dérive de l'économie française. 19581981, 2003.
Macrino
SUAREZ, Le système financier
espagnol:
de
l'émergence à la maturité, 2002.
André LEFEUVRE, Le paienlent en droit fis ca l, 2002.
Delphine NOUGA YRENE, Construire l'impôt en Russie, 2001.
Georges DUMAS, Le miracle éconolnique socialiste, 2001.
Jean-Claude W A THE LET , Budget, comptabilité et contrôle
externe des collectivités territoriales, 2000.
Séminaire franco-italien, Les sanctions pénales fiscales, 2000.
Michel NOGUET, Transition et finances publiques en Hongrie
et en Pologne, 2000.
Michel NOGUET, Transition et finances publiques: l'analyse
d'un paradoxe, 2000.
Alban COULIBAL Y, Finances publiques de la République de
Côte d'Ivoire, 2000.
Laurence V AP AILLE, La doctrine adlninistrative fiscale,
préface de Thierry Lambert, 1999.
Laurent BARONE, L'apport de la Convention européenne des
droits de l'holnme au droit fiscal français, préface de Jean-Paul
Costa, 1999.
Henri GUERMEUR,
Le régime fiscal
de l'Indochine,
introduction de Chantal Descours-Gatin, 1999.
Bruno TILLY, La compétence des agents du fisc, préface de
VAUBAN
La dîme royale
Texte présenté et commenté par
Jean-Marc Daniel
L'Harmattan
5 -7, rue de l' École- Polyteclmique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALlE
~L'Hannattan,2004
ISBN: 2-7475-6276-X
EAN : 9782747562768
Vauban, réformateur
de l'impôt
L'actualité de la réformefiscale
De l'impôt keynésien à la courbe de Laffer
Le rapport à l'impôt varie avec le temps. Certes il y a des
constantes et l'on peut considérer que le contribuable est a
priori éternellement hostile à l'idée de voir une partie de son
revenu reversé à l'Etat. Néanmoins, le même contribuable est
en tant que citoyen très attaché au bon fonctionnement des
services publics que finance l'impôt. Cela confère sa
légitimité à l'impôt si bien que l'acceptation de son existence
constitue un élément constitutif du contrat social. La
traduction la plus immédiate et la plus sensible de cette
acceptation est que le coût de collecte reste largement
inférieur au rendement. Au moment du débat qui a présidé
aux tentatives de réformes du ministère des finances et de
refonte du système de collecte de l'impôt sous le
gouvernement Jospin, l'inspection des finances a évalué en
France ce coût à 1,62% des recettes collectées, plaçant la
France parmi les pays les moins performants en la
matière...Ce qui varie de façon régulière, c'est la forme de
l'impôt et les théories qui concernent son impact
économique. Le XXème siècle a été caractérisé par une
hausse régulière du poids des prélèvements obligatoires, au
point que certains ont cru devoir faire de cette tendance une
loi historique générale et quasi-inéluctable (la loi de Wagner,
du nom de l'économiste allemand du XIXème siècle qui l'a
explicitée). Cette hausse a trouvé une justification théorique
au travers du développement des théories économiques
keynésiennes et singulièrement de ce que tous les étudiants
en économie connaissent sous le nom de théorème de
Haavelmo.
Cet économiste norvégien, prix Nobel en 1989, en adoptant
les hypothèses keynésiennes d'une économie fondée sur
l'acte de consommation et sur l'existence d'un lien
fonctionnel stable entre consommation et revenu a établi que
toute augmentation d'impôt, conduisant nécessairement à un
accroissement de dépenses publiques, se traduit par une
augmentation de la demande publique qui entraîne un surcroît
de croissance. Ce résultat appartient au corpus idéologique
qui dominait l'Europe dans les années 1950/1960 affirmant
l'efficacité objective de la politique économique et la
capacité de l'Etat par sa politique budgétaire de déterminer le
niveau de production et donc le niveau de chômage.
