De la vérité poétique. Enquête sur la théorie

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De la vérité poétique
Enquête sur la théorie ricœurienne de la métaphore
Mémoire
Joël Bégin
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Joël Bégin, 2014
Résumé
Le présent mémoire a pour objet la vérité dans les arts poétiques telle que la conçoit
Paul Ricœur. Nous concentrant sur ce procédé de langage qu’est la métaphore, nous
cherchons à montrer que même les productions langagières qui paraissent déliées des
contraintes de la concordance au réel mettent en jeu une référence. Le déni de cette
référence relève, selon Ricœur, d’une conception réductrice du langage et de la réalité
induite par l’importation de présuppositions scientifiques dans les divers domaines de
l’expérience humaine. À la faveur du déploiement d’une référence indirecte, la métaphore
donne à voir et à sentir, sur le mode du « comme si », des aspects de la réalité qui ne
passent pas dans les usages simplement descriptifs du langage. Il apparaîtra en conclusion
que la métaphore vive peut dire l’expérience vive, qui n’est autre que l’être lui-même sous
les modalités de l’acte et de la puissance.
iii
Abstract
The purpose of this dissertation is to investigate Paul Ricœur’s concept of truth in the
poetic arts. Taking the linguistic process of metaphor as an object, we try to show that the
linguistic utterances that seem to be freed from the constraints of correspondence to reality
still involve a reference in the Fregean sense. According to Ricœur, the denial of this
reference is the consequence of the importation of scientific presuppositions in various
domains of the human experience. Through the unfolding of an indirect reference,
metaphor allows us to see and feel, in a fictitious mode, aspects of reality that cannot be
expressed in the simply descriptive uses of language. In conclusion, it will appear that
lively metaphor can enunciate lively experience, which is none other than Being itself as act
and potency.
v
Table des matières
RÉSUMÉ
ABSTRACT
TABLE DES MATIÈRES
III
V
VII
LISTE DES ABRÉVIATIONS
IX
ÉPIGRAPHE
XI
REMERCIEMENTS
XIII
INTRODUCTION
1
1.
9
MISE EN PLACE DE LA PROBLÉMATIQUE
1.1.
a)
b)
Aux racines de la mimèsis : Platon et le problème du langage
Le Cratyle : le nom et la chose
Le Sophiste : le discours et l’image
9
9
17
1.2.
a)
b)
c)
La reprise ricœurienne de la Poétique d’Aristote
Mimèsis
Muthos
Katharsis
23
23
28
33
2.
VERS LA MÉTAPHORE
37
2.1.
a)
b)
c)
La théorie structuraliste du langage
La science des structures
Les traits fondamentaux du structuralisme
La clôture du langage
37
37
38
40
2.2.
a)
b)
c)
d)
Plaidoyer pour la référence
Le dualisme benvenistien : sémiotique et sémantique
L’intégration du structuralisme
Réfutation par l’expérience
Le postulat de la référence
43
44
46
48
50
2.3.
a)
Les théories de la métaphore
Théorie de la substitution et déclin de la métaphore
55
57
vii
b)
3.
3.1.
a)
b)
c)
d)
e)
Théorie de l’interaction et renaissance de la métaphore
Du mot au discours
L’interaction
Le lieu propre de la métaphore
LA MÉTAPHORE VIVE
L’innovation sémantique
Nouveauté
Traits rhétoriques de la métaphore
Le travail de l’interprétation
Imagination – I
Innovation et sédimentation
3.2.
a)
b)
c)
La référence métaphorique
Métaphore et texte
Imagination – II
Référence de second degré
Généralités
La redescription métaphorique de la réalité
Le sentiment poétique
Caractérisation positive de la référence métaphorique : le monde de la vie
4.
LA VÉRITÉ MÉTAPHORIQUE
64
64
66
70
73
73
73
74
78
81
87
89
89
94
96
96
97
100
103
109
4.1.
L’être métaphoriquement affirmé : « être-comme »
110
4.2.
Relais du discours poétique par le discours spéculatif
113
4.3.
Signifier l’acte
115
CONCLUSION
125
BIBLIOGRAPHIE
131
A.
Bibliographies sélectives consultées
131
B.
Sources primaires
131
C.
Sources secondaires
134
viii
Liste des abréviations
HF
Philosophie de la volonté 2 Ŕ Finitude et culpabilité 1, L‟homme faillible
DI
De l‟interprétation, essai sur Freud
CI
Le conflit des interprétations
MV
La métaphore vive
TR1
Temps et Récit I - L’intrigue et le récit historique
TR2
Temps et Récit II - La configuration du temps dans le récit de fiction
TR3
Temps et Récit III - Le temps raconté
TA
Du texte à l'action
AP
À l‟école de la phénoménologie
M
Le Mal, un défi à la philosophie et à la théologie
SA
Soi-même comme un autre
L2
Lectures 2, La contrée des philosophes
RF
Réflexion faite
EE
Être, essence et substance chez Platon et Aristote
ix
Épigraphe
One great part of every human existence is
passed in a state which cannot be rendered
sensible by the use of wideawake language,
cutanddry grammar and goahead plot.
-
James Joyce, lettre à Harriet Shaw Weaver datée du
24 novembre 1926.
xi
Remerciements
Je tiens d’abord à remercier ma directrice de recherche, Mme Marie-Andrée Ricard,
pour avoir accepté de superviser mon mémoire de maîtrise, de même que pour le doigté et
la sensibilité avec lesquels elle a su me guider tout au long de son élaboration. Je sais aussi
gré à Mme Sophie-Jan Arrien et M. Thomas de Koninck d’avoir accepté d’évaluer mon
travail. Je souhaite exprimer ma reconnaissance à Messieurs Bernard Collette, Luc
Langlois, Victor Thibaudeau, Patrick Turmel et à nouveau Thomas De Koninck pour l’aide
inestimable et les opportunités qu’ils m’ont offertes. Je remercie également les membres du
personnel de la Faculté de philosophie de l’Université Laval, spécialement Sylvain Delisle,
Lucie Fournier, Lucille Gendron et Hélène Rivière, qui m’ont conseillé et ont résolu
plusieurs des casse-tête que je leur ai soumis au cours des deux dernières années.
Je souhaite en outre souligner la part essentielle que le Conseil de recherches en
sciences humaines (CRSH) et le Fonds de recherche du Québec Ŕ Société et culture
(FRQSC) ont prise au financement et à la réalisation de mes études de second cycle.
Je remercie ces amitiés, intarissables et ressourçantes, ancrées près du fleuve entre
Québec et Gatineau.
Je remercie ma famille qui, de près et de loin, m’a témoigné un support et une
confiance indéfectibles.
Je remercie David Rocheleau-Houle, avec qui ce fut un plaisir et une chance de
travailler.
Et je remercie Marie-Michèle pour tout.
xiii
Introduction
Le problème qui nous occupe est celui du rapport entre art et vérité. Bien que l’art, que
nous prenons ici en une acception très inclusive pour ne pas préjuger de sa définition,
touche et captive la vaste majorité des hommes, sa valeur est et demeure objet de
controverses, tant pour les non-spécialistes que pour les marchands et les philosophes. Ces
nombreux et animés débats, qui prennent place tant à la sortie du cinéma que dans les
cercles de spécialistes, témoignent de ce fait que l’art demeure, au plan théorique, une
question pour l’homme. Ce faisant est attestée l’importance même du phénomène artistique
dans sa vie.
Mais qu’est-ce que l’art peut nous apprendre? Que peut-il dire de vrai? Ces questions,
adressées par la philosophie, engagent une certaine conception de la nature de l’œuvre
d’art. Cette dernière a ainsi été, selon les époques et les courants, diversement appréhendée
comme illusion, décoration, cause de délassement ou objet de contemplation, modèle,
source de connaissances; le « régime d’incidence1 » de l’art et de la vérité va ainsi de la
plus intime proximité à l’éloignement le plus extrême. Notre dessein n’est toutefois pas de
développer un historique de cette relation ou de rendre justice à cette amplitude, ni même
de l’envisager dans un rapport indécidé. C’est pourquoi, restreignant d’emblée l’horizon
ouvert par la conjonction vérité et art, nous situons notre recherche sur le terrain de la
valeur cognitive de ce dernier en posant la question de la vérité de l’art. Pour conduire cette
investigation, nous prendrons à titre de fil conducteur et guide le rapport qu’entretient la
représentation avec ce qu’elle représente, rapport désigné sous le nom millénaire de
mimèsis.
Il nous faut dès maintenant procéder à une seconde limitation de notre enquête : celleci ne concernera pas tous les arts, mais seulement ceux qui se déploient dans le langage; ces
arts qui sont dits, depuis Aristote, poétiques. Quel est le statut de la représentation
langagière? Comment les arts poétiques peuvent-ils être traités dans les catégories
impliquées par cette notion, originellement grecque, de mimèsis? Imitent-ils, grâce aux
1
Nous empruntons cette expression à Henri Maldiney dans L‟art, l‟éclair de l‟être, telle que rapportée par
Maria VILLELA-PETIT, « Art et vérité Ŕ La réhabilitation herméneutique de la mimesis et ses limites »,
Les Études philosophiques, no. 2 (avril-juin 1998), p. 219.
1
mots, les apparences, le réel, des structures intelligibles, le langage lui-même? Cette
imitation est-elle révélation, image (à la manière du hiéroglyphe), reflet, mise en présence,
recouvrement, détection? Et si le langage peut dire quelque chose de vrai à propos de ce
qu’il représente, est-ce que le concept normatif de vérité, qui se définit par d’adéquation ou
l’accord entre mots et choses, est ici valable? La réflexion sur la mimèsis poétique engage
une méditation sur les concepts fondamentaux de réalité, de nature, de création, de monde
et de vérité, tous dans leur lien avec le langage.
