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Pourquoi avons-nous besoin
de la pharmaco-épidémiologie ?
Why do we need pharmaco-epidemiological studies?
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F.A. Allaert*, M.C. Aumont**
n bel exemple tout récent concerne l’utilisation de
la spironolactone dans l’insuffisance cardiaque.
L’étude RALES (Randomized Aldactone Evaluation Study), publiée en 1999, a montré que l’addition d’une faible
dose de spironolactone au traitement standard de l’époque (comprenant un inhibiteur de l’enzyme de conversion, mais peu souvent un bêtabloquant) diminuait la mortalité à deux ans de 30 %
chez des patients en insuffisance cardiaque sévère (classe IV de
la NYHA récente ou en cours) avec fraction d’éjection abaissée.
Une étude observationnelle menée en Ontario vient de montrer
une prescription de spironolactone progressivement croissante
suite à cet essai (1). Mais, parallèlement, une augmentation des
hyperkaliémies et du taux d’hospitalisations et de décès a été
constatée. Pourquoi ? Parce que la spironolactone n’a pas été utilisée dans les mêmes conditions : il s’agissait ici de patients plus
âgés (13 ans de plus en moyenne), plus fragiles, plus souvent diabétiques et insuffisants rénaux, avec une surveillance moins
étroite, une posologie plus élevée et des comédications (telles
que sels de potassium et autres médicaments hyperkaliémiants).
Définir en quelques lignes une discipline est toujours un exercice périlleux. Sur le plan académique, il est possible de définir
la pharmaco-épidémiologie comme une discipline récente qui a
emprunté à la pharmacologie son objet et à l’épidémiologie ses
méthodes, et qui vise essentiellement à l’observation de l’usage
et des effets des médicaments dans les conditions réelles d’utilisation. Ces trois derniers mots nous font entrer d’emblée dans la
polémique qui oppose conditions réelles et conditions expérimentales, au travers du débat essais thérapeutiques randomisés
contrôlés versus études observationnelles.
Ce débat est-il encore d’actualité ? L’article de N. Black paru dans
le British Medical Journal en 1996 (2) et intitulé “Pourquoi avonsnous besoin d’études observationnelles pour évaluer l’efficacité
des soins de santé ?” mit le feu aux poudres en osant remettre en
question le sacro-saint dogme de l’infaillibilité des essais thérapeutiques et en pointant leurs limites, ceux-ci pouvant être “non
nécessaires, inadaptés, impossibles ou inadéquats”. Immédiatement, la polémique prit une tournure caricaturale opposant essai
clinique et étude observationnelle pour l’évaluation de l’effet des
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* Centre de pharmaco-épidémiologie, CHRU de Dijon.
** Service de cardiologie, hôpital Bichat, Paris.
La Lettre du Cardiologue - n° 382 - février 2005
médicaments, le reproche étant fait, notamment, aux études observationnelles d’aboutir à une surestimation systématique de l’effet des traitements. En réponse, des méthodologistes de renom
comme J. Concato (3) ou K. Benson (4) montrèrent, à partir de
méta-analyses d’essais cliniques et d’études observationnelles,
que les résultats obtenus sur l’effet des traitements étaient fort
comparables et que, en tout cas, il n’existait pas de surestimation
systématique. Une tout autre hypothèse aurait pu être testée : celle
selon laquelle les patients inclus dans un essai thérapeutique sont
plus suivis et plus “observants” que dans la pratique quotidienne,
ce qui devrait favoriser l’effet du traitement.