L'inflation des années 1970, largement liée à un usage
inconsidéré de la politique budgétaire, a contribué à
décrédibiliser le mécanisme de régulation publique de
l'économie et favorisé l'émergence et la légitimation des
mouvements anti-impôt. Née en Californie dans les années
1970, la contestation de l'impôt a trouvé sa formulation
théorique dans la courbe de Laffer et sa' formulation politique
dans la pratique reaganienne. La courbe de Laffer représente
les rentrées fiscales en fonction du taux d'imposition.
Lorsque ce taux est nul, les rentrées fiscales le sont
nécessairement. Mais lorsque ce taux est de 100%, elles le
sont également. En effet, les agents économiques soit cessent
de fournir un travail dont le produit serait entièrement
confisqué par l'Etat, soit s'arrangent pour que ce travail se
fasse à l'insu de l'Etat et donc de toute possible taxation. Un
résultat mathématique simple, attribué à un mathématicien du
XVlllème siècle du nom de Michel Rolle, montre que dans
ces conditions, il existe un taux optimal d'imposition qui est
celui qui rapporte le plus à l'Etat et qui n'est pas le taux
maximal, puisque ce taux maximal par définition égal à
100% est synonyme de rentrées fiscales nulles.
Concrètement, un taux excessif, en décourageant le travail,
réduit la richesse globale du pays et donc les revenus de
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l'Etat. C'est pourquoi, il est des situations où l'Etat a intérêt à
baisser les impôts. En le faisant, il en tire d'abord un bénéfice
politique dans la mesure où la population ne peut que se
réjouir d'avoir moins à payer. Il en tire ensuite un bénéfice
économique dans la mesure où la motivation accrue des gens
qui travaillent augmente la richesse de tous et la sienne en
particulier. Forte de ces théories, l'administration Reagan a
initié des politiques de baisses d'impôts qui devaient
conduire à un surcroît de croissance et à un retour à
l'équilibre des finances publiques. Le déficit budgétaire
considérable qui fut le résultat le plus immédiat de cette
politique a sinon infinné les idées de Laffer du moins
démontrer que le taux d'imposition en vigueur aux Etats-Unis
avant l'arrivée de Reagan n'était pas trop élevé. Il restait
inférieur à ceux qui handicapent l'économie au point de
limiter la production. Il est resté néanmoins de cette période
l'idée que les démocraties occidentales ont atteint la limite en
terme de prélèvements obligatoires et qu'elles ont tout à
gagner à réduire leurs impôts. Pourtant, dans la plupart des
cas, les politiques de baisse systématique des impôts ont
débouché sur des déficits budgétaires importants. Cela a à la
fois amené les économistes à examiner de plus près les
raisonnements issus de la courbe de Laffer et à revenir aux
idées claires et simples en la matière que Ricardo fut le
premier à formuler sur l'équivalence économique entre impôt
et emprunt comme mode de financement de l'Etat. En
réduisant les impôts, les gouvernements ont d'une part créé
des déficits, d'autre part fourni par le biais des impôts nonpayés des moyens financiers supplémentaires aux ménages.