C’est à travers la philosophie de Paul Ricœur (1913-2005), qui a posé un regard
pénétrant et novateur sur ces questions et qui a contribué pour beaucoup à la réhabilitation
du concept de mimèsis, que nous explorerons le champ de recherche ouvert sous
l’appellation de « vérité poétique ». Loin de se considérer poéticien, ce philosophe Ŕ qui est
une des figures de proue, avec Hans-Georg Gadamer, du renouveau de l’herméneutique
philosophique au 20ème siècle Ŕ est difficile à classer. Grandement influencé par la
phénoménologie husserlienne et l’existentialisme chrétien (de Jaspers et de Marcel
principalement), il est aussi un formidable lecteur de la tradition philosophique et un
penseur en dialogue permanent avec d’autres disciplines, dont la psychanalyse, la
linguistique, l’histoire, la tradition anglo-saxonne et les sciences sociales en général. La
fraction de son œuvre qui nous intéresse plus particulièrement est celle rédigée entre 1967
et 1986. Si elle est généralement considérée explicitement herméneutique2, elle marque
aussi un tournant par rapport à ses travaux antérieurs. Cette inflexion, davantage thématique
que méthodologique, est caractérisée par un intérêt marqué pour le poétique. Celui-ci vise à
donner une réponse à certaines apories Ŕ celle de la temporalité du sujet, par exemple Ŕ, qui
sont définies comme « une difficulté terminale, produite par le travail même de la pensée;
ce travail n’est pas aboli, mais inclus dans l’aporie3 ». Étant un problème terminal, une
impasse constituée de contrariétés irréconciliables, il s’agit moins de résorber l’aporie que
de la rendre productive en « continu[ant] le travail de la pensée dans le registre de l’agir et
du sentir4 ». C’est là, dans l’idée de Ricœur, une possibilité offerte par le poétique, qui
2
Voir par exemple Jean GRONDIN, « Où en est l’herméneutique après la disparition de ses fondateurs? »
dans Simon CASTONGUAY et Cyndie SAUTEREAU (dir.), Pratique et langage Ŕ Études herméneutiques,
Presses de l’Université Laval, Québec, 2012, pp. 11-30.
3
Paul RICOEUR, M, p. 57.
4
Ibid., p. 58.
2
étend la prise de la pensée sur ces domaines par la reprise réflexive de l’imitation créatrice
d’actions et de pathos. Ainsi l’aporie ne pèse pas sur le langage et la pensée comme une
charge paralysante : elle « suscite plutôt l’exigence de penser plus et de dire autrement5 ».
Dire autrement, n’est-ce pas aussi en même temps dire autre chose, dire plus, c’est-à-dire
créer de nouvelles significations plus à même de traduire l’expérience qui demande à être
exprimée, mais qui résiste à son énonciation?
Nous avons choisi, dans un troisième resserrement, de concentrer nos recherches sur la
métaphore. La fiction, déliée qu’elle paraît être des contraintes de la simple description et
de la concordance au réel, pose la question de la vérité dans toute sa radicalité. Or, parmi
les modalités du discours fictionnel, la métaphore constitue Ŕ du moins à première vue Ŕ un
des usages les plus libres du langage, où ce dernier se célèbre lui-même dans le jeu des sons
et des sens. Nulle part ailleurs, du point de vue du vécu, le langage ne paraît aussi lié à ce
qu’il exprime, donnant presque à en faire l’expérience; et pourtant, du point de vue du
concept, nulle part ailleurs les mots ne paraissent plus éloignés des choses. En ce sens, la
métaphore est peut-être le procédé de langage le plus à même de menacer les acceptions
communes d’« adéquation », de « réalité » et de « vérité ». Une seconde raison s’ajoute à
celle-ci, et concerne directement la formulation d’un concept de vérité poétique chez Paul
Ricœur : pour ce dernier, la métaphore agit comme « un paradigme pour l'explication d'une
œuvre littéraire. Nous construisons la signification d'un texte d'une manière semblable à
celle par laquelle nous faisons sens avec tous les termes d'un énoncé métaphorique 6 ».
Reprenant l’image développée par Platon dans la République, il semble donc que la
métaphore, qui tient en peu de mots, écrive le problème de la signification poétique « en
plus grands caractères et dans un cadre plus grand7 » que ne pourrait le faire le récit. Si
l’analyse de la métaphore est appelée à s’enrichir de celle du texte, notamment au plan de la
référence poétique, elle représente aussi le modèle et la base sur laquelle l’examen du récit
s’établira.
5
Paul RICŒUR, TR3, p. 489.
Paul RICŒUR, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique » dans Écrits et conférences 2 Ŕ
Herméneutique, Éditions du Seuil, Paris, 2010, p. 108.
7
PLATON, « La République » (trad. G. Leroux) dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008,
p. 1527 (368d).
6
3
C’est par conséquent à un examen soigné de La métaphore vive (1975) que sera
consacrée une bonne partie de ce mémoire. Ce livre est crucial dans l’œuvre de Ricœur au
double sens où il opère franchement l’inflexion vers le poétique et se situe, à notre avis, à la
croisée des chemins de sa pensée : Ricœur y installe fermement sa conception du langage,
si importante pour son herméneutique; il y explore les puissances de même que les limites
de l’imagination et de la fiction, qui nourrissent toutes deux ses réflexions théologiques et
politiques; il y développe sa pensée de l’être et de l’altérité qui trouvera une exposition plus
minutieuse des années plus tard8. L’intuition qui dirige l’ouvrage Ŕ de même que le
triptyque Temps et récit (1983-5) qui suivra Ŕ et qui remonte aux premières confrontations
de Ricœur avec la mouvance structuraliste des années 60 est que tout langage, même
poétique, réfère au monde et dit quelque chose à son propos. Il n’hésitera donc pas à parler
d’une « vérité métaphorique » pour rendre compte de ce pouvoir de redescription de la
réalité et de détection de l’être mis en jeu par cette « figure » langagière qu’est la
métaphore. Nous avançons pour notre part le concept de vérité poétique en vue de laisser la
porte ouverte à une reprise et une généralisation ultérieures des analyses menées sur la
métaphore. Mais n’y a-t-il pas, ici, contradiction dans les termes? Il y a du moins de quoi
s’étonner : comment peut-on parler d’une vérité poétique? d’une vérité qui, comme le
suggère l’étymologie, est produite, créée, faite, inventée dans et par le langage? L’idée de
fiction ne fait-elle pas tomber celle de correspondance et, par suite, n’appelle-t-elle pas une
refonte du concept de vérité?
***
Notre enquête se divise en quatre grandes parties. La première s’intéresse aux origines
de la mimèsis Ŕ principalement dans le domaine du langage Ŕ chez ces deux géants que sont
Platon et Aristote. Grâce au Cratyle, nous interrogeons avec Platon la relation
qu’entretiennent mots et choses à travers la discussion des thèses représentationniste et
conventionnaliste. Le passage au Sophiste nous permet d’introduire le thème du discours,
unité langagière supérieure au mot, et de mieux cerner la fonction véritative du langage.
Quant à Aristote, qui constitue le partenaire de discussion par excellence tout au long de La
8
4
Ainsi le « comme » dans l’intitulé Soi-même comme un autre est fortement lié à sa théorie de la métaphore,
comme nous le verrons.
métaphore vive, nous interprétons sa Poétique à travers le prisme ricœurien pour en tirer les
concepts qui structureront la recherche du sens et de la référence métaphorique.
La seconde partie débute par un résumé de la conception structuraliste du langage issue
de la linguistique saussurienne. Ensuite, nous exposons les objections que Ricœur émet à
son encontre, avant d’élargir le concept de référence hérité de Frege pour en postuler
l’application à toutes les formes de discours. Une ouverture du langage vers l’être se fera
alors jour. Enfin, nous entrons de plain-pied dans la linguistique de la métaphore : nous
présentons et discutons, l’une après l’autre et avec Ricœur, les théories de la substitution Ŕ
d’ordre sémiotique, où la métaphore est un mot Ŕ et de l’interaction Ŕ d’ordre sémantique,
où la métaphore est un énoncé Ŕ, en vue de déterminer la dynamique qui anime le sens
métaphorique.
Dans la troisième partie, la notion d’« innovation sémantique » est prise pour objet.
Nous tentons d’en dégager les principaux traits caractéristiques, et cherchons à thématiser
le rôle que joue l’imagination dans la création de nouvelles significations. Nous nous
attaquons par la suite à une première formulation positive de la référence propre à la
métaphore, qui relève du sentiment et du monde de la vie.
Aux yeux de Ricœur toutefois, l’existence de cette référence demeurerait un simple
postulat si elle n’était pas reprise et réfléchie par le discours spéculatif. Notre quatrième et
dernière section, intitulée « la vérité métaphorique », s’appuie ainsi sur les acquis des trois
précédentes pour tenter d’expliciter l’ontologie mise en jeu par la métaphore. La thèse
principale en est que le lieu ultime de la métaphore n’est ni le mot ni l’énoncé, mais bien la
copule qui lie le sujet au prédicat. Si cela est vrai, la métaphore participerait alors à la
découverte d’une acception fondamentale de l’être en « liant cette fonction référentielle à la
révélation du Réel comme Acte9 ».
Tel est le plan du mémoire. Avant de débuter, quelques remarques s’imposent à propos
de l’œuvre étudiée et de notre propre méthodologie. Parmi les ouvrages de Ricœur, La
métaphore vive a l’avantage de posséder un fil conducteur clair. Cela ne signifie pas, loin
de là, que l’argument soit rectiligne et ses articulations limpides. Au contraire; fidèle à lui9
Paul RICŒUR, MV, p. 61.
5
même, Ricœur effectue de multiples détours et dialectise constamment ses propos par le
recours à de nombreux auteurs et théories. Réticent à l’égard de toute position immédiate
ou extrême, Ricœur cherche l’équilibre toujours à trouver, fragile mais fécond, entre deux
positions, deux aspects, deux conceptions opposés, entre soupçon et confiance; il ne cède
jamais à la tentation et l’impatience de la généralisation précipitée. Le résultat est certes
une œuvre longue, mais toujours nuancée et instructive. De plus, les auteurs mobilisés ne
présentent jamais Ŕ ou presque Ŕ la figure de l’autorité, mais seulement celle de
l’interlocuteur soumis à la critique et néanmoins objets d’éloge sincère.
