ÉDITORIAL Disease, illness, sickness : 3 sens pour “maladie” ? Disease, illness, sickness: 3 meanings for “maladie”? “ S on discours sur l’universalité de la langue française (1), couronné par le prix de l’Académie de Berlin*, valut à Rivarol (1753-1801) sa renommée. Il y affirmait notamment que, si la langue française dispose de la clarté par excellence, l’anglais est obscur, a une syntaxe bizarre et des formes serviles… Force est pourtant de constater que, là où la langue française ne dispose que du terme “maladie”, l’anglais a 3 termes distincts : disease, illness, sickness, à vrai dire indispensables. Pr Jean-François Cordier Centre de référence pour les maladies pulmonaires rares, hôpital cardiovasculaire et pneumologique LouisPradel, CHU de Lyon. Indispensables parce que, au-delà des mots, ils décrivent des dimensions et des concepts de la “maladie” qui appartiennent respectivement au médecin, au malade, et à la société dans laquelle vit ce dernier (2). Disease désigne un ensemble d’anomalies objectives des structures, des fonctions des organes, et des systèmes de l’organisme (3) que le médecin a pour tâche de diagnostiquer. La disease peut être asymptomatique : élévation isolée de la glycémie du diabète, ou carcinome bronchique asymptomatique, mis en évidence par un examen systématique de dépistage, par exemple. La disease s’exprime aussi par des symptômes, rapportés spontanément par le patient (malade qui consulte un médecin) ou recueillis par le médecin (anamnèse). Il appartient au médecin, à partir de la symptomatologie et d’examens cliniques et paracliniques, de conduire le diagnostic et, finalement, de nommer la disease selon la nomenclature actuelle. Le traitement prescrit achèvera souvent de sceller la définition de la disease. Illness désigne ce que ressent subjectivement le malade (par exemple, une douleur, un essoufflement), ainsi que les éventuels symptômes qu’il observe lui-même (par exemple, une toux) et qu’il perçoit comme un problème de santé, ce qui l’incite à consulter le médecin. * Le sujet proposé au concours par l’Académie en 1783 était le suivant : “Qu’est-ce qui a rendu la langue française universelle ? Pourquoi mérite-t-elle cette prérogative ? Est-il à présumer qu’elle la conserve ?” On a pu dire que le malade ressent l’illness quand il se rend chez le médecin pour une consultation et qu’il en ressort avec une disease (4), et que les malades souffrent d’illness alors que les médecins diagnostiquent et traitent des diseases (3). L’illness appartient au seul malade et elle ne peut être niée par quiconque, pas même le médecin. Elle conduit le plus souvent à des investigations (cliniques, biologiques, d’imagerie) que mène le médecin et à l’issue desquelles ce dernier portera un diagnostic (dont l’absence de maladie somatique fait partie, ce qui conduit alors souvent à un diagnostic de “troubles fonctionnels”). Donner un nom à une illness peut parfois créer une disease (c’est le cas, par exemple, de la fibromyalgie) [5]. L’illness, façonnée par les facteurs culturels et les croyances, varie selon les civilisations et les idées populaires sur la médecine (folk medicine) [6]. En négliger ces composantes est de nature à amputer la qualité de la relation entre le malade et son médecin. 198 | La Lettre du Pneumologue • Vol. XVII - n° 6 - novembre-décembre 2014 ÉDITORIAL Il peut arriver que disease et illness soient réunies dans l’expérience individuelle : John Floyer, médecin anglais (1649-1734), écrivait ainsi, il y a 3 siècles, dans son Traité de l’asthme (7) : “J’ai souffert sous la tyrannie de l’asthme pendant au moins 30 ans”, et en déduisait ceci : “De ce fait, je suis pleinement informé de l’histoire de cette maladie” (disease), ce dont on peut douter, l’expérience individuelle de l’illness ne conférant évidemment pas la connaissance de la disease dans la diversité de ses manifestations… 1. Rivarol A. De l’universalité de la langue française. Paris : Bailly, Dessenne, 1784. 