Ceux-ci se sont empressés de consacrer les sommes ainsi
économisées à l'achat des bons du Trésor émis par l'Etat
pour financer son déficit. Grosso modo, le bilan final des
politiques de réductions d'impôts brutales a été une
modification du financement de l'Etat par substitution de
l'emprunt aux impôts et un accroissement du taux d'épargne
des ménages sans que la réalité économique ambiante n'ait
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été affectée en profondeur. Ce constat d'équivalence entre
emprunt et impôt que Ricardo avait déjà fait au début du
XIXème siècle est à l'origine d'une nouvelle approche de
l'impôt. Sa forme et son mode de perception sont désormais
au centre des réflexions dans la mesure où ils influent au
même titre que son volume global sur l'économie et une
réforme fiscale ne doit pas se limiter à priver l'Etat de
ressources, ce qui le plonge instantanément dans
l'endettement. Les débats ont là encore commencé aux EtatsUnis avec la contestation de la progressivité de l'impôt et la
promotion par certains hommes politiques de la « flat tax »,
c'est-à-dire d'un prélèvement sur le revenu strictement
proportionnel à celui-ci. En France, l'apparition de la
Contribution sociale généralisée a suscité des débats du
même type sans qu'aucune décision vraiment radicale en la
matière n'ait jamais été prise. L'avancée de la Contribution
sociale généralisée, combattue en son temps par toutes les
forces conservatrices du pays, allant du RPR jusqu'au parti
communiste en passant par la technostructure du ministère
des finances, reste un acquis du réformisme de la deuxième
gauche qui semble pour l'instant sans lendemain. Pourtant, la
concurrence fiscale que la mondialisation
impose
progressivement aux pays développés va conduire la France à
reprendre le chantier de la réforme fiscale à partir de quatre
constats:
- la disparition durable de l'inflation modifie le rapport à
l'impôt des particuliers qui voyant leur revenu peu évoluer
sont sensibles à toute modification de leur imposition. En
outre, en rendant caduques les politiques keynésiennes qui ne
furent au bilan final que des politiques de gestion habile de
l'inflation, elle conduit à abandonner la logique de Haavelmo
qui faisait de l'impôt le moyen de réduire le chômage;
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- l'échec relatif des politiques irraisonnées de réduction
d'impôts qui, fondées sur une vision simplificatrice de la
courbe de Laffer ont buté sur des déficits budgétaires
considérables et un mécanisme d'équivalence
ricardienne
amène à affiner le raisonnement fiscal;
- la mobilité relative des facteurs de production s'est modifiée
au fur et à mesure de la dématérialisation d'une certaine
forme de capital et la fiscalité doit tenir compte d'une
évolution de la production qui est non seulement mondialisée
mais qui suppose une circulation permanente du capital;
-les développements technologiques récents remettent en
cause non seulement les assiettes fiscales en modifiant la
nature de la production mais encore les techniques de
perception de l'impôt. Les blocages rencontrés au ministère
des finances pour en revoir le fonctionnement et simplifier
une administration dotée d'une informatique de plus en plus
performante montrent qu'en France notamment, l'impôt n'est
pas seulement un moyen de financer l'Etat mais aussi un
moyen d'asseoir le statut et le pouvoir, aussi infime soit-il,
d'une myriade d'employés qui s'abritent derrière le discours
du service public pour consolider leur position. L'enjeu d'une
réforme fiscale est aussi celui du devenir des agents qui
perçoivent l'impôt, devenir qui paraît d'autant plus menacé
pour certains de ces agents que les évolutions technologiques
rendent, même en l'absence de toute réforme ou de toute
réduction du prélèvement, leur travail de plus en plus inutile.
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Disparition de l'inflation et retour aux conditions des
débuts de la Révolution industrielle
Disparition de l'inflation, dette publique accrue, mutation
technologique et angoisse des agents du fisc conditionnent
toute tentative actuelle de réforme fiscale pour conduire en
pratique à une absence de réforme de fond. Cette situation
n'est pas nouvelle. S'il est souvent difficile d'aller chercher
dans le passé des références sans être victime de
comparaisons anachroniques ou de contresens sur ce que
furent les décisions anciennes, il n'est pas inutile pour autant
d'aller voir ce que dans des situations analogues, nos ancêtres
ont proposé.
La réflexion fiscale organisée est ancienne et consubstantielle
à la réflexion sur la politique et sur l'économie. D'ailleurs le
mot «Economie politique» signifie étymologiquement
gestion de l'Etat et le premier qui l'employa, Antoine de
Montchrestien, souhaitait avant tout donner des conseils au
Roi sur le moyen le plus efficace de gérer l'Etat et
notamment ses finances. Mais des périodes où disparaît
l'inflation et où la réduction pure et simple de l'impôt paraît
impraticable du fait d'une accumulation de dettes publiques
sont en fait relativement rares, ne serait-ce que parce que
l'inflation elle-même est un phénomène relativement rare.
Avant le XXème siècle, la dernière crise significative
d'inflation en Europe fut celle du début du XVllème siècle.