Nous ne saurions faire un examen de la pensée de Ricœur en adoptant un mode
d’investigation complètement étranger à ce « style » ricœurien. Conséquemment, notre
développement prendra ainsi tour à tour le visage du résumé Ŕ dans lequel on sélectionne et
trie autant qu’on reprend Ŕ, de la critique et de la reconstruction. Sans vouloir généraliser
outre mesure, il semble aussi appartenir à la méthode ricœurienne de retarder autant que
faire se peut la conclusion et d’empêcher que prenne place un « dernier mot »10. Cela a
l’avantage inestimable de laisser ouvert l’espace de la réflexion et de la critique, mais la
contrepartie en est que si la pensée ricœurienne peut être étudiée pour elle-même, elle nous
paraît devoir être dans une certaine mesure reconstruite à partir de moments épars. Les
références utilisées dans ce mémoire en témoignent : pour dresser un portrait le plus
complet possible des différentes thématiques développées dans La métaphore vive, il nous a
fallu, défiant l’étude chronologique, faire appel à une constellation importante d’articles
rédigés avant et après 1975. Nous croyons, et c’est là une des présuppositions de notre
travail, que cet enchevêtrement est légitimé par des questions, intuitions et convictions
récurrentes qui guident Ricœur tout au long de sa carrière philosophique. Nous misons
donc davantage sur la convergence de ses écrits, dans le but de les entre-éclairer, plutôt que
sur certaines discordances qui les habitent. Il faut enfin préciser que ces reconstructions ne
prétendent pas former système ou constituer, précisément, le « dernier mot » de Ricœur au
sujet de la référence et de la vérité poétique. Le « de » qui ouvre le titre de notre mémoire
n’est à cet égard pas présent à des fins stylistiques, mais signale la modestie de notre
10
6
Le meilleur exemple est l’ontologie : bien qu’elle soit une préoccupation constante et l’horizon ultime la
plupart des problématiques qu’il aborde, la pensée de l’être se voit disséminée dans son œuvre et est, de fait,
à chaque fois reléguée en fin de parcours (la dernière étude de Soi-même comme un autre, le dernier tome de
Temps et récit, les dernières pages de La métaphore vive…).
entreprise. Nous cherchons avant tout à expliciter son propos, à déplier ses développements
souvent ramassés, à donner au regard du lecteur une toile d’interrelations implicites et
explicites. Notre but est d’interpréter Ricœur. Cela consiste, selon son célèbre leitmotiv, à
expliquer plus pour comprendre mieux.
7
1. Mise en place de la problématique
1.1. Aux racines de la mimèsis : Platon et le problème du
langage
Une enquête à propos de la mimèsis peut difficilement faire l’économie d’un
développement sur Platon, qui a posé à son égard des questions fondamentales et dont les
réponses alimentent des débats encore bien vivants. Nous pouvons affirmer sans trop de
hardiesse que cette notion est centrale dans son œuvre, tant par son amplitude que par les
défis qu’elle pose à la pensée. Elle est en effet traitée dans plusieurs dialogues et détient des
implications entre autres ontologiques, éthiques et esthétiques. Toutefois, notre intention est
moins, ici, d’effectuer un rappel et une discussion de la bien connue critique des poètes se
trouvant au livre X de la République, mais plutôt d’examiner les thèses platoniciennes
concernant le langage, son rapport aux choses et à la vérité. En premier lieu, nous nous
pencherons sur le Cratyle, dans lequel la rectitude des noms est soumise à discussion. Nous
chercherons à montrer que c’est dans le langage que se fait jour le plus radicalement la
question du rapport entre copie et modèle. En second lieu, nous traiterons de la théorie du
discours développée dans le Sophiste, à laquelle s’attachent les problèmes du faux et de
l’image, essentiels à tout effort visant à définir un concept de vérité poétique.
a) Le Cratyle : le nom et la chose
Gadamer dit du Cratyle, qui traite de la relation unissant le mot et la chose, qu’il est
« l’œuvre de base de toute la pensée grecque concernant le langage, l’œuvre en laquelle les
problèmes prennent toute leur portée, au point qu’en Grèce la discussion ultérieure, que
nous ne connaissons d’ailleurs qu’imparfaitement, n’y ajoute à peu près rien d’essentiel 11 ».
Ainsi Gadamer attribue-t-il à Platon, de par un questionnement issu des problèmes éthiques
posés par la rhétorique et la sophistique Ŕ la production d’une apparence de savoir et de
justice par la manipulation des mots, notamment Ŕ, le réveil progressif des Grecs qui
vivaient jusqu’alors dans une « parfaite inconscience de la langue12 », et corrélativement la
paternité de la linguistique moderne qui fait de la langue un instrument et un système
formel de signes. Sans aller aussi loin, nous voudrions montrer dans cette partie, avec
11
Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, trad.P. Fruchon, J. Grondin et G. Merlio, Éditions du Seuil,
Paris, 1996, p. 428 [409-410].
12
Ibid., p. 426 [407].
9
Ricœur, que le Cratyle pose la question du rapport entre réalité et représentation dans toute
sa radicalité, et qu’on peut y trouver le germe de la fameuse critique des poètes présente
dans la République13.
Le problème central du Cratyle se formule de façon assez simple : qu’est-ce qui est
garant de la rectitude [orthotês] des noms [onoma]? En d’autres mots, en vertu de quoi le
nom se réfère-t-il à la chose qu’il dénomme? Il est important de souligner que le terme
« nom », dans le Cratyle, ne traduit que très imparfaitement celui d’« onoma », l’amputant
d’un registre important de significations. « Onoma » y désigne autant les noms propres que
les noms communs, les verbes que les prépositions Ŕ ce dont plusieurs étymologies
contenues dans le dialogue témoignent. À cet égard, il n’a pas encore subi la restriction que
lui appliquera Aristote dans la Poétique (1457a 10-11). Nous privilégierons dans la suite de
cette section, par souci de laisser ouvert ce vaste champ sémantique du vocable, le terme de
« mot », tout en maintenant l’utilisation du verbe « dénommer » et de ses dérivés.
Le dialogue débute ainsi : deux interlocuteurs, Hermogène et Cratyle, discutent à
propos de la nature du langage et se trouvent dans une impasse. Le premier aperçoit la
justesse du mot dans la « reconnaissance d’une convention14 », le second dans un lien
essentiel de naturalité entre la chose et sa dénomination (383b). Socrate, bien que se
déclarant comme à son habitude ignorant sur la question, accepte tout de même de se
pencher avec eux sur la matière, et ainsi d’arbitrer leur litige. Prenant d’abord Hermogène
pour interlocuteur, il décèle rapidement sous ses propos l’adage de Protagoras selon lequel
l’homme est la mesure de toutes choses (386a); dans le domaine du langage, cela implique
que l’homme singulier est maître et mètre des significations. La position d’Hermogène
tombe ainsi d’elle-même, car l’idée de « rectitude » s’évanouit, aux yeux de Socrate, en
même temps que la stabilité d’un référent partagé et nommé. Hermogène est bientôt amené
à reconnaître que les choses subsistent indépendamment de nous et de notre rapport à elles
(386d). Il faut donc chercher la rectitude des noms en sens inverse : plutôt que de faire des
13
Nous nous autorisons ici à parler de « germe » en suivant la chronologie des dialogues platoniciens
rapportée par Luc Brisson (« Platon pour notre temps » dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion,
Paris, 2008, p. XVI), selon laquelle la rédaction du Cratyle précèderait celle de la République. À cette
hypothèse chronologique s’ajoute un argument épistémologique que nous formulons plus loin.
14
PLATON, « Cratyle » (trad. C. Dalimier) dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008,
p. 197 (384d). Les références subséquentes à cet ouvrage seront limitées à la notation Estienne intégrée dans
le corps du texte.
10
mots la mesure des choses, il convient de mesurer les mots à l’aune des choses. Notre
faculté de dénommer répond ainsi d’une propriété des choses à pouvoir être nommées.
Socrate, réintégrant un facteur de naturalité, en conclut qu’il faut « donner les noms de la
manière et avec les moyens qu’on a naturellement [péphuke] pour nommer les choses et
pour qu’elles soient nommées, au lieu de le faire à notre gré » (387d). La manière et les
moyens naturels (la « nature des choses », dans la traduction de Victor Cousin) dont traite
Socrate ne sont toutefois plus de l’ordre de la « nature » au sens de la physique, des
principes de l’ordre de la génération et de la corruption empirique des constituants du
monde, mais relèvent bien plutôt de l’eidos, de l’essence, c’est-à-dire de l’être lui-même15.
L’essence régule la dénomination en interdisant que tout y soit invention immotivée. Ce
résidu de représentationnisme suffit à écarter l’arbitraire du signe de la conception du
langage se dessinant dans le Cratyle, et appelle par le fait même à nuancer la thèse de
Gadamer selon laquelle Platon serait le père de la linguistique moderne (principalement
structurale/saussurienne). Comme le synthétise bien Ricœur, le « débat sociologique
nature-convention devient le débat ontologique être-apparaître16 » (transition marquée en
386a-d). L’être devient la mesure du langage, et ce n’est plus dès lors tout homme qui peut
donner des noms, mais seulement le législateur, « l’espèce d’artisan la plus rare au monde »
(389a). Celui-ci, le regard tourné vers la chose, règle le mot Ŕ l’apparaître Ŕ sur cette
dernière.
Cratyle peut ainsi croire qu’on lui donne raison, puisque la dénomination n’est pas
arbitraire. Socrate modère bientôt la position représentationniste de celui-ci, qui stipule que
le mot ressemble à la chose qu’il nomme. Tout l’argumentaire de Socrate, dans cette
troisième partie du dialogue où Cratyle est son interlocuteur, gravite autour d’une
comparaison entre les mots et la représentation visuelle, propre à mettre en lumière et en
défaut le paradigme mimétique soutenu par le disciple d’Héraclite. Montrant d’une part que
tous les mots ne sont pas « parfaitement » formés (incluant syllabes et lettres qui, selon
l’étymologie, ne lui sont pas appropriées17), et d’autre part qu’ils signifient malgré leur
15
Sur cette question, voir Monique DIXSAUT, Le naturel philosophe, Vrin, Paris, 1985, pp. 198-201.
Paul RICŒUR, EE, p. 31.
17
« Par conséquent, si nous comparons les premiers noms à des dessins, il est possible, comme dans le cas des
tableaux, de leur attribuer tout ce qui leur est approprié, couleurs et formes, comme il est possible aussi de
ne pas le faire et de faire quelques omissions ou quelques ajouts (en nombre ou en dimension) » (431c).
