DOSSIER La femme, les troubles des conduites alimentaires et le gynécologue Women, eating disorders and gynaecologists G. Balsan*, A. van Effenterre*, M. Corcos* L’ aménorrhée est le symptôme cardinal des troubles des conduites alimentaires dont le repérage par le gynécologue doit amener à accompagner la patiente vers une prise en charge psychologique, et souvent psychiatrique, ainsi que nutritionnelle. Les troubles des conduites alimentaires : pertinence du concept d’addiction Cela fait quelques années que le modèle de l’addiction est retenu pour mieux appréhender les troubles des conduites alimentaires (TCA). En effet, tant sur le plan neurobiologique que dans une dimension plus psychopathologique, au même titre que l’abus de toxiques, le jeu pathologique ou encore les conduites suicidaires, les conduites alimentaires (anorexie, boulimie) relèvent d’une clinique commune de la dépendance. Certes, si le “choix” du type de conduite et les effets de l’objet d’addiction sont radicalement différents, la genèse et la pérennisation de la conduite comportent des points communs : un début à l’adolescence ; le caractère compulsif et obsessif ; un sentiment de vide et une impulsivité précédant le recours à l’objet d’addiction ; la substitution d’une relation de dépendance à l’objet humain par une dépendance à un objet externe, et un maintien de la conduite malgré les effets de manque et les conséquences psychologiques, biologiques et sociales délétères (1). La fonction du symptôme addictif dans ces conduites est conçue comme une défense contre des affects dépressifs ou encore comme un auto­ stimulant face à un sentiment de vide désorganisateur. Le comportement pathologique alimentaire a des effets psychotropes répondant à des mécanismes neurobiologiques semblables à ceux que l’on retrouve dans la dépendance à un produit toxique. Ainsi, on observe un premier temps dans lequel ces conduites procurent un apaisement sur le plan psychique, puis elles évoluent pour ellesmêmes, avec leurs propres complications psychiques et biologiques, jusqu’à mener souvent à une désinsertion sociale du patient, qui accroît la souffrance initiale. La compréhension clinique des TCA comme appartenant aux addictions permet d’appréhender différemment ce type de troubles tant en termes de dépistage, crucial comme nous allons le montrer, en consultation de gynécologie et d’obstétrique, que dans l’approche thérapeutique qui doit l’accompagner. La dépendance à la conduite alimentaire, dont la fonction pour l’équilibre du sujet est devenue centrale tout en étant destructrice, explique sans doute qu’elle demeure si souvent masquée et déniée, aussi bien par la patiente, qui y est assujettie, que par le clinicien. En effet, les TCA sont parmi les troubles psychiatriques les plus connus du grand public mais paradoxalement leur diagnostic est souvent tardif. Ainsi, moins de la moitié des patientes souffrant de TCA bénéficient de soins, alors que le pronostic dépend du délai entre le début des troubles et celui de la prise en charge. Les classifications internationales utilisées aujourd’hui pour la recherche individualisent artificiellement l’anorexie mentale, la boulimie nerveuse, et les “autres troubles alimentaires non classés ail- G. Balsan * Département de psychiatrie de l’adolescent et de l’adulte jeune, Institut mutualiste Montsouris, Paris. La Lettre du Gynécologue • n° 388 - janvier-février 2014 | 17 Mots-clés Points forts Addictions Troubles des conduites alimentaires Aménorrhée Aide médicale à la procréation Grossesse »» Le dépistage des troubles des conduites alimentaires (TCA) est impératif en consultation de gynécologie : - chez l’adolescente : devant un retard pubertaire, une aménorrhée primaire ou secondaire, comme une oligo-spanioménorrhée ; - chez la jeune femme : en particulier lors de l’exploration d’une infertilité et, à plus forte raison, dans le contexte d’une demande d’aide médicale à la procréation ; - chez la femme enceinte : le dépistage et l’accompagnement spécifique devraient être systématiques, car les TCA sont des facteurs de risque non négligeables de complications obstétricales et psychiatriques. »» Le dépistage repose sur le calcul de l’IMC et le repérage de fluctuations pondérales, d’habitudes alimentaires pathologiques et d’un sentiment d’insatisfaction quant au poids et à l’apparence physique. Highlights leurs”, qui sont des formes “atténuées” ou “subsyndromiques”, c’est-à-dire ne présentant pas tous les symptômes des entités précédemment citées. De fait, dans la pratique clinique, ces troubles évoluent le plus souvent dans un continuum et en alternance au cours de la vie des sujets. Ainsi 50 % des patientes souffrant d’anorexie développent des épisodes de boulimie, et 20 à 36 % des patientes souffrant de boulimie ont des antécédents d’anorexie. »»Screening for eating disorders is imperative during gynaecology appointments: - for adolescents: undergoing delayed puberty, primary or secondary amenorrhea, as well as dysmenorrhea; - for young women: especially when infertility is being exami­n ed, and even more urgently in the context of a request for medically assisted procreation; - for pregnant women: treatment and support must be systematic, as eating disorders constitute non-negligible risk factors for obstetrical and psychiatric complications. »»Screening is based on BMI calculation and, while taking the patient’s medical history, on identifying and tracking weight fluctuations, patholo­ gical eating habits, and feelings of dissatisfaction with weight and bodily appearance. Keywords Addictions Eating disorders Amenorrhea Medically Assisted Procreation Pregnancy Quelques données épidémiologiques La prévalence de l’anorexie mentale dans la population générale féminine est de 0,9 à 2,2 % (2). Elle passe de 5 à 7 % si on inclut les formes subcliniques. Quant à celle de la boulimie, elle est de 1 à 3 % dans la population générale féminine. Ces troubles débutent pour la majorité à l’adolescence, l’âge moyen étant de 17 ans pour l’anorexie mentale (2 pics à 14 et 18 ans), et de 19-20 ans pour la boulimie. L’évolution est chronique dans 20 à 25 % des cas. Les conséquences néfastes sont considérables, tant sur les plans psychiatrique que somatique : ostéoporose, insuffisance rénale chronique, complications dentaires ; dépression et tentatives de suicide, et décès dans 7 à 10 % des cas. Dépistage des TCA en gynécologie : l’aménorrhée est le symptôme cardinal (3) Les 3 “A” de C. Lasègue (anorexie, amaigrissement, aménorrhée) sont toujours d’actualité pour définir cliniquement l’anorexie mentale. L’anorexie est en fait une fausse anorexie puisqu'elle est une restriction alimentaire volontaire. L’amaigrissement s’évalue en termes d’indice de masse corporelle ([IMC] : poids rapporté à la taille au carré), de cinétique de perte de poids, et de poids actuel rapporté au poids idéal en pourcentage. Cet amaigrissement n’est pas constant. Il existe des TCA “normopondéraux”, où le poids est normal ou 18 | La Lettre du Gynécologue • n° 388 - janvier-février 2014 subnormal du fait de conduites de compensation, comme dans certaines formes d’anorexie-boulimie, ou encore de conduites boulimiques avec purge (vomissements, laxatifs). L’aménorrhée, primaire, ou le plus souvent secondaire, est masquée dans 20 à 30 % des cas par la prise d’une contraception orale. Elle précède dans 2/3 des cas la perte de poids ; pour l’autre tiers, elle est liée à la dénutrition qui entraîne une altération de la fonction gonadotrope, ainsi qu’à l’hyperactivité physique qui peut l’accompagner. Dans la boulimie, on retrouve aussi, dans plus de 50 % des cas, une aménorrhée, une oligo-spanioménorrhée, ou encore des troubles ovulatoires. Durant le processus de rétablissement, lorsque le poids atteint 90 % de l’IMC cible, les règles réapparaissent avec un délai extrêmement variable. Le pourcentage d’aménorrhée persistant au-delà de 6 mois à 1 an varie selon les études de 13 à 30 %. Cette aménorrhée perdure malgré la restauration de la fonction gonadotrope, situation qui pourrait s’expliquer par la poursuite des problèmes alimentaires à bas bruit, notamment la sélection alimentaire (régime sans matières grasses), et par la persistance de difficultés psychologiques (4). Infertilité et TCA Plusieurs publications de suivi au long cours des femmes traitées pour TCA comparées à des témoins montrent que la fertilité des patientes varie en fonction du nombre d’années de prise en charge psychiatrique (5). De façon générale, plus le suivi a été long, plus le taux de grossesse rejoint celui de la population générale. Ces résultats suggèrent que les TCA ont d’autant moins de conséquences sur la fertilité qu’ils ont été bien pris en charge, en particulier lorsque les questions de la féminité, de la sexualité et du désir