Favorisée par l'aisance monétaire due aux découvertes de
mines en Amérique, entretenue par les guerres meurtrières
qui ensanglantent l'Europe, la dépeuplent et réduisent ses
capacités productives et donc l'offre de bien, cette inflation
joue au début le rôle traditionnel qui lui assigne en particulier
le keynésianisme. En allégeant les dettes et en réduisant de
façon indolore la part des salaires dans la valeur ajoutée, elle
fournit à une industrie embryonnaire les moyens de ses
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premiers développements. Mais cet aspect positif disparaît
assez vite et les économies les plus développées de l'époque,
celle des Provinces-Unies et celle d'Angleterre, cherchent dès
le milieu du XVllème siècle à s'en défaire.
En créant en 1694 la banque d'Angleterre, l'establishment
britannique se dote d'un outil sensé constituer un élément de
la démocratie censitaire en train de se mettre en place. Cette
institution a comme double objectif de contraindre l'Etat à
équilibrer ses comptes et d'éviter les débordements
monétaires d'antan. Cet outil indispensable de l'économie
moderne qu'est la banque centrale fait ainsi son entrée dans
I'histoire dans une période qui se construit autour de
l'absence d'inflation et de déficit public. Pour l'économie
politique naissante, cette configuration appelait une réflexion
portant en particulier sur le mode de gestion d'un Etat
courant encore après la richesse par le biais de politiques
mercantilistes. Pour certains observateurs de cette fin du
XVllème siècle, la recherche effrénée de l'or et au travers
elle l'idée qu'une croissance de la masse monétaire permet de
réduire le chômage et conduit en fait à des politiques
inefficaces.
L'inflation du début du siècle n'a pas permis de maintenir
une croissance durable de l'économie et dès les années 1670
l'Angleterre amorce une modification de sa stratégie
économique. Le constat pragmatique fait par ses dirigeants
est celui que d'autres devront faire trois cents ans plus tard, à
savoir que l'inflation n'est pas un antidote au chômage.
Premier pas pratique vers l'abandon effectif des politiques
mercantilistes, la création de la banque d'Angleterre va
déboucher sur l'adoption systématique de politiques de
stabilité monétaire. En France, il faut attendre la déroute de
l'expérience de Law pour qu'en 1726, le pays adopte une
monnaie qui sous différents avatars sera encore en place en
Il
1913. Cette stabilité monétaire implique une nouvelle donne
budgétaire, elle se combine avec la prise de conscience que
l'Etat ne peut pas éternellement vivre à crédit.
La réflexion économique se remodèle et s'interroge sur les
origines d'une croissance qui ne trouve son fondement ni
dans la quantité de monnaie en circulation ni dans les astuces
financières de l'Etat. La transition s'amorce ainsi vers une
pensée économique qui en passant par les physiocrates va
conduire au libéralisme et à l'idée que moins l'Etat intervient
mieux l'économie se porte. Si en Angleterre, le départ des
Stuart favorise la mise en place d'un système politique et
économique libéral qui se défait lentement mais
progressivement du mercantilisme, en France, la monarchie
absolue louis-quatorzienne maintient I'héritage colbertiste.
Pour que sa remise en cause soit réelle, il faut une série
d'écrits qui permettent de mieux mesurer les enjeux pour
l'Etat des mutations économiques de cette fin du XVllème
siècle. Pour s'exprimer face à un colbertisme triomphant, il
faut des esprits originaux. La tentative de monétisation de la
dette publique par Law montre que quelque part, la classe
dirigeante française a une conscience diffuse de la nécessité
pour maintenir le dirigisme et le volontarisme d'une
souplesse monétaire désormais caduque car abandonnée par
le reste de l'Europe.
Elle va s'adapter tout au long du XVlllème siècle avec regret
et en traînant les pieds. Obligée de survivre en contradiction
avec la désinflation ambiante, elle subit la stabilisation
monétaire du cardinal de Fleury en 1726 avec scepticisme,
elle affronte Turgot qui tente de créer une amorce de banque
centrale et elle refuse les mesures de reprise en main des
finances publiques qui auraient pu éviter le drame
révolutionnaire. Elle laisse à des francs-tireurs brillants de la
pensée économique le soin de réclamer des réformes, comme
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pour mieux les étouffer en faisant condamner leurs libelles
par la justice.