16
11
imperfection (puisque les locuteurs les utilisent et se comprennent18), Socrate en vient à
réintégrer une part de convention dans la rectitude du langage. Cette convention est, de
l’aveu même de Cratyle, celle de l’usage (434e). Le renversement n’est toutefois pas
complet, ce qui donne au dialogue un caractère définitivement positif, et non seulement
élenctique. Un signe de reconnaissance demeure au sein de la convention : malgré qu’une
lettre, un mot, une phrase et même un discours soient plus ou moins bien établis, « la chose
n’en est pas moins nommée et dite, tant que le discours porte la marque [tupos] de la chose
dont il traite » (433a). Le nom des nombres, par contraste, est pure convention puisqu’il
n’indique qu’une quantité ou une place dans une série, sans empreinte de la chose (435b-c).
Le mot qui réfère aux choses ne s’épuise donc pas dans sa signification. Il signifie en vertu
de son rapport mimétique à ce qu’il dénomme. Toutefois, s’il était juste au sens de Cratyle,
c’est-à-dire parfaitement calqué sur la nature de la chose, il n’y aurait plus de distinction
entre le mot et la chose nommée (432d). On renverrait ainsi à la chose grâce à la chose ellemême19. Le mot serait soit juste, soit ne serait pas du tout. Il en ressort que toute imitation
inclut du dissemblable, c’est-à-dire un manque de ressemblance. Comme le souligne
Gadamer dans sa discussion du Cratyle au sein de Vérité et méthode, « [i]l est de l’essence
du mimêma de faire aussi venir à la présentation quelque chose d’autre que ce qu’il
représente lui-même. La simple imitation, “l’être comme” contient donc toujours d’emblée
la possibilité de faire naître la réflexion sur la distance ontologique qui sépare imitation et
modèle20 ». C’est pourquoi nous nous sentons légitimé d’affirmer que le Cratyle constitue
un jalon important dans le corpus platonicien, mais aussi dans la philosophie occidentale.
Socrate, dans le dialogue, pose au final le langage dans un entre-deux fragile où il
détient un statut ambigu. Le mot, de par sa nature, est conventionnel, tout en demeurant lié
à ce qu’il dénomme. Le mot révèle le premier la nature problématique de la liaison entre
une chose et sa représentation : elles sont dissemblables, et donc du fait même en partie
18
Socrate à Cratyle : « Donc, si tu reconnais quand je prononce, c’est que je produis quelque chose qui te fait
voir? » (435a).
19
A. D. Nuttall y va, pour résumer cette position absurde, de cette boutade : « “You don’t point at a cat with a
cat; you use your finger, or a word”. Realism and reality are entirely distinct » (Why does Tragedy give
Pleasure?, Oxford University Press, Oxford, 1996, p. 18).
20
Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, op. cit., p. 433 [414].
12
semblables21. Il oscille ainsi entre fidélité et trahison; il se situe, pour le dire avec Ricœur,
« sur le plan de l’équivoque22 ». Cette équivocité est d’abord littérale, puisque le mot peut,
de fait, signifier plusieurs choses. Or c’est précisément sur cette aptitude du mot à être
polysémique, c’est-à-dire sa propension à porter de nouvelles significations sans se départir
de ses anciennes, que Ricœur assoira la sémantique métaphorique. Mais l’équivocité
constitutive du langage Ŕ exemplifiée par les dernières étymologies (437a-c) Ŕ inspire, plus
fondamentalement, doute et méfiance : les mots peuvent signifier non seulement plusieurs
choses, mais aussi une chose et son contraire23. Un vrai Ŕ et donc exclusif Ŕ rapport entre
mot et chose semble ainsi interdit par principe. Il appert que le langage recèle, pour Platon,
un danger commun à toute représentation : il peut tromper. Dans quelle mesure peut-on s’y
fier en ce qui a trait à l’acquisition de la connaissance?
Pour tenter de répondre à cette question, il faut revenir sur la fonction du mot à la
lumière de ces développements. Le langage s’est vu relégué au début du dialogue à un
simple instrument, construit en vue d’enseigner et de différencier les choses (388b-c). Mais
que nous apprend-il donc? Cratyle, en vertu de sa thèse selon laquelle le nom est semblable
à la chose, est justifié d’avancer que celui « qui sait les noms sait aussi les choses » (435d).
Socrate en était pourtant arrivé, à la fin de la section étymologique du dialogue (391d427d), à la conclusion que si les mots font connaître par imitation, cette imitation doit être
le lot des lettres et syllabes, qui sont les éléments primitifs des noms. Ainsi la mobilité du ρ
exprime, par exemple, tous les genres de mouvement; δ et τ expriment pour leur part
l’arrêt24. Socrate avait pourtant d’emblée ajouté un bémol majeur à sa réfutation
21
Il est intéressant de remarquer que Platon place cette corrélation entre ressemblance et différence au cœur
de la réminiscence (entre autres dans le Phédon, 72e-77a), c’est-à-dire de l’activité cognitive par excellence.
Ces considérations rattachent ainsi notre thème à celui du manque, si important dans la philosophie
platonicienne (en son lien à l’éros, à la connaissance et au statut ontologique du sensible, notamment).
22
Paul RICŒUR, EE, p. 30.
23
En français, des mots tels que « louer » et « apprendre » peuvent exemplifier cette ambivalence au niveau
des significations, car ils désignent à la fois l’action du destinateur et celle du destinataire.
24
Nous laissons pour une courte discussion ultérieure le débat concernant la nature de l’être qui double celui
sur la rectitude du langage et conclut ce dialogue. En effet, la signification de ces consonnes grecques n’est
pas hasardeuse, et réfère au duel philosophique entre Parménide et Héraclite (dont Cratyle fut un disciple
célèbre) : l’être est-il repos ou mouvement? La perméabilité des problématiques Ŕ celle du langage et celle
de l’être Ŕ est significative, et marquera toute la tradition ultérieure. Ricœur lui-même souligne :
« L’opposition épistémologique être-apparaître et l’opposition physique être-devenir coïncident dès le début
[du Cratyle], parce qu’elles coïncident dans le langage : l’apparaître des mots, c’est le devenir du langage »
(Paul RICŒUR, EE, p. 36). Monique Dixsaut, pour sa part, trace, au sein même du Cratyle, un parallélisme
entre l’ambivalence de Socrate face au langage et celle par rapport à l’être : « Le Cratyle nous apprend [que
13
d’Hermogène à partir de la thèse représentationniste : ce qui est accessible par le mot, ce
n’est pas l’être de la chose, son ousia, mais la pensée du nomothète qui la nomme.
L’étymologie, grâce à laquelle Socrate s’est amusé à chercher l’origine de la signification
de certains mots par leur parenté phonétique et graphique avec d’autres mots, s’est montrée
incapable de remonter jusqu’aux choses elles-mêmes. Elle ne peut constituer la science.
Régressant de signification en signification, des composées aux plus primitives, des mots
complexes aux mots simples, puis des mots simples aux lettres qui les composent, Socrate a
enfin été contraint de reconnaître que « [s]ans rien savoir de la vérité, nous voulions
seulement, disions-nous, essayer d'interpréter les opinions des hommes à leur égard »
(425c). La rectitude du nom ne trouve pas de fondement plus solide que cela, et ni l’appel
aux dieux, à des langues barbares inconnues ou à l’extrême ancienneté des noms (421c-d)
ne saurait constituer une explication satisfaisante pour la raison et suppléer à notre
ignorance de l’origine. Il n’y a aucun moyen de s’assurer que le législateur ayant établi les
noms avait une idée juste des choses. Ne nageait-il pas plutôt, selon le mot de Socrate, « en
pleine confusion » (439c)? Comment rendre compte, en effet, du fait que l’étymologie
primitive d’un même nom mène à la fois vers le repos et vers le mouvement? Et surtout,
sommes-nous condamnés à appréhender l’être par le langage? Comment alors le nomothète
aurait-il eu accès, sans les mots, aux choses qu’il nommait? De tous ces doutes résulte que
le mot risque de produire un savoir apparent même s’il réfère à la réalité; à tout le moins
doit-il être appréhendé comme le vecteur d’un savoir très incertain. D’où la conclusion,
assez radicale, du dialogue :
SOCRATE - S’il est possible d’apprendre les choses au mieux par les noms, mais s’il est aussi
possible de les apprendre par elles-mêmes, laquelle des deux façons d’apprendre sera la plus
belle et la plus claire : partant de l’image l’étudier elle-même en elle-même, en se demandant si
elle est ressemblante, et étudier du même coup la vérité dont elle est image, ou bien, partant de
la vérité, l’étudier en elle-même et se demander du même coup si son image a été
convenablement exécutée?
CRATYLE Ŕ C’est de la vérité, je crois, qu’il faut nécessairement partir.
SOCRATE Ŕ Bah! Savoir comment il faut apprendre ou découvrir les êtres, peut-être est-ce là
trop lourde tâche pour toi et moi! C’est déjà beau de reconnaître qu’il ne faut pas partir des
noms, et qu’il vaut beaucoup mieux apprendre et rechercher les choses elles-mêmes en partant
d’elles-mêmes qu’en partant des noms (439a-b).
l’hypothèse ontologique] ne peut consister à déterminer l’être par un prédicat exclusif Ŕ il est repos, il est
mouvement Ŕ, donc à affirmer l’indifférenciation Ŕ tout est repos ou tout est mouvement. Car cela équivaut
dans le premier cas à l’impossibilité radicale du discours, dans le second à l’impossibilité d’un discours
vrai » (Monique DIXSAUT, Le naturel philosophe, op. cit., p. 189). Cette alternative sera tranchée dans le
Sophiste, que nous introduisons dans la prochaine section.
14
Il faut partir, pour connaître les choses, non du langage, mais des choses mêmes.