2. Marinker M. Why make people patients? J Med Ethics 1975;1(2):81-4. 3. Eisenberg L. Disease and illness. Distinctions between professional and popular ideas of sickness. Cult Med Psychiatry 1977;1(1):9-23. 4. Helman CG. Disease versus illness in general practice. J R Coll Gen Pract 1981;31(230):548-52. 5. Dover C. Spurious syndromes: we create disease by giving every illness a name. BMJ 2014;348:g1828. 6. Saunders L, Hewes GW. Folk medicine and medical practice. J Med Educ 1953;28(9):43-6. 7. Floyer J. A treatise of the asthma. London: Richard Wilkin, 1698. 8. Parry KK. Concepts from medical anthropology for clinicians. Phys Ther 1984;64(6):929-33. 9. Kleinman A, Eisenberg L, Good B. Culture, illness, and care: clinical lessons from anthropologic and cross-cultural research. Ann Intern Med 1978;88(2):251-8. 10. Brookes T. Catching my breath: an asthmatic explores his illness. New York : Random House, 1994. 11. Cordier JF. The expert patient: towards a novel def inition. Eur Respir J 2014;44(4):853-7. L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. Sickness est le mode de manifestation extérieur et public d’un problème de santé, et ce en quoi la société peut le reconnaître et soutenir la personne atteinte, selon qu’il s’agit, par exemple, des maladies chroniques ou psychiatriques (2). La considération par la société de la sickness n’est pas toujours la même pour une maladie psychiatrique ou une maladie chirurgicale, ou pour une maladie du sujet jeune ou de la personne âgée. L’anthropologie médicale s’intéresse notamment à la relation entre la culture et la sickness, au processus de guérison, et à la relation entre médecin et malade (4, 8, 9). Elle accorde la place nécessaire à une prise en compte par le médecin de la construction culturelle, sociale, et psychologique de l’illness mise en place par le malade et son entourage. Mais, plus trivialement, sickness veut aussi dire “mal”, de mer (seasickness), des montagnes aigu ou chronique (acute mountain sickness, chronic mountain sickness), des transports (motion sickness) ou “maladie”, du sommeil (sleeping sickness), par exemple. Sickness absence signifie absence pour maladie, congé de maladie... La frustration de manquer de connaissances éprouvée par certains malades peut exacerber leur désir de mieux connaître leur propre disease : “Plus je posais de questions, moins j’avais de réponses […]. La seule façon de bien vivre avec une maladie [illness] chronique est d’en devenir un expert” (10). Le terme de “patient expert” a pris, depuis quelques années, des sens divers. Il a d’abord désigné un patient qui a acquis des connaissances théoriques sur la disease dont il est atteint et sur le traitement qu’elle requiert (éducation thérapeutique). Il s’agit, en fait, dans ce cas, d’un patient “instruit” dans la finalité d’une prise en charge personnelle, capable d’adapter lui-même son propre traitement et de reconnaître les situations ou complications qui vont nécessiter le recours au médecin. L’asthme en est un bon exemple. Mais le véritable patient expert nous semble relever aujourd’hui d’une autre définition : patient instruit, il a développé et structuré ses connaissances théoriques et ses connaissances “expérientielles” (connaissances personnelles, enrichies des connaissances partagées avec d’autres patients) [11]. Seul authentique expert de l’illness (en particulier dans le domaine des maladies rares), il joue un rôle qui doit être accru et reconnu, notamment dans la formation des personnels de santé, au premier rang desquels les médecins. Nous avons besoin de ces nouveaux patients experts, pour transmettre notamment des connaissances expérientielles relevant de l’illness, pour participer à l’enseignement médical et à celui de l’ensemble des professions de santé, et pour susciter une écoute enfin plus attentive de la part des décideurs dans les domaines de la santé. ” La Lettre du Pneumologue • Vol. XVII - n° 6 - novembre-décembre 2014 | 199