Vauban entre en scène
C'est ce qui va se passer avec un petit livre qui aurait à bien
des égards pu passer inaperçu, compte tenu de son contenu
parfois assez technique, mais dont Schumpeter écrira dans sa
monumentale
et admirable « Histoire de l'analyse
économique» qu'il constitue «un des travaux les plus
remarquables dans le domaine des finances publiques,
inégalé avant comme après dans la clarté et la force de
l'argument ». Ce petit livre, c'est le « Projet de dîme royale»
de Vauban. Le but du livre est de proposer l'adoption par
l'Etat d'un mode de financement stable, qui ne s'abîme pas
dans les illusions du mercantilisme et de sa vision de la
richesse fondée sur l'évolution de la quantité d'or et d'argent
en circulation. Puisque toute manipulation monétaire est
vaine et que la source de toute richesse réside dans le travail,
l'Etat doit faire en sorte de se financer sans empêcher ou
décourager le travail.
Noblesse courte et idées longues
L'homme qui défend ce point de vue connaît bien la situation
du pays. Tout le monde connaît aujourd'hui ses célèbres
citadelles distribuées le long des frontières de Saint Jean Pied
de Port au Sud à Neufbrisach à l'Est en passant par Blaye ou
Saint Malo à l'Ouest. On imagine aisément que pour suivre
ces chantiers, il parcourt sans cesse la France. Il le dit luimême dans la préface de son livre, «la vie errante que je
mène depuis quarante ans et plus m'ayant donné l'occasion
de voir et de visiter plusieurs fois et de plusieurs façons la
plus grande partie des provinces de ce royaume, tantôt seul
avec mes domestiques et tantôt en compagnie de quelques
ingénieurs, j'ai souvent eu l'occasion de donner carrière à
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mes réflexions et de remarquer le bon et le mauvais du pays;
d'en examiner l'état et la situation et celui des peuples dont la
pauvreté ayant souvent excité ma compassion m'a donné lieu
d'en chercher la cause ». C'est donc en connaisseur du pays
qu'il se présente mais aussi en amoureux de ce pays. Ille dit
également dans la préface, dès la première page puisqu'il
écrit «je suis français très affectionné à ma patrie ».
Saint-Simon, faisant son portrait, s'appuiera sur cette phrase
pour vanter ses mérites et le qualifiera de patriote, donnant au
mot ses lettres de noblesse et lui assurant son introduction
définitive dans la langue française. Prenant des risques
physiques pour défendre le royaume dans les multiples
guerres que conduit Louis XIV, Vauban se veut le défenseur
sur tous les plans d'un peuple qu'il côtoie sans cesse. Dire
qu'il le fréquente serait excessif. Car si Vauban veut des
réformes et singulièrement des réformes fiscales, s'il est prêt
à affronter la Cour pour dénoncer les injustices, il serait
toutefois hasardeux, comme 1'historiographie républicaine du
XIXème siècle a tendu à le faire, de voir en lui un
révolutionnaire désireux de promouvoir les aspirations et les
intérêts des classes populaires.
Vauban est noble et se veut tel. Il est d'autant plus attaché à
la défense de la noblesse que 1' anoblissement familial est
récent. C'est son arrière- grand-père, Emery Le Prestre,
notaire, qui acquiert le premier un titre de noblesse. Le père
de Vauban, Urbain Le Prestre, est propriétaire d'une grosse
maison qui fait office de château à Saint-Léger de Foucheret,
dans le Nivernais, dans l'actuel département de l'Yonne.
C'est là que naît Sébastien Le Prestre, marquis de Vauban en
mai 1633. Si Saint Simon I'honore du titre de patriote, en
terme de noblesse, il précise qu'il n'est qu'un «petit
gentilhomme de Bourgogne» et qu'il n'est « rien de si court,
de si nouveau, de si plat, de si mince» que sa noblesse.