Conséquemment, se tourner vers le langage revient à s’éloigner des choses. La discussion
du Cratyle prend toute son importance lorsqu’elle est connectée à l’ontologie platonicienne
en général : « Si Platon dit que les choses imitent les essences, c’est parce que le langage
imite les réalités. Le problème de l’imitation s’est posé d’abord à propos du langage. Il
faudrait donc aller aux choses mêmes en évitant les mots, passer de la copie “verbale” au
modèle “réel”25 ». La difficulté est patente. Ricœur voit en Platon celui qui a utilisé le
langage pour tenter de le dépasser. Le philosophe grec a dû dissocier la réalité Ŕ à laquelle
il était parvenu par le langage Ŕ et le langage lui-même, « puisque le législateur idéal
“regarde” les choses pour les “imiter” dans les mots (439 a). D’où l’idée, sans doute
chimérique, de considérer nous aussi les modèles directement, sans les copies, donc d’aller
aux choses mêmes, sans les mots (439 b)26 ». Cette idée, peut-être chimérique mais surtout
difficile à concilier avec d’autres grands moments de la pensée platonicienne (la place du
nom, de l’image et de la définition au sein de la dialectique décrite dans la Lettre VII;
l’invitation à se tourner, par une « seconde navigation », vers les raisonnements [logoi]
dans le Phédon), a certainement empreint la philosophie occidentale. Comme l’avait
souligné Ricœur, le problème du langage est fondamental puisqu’en lui se dresse, de toute
sa grandeur, celui de l’être et de l’apparaître. Avec cette dichotomie naît la crainte et la
condamnation de la tromperie : « Si quelqu’un dans sa recherche des choses se règle sur les
noms et considère ce que chaque nom veut dire, le risque d’être berné n’est pas mince »
(436a-b).
Le long passage cité précédemment (439a-b) condense aussi les grands traits de la
dépréciation platonicienne de la copie. En aucun cas l’image ne doit être étudiée elle-même
pour elle-même dans le but d’apprendre. La relation de ressemblance qui l’unit à son
modèle est asymétrique en ce que c’est l’image qui est comparée à la chose. Cette dernière
est elle-même, indépendante, et c’est la représentation qui se trouve en manque par rapport
à elle. Le Cratyle présente en effet les mots comme partageant avec le produit des autres
arts le statut d’image. Cette généralisation est entre autres rendue possible par l’équivalence
25
26
Paul RICŒUR, EE, p. 33.
Ibid., p. 33. La phénoménologie husserlienne, de par son primat d’une intuition disponible subséquemment
pour la description, semble en descendance directe de cette dichotomie entre langage et chose.
15
interceptée Ŕ encore une fois Ŕ dans la citation précédente entre « nom » et « image ». Il
n’est alors pas étonnant que les noms soient constamment comparés à des peintures (par
exemple en 424d-e, 430e, 431c, 432b-c et 434c). Le parallèle avec les motifs de la critique
des poètes du livre X la République est, de par tout ce qui précède, incontournable27. Notre
but n’est en aucune façon de rappeler dans le détail cette célèbre analyse, mais bien de
tenter de faire ressortir une filiation possible, sur ce thème, entre les deux dialogues. La
critique conduite dans la République se solde par la relégation des œuvres produites par les
poètes à une dignité ontologique des plus pauvres, puisqu’elles s’attachent non pas à
représenter imitativement l’être tel qu’il est, mais l’apparence telle qu’elle apparaît28. Elles
sont des copies unilatérales de la réalité sensible, elle-même copie participante et imparfaite
des réalités vraies, c’est-à-dire les idées. Comme nous l’avons souligné plus haut, la
ressemblance met toujours en relief, pour Platon, la dissemblance et donc le manque. Les
œuvres d’imitation sont ainsi à trois degrés de l’être véritable. Mais cette critique n’est pas
seulement ontologique : le danger, aux yeux de Platon, est de ne pas pouvoir distinguer la
copie du modèle, de prendre le simulacre pour la réalité. Le savoir attribuable à l’imitateur,
c’est-à-dire la petite part de son œuvre qui n’est pas imputable à l’inspiration, réside dans le
seul art d’imiter. Les œuvres produites offrent toutefois l’illusion de la transmission d’un
savoir (de l’usage ou de la production de ce qui est imité) qui, conjugué au « charme
considérable » (601b) des mots et des images, a tout pour tromper. La critique des poètes,
comme celle du langage, possède ainsi en son fond un caractère épistémologique, voire
politique : de par leur parenté avec l’apparence, l’art imitatif comme les mots éloignent du
vrai, et donc du bien. En somme, la question du statut de l’imitation, de par sa nature
même, appelle une position par rapport à l’être. Platon peut être considéré comme celui qui
a projeté sur l’ensemble de la pensée la structure copie-modèle qu’il a cru déceler dans
l’origine de la langue, d’où l’aspect secondaire de la critique des poètes par rapport au
caractère fondamental et paradigmatique du questionnement déployé dans le Cratyle.
27
Précisons que la critique du livre X semble viser non en particulier le poète (lyrique, épique, tragique), mais
en général tout artiste qui travaille à la production (poïesis Ŕ d’où une acception plus englobante du terme
« poète ») d’œuvres par imitation : peintre, acteur, etc.
28
PLATON, « La République » (trad. G. Leroux) dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008,
pp. 1766-1767 (598b).
16
Dans ce dernier dialogue, les mots ont ceci de différent des simples produits de
l’imitation que leur est ajouté, à la possibilité d’être plus ou moins justes en vertu de leur
ressemblance, la faculté d’être vrais29. Face à l’argument de Cratyle selon lequel on ne peut
dire faux Ŕ car en disant un mot qui n’est pas conforme à la chose, on ne fait que du bruit
inintelligible (430a) Ŕ Socrate déplace subrepticement le problème : la vérité et la fausseté
ne se trouvent pas au niveau du mot lui-même, mais dans son attribution (430b) à une
certaine chose. Si Cratyle dit « Socrate » en désignant Hermogène, il ne fait pas simplement
entendre de vains sons; il dit faux. Le mot signifie même s’il est mal attribué, et en ce sens,
il est toujours juste; c’est dans l’association de ce mot à la personne désignée que la
fausseté vient trouver logis. À la vertu diacritique des noms Ŕ « démêler la réalité » (388c)
Ŕ vient s’adosser le pouvoir associatif du discours. La fin du dialogue présente ainsi une
substitution de la question de l’emploi du mot à celle de la nature du nom, en ce que la
fonction de vérité du langage se dissocie du simple rapport de signification des mots. Le
Sophiste reprend, en ce point mais en un autre contexte, le fil de cette discussion. Les voix
de Théétète et de l’étranger d’Élée porteront à leur tour la recherche à propos du statut de la
fausseté et de l’image.
b) Le Sophiste : le discours et l’image
La seconde étape de notre parcours se trouve dans le Sophiste qui s’enchaîne au
Cratyle sur la question du langage, mais en délaissant les mots au profit du discours. En
guise de mise garde, il faut rappeler que les différents développements du dialogue sont
subordonnés à l’entreprise analytique vouée à définir le sophiste30. En ce sens, les passages
qui traitent du langage et de la mimèsis ne paraissent aucunement épuiser leur sujet, mais se
déploient plutôt dans la mesure où ils servent l’intérêt général de l’enquête. Nous ne
chercherons donc à donner le fin mot sur la notion de mimèsis ni au sein de ce dialogue ni
29
« [C]’est cette sorte de distribution [de chaque objet à ce qui lui revient et lui ressemble Ŕ 430c] que, pour
ma part, j’appelle correcte dans les deux cas d’imitation (peintures et noms) et dont je dis, dans le cas des
noms, qu’elle est correcte et vraie de surcroît. Quant à l’autre distribution, celle qui consiste à attribuer et à
rapporter une imitation non ressemblante, je dis qu’elle n’est pas correcte, et de plus qu’elle est fausse
s‟agissant des noms » (430d, nous soulignons).
30
Une phrase de Théétète laisse néanmoins supposer que l’objet central du dialogue est en fait le non-être :
« Il est évident que c’est “non-être”, c’est-à-dire, ce que nous cherchons à travers le sophiste » (PLATON,
« Le Sophiste » (trad. N.-L. Cordero) dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008, p. 1863
(258b). Les références subséquentes à cette œuvre seront limitées à la notation Estienne intégrée dans le
corps du texte). Quoi qu’il en soit, il convient pour l’instant de reconnaître une limite à notre propos sur la
théorie du langage et des images par son attachement à un autre développement.
17
dans la pensée platonicienne en général, mais interrogerons plutôt la capacité représentante
qu’accorde Platon au langage, de même que la vérité qui y est liée.
Le dialogue débute en présence de Socrate, de Théétète et de Théodore, qui se sont
tous trois entretenu la veille. Théodore introduit alors l’étranger d’Élée qui, à l’invite de
Socrate, prendra en charge la recherche de la définition du sophiste. Le domaine des noms
est d’emblée troqué au profit de celui de l’attribution : « dans tous les cas, il est toujours
préférable de se mettre d’accord sur la chose elle-même, grâce à des définitions, plutôt que
sur le nom isolé, sans définition » (218c). Comme il était apparu à la fin du Cratyle, le nom
n’est pas objet de litige, puisqu’il est par nature public et partagé. S’accorder sur la chose
même qu’il désigne est ce qui pose véritablement problème. L’étranger avance que le
moyen le plus approprié en vue de l’accord sur l’objet est la recherche de sa définition, qui
permet de « montrer [emphanízonti] […] ce qu’il est » (218c, nous soulignons). Déjà,
l’étranger allègue que le langage détient la faculté de faire apparaître, de mettre sous les
yeux, d’exposer au regard.
C’est par une discussion sur la nature de l’être que sont introduites les premières
réflexions thématiques sur le langage. L’étranger demande à ceux qui attribuent à l’être, un
des cinq genres premiers, un caractère dichotomique (par exemple ceux qui affirment que le
chaud et le froid, ou encore l’amitié et la haine, sont le tout de l’être), de se justifier : l’être,
plutôt qu’être ces deux éléments, n’est-il pas ce qui leur est commun? On reconnaît sans
peine dans cette objection la structure de l’argument du troisième homme. Cette position
revient à donner deux noms à l’unique réalité, ce qui est ridicule aux yeux de l’étranger
(244c). Mais l’argument va encore plus loin, et infirme cette fois la doctrine parménidienne
de l’être, de par la nature du nom : « simplement accepter que quelqu’un dise qu’il y a un
nom, n’a pas de sens » (244c-d). Le nom, tout comme le discours (260a), fait partie de
l’être31. En ce sens, attribuer le nom « être » à l’être constitue une auto-contradiction pour
les tenants de l’unité absolue de l’être :
L’ÉTRANGER Ŕ Celui qui soutient que le nom est différent de l’objet affirme, en quelque sorte,
deux choses.
THÉÉTÈTE Ŕ Oui.