Mais pourquoi vouloir opposer stérilement ces deux approches
de l’évaluation ? Nul doute que, hormis les cas où un essai thérapeutique contrôlé et randomisé en double aveugle ne peut être
conduit, pour des raisons d’éthique ou de difficultés de réalisation de l’aveugle par exemple, cette méthode d’évaluation reste
une étape fondamentale pour l’appréciation de tout produit ou
dispositif médical. Elle n’est pas, par contre, une panacée, et la
rigueur de sa méthodologie porte en elle-même une partie de ses
limites, puisque ses conclusions ne seront normalement extrapolables qu’à la population correspondant aux critères de sélection de l’échantillon de l’étude. Et, dans un certain nombre de
cas, le reproche qui est fait à ces essais thérapeutiques est que,
en raison de leurs critères de sélection très restrictifs, les populations auxquelles ils correspondent n’existent quasiment pas en
pratique quotidienne. L’extrapolation de leurs résultats à l’ensemble de la population est alors sans doute abusive. Une des
pistes de réflexion pour améliorer la pertinence des essais thérapeutiques est l’introduction systématique d’une approche statistique multidimensionnelle. À l’époque où les essais thérapeutiques ont été conçus – ce qui était une véritable révolution dans
les mentalités –, les outils statistiques disponibles étaient essentiellement des analyses univariées, ne serait-ce qu’en raison des
faibles capacités de calcul des ordinateurs de l’époque. Il convenait donc d’établir des critères de sélection très stricts pour qu’aucune autre source de variation n’interfère avec le facteur traitement étudié et pour que toute différence mise en évidence lui soit
bien attribuable. Aujourd’hui, les méthodes d’analyse multidimensionnelle permettant des ajustements sur de multiples covariables pourraient autoriser des critères moins draconiens, ou du
moins plus proches de la population à laquelle le médicament
sera prescrit au quotidien.
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Les résultats de l’essai thérapeutique ayant abouti à la démonstration de l’efficacité d’un produit en situation expérimentale, il
paraît nécessaire de compléter cette évaluation par une observation des résultats en pratique quotidienne chez des patients qui,
effectivement, sont souvent peu observants, polypathologiques,
polymédiqués, et dont l’hygiène de vie, notamment sur le plan
tabagique ou alcoolique, laisse à désirer. Le but est alors non pas
de démontrer l’efficacité du produit, mais au contraire de vérifier si cette efficacité se maintient en pratique et de déterminer
d’éventuels facteurs, non seulement cliniques, mais aussi socioéconomiques ou environnementaux, susceptibles d’interférer
avec elle. Ce dernier élément est important à prendre en compte,
car le patient ne vit pas dans un “ensemble isolé”, pour reprendre
l’expression des travaux pratiques de physiologie, mais dans un
système ouvert où deux sources d’interactions majeures vont
s’exercer, le plus souvent à l’encontre de l’efficacité de la thérapeutique : le contexte socio-culturel, familial et économique du
patient, et l’usage qui est fait du produit par le corps médical luimême.
C’est dans la prise en compte de ces deux dimensions que les
études observationnelles apportent une contribution majeure pour
interpréter et compléter les conclusions des essais thérapeutiques.
Les déterminants sociaux des patients sont en effet tellement complexes qu’ils nécessitent des effectifs qu’aucun essai thérapeutique ne saurait inclure, et certains profils psychologiques ou
sociaux sont incompatibles avec la participation du patient à un
essai thérapeutique. La diffusion des nouvelles connaissances
scientifiques au sein du corps médical est un phénomène com-
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plexe car elles sont de plus en plus nombreuses et sont parfois
l’objet d’un revirement majeur, comme dans le cas de l’usage des
bêtabloquants dans l’insuffisance cardiaque. Cet aspect du bon
usage des soins ne peut être appréhendé dans les essais thérapeutiques, puisque, par définition, il est fixé par le protocole.
L’enquête observationnelle pharmaco-épidémiologique permet
ainsi d’étudier ce que l’on pourrait appeler le “facteur humain”
de la prise en charge thérapeutique.
Par contre, et c’est peut-être ce qui aujourd’hui nuit le plus à
l’image des enquêtes observationnelles, cette volonté de saisir la
diversité de la prise en charge des patients ne doit pas servir d’alibi
à des carences méthodologiques. C’est au contraire au prix d’une
très grande rigueur méthodologique, indispensable pour appréhender la multifactorialité qu’elles visent à prendre en compte,
que les études observationnelles constituent le complément indispensable aux essais thérapeutiques.
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Bibliographie
1. Juurlink DN, Mamdani MM, Lee DS et al. Rates of hyperkaliemia after publication of the randomized aldactone evaluation study. N Engl J Med 2004;351:
543-51.
2. Black N. Why we need observational studies to evaluate the effectiveness of
health care. Br Med J 1996;312:1215-8.
3. Concato J, Shah N, Horwitz RI. Randomized, controlled trials, observational
studies and the hierarchy of research designs. N Engl J Med 2000;342:1887-92.
4. Benson K, Hartz AJ. A comparison of observational studies and randomized,
controlled trials. N Engl J Med 2000;342:1878-86.
La Lettre du Cardiologue - n° 382 - février 2005
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