d’enfant ont pu être abordées. J. E. Bates (6) a montré que chez des femmes préoccupées par la minceur, mais qui ne souffrent pas d’un TCA caractérisé, l’incidence de l’infertilité inexpliquée était plus élevée que dans la population générale. Plusieurs études montrent que les patientes souffrant d’infertilité inexpliquée avaient plus fréquemment des TCA cliniques et subcliniques pendant toute leur vie (7). DOSSIER Le traitement de l’hypofertilité chez les femmes souffrant de TCA, notamment le recours à l'aide médicale à la procréation (AMP), est peu abordé dans la littérature scientifique. Les données existantes suggèrent que 8 à 20 % des femmes consultant en centres d'AMP seraient concernées (8, 9) : qu’il s’agisse de TCA actuels ou d’antécédents, la prévalence est de 2 à 4 fois supérieure à celle de la population générale. De ce fait, il est fortement conseillé de questionner les habitudes alimentaires, en plus du poids et des antécédents de TCA, chez ces femmes consultant pour infertilité. Les questions les plus pertinentes sont celles qui interrogent l’existence de périodes d’aménorrhée prolongée, de fluctuations pondérales de plus de 5 kg et qui évaluent le degré d’insatisfaction à l’égard du poids et de l’apparence physique. De plus, le recueil systématique de l’IMC actuel, ainsi que ses maximum et minimum, en particulier au cours de l’adolescence, permet de prendre connaissance d’éventuels antécédents de TCA. En effet, il est impératif de soigner ces troubles avant de traiter l’infertilité des femmes qui en souffrent, car il est fort probable que la régression des symptômes améliore la fertilité des couples (5, 10). Grossesse et TCA Nous ne disposons que de peu d’éléments d’épidémiologie dans ce domaine. Par extrapolation des prévalences des TCA spécifiés durant la vie entière et dans les sociétés occidentales, il est probable que 5 % des femmes en âge de procréer présentent un TCA “type”, et 15 % un TCA subsyndromique (11) ; estimations qui laissent présumer de l’importance en termes d’enjeux de santé publique des TCA maternels en période périnatale. Les modifications, tant physiologiques que psychologiques, dues à la grossesse réactivent chez les femmes souffrant de TCA les problématiques autour de l’investissement de l’image corporelle et de la relation à l’alimentation (11). L’accès à la maternité met de nouveau au premier plan les conflits d’autonomie/dépendance, de séparation/abandon, de différenciation/intrusion, réinterrogeant les relations aux imagos parentales. Au cours de la grossesse, 2 types d’évolution des TCA sont observés (12). D’une part, une diminution des symptômes alimentaires et des préoccupations sur l’apparence corporelle et le poids, en parti­culier chez les femmes souffrant de boulimie. Ces améliorations s’expliqueraient par le souci pour le bien-être du bébé ; elles ne sont pas exemptes d’une certaine détresse psychologique chez la mère. Cette accalmie relative serait suivie d’une recrudescence des troubles en post-partum, dépassant le niveau symptomatique d’avant la conception. D’autre part, l’on observe une aggravation des TCA, surtout chez les femmes souffrant d’un TCA actif au moment de la conception, et qui s’accompagne d’une plus grande morbidité fœtale, obstétricale et psychiatrique (dépression et anxiété) [12]. Durant la grossesse, ces femmes connaîtraient davantage d’hyperémèse gravidique, d’anémie et une faible prise de poids. Dans une étude québécoise, un IMC < 20 kg/m2 est associé à un risque 4 fois plus grand d’accouchement prématuré. La donnée la plus constante serait celle d’un retard de croissance intra-utérin corrélé à la faible prise de poids de la mère au cours de la grossesse, mais aussi au poids de la mère avant la conception. Par ailleurs, le taux de césarienne serait plus élevé chez les femmes anorexiques, et les complications de l’épisiotomie plus fréquentes. Chez les mères souffrant de boulimie avec conduites de purge, le risque de diabète gestationnel serait accru, ainsi que, en aval, celui de macrosomie fœtale. Les vomissements entraînent des désordres hydro-électrolytiques et une plus grande fréquence de fausses couches et de naissances prématurées. Enfin, les TCA sont associés à d’autres types d’addiction, notamment le tabac, dont la consommation potentialise les facteurs de risque déjà cités (13). Dépression du post-partum et TCA La corrélation entre l’aggravation des