31
Un passage du Cratyle accordait aussi l’être aux mots. Ceux-ci, en tant qu’instruments servant à discriminer
la réalité et instruire, doivent posséder une certaine réalité Ŕ il en est de même de l’acte de nommer (386e388a).
18
L’ÉTRANGER Ŕ Mais si, au contraire, il soutient que le nom est identique à la chose, il se verra
contraint d’affirmer qu’il n’est nom de rien, et, pour peu qu’il soutienne que le nom soit nom de
quelque chose, la conséquence en sera que le nom n’est nom que d’un nom, et de nulle autre
chose (244d).
Ce passage permet de lier le nom à l’image. La position de l’identité entre nom et chose se
trouvait déjà, dans le contexte de la réfutation de la thèse représentationniste, prise en
défaut dans le Cratyle. Le nom y était traité comme une image qui, pour être telle, se devait
d’être différente de ce dont elle est image (Cratyle, 432a-d). La différence, engendrée par
des ajouts et des retraits, est appréhendée comme un manque en ce qu’elle ne reproduit pas
la totalité du modèle et n’en saisit qu’une petite partie. Puisque l’image mimétique ne serait
pas telle sans décalage entre copie et modèle, il en résulte que le défaut, dans tout son
caractère péjoratif, définit l’image Ŕ et lui accorde par ailleurs, sans que cela ne soit à notre
sens véritablement reconnu par Platon, son autonomie vis-à-vis du réel. C’est d’ailleurs
pourquoi le monde sensible en entier est marqué chez Platon du sceau de l’apparence et
donc de l’imperfection : il est constitué d’objets semblables Ŕ du fait de leur participation32
Ŕ aux formes, c’est-à-dire aux vrais êtres. Laissons toutefois ici cet aparté sur l’image pour
retourner au langage, que nous examinerons à l’aune de l’interprétation de Nestor-Luis
Cordero.
Deux éléments principaux sont à dégager de la citation précédente (244d) : d’une part
que le nom doit être différent de ce qu’il dénomme pour que s’institue une relation à la
chose; d’autre part que, selon la thèse allouant l’être au langage, le langage brise l’unité
parménidienne de l’être, du fait que l’être du nom diffère de l’être dénommé. Dire « l’être
est un », et d’une façon encore plus essentielle « énoncer l’être » (244c), c’est déjà postuler
la pluralité de l’être. « Un » est un prédicat de l’être, et non pas le tout de l’être lui-même
(245a). Comme le souligne Ricœur, « [l]’ontologie platonicienne est une ontologie
pluraliste : parce qu’il y a des mots, il y a des êtres (ta onta)33 ». Ceci rejoint l’intuition
formulée dans le Cratyle, selon laquelle l’activité de nommer distingue les choses entre
elles et permet de démêler la réalité (Cratyle, 388b-c), et participe ainsi de l’instruction et
32
Cette parenté entre ressemblance et participation est entre autres reconnue par Aristote : « Les
Pythagoriciens, en effet, déclarent que les êtres existent par imitation [mímêsis] des nombres; pour Platon,
c’est une participation [métexis], le nom seul est changé » (Métaphysique - Tome 1, trad. J. Tricot, Vrin,
Paris, 1991, p. 30 (A, 6, 987b 10-13)).
33
Paul RICŒUR, EE, p. 34.
19
de l’intelligibilité des choses. Cette vertu diacritique du nom se voit contrebalancée, dans le
Sophiste, par une théorie de l’énonciation. En effet, les hommes « ne diraient rien si
toutefois il n’y a aucun mélange » (252b). C’est dire que le langage ne se limite pas à la
dénomination Ŕ comme la fin du Cratyle le laissait présager Ŕ et que, même, la venue à
l’être du discours découle d’une connexion d’éléments, d’un phénomène de
communication. L’étranger définit ainsi le discours : « la suppression la plus totale de tout
discours consiste à séparer chaque chose de tout le reste. En effet, le discours tire son
origine, pour nous, de la liaison réciproque des formes » (259e). La liaison est d’abord celle
du nom et du verbe34, puis à travers elle celle des formes qui, elles aussi plurielles, se
dispersent et se mélangent (le même et l’autre peuvent se dire de toute chose, par exemple).
Une de ces formes, qui détient une place de choix dans le dialogue, est particulièrement
importante pour notre propos : le non-être.
La recherche de ce qu’est le non-être avait été mise en branle par la poursuite de la
définition du sophiste. Celui-ci donne l’impression de tout connaître; comme cela est
impossible, c’est qu’il détient une imitation de savoir Ŕ ou « une sorte de science de
l’apparence » (233d). Comme l’apparence s’oppose à l’être et que le sophiste est bel et bien
apte à produire des apparences, l’étranger est amené à conclure que le faux est réel et que le
non-être doit exister (236e-237a). Le fractionnement de l’être parménidien et la
communication des formes constituaient une condition de possibilité du discours. Le
discours faux, en particulier, exige un jumelage du non-être avec les autres formes : « Parce
que, s’il ne se mélange pas, il est nécessaire que tout soit vrai; mais, s’il se mélange, le
jugement et le discours faux voient le jour » (260c).
Le problème de l’être du faux, introduit dans le Cratyle, est ainsi traité de front dans le
Sophiste. La clé de l’existence de la fausseté réside dans la définition du non-être : « un être
déterminé […] opposé à un autre être déterminé » (257e). Partageant le point de vue de
Parménide sur le non-être absolu, qui ne peut absolument pas être, Platon semble admettre
tout de même une sorte de non-être que nous pourrions nommer, en termes par trop
34
Cratyle 425a et 431b-c et Sophiste 261d-262d. Nous trouvons dans ce dernier passage des définitions qui
trouveront des échos dans la prochaine section, dédiée à la Poétique d’Aristote : « Nous appelons verbe ce
qui rend manifestes les actions. […] Et le nom est le signe vocal qui est appliqué à ceux qui produisent les
actions » (262a).
20
modernes, relatif35. Il n’est alors plus conçu comme le contraire de l’être, mais comme son
autre, comme ce qui est « différent-de ». Une chose est ce qu’elle est, et n’est pas ce qu’elle
n’est pas. Le discours vrai dit alors la chose telle qu’elle est; le discours faux dit quelque
chose de différent de ce qui est (263b). La faculté diacritique du nom vient ainsi ménager
un espace pour la fausseté : distinguer les choses entre elles, c’est à la fois déterminer ce
qu’est une chose et tout ce qu’elle n’est pas. Une quantité infinie de non-être borde chaque
être (256e). Mais ce non-être est précisément relatif à ce qu’il cerne; c’est lorsqu’il est mis
en rapport avec autre chose qu’il apparaît. Il s’établit dans la prédication. Conséquemment,
il « suffit d’attribuer à un sujet une “partie” de la région de ce qui est autre par rapport à lui
(partie qui ne lui appartient pas réellement, mais qui est constituée par des êtres) pour
produire un énoncé faux36 ». Cela rejoint et enrichit notre analyse antérieure sur le manque
propre à l’image. Dire faux, c’est encore dire quelque chose de sensé, et, ce qui ne prendra
toute son importance que plus loin, c’est encore dire quelque chose à propos de quelque
chose37. Car en effet, le discours lie par un rapport prédicatif deux êtres; la fausseté ne
s’attache pas à l’un de ces êtres, mais bien à la liaison qui les unit. Un être, comme le mot,
ne peut être ni faux ni vrai Ŕ ce dont témoigne le déplacement du problème de la rectitude
vers celui de l’attribution dans le Cratyle.
***
Le portrait du langage et de la mimèsis qui ressort de l’examen conjoint du Cratyle et
du Sophiste est en somme, sans être lumineux, loin d’être aussi sombre que le laissait
présager certains passages du Cratyle lui-même et de la République. D’une part, même s’il
est dit qu’il vaut mieux connaître les choses par elles-mêmes que par le médium du
langage, un lien entre nom et être est admis. Le langage n’est pas condamné à se mimer luimême par convention, puisqu’il est ouvert en direction de l’être. D’autre part, la vérité et la
fausseté viennent s’inscrire dans le discours. La représentation est reconnue comme source
de connaissance, aussi maigre soit-elle. Or, il y a en même temps césure entre l’être et la
vérité : le nom peut parler de l’être sans être vrai et l’être est accordé à l’image et la
35
Nestor-Luis CORDERO, « Du non-être à l’autre. La découverte de l’altérité dans le Sophiste de Platon »,
Revue philosophique de la France et de l‟étranger, no. 130, vol 2 (2005), pp. 175-189.
36
Nestor-Luis CORDERO, « Introduction » dans Le Sophiste, op. cit., p. 63.
37
« Quand il y a discours, ce doit être un discours qui porte sur quelque chose; un discours qui ne porte sur
aucune chose, est impossible » (262e).
21
fausseté. Ceux-ci tirent leur caractère négatif de l’équation dans laquelle ils prennent place.
Nous reprenons ici la citation précédente que nous rapportons ici en entier :
L’ÉTRANGER Ŕ Parce que, s’il [le non-être] ne se mélange pas, il est nécessaire que tout soit
vrai; mais, s’il se mélange, le jugement et le discours faux voient le jour. Car le faux dans la
pensée et dans le discours consiste à penser ou à dire ce qui n’est pas, c’est-à-dire, des nonêtres.
THÉÉTÈTE Ŕ C’est ainsi.
L’ÉTRANGER Ŕ Et lorsqu’il y a fausseté, il y a tromperie.
THÉÉTÈTE Ŕ Oui.
L’ÉTRANGER Ŕ Et dès qu’il y a tromperie, tout est plein, nécessairement, d’images, de copies,
d’illusions (260c).
Le terme central de cette chaîne est la « tromperie » [apàtê], qui dénote l’acte de faire
croire, de mettre en défaut, de substituer un simulacre à la chose même38. Cela constitue un
éloignement direct de la connaissance et un maintien dissimulé, voire forcé, dans
l’ignorance, duquel peut résulter une emprise sur autrui. C’est le procès éthique qui, encore
une fois, prévaut. L’anathème qui frappe la tromperie atteint tous les termes à sa suite :
images, copies, illusions, et par-dessus tout la fausseté, cette fausseté qui, comme le résume
bien Nestor-Luis Cordero, « consiste à passer, d’une manière illégitime, de l’autre au
même, par rapport à quelque chose39 ». Au risque d’anticiper, nous pouvons reconnaître
dans cette structure le principe même de la métaphore, qui attribue l’identité à ce qui
diffère, qui fait de l’autre un moment du même : « le silence est d’or… ». Mais c’est dans
ce transfert, illégitime aux yeux de Platon, que prendra place la vérité métaphorique. Ayant
ainsi disposé différents problèmes et distendu les liens entre représentation et être dans les
limites du langage ordinaire, il convient ici de passer du côté de Ricœur, qui questionne
plus spécifiquement la parole poétique. Mais avant, un court détour par la Poétique
d’Aristote est nécessaire à la recherche de cette vérité poétique.