Pourtant, cette noblesse, Vauban y tient au point de rejoindre
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la rébellion de la Fronde contre le jeune Louis XIV et surtout
contre le cardinal Mazarin qui ne cesse d'affirmer son
pouvoir au détriment de ceux ancestraux de la noblesse.
Mais, indigné par la trahison de Condé qui passe à l'Espagnol
par haine pure du Cardinal, il se rallie aux troupes royales
pour commencer une carrière militaire que couronne en 1703
le titre de maréchal. Vauban est un soldat, fidèle, discipliné
mais qui n'en pense pas moins. Sa pensée est multiple et elle
est le fruit de l'accumulation des notes qu'il prend tout au
long de ses pérégrinations. Il réfléchit et remet de l'ordre
dans ses papiers lors des repos que lui imposent ses blessures,
accumulant une œuvre dont il rassemble l'essentiel sous le
titre de Mes oisivetés. Ce titre qui se veut ironique correspond
à ce souci du Grand siècle de ne pas trop se mettre en valeur.
N'intitule-t-il pas un autre écrit «Pensées d'un homme qui
n'avait pas grand chose à/aire » ?
La production intellectuelle de Vauban est riche et
diversifiée. Ingénieur, il publie des textes de mécanique et
d'architecture militaire. Il s'intéresse à l'agriculture, parle de
dé~eloppement rural, réfléchit aux communications et rêve de
travaux publics grandioses en faveur des voies d'eau. Les
affaires de l'Etat l'intéressent mais il les aborde en terme
géopolitique. Il prône une politique coloniale active et une
présence française partout dans le monde pour contrer les
autres puissances européennes qui elles-mêmes se déploient
hors de leur zone. Surtout il soutient une politique visant à
doter le royaume d'un territoire facile à défendre. La thèse
des frontières naturelles chère aux Jacobins est déjà présente
dans ses écrits. Mais cette thèse est chez lui fondée sur des
arguments militaires car il est avant tout un soldat. Sa
réflexion économique prolonge son approche politique. Un
pays cohérent et homogène, dont les frontières sont sûres, ne
pourra se consolider que s'il est riche et si l'Etat a les moyens
d'entretenir une armée puissante. Cette réflexion se construit
à partir de la vision très pragmatique qu'il a du pays.
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La France de la fin du XVIIème siècle offre le spectacle d'un
pays appauvri, appauvri par une période de mauvaises
récoltes, mais appauvri aussi par la multiplication
des
guerres. Ce spectacle de la misère le pousse à demander au
Roi d'être intraitable avec les vaincus et de profiter au
maximum de sa victoire pour légitimer auprès d'un peuple
qui souffre les aventures militaires entreprises. Il le pousse
surtout à revoir sa politique économique pour alléger la
fiscalité. Pays favorisé par la nature, qui pourrait nourrir une
population nombreuse, susceptible par ce biais de fournir une
armée puissante, la France est devenue un pays de mendiants.
L'origine de cette misère, ilIa trouve dans la fiscalité.
S'abritant derrière l'autorité d'un économiste dont il affirme
qu'il est plus à même que lui de décrire la réalité-il s'agit de
Boisguilbert, il propose de remédier le plus rapidement
possible à cette situation. La référence à Boisguilbert ressort
de l'effet de style qui cherche à se montrer le plus modeste
possible; elle marque également le lien qui lie les deux
hommes. Ce lien se distendra par la suite. Boisguilbert est un
gentilhomme normand qui en bon cousin de Corneille, a le
sens du tragique et du solennel. Il finit par prendre ombrage
de la gloire d'un Vauban qui semble, quoi qu'il dise et quoi
qu'il fasse, devoir toujours garder la faveur du Roi. Il restera
néanmoins attaché à l'héritage intellectuel de Vauban et
avant de disparaître dans la nature, il laissera un livre intitulé
«Testament de Vauban », voulant donner à ses idées
l'autorité de celles du vieux maréchal. La pensée des deux
hommes correspond à un moment de mutation dans les idées
économiques et la dîme royale contient les éléments
constitutifs de cette évolution. Vauban y dénonce l'illusion de
l'or et de l'argent comme source de richesses. C'est le
capital, c'est-à-dire en son temps la terre, mis en valeur par le
travail de I'homme qui est la source de la richesse. Il
appartient dans ces conditions à l'Etat de tout faire pour
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inciter les habitants d'un pays à travailler les terres dont ils
disposent. Ce qui les empêche de le faire, ce sont les
spoliations dont ils peuvent être victimes. Spoliations des
brigands et des voleurs contre lesquels l'Etat doit les
protéger, spoliation de l'Etat lui-même au travers des agents
du fisc.