TCA durant la grossesse et en post-partum, et la survenue d’une dépression du post-partum est particulièrement préoccupante. En effet, près de 1/4 des enfants de mères ayant souffert de dépression en post-partum souffriront de troubles précoces du développement (14). L’impact négatif des TCA sur la parentalité et le développement des enfants est aujourd’hui connu : perturbations alimentaires et préoccupations excessives de la mère pour le poids et l’aspect physique de l’enfant, dysfonctionnement dans les interactions précoces et existence de troubles psychiques avérés chez l’enfant. La Lettre du Gynécologue • n° 388 - janvier-février 2014 | 19 DOSSIER Femmes et addictions L’auteur déclare ne pas avoir de liens d’intérêts. La femme, les troubles des conduites alimentaires et le gynécologue Tous ces éléments concourent à inciter à la prise en charge de ces femmes, donc à un diagnostic précoce afin de pouvoir proposer l’étayage nécessaire autour de la grossesse : informations concernant les besoins du fœtus et l’impact des TCA, repères concernant les modifications physiologiques durant la grossesse, et surtout accompagnement de la rencontre de la mère avec son enfant (15). Conclusion La prise en charge des TCA doit être pluridisciplinaire et comporter un double volet psychique et somatique. Il faut adresser la patiente à un confrère spécialisé dans les TCA : psychiatre, nutritionniste, endocrinologue… selon ce qui est le mieux accepté de prime abord par la patiente. ■ Références bibliographiques 1. Corcos M, Girardon N, Nezelof S et al. Pertinence du concept d’addiction dans les troubles des conduites alimentaires. Ann Med Interne 2000;151:B53-B60. 2. Godart N, Blanchet C, Lyon I, Wallier J, Corcos M. Troubles du comportement alimentaire à l’adolescence. Endocrinol Nutr 2009;10-308-D-10. 3. Corcos M. La clinique revisitée. In : Le corps insoumis. psychopathologie des troubles des conduites alimentaires, 2e édition. Paris : Dunod, 2011. 4. Katz MG, Vollenhoven B. The reproductive endocrine consequences of anorexia nervosa. BJOG 2000;107(6): 707-13. 5. The ESHRE Capri Workshop Group. Nutrition and reproduction in women. Hum Reprod Update2006;12(3):193207. 6. Bates JE, Freeland CB, Lounsbury ML. Measurement of infant difficultness. Child Dev 1979;50(3):794-803. 7. Lamas C, Chambry J, Nicolas I, Frydman R, Jeammet P, Corcos M. Alexithymia in infertile women. J Psychosom Obstet Gynaecol 2006;27(1):23-30. 8. Sbaragli C, Morgante G, Goracci A, Hofkens T, De Leo V, Castrogiovanni P. Infertility and psychiatric morbidity. Fertil Steril 2008;90(6):2107-11. 9. Freizinger M, Franko DL, Dacey M, Okun B, Domar AD. The prevalence of eating disorders in infertile women. Fertil Steril 2010;93(1):72-8. 10. Bydlowki M. Quand et pourquoi dire non ? Le non libérateur. [When and why to say “no” to patients desiring ART? The “no” that brings relief.] J Gynecol Obstet Biol Reprod (Paris) 2005;34(7);57. 11. Micali N. Eating disorders and pregnancy. Psychiatry 2008;7(4):191-3. 12. Micali N, Treasure J, Simonoff E. Eating disorders symptoms in pregnancy: a longitudinal study of women with recent and past eating disorders and obesity. J Psychosom Res 2007;63(3):297-303. 13. Micali N. Management of eating disorders during pregnancy. Prog Neurol Psychiat 2010;14(2):24-6. 14. Dayan J, Chevreuil C, Dreyfus M, Herlicoviez M, Baleyte JM, O'Keane V. Developmental model of depression applied to prenatal depression: role of present and past life events, past emotional disorders and pregnancy stress. PLoS One 2010;5(9):e12942. 15. Corcos M, Alvarez L et al. Les troubles des conduites alimentaires maternels en périnatalité : un enjeu de prévention des troubles du développement et de la parentalité. EMC. Paris : Elsevier-Masson, 2014, sous presse. Les DIU sont destinés à toute femme en âge de procréer, non enceinte, désirant minimiser le risque de grossesse et dont l’examen gynécologique est normal. Le choix du DIU sera déterminé par le médecin en fonction des critères d’âge, de parité, de taille, de morphologie d’utérus. au cuivre A CHACUNE SON MODÈLE ! FORMES et PRESENTATIONS Dispositifs intra-utérins composés de polyéthylène opaque aux RX autour desquels s’enroule un fil de cuivre (avec noyau d’argent NT), et d’un fil de Nylon mono filamenteux attaché à la base du dispositif. INDICATIONS Contraception intra-utérine. 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