38
D’où l’omniprésence de la notion d’eidōlon dans le corpus platonicien : « Platon appelle eidōla (pluriel) les
âmes qui demeurent chez Hadès (Phédon, 81d3) et les reflets que trouve sur la surface de l’eau le prisonnier
qui s’évade de la caverne (République, 516a7). Mais c’est surtout la nuance péjorative du mot qui ressort
chez Platon : l’art oratoire est un eidōlon de la politique (Gorgias 463e4), de même que le lógos écrit est un
eidōlon du lógos véritable (Phèdre 276a9) » (Nestor-Luis CORDERO, « Annexe II » dans Le Sophiste,
op. cit., p. 286).
39
Nestor-Luis CORDERO, « Introduction » dans Le Sophiste, op. cit., p. 63.
22
1.2. La reprise ricœurienne de la Poétique d’Aristote
La présente partie se veut une introduction à la lecture qu’effectue Ricœur de la
Poétique d’Aristote, philosophe qui représente un interlocuteur constant dans l’ensemble de
son corpus. Les textes du Stagirite ne seront délibérément pas étudiés pour eux-mêmes,
mais seulement dans l’intérêt de l’argument et à travers le prisme ricœurien. Pourquoi ce
passage obligé par Aristote? La réponse est double : d’abord parce que les deux œuvres
majeures que nous discutons dans ce mémoire Ŕ La métaphore vive et Temps et récit Ŕ
débutent chacune par un examen de la Poétique, ce qui en dénote la portée, mais surtout et
plus directement parce qu’elles y puisent plusieurs concepts opératoires de première
importance. De par leur sujet substantiellement différent, ces deux œuvres tirent la Poétique
dans des directions diverses. Nous pouvons néanmoins, en concordance avec notre
hypothèse d’une filiation entre la métaphore et le récit de fiction par la mimèsis, cerner un
noyau conceptuel commun. Nous concentrerons nos propos sur trois de ces concepts qui
forment pour Ricœur le « ternaire de base » de la Poétique : en premier lieu la mimèsis ellemême, radicalement redéfinie; à sa suite le muthos, qui lui est intimement relié; en dernier
lieu la katharsis, qui tiendra lieu de charnière avec notre second chapitre. Nous nous
aiderons, pour compléter le portrait brossé par les deux œuvres de Ricœur mentionnées plus
haut, d’un texte rétrospectif plus tardif : « Une reprise de La Poétique d’Aristote »40.
a) Mimèsis
La première chose à noter concernant la mimèsis, et qui peut mener à sa condamnation
prématurée, concerne sa traduction : nous croyons trop rapidement y reconnaître le terme
français « mime » en son sens le plus statique d’« imitation », voire de « copie », et par là
sa soumission complète et essentielle à un être qui lui préexiste. C’est ce sens éminemment
comparatif que nous rencontrons constamment chez Platon. Avant de discuter de la
traduction comme telle, il convient de cerner la signification que lui accorde Aristote.
Ricœur repère une « contraction remarquable41 » dans l’amplitude des usages qu’en font
Platon et Aristote. Le premier, lui donnant une « extension sans borne42 », l’applique aux
40
Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote » dans L2, p. 467. Ce texte est paru pour la
première fois en 1992 dans Barbara CASSIN (dir.), Nos Grecs et leurs modernes. Les stratégies
contemporaines d‟appropriation de l‟Antiquité, Éditions du Seuil, Paris, 1992, pp. 303-320.
41
Paul RICŒUR, MV, p. 54.
42
Ibid., p. 54.
23
arts, aux discours, à la nature sensible; il comprend chaque fois ceux-ci comme une copie
ou un apparaître en défaut d’être, puisqu’en relation de dépendance à l’égard d’un modèle
auquel ils ressemblent. La mimèsis se situe chez lui de part en part dans un cadre
métaphysique établi sur la distinction entre intelligible (modèle) et sensible (copie). Le
second, pour sa part, confine l’usage du concept aux activités poétiques, c’est-à-dire celles
dont la finalité consiste, par un faire [poïein], en la production d’un objet singulier ayant sa
cause à l’extérieur de lui-même. Il est dès lors interdit de traiter l’action de la nature par les
catégories de l’imitation, puisque la nature se distingue de la poïesis, chez Aristote,
précisément sur la base qu’elle possède son propre principe de mouvement et s’achemine
uniquement vers elle-même. Déjà, le concept aristotélicien s’éloigne du concept
platonicien, c’est-à-dire métaphysique, de mimèsis43. D’aucuns affirment qu’on ne trouve
nulle part définition de la mimèsis chez Aristote. Il est vrai qu’elle ne se voit pas définie par
son genre et sa différence spécifique, c’est-à-dire par la forme canonique de la définition
aristotélicienne. La Poétique fait cependant état d’une double division. La mimèsis (de
l’action, comme nous le verrons) est conçue d’une part comme un genre rassemblant sous
lui différentes espèces : la tragédie, la comédie, l’épopée, etc. D’autre part, Ricœur risque
l’hypothèse qu’elle est intégralement caractérisée par sa partition en quatre composantes
correspondant à la doctrine des quatre causes : la mimèsis détient des objets (cause
matérielle) et une fonction (cause finale), elle s’effectue par des moyens (cause formelle) et
sur un certain mode (cause efficiente). Ces deux différenciations communiquent entre elles
en ce que la variation au sein des composantes définit les différentes espèces. L’épopée est
distinguée de la tragédie, par exemple, par le mode d’imitation : l’une raconte, l’autre
43
Au-delà de la simple « plurivocité décourageante » (Ibid., p. 54) du terme « mimèsis » chez Platon, il
semble possible de délimiter dans son œuvre certaines sphères de sens distinctes mais coordonnées. Ce
faisant, un parallélisme convaincant entre les deux penseurs peut apparaître à l’encontre de la lecture de
Ricœur. J. A. Philip fournit une piste intéressante en ce sens : « So we affirm that in the wide spectrum of
meaning given to mimesis in the Platonic dialogues we can distinguish two principal senses : a restricted or
dramatic sense of making oneself like another, and a wider sense describing the creative processes in all the
productive crafts; and further that in the final division of the Sophistes we find the latter related to the
former as genus to species » (J. A. PHILIP, « Mimesis in the Sophistes of Plato » dans Transactions and
Proceedings of the American Philological Association, vol. 92 (1961), p. 468). Suivant cette analyse, la
différence majeure entre l’extension accordée par chaque auteur au concept résiderait dans le degré de
généralité de la relation entre genre et espèce : chez Platon, la mimèsis humaine est une espèce de la mimèsis
en général (propre à toute poïesis Ŕ humaine, naturelle et divine); chez Aristote, la mimèsis tragique est une
espèce de la mimèsis humaine Ŕ la seule ayant cours.
24
montre44. La Poétique étant presque entièrement consacrée à l’étude de la tragédie, il faudra
plus loin se demander en quoi cette analyse peut enrichir un examen de la métaphore et de
quelle façon elle peut être étendue au récit en général.
Cette division du genre mimétique en quatre composantes procède donc de l’analyse
d’une de ses espèces particulières qu’est la tragédie. Aristote la définit ainsi :
La tragédie est donc l’imitation d’une action noble et achevée, ayant une certaine étendue, dans
un langage relevé d’assaisonnements, dont chaque espèce est utilisée séparément selon les
parties de l’œuvre; cette imitation est exécutée par des personnages agissant et n’utilise pas le
récit, et, par le biais de la pitié et de la crainte, elle opère l’épuration [katharsis] des émotions de
ce genre (1449b25-28).
Aristote énumère ensuite les différentes parties de la tragédie qui peuvent être réunies sous
les quatre rubriques répertoriées plus tôt : « la tragédie dans sa totalité comporte six parties
qui font qu’elle est telle ou telle : ce sont l’intrigue [mūthos], les caractères [êthê],
l’expression [léxis], la pensée [diánoia], le spectacle [ópsis] et la composition du chant
[melopoiía] » (1450a8-10). D’après Ricœur, le muthos, les caractères et la pensée
appartiennent à l’objet de la tragédie, l’expression et le chant à ses moyens, le spectacle à
son mode. La finalité de la mimèsis ne semble pourtant pas trouver correspondant dans
cette énumération. Ricœur accorde cette fonction à la katharsis Ŕ à laquelle il rattache le
plaisir propre à la tragédie, comme nous le verrons Ŕ, qui est présente dans la définition
citée plus haut. Le premier trait à retenir de cette classification est l’insertion de la lexis,
c’est-à-dire de la parole ou de l’expression, dans la caractérisation énumérative de la
mimèsis tragique45; le nom [ónoma] et l’énoncé [lógos] font eux-mêmes partie de la lexis
(1456b20-21). C’est dire qu’un type de langage est approprié à la poésie. Le second est la
subordination interne des différentes parties de la tragédie au muthos. Enfin, il faut
souligner que le terme « mimèsis » désigne autant l’opération que le résultat : « [t]ragic
imitation, then, can be understood theoretically as a six-part process that begins with
44
ARISTOTE, Poétique, trad. B. Gernez, Les Belles Lettres, Paris, 2008, p. 9 (1448a19-24). Les références
subséquentes à cet ouvrage seront limitées à la notation Bekker intégrée dans le corps du texte.
45
Aristote inverse ce faisant la catégorisation élaborée par Platon dans le troisième livre de la République. La
lexis y est le genre sous lequel sont rangés les différents modes d’énonciation poétique : la mimèsis est le
mode énonciatif, sans narrateur, propre au couple tragédie-comédie; la diêgêsis est le mode narratif
correspondant au dithyrambe; il existe enfin un troisième mode, particulier à l’épopée, qui allie mimèsis et
diêgêsis (République, 392c-394d). La lexis devient chez Aristote partie de la mimèsis. Cela à la fois la
soumet en particulier à un tout Ŕ la tragédie Ŕ et la libère en général du champ de l’art Ŕ puisqu’elle s’intègre
dorénavant à toute la sphère du langage et de l’expression.