Le système fiscal réclame des réformes
A l'époque où Vauban écrit, le système fiscal est celui qui
s'est mis en place à la fin du Moyen Age. Il superpose des
impôts indirects (les aides) un impôt direct (la taille) et des
assises dont la plus célèbre et la plus lourde est la gabelle,
impôt sur le sel honni que cherche à contourner la
contrebande des faux-sauniers. La taille est l'objet principal
des critiques de Vauban. Elle doit son nom au fait qu'une fois
payée, les collecteurs gravent à titre de reçu son montant sur
une taille de bois. A la fin du XVIlème siècle, elle est due sur
la base de principes fixés sous Charles VII. Depuis, elle s'est
déformée avec le temps tandis qu'au fur et à mesure de
l'extension du royaume, elle a été adaptée tant bien que mal
dans les pays annexés après Charles VII comme l'Alsace ou
la Franche Comté.
Elle se présente sous forme de taille réelle, qui comme son
nom l'indique est calculée sur la production réelle du
contribuable et concerne surtout les paysans et de taille
personnelle, due comme une capitation sur le simple fait
d'exister. Cette taille personnelle est largement arbitraire et
Vauban insiste sur le fait que pour paraître incapable de
payer, les « taillables» donnent une image d'eux-mêmes de
misère et d'abattement. Plus tard, Rousseau racontera dans
les Confessions l'accueil de paysans en haillons qui, une fois
compris qu'il n'est pas un collecteur de taille, feront
volontiers bombance avec lui. Dissimulation, fraude, refus de
travailler, abandons de terres surtaxées sont les conséquences
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les plus évidentes pour Vauban de ce système. A cela il
propose de substituer une dîme, c'est à dire un prélèvement
de 10% de la production.
Ce qu'il cherche dans ce système, c'est d'abord la simplicité
et la justice. Tout le monde paie et tout le monde sait
combien. Il propose de limiter de la sorte le nombre des
impôts, complétant sa dîme par une gabelle allégée et
simplifiée, par les produits du domaine et par quelques
impôts relevant autant de la morale que la logique financière.
C'est ainsi qu'il propose de taxer les signes extérieurs de
richesse comme les perruques...L' administration fiscale
connaîtra longtemps ce prurit de pureté morale et le
Directoire qui a façonné la fiscalité du XIXème siècle laissa à
ses héritiers un impôt sur les jeux de cartes, au nom d'une
morale que ces dirigeants théorisaient plus qu'ils ne
pratiquaient.. .
