DOSSIER THÉMATIQUE Maladies digestives du sujet très âgé Qu’est-ce qu’un sujet âgé en 2008 ? What is an older person in 2008? Anne Bornand* Une définition qui évolue Définir ce qu’est un sujet âgé dans nos sociétés développées est forcément arbitraire. On sait en effet depuis longtemps que l’âge chronologique n’est en aucun cas un reflet de l’état de santé d’un individu. La littérature médicale et épidémiologique dont nous pouvons nous inspirer a longtemps retenu l’âge de 65 ans comme la limite “raisonnable” permettant de qualifier une personne d’ “âgée”, ce qui pouvait constituer une première approche. Ce temps est heureusement révolu, car il existe des cohortes prenant maintenant fréquemment en compte des patients de plus de 75 ans, voire de plus de 85 ans (les oldest old). Un enjeu de santé publique reconnu * Gériatrie-médecine, hôpital CharlesFoix, Ivry-sur-Seine. Le vieillissement actuel de nos populations contribue aussi à rendre caduque une approche descriptive plus précise. Les chiffres sont là pour confirmer que le nombre de personnes de plus de 80 ans va doubler dans la décennie à venir. Les centenaires ne sont déjà plus des gens “exceptionnels”. En France, l’espérance de vie à la naissance est de 84,1 ans pour les femmes et de 77,2 ans pour les hommes. De façon plus pertinente, il reste à un individu de 75 ans presque dix années à vivre, et l’on en a six encore devant soi à 85 ans (1). Mais cet extraordinaire allongement de la vie est un privilège de nos sociétés modernes si la personne qui avance en âge reste active et en bonne santé. Cette notion de “compression de la morbidité” (2) fait son chemin. L’espérance de vie sans incapacité augmente en effet plus que l’espérance de vie globale. Dans la dernière enquête Insee, les personnes dépendantes 210 | La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue • Vol. XI - n° 6 - novembre-décembre 2008 sont moins de 5 % de 70 à 79 ans, moins de 18 % de 80 à 89 ans, et moins de la moitié (43 %) à 90 ans et plus. Notre défi est donc, certes, de prendre en charge de façon exemplaire la dépendance des personnes âgées atteintes, mais surtout de la prévenir par des mesures adaptées. Cette évolution concerne très directement le système de santé et l’ensemble des médecins, car l’incidence et la prévalence de nombreuses maladies augmentent avec l’âge, et les enjeux éthiques et cliniques que pose chaque nouvelle avancée technique concernant cette tranche d'âge vont se multiplier. Un processus multifactoriel Le vieillissement est donc un processus hautement individuel mais aussi multifactoriel et hétérogène qui dépend sans doute de facteurs à la fois génétiques et environnementaux. Les modifications anatomiques, physiologiques et fonctionnelles liées au vieillissement des organes sont très variables d’un tissu à l’autre, d’un organe à l’autre, d’un individu à l’autre (3). Le vieillissement est aussi décrit comme une diminution progressive, mais variable selon les individus, des réserves fonctionnelles de nombreux organes ou de leurs systèmes de régulation. Il en découle de moins bonnes capacités d’adaptation face aux situations de décompensations aiguës que constituent les maladies et face aux enjeux psychologiques ou socio-économiques. La prééminence des comorbidités Cette définition doit être complétée par l’association d’une augmentation des maladies chroniques à cet âge, dont certaines (cancer, cardiopathie isché- Points forts »» L’âge chronologique n’est pas un reflet de l’état de santé d’un individu. »» En France, l’espérance de vie à la naissance est d’environ 84 ans pour les femmes et de 77 ans pour les hommes. Le nombre de personnes de plus de 80 ans va doubler dans la décennie à venir. »» Chez les sujets âgés, l’augmentation des maladies chroniques influe pour certaines sur le pronostic vital et, pour d’autres, sur une diminution de l’autonomie fonctionnelle. Les comorbidités participent à une polymédication, avec un risque accru d’effets indésirables. »» Le concept de fragilité a été développé pour tenter d’améliorer la compréhension du processus de vieillissement et de l’hétérogénéité de l’état de santé et des capacités fonctionnelles d’une personne âgée à une autre. »» Des outils d’évaluation gériatrique appréciant au mieux l’état de santé sont utilisés dans l’aide à la décision thérapeutique, notamment en oncologie. mique, néphropathie, etc.) influent directement sur le pronostic vital de l’individu et d’autres participent à une diminution de son autonomie fonctionnelle (pathologies rhumatismales, ophtalmologiques). Ces maladies chroniques multiples (polypathologies) diminuent à leur tour la possibilité d’adaptation aux situations aiguës du sujet âgé. Elles interagissent