Ce qui fait le mérite de la démarche de Vauban, c'est qu'il
cherche à donner de son étude fiscale une analyse
économique. Pour lui, en modifiant la fiscalité, on modifie le
comportement de la population et on l'incite à accroître la
production. La fiscalité ne se contente pas de fournir des
moyens à l'Etat, elle structure l'économie. Schumpeter écrit à
son propos « Vauban atteint pleinement ces sommets foulés
par peu de gens d'où la politique fiscalel apparaît comme un
1
Par politique fiscale, il faut bel et bien entendre dans cette citation la
détermination des impôts. Depuis quelques temps, les économistes, par un
anglicisme plutôt appauvrissant, utilisent le terme de politique fiscale
pour désigner la politique budgétaire, c'est à dire non seulement l'analyse
des impôts mais également celle de l'équilibre global des finances
publiques. Il est d'autant plus dommage d'abandonner le vocable de
politique budgétaire que, bien qu'issu de l'anglais, ce vocable a une
lointaine origine française. Le mot « budget» fait en effet allusion au
terme « bougette » qui dans la langue ancienne parlée à Bordeaux signifie
la bourse, le sac rempli de pièces de monnaie. Or, la tradition britannique
en finances publiques se fonde sur la pratique des Plantagenêt,
18
instrument de thérapeutique économique, l'aboutissement
d'un examen global du processus économique ». Cette vision
se décline autour du goût des chiffres qui l'anime. Citons
encore Schumpeter qui écrit «Vauban ne devinait pas. Il
calculait ». Le calcul de base est pour lui celui de l'évolution
de la population. Depuis les pratiques anciennes des Hébreux,
seule l'autorité religieuse a le droit de recenser les
populations et de compter les fidèles. Pour l'avoir entre
autres ignoré et avoir voulu établir une capitation sur la base
du recensement des habitants de Judée, les Séleucides du II
ième siècle avant JC eurent à faire face à la révolte des
Macchabées, révolte en partie victorieuse que les Juifs
commémorent encore par les fêtes de Hannouka.
Au XVllème siècle, les intendants de Louis XIV ont
conscience de l' enjeu et ils essaient de compter les habitants
de leurs généralités en demandant aux curés le nombre de
leurs fidèles. Pour Vauban, il faut systématiser ces
recensements car le Roi ne peut espérer obtenir des recettes
fiscales qu'en connaissant bien la situation de son royaume et
donc le nombre de ses habitants. Il recommande un
recensement périodique et institutionnalisé, recommandation
qui fait de lui aux yeux de certains le père fondateur de
l'Insee. Il faudra pourtant attendre la Révolution pour que la
loi rende obligatoire un recensement quinquennal dont le
premier eut lieu en 1791. Vauban pour sa part calcule le
nombre d'habitants à partir des textes des intendants et arrive
à une population française de près de 20 millions. Il explique
sa méthode et fournit un des premiers travaux de ce qu'en son
temps on appelle encore arithmétique politique mais que
l'époque moderne connaît sous le nom de statistique.
singulièrement celle des fils d'Aliénor d'Aquitaine, et donc des coutumes
en vigueur dans l'administration du Bordeaux médiéval.
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Réfléchie et chiffrée, quelles menaces ou quel refus pèsent
sur sa réforme? D'abord,
il hésite sur la forme du
prélèvement. Il imagine que l'Etat doit recevoir 10% des
récoltes
et prévoit la construction
de granges pour
emmagasiner ces biens. L'idée d'un prélèvement en nature
rappelle les origines de la dîme, vieil impôt déjà mentionnée
dans la Bible et depuis perçue par les différentes formes de
clergé. Vauban d'ailleurs se réfère à cette dîme ecclésiastique
qui, codifiée sous Charlemagne, continue à fournir à l'Eglise
ses principales ressources. Pour l'Etat, ce mode de paiement
pose problème car il a plus besoin d'espèces sonnantes et
trébuchantes que de boisseaux de blé ou de baril de vin.
Vauban, qui vitupère le système de la ferme générale et la
prise en charge de la collecte de l'impôt par des groupes
privés sans foi ni loi, conçoit néanmoins un système qui
consolide leur position. C'est en effet les financiers privés qui
apporteraient à l'Etat l'équivalent monétaire de la dîme, à
charge pour eux de vendre et de gérer les biens collectés.
La réforme impossible?
Par delà cette difficulté qui de nos jours où l'économie est
largement monétarisée paraît bien dépassée, Vauban perçoit
surtout comme difficulté l'inertie et le conservatisme. Sa
réforme, aussi souhaitable qu'elle soit à ses yeux, va soulever
l'opposition de tous les organismes en charge de la collecte
des anciens impôts qui n'auront de cesse de démontrer que
modifier quoi que ce soit va à l'encontre de l'intérêt du roi.
Lucidité toujours actuelle que confirme l'attitude crispée des
agents du ministère des finances face aux réformes. Vauban
craint aussi l'hostilité générale du peuple, par nature réservé
sur tout ce qui vient changer ses habitudes.
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