entre elles, modifiant ou “masquant” leur expression clinique, “empruntant” à d’autres organes leur symptomatologie. Elles contribuent par là à la sémiologie atypique particulière du sujet âgé, élément fondamental de sa description (4). Mais ces maladies chroniques participent aussi et surtout à une polymédication, entraînant un risque accru d’effets indésirables à cet âge. Fragilité et syndromes gériatriques Si l’âge chronologique ne peut apporter au clinicien des informations pertinentes, l’idée d’une classification du vieillissement sur des paramètres physiologiques est plus séduisante. Le concept de fragilité a justement été développé afin d’améliorer notre compréhension du processus de vieillissement et de l’hétérogénéité de l’état de santé et des capacités fonctionnelles des personnes âgées. Il a introduit la notion de vulnérabilité (frail elderly) pour tenter de décrire une partie de la population âgée fonctionnant dans un état d’équilibre précaire pouvant à tout moment être rompu par une agression (maladie, traumatisme, effet indésirable d'un médicament, etc.), même mineure, qui entraîne un état de maladie ou de dépendance. C’est probablement ce concept qui décrit le mieux la survenue de polypathologies en cascade du sujet âgé, une maladie déclenchant la décompensation d’une autre maladie jusque-là latente et équilibrée, et ainsi de suite. La fragilité est donc différente de la maladie ou de la dépendance, mais elle y prédispose (5). Cette notion peut avoir une vraie pertinence clinique si elle permet d’identifier des personnes à risque avant que n’apparaissent les vraies défaillances. Elle peut permettre de lutter contre la survenue précoce de la dépendance avec la mise en place de mesures éducationnelles appropriées et d’une politique de prévention volontaire. Les définitions et les marqueurs de cette fragilité ont fait l’objet de nombreux débats. On peut retenir des éléments impliquant la diminution de l’activité physique, la faiblesse musculaire, les troubles de l’équilibre, la diminution des capacités d’endurance ou encore un index de masse corporelle très bas. Des marqueurs biologiques (inflammation) sont aussi en cours d’évaluation (6). L’individualisation des syndromes gériatriques a découlé de cette tentative de description des morbidités de la personne âgée, et notamment de la personne âgée fragile. Cette dernière est en effet plus encline à présenter ce type de syndrome, qui n’est pas pour autant décrit en termes de pathologies ou de maladies. Ces syndromes sont à l’origine possible d’une dépendance et d’une atteinte de la qualité de vie chez ces patients fragiles. Leur spécificité tient à ce qu’ils concernent souvent plusieurs organes. L’individualisation de ces syndromes, outre la diffusion de leur connaissance au plus grand nombre, va permettre de développer des stratégies de prise en charge reconnues et validées. Citons, par exemple, l’incontinence, la sarcopénie, les chutes, la confusion, la perte d’autonomie… (7). La fragilité et ces syndromes gériatriques ont en commun, bien sûr, des facteurs de risque qui s’auto-entretiennent mais peuvent aussi permettre, avec une prise en charge adéquate, un retour en arrière à un certain état d’équilibre. Enfin, si le “grand âge” est parfois cité comme facteur de risque de fragilité, nul ne peut, à l’heure actuelle, en situer la limite sous peine d’être aussitôt démenti. Mots-clés Gériatrie Sujet âgé Évaluation gériatrique Keywords Older adults Elderly Vers une classification nosologique du sujet âgé Le vieillissement est donc multidimensionnel ; son évaluation doit l’être aussi et doit permettre d’appréhender la personne âgée dans sa globalité. De façon concrète et parallèle à cette émergence du concept de fragilité ont donc été développés des outils d’évaluation gériatrique globale actuellement repris par les oncogériatres dans le cadre d’une évaluation gérontologique standardisée (EGS) [figure et tableau, p. 212] (8). Dans ce dernier cas, l’outil constitue une aide à la décision thérapeutique La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue • Vol. XI - n° 6 - novembre-décembre 2008 | 211 DOSSIER THÉMATIQUE Maladies digestives du sujet très âgé Qu’est-ce qu’un sujet âgé en 2008 ? Évaluation gériatrique Groupe “favorable” Patient autonome Absence de comorbidités Groupe “intermédiaire” 1 dépendance 1 à 3 comorbidités Groupe “très fragile” Patient dépendant Plus de 3 comorbidités Syndromes gériatriques évolutifs Espérance de vie > cancer Traitement standard < cancer Traitement adapté Soins palliatifs Figure. Évaluation gériatrique : aide à la décision thérapeutique. Tableau. Principaux éléments de l’évaluation gériatrique selon L. Balducci et M. Extermann (3). État général, autonomie PS (Performance status) ADL (Activities of daily life) IADL (Instrumental activities of daily life) Comorbidités (cardiaque, rénale, etc.) Nombre, sévérité Fonctions cognitives MMS (Mini-mental state), autres Dépression, troubles de l’humeur GDS (Geriatric depression scale) Syndromes gériatriques Démences, chutes, etc. Médicaments Nombre, interactions État nutritionnel MNA (Mini-nutritional assessment) Conditions socio-économiques Conditions de vie cernant au plus près l’état de santé du patient âgé. Le corollaire, comme nous l’avons déjà évoqué, est la mise en place d’interventions adaptées visant à améliorer la prise en charge du patient : traitement d’une dépression, d’une dénutrition ou d’une maladie d’Alzheimer jusque-là méconnues, prise en charge de la perte d’autonomie avec rééducation, port de protecteurs de hanche et adaptation du lieu de vie par un ergothérapeute pour les patients à risque de chutes. Les résultats de l’EGS, telle qu’elle a été appliquée dans des populations variées de sujets âgés, ont montré que c’était chez les sujets fragiles qu’elle était le plus intéressante. Au sein d’une population gériatrique, on a ainsi pu individualiser trois groupes de personnes âgées : ➤➤ les personnes âgées bien portantes (fit elderly), totalement autonomes, présentant des modifications physiologiques modérées liées au vieillissement, mais indemnes de maladie. Leur prise en charge doit être identique à celle des patients plus jeunes et leur espérance de vie est souvent supérieure à celle de leur classe d’âge ; ➤➤ les personnes âgées fragiles présentant des signes caractéristiques de vieillissement organique et particulièrement sujettes aux effets indésirables des médicaments et à diverses maladies, notamment infectieuses. Ce stade intermédiaire peut aussi être défini par l’existence d’une dépendance limitée à une activité instrumentale de la vie courante (par exemple, téléphoner, faire ses courses, son ménage, gérer ses finances ou son traitement, items retracés dans la grille IADL), par une perte partielle d’autonomie, mais qui bénéficiera d’une rééducation adaptée, par un syndrome gériatrique débutant (démence) ou, enfin, par une comorbidité sans retentissement sur le pronostic vital ; ➤➤ enfin, les personnes âgées malades atteintes d’une ou de plusieurs maladies chroniques qui entraînent un état de dépendance et dont l’espérance de vie est réduite. On les définit aussi par l’existence de trois des quatre critères suivants : âge supérieur à 85 ans, au moins trois comorbidités, présence d’un syndrome gériatrique, dépendance pour une activité basique de la vie quotidienne (hygiène, alimentation, continence, locomotion, habillage, aller aux toilettes : items de la grille ADL). Conclusion La définition du sujet âgé, si elle n’est pas encore parfaite, s’est enrichie avec le temps, l’amélioration de nos connaissances et la description de nouveaux marqueurs physiologiques et biologiques permettant la mise en place de modèles descriptifs de morbidité au grand âge. Cette description, malgré la grande variabilité des phénomènes de vieillissement, va se perfectionner tant le vieillissement de nos populations nécessite le développement de nouveaux outils d’évaluation. Ceux-ci permettront une prise en charge adaptée à l’individu dans toutes ses dimensions, y compris la dimension sociale. Ils constitueront aussi des outils de prévention ciblée de la dépendance, participant ainsi à l’amélioration de l’espérance de vie sans incapacité, qui doit être l’enjeu de nos sociétés actuelles. ■ Références bibliographiques 1. Cambois E, Clavel A, Robine JM. L’espérance de vie sans incapacité continue d’augmenter. Solidarité et santé 2006;2:7-22. 2. Carpenter GI. Aging in the United Kingdom and Europe: a snapshot of the future? J Am Geriatr Soc 2005;53:S310-13. 3. Balducci L, Extermann M. Management of cancer in the older person: a practical approach. The Oncologist 2000;5:224-37. 4. Jarrett PG, Rockwood K, Carver D et al. Illness presentation in elderly patients. Arch Intern Med 1995;155:1060-4. 5. Studenki S, Hayes RP, Leibowitz RQ et al. Clinical global impression of change in physical frailty: Development of a measure based on clinical judgement. J Am Geriatr Soc 2004;52:1560-6. 6. Walston J, Haldy EC, Ferrucci L et al. Research agenda for frailty in older adults: toward a better understanding of physiology and etiology. J Am Geriatr Soc 2006;54: 991-1001. 7. Inouye SK, Studenski S, Tinetti ME et al. Geriatric syndromes: clinical, research and policy implications of a core geriatric concept. J Am Geriatr Soc 2007;55:780-91. 8. Rainfray M, Harston S, Dehail P. Évaluation gérontologique en oncologie. Oncologie 2001;3:48-52.