25
plot46 ». La mimèsis est saisie théoriquement comme un procès, celui de construire la
tragédie par l’élaboration de ses parties. Or elle le sera aussi en pratique, puisque le
spectacle, qui constitue la fin et l’actualisation de la tragédie, est loin d’être figé comme le
texte sur lequel elle se base47. Cette caractéristique fait en sorte que Ricœur ne « [s]e
hâte[ pas] de traduire le terme grec par “imitation”, sous peine de fermer trop tôt l’espace
de jeu de l’interprétation48 ». Il laisse ordinairement le terme grec intact, ce que nous
faisons à notre tour. Lorsqu’il se décide à traduire, Ricœur cherche à rendre le caractère
processuel Ŕ marqué par la désinence -sis Ŕ du mot grec grâce à « imitation créatrice »,
« activité mimétique » ou même « mime » (entendu en son sens infinitif). Cette réserve est
formulée explicitement ailleurs : « Il faut donc entendre imitation ou représentation dans
son sens dynamique de mise en représentation, de transposition dans des œuvres
représentatives49 ». Or toute activité vise un terme. Dans la terminologie aristotélicienne, la
puissance inhérente au dynamisme Ŕ le terme grec pour « puissance » est d’ailleurs
« dúnamis » Ŕ cherche à s’actualiser, c’est-à-dire à réaliser la fin vers laquelle ce dernier se
porte. La fin de la mimèsis n’est pour Ricœur pas seulement le texte poétique ou le
spectacle Ŕ les œuvres représentatives Ŕ, mais aussi le lecteur ou le spectateur. Nous
pouvons déjà entrevoir une partition de l’activité mimétique qu’opèrera plus franchement
notre philosophe dans Temps et récit. La poïesis partage enfin ce caractère dynamique avec
la mimèsis, puisqu’elle « met la marque de la production, de la construction, du dynamisme
sur toutes les analyses50 ». Ricœur fait d’ailleurs entrer la mimèsis dans la définition de la
poïesis chez Aristote : l’art poétique se définit comme « l’art qui imite par le langage seul,
prose ou vers51 ».
46
O. B. HARDISON, « A Commentary of Aristotle’s Poetics » dans Aristotle‟s Poetics, trad. L. Golden,
University Presses of Florida, Tallahassee, 1981, p. 286. La lecture ricœurienne de la Poétique s’inspire
explicitement de ce commentaire substantiel publié pour la première fois en 1968. Il est cité dans La
métaphore vive (pp. 55-56) et nommé dans Temps et récit I (p. 68). C’est pourquoi nous nous permettons de
le citer directement. Soulignons en outre la primauté accordée au muthos (plot) dans cette citation.
47
Le récit aussi demande son type d’actualisation. Celle-ci n’est pas effectuée autrement que la lecture, qui
constitue un processus analogue au spectacle.
48
Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote », loc. cit., p. 467.
49
Paul RICŒUR, TR1, p. 69.
50
Ibid., p. 69.
51
ARISTOTE, Poétique, 1447a28, traduit et cité par Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique
d’Aristote », loc. cit., p. 469.
26
Une courte critique apparaît ici nécessaire, en ce que Ricœur attribue peut-être trop
rapidement cette définition par le genre et l’espèce au concept de poétique. En effet, la
définition citée est plutôt celle d’un « art [qui] n’a pas reçu de nom jusqu’à maintenant »
(1447b10) qui regroupe entre autres le mime, les dialogues socratiques, l’élégie et l’épopée.
Les premiers paragraphes de la Poétique font passer l’examen, « suivant l’ordre naturel »
(1447a13), de l’art poétique à l’imitation, de l’imitation à la tragédie, de la tragédie à
l’intrigue52. Il appert que l’art poétique, en son acception la plus générale d’un « art du
faire », se divise en différentes espèces, comme l’art appliqué Ŕ celui du menuisier, par
exemple Ŕ et l’art imitatif, qui nous intéresse; celui-ci à son tour est divisé selon les moyens
(rythme et/ou langage et/ou mélodie) employés pour imiter : l’art qui imite conjointement
par ces trois moyens est la tragédie (et, par extension, la comédie qui trouve ailleurs sa
distinction); l’art qui n’imite que par le langage n’a pas de nom. Bien que le concept de
« poétique » paraîtra plus loin dans l’œuvre en des usages contextuels qui l’assimileront à
celui de « tragédie », Ricœur ne peut pas, à proprement parler, repérer là (1447a28) une
caractérisation de la poétique en général. Celle-ci semble, de la même façon que l’imitation,
définie par l’énumération de ses parties. Nous interceptons ici un raccourci qu’emprunte le
philosophe pour pouvoir généraliser l’analyse aristotélicienne, centrée sur la tragédie
grecque jouée devant public, à tous les arts littéraires Ŕ c’est-à-dire ceux qui « imitent par le
langage seul ». Ce glissement prend place dans le projet ricœurien d’une réinscription des
concepts phares de la Poétique au sein d’une théorie générale de la narrativité, et n’est en
ce sens aucunement accidentel. Comme il l’admet lui-même, une application des concepts
aristotéliciens aux formes contemporaines d’art poétique (comme le roman) exige une
justification propre. Celle-ci consiste principalement à « désenclaver le récit au sens
aristotélicien [qui, lié à l’épopée, est opposé au drame tragique] et à l’élever au rang de
méta-genre53 », qui est celui de la narrativité. Le concept même de poétique doit
corrélativement subir une généralisation progressive : 1) l’identification de la poétique à
l’art de composer le muthos, que Ricœur discerne dans les premières lignes du texte
aristotélicien (1447a9), devra être susceptible d’extension au-delà du cadre tragique; 2) la
poétique se verra ensuite définie par l’intersection entre activités mimétique et mythique; 3)
52
53
O. B. HARDISON, « A Commentary of Aristotle’s Poetics », loc. cit., p. 76.
Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote », loc. cit., p. 472.
27
la poïesis sera finalement assimilée à l’espace littéraire ou, comme Ricœur préfère le dire, à
la littérarité de la littérature, ouvert par le régime de fiction.
b) Muthos
La caractérisation de la mimèsis est encore bien incomplète, puisque nous avons abordé
son lien essentiel à la tragédie et à l’art poétique sans traiter de ses objets. Elle leur est
toutefois si intimement reliée qu’il est difficile de traiter de ces notions séparément. C’est
pourquoi elle ne trouvera élucidation que mise en rapport avec le muthos. Revenant sur la
définition de la tragédie citée plus haut, il nous faut remarquer que la mimèsis détient une
matière par excellence : l’action humaine54. La tragédie est dite « imitation d’une action »
[mίmesis práxeos] (1449b25 et 1450b3) et, de façon dérivée mais nécessaire, imitation
d’hommes agissants. L’action n’est pas répertoriée comme composante de la tragédie par
Aristote, car elle en est le cadre même : il n’y a pas de drame sans action. Autour d’elle
gravitent les trois objets de l’imitation (muthos, pensée et caractère). Elle constitue en effet
l’objet du muthos, qui est, au même titre que la tragédie, « imitation de l’action » (1450a6),
tout comme la pensée et le caractère sont les « deux causes naturelles des actions »
(1450a1). Le terme de muthos a été, lui aussi, traduit de diverses façons : histoire (DupontRoc et Lallot; Magnien), intrigue (Gernez), fable (Hardy). Ricœur privilégie la périphrase
mise en intrigue, qui cherche encore une fois à rendre le sens dynamique et permet de
conserver les deux valeurs du terme grec : « le caractère fictif de la fable, le caractère
structuré de l’assemblage55 ». Le second trait prévaut aux yeux de Ricœur, puisque la mise
en intrigue est définie comme « l’agencement des actes accomplis [sustasis tôn
pragmatôn] » (1450a4-5). La sustasis est l’action de rassembler, d’organiser, de configurer,
et est ainsi apparentée à la synthèse [sùnthesis]. Ce caractère d’ordre, constitutif du muthos,
investit et régit les autres composantes de la tragédie : ordonnance du spectacle, cohérence
54
Il est à noter que Platon plaçait aussi l’action au centre de l’activité mimétique : « L'art imitatif représente,
disons-nous, les êtres humains engagés dans des actions qui sont ou bien forcées, ou bien accomplies de leur
plein gré » (République, 603c). Or, cette analyse prend place dans la condamnation des poètes qui
nourrissent par l’exemple la part irrationnelle de l’âme, et en particulier son « caractère excitable et
bariolé » (605a). Cette définition est donc subordonnée à des considérations éthiques et caractérielles.
Aristote, pour sa part, cherche à déterminer, pour elle-même, la nature de la poésie (au sein des arts
imitatifs). Notons en outre que dans le Sophiste, les onoma étaient définis par leur relation à l’agir : « Nous
appelons verbe ce qui rend manifestes les actions. […] Et le nom est le signe vocal qui est appliqué à ceux
qui produisent les actions » (Sophiste, 262a). Ceci signale et autorise d’emblée un usage mimétique, et par
là poétique, du langage.
55
Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote », loc. cit., p. 468.
28
du caractère, enchaînement des pensées et agencement des vers56. La relation
qu’entretiennent muthos et lexis est aux yeux de Ricœur plus intime; la lexis, en tant
qu’expression de la pensée et de l’arrangement dans des mots, agit comme l’extériorisation
de l’ordre interne du muthos. L’hypothèse avait déjà été tracée en filigrane, mais il devient
de plus en plus évident qu’Aristote fait du muthos le trait structurant de la tragédie. Il
rattache les deux par un lien d’essence lorsqu’il dit : « puisque j’appelle “intrigue” [muthos]
l’assemblage des faits, c’est l’intrigue qui est imitation de l’action » (1450a5-6; nous
soulignons) Ŕ « l’imitation de l’action » étant un trait définitoire majeur de la tragédie. Le
caractère formel du muthos, qui est son trait organisationnel, prend en somme le pas sur
tout contenu Ŕ ce qui permettra à Ricœur de faire du muthos le nœud commun à tout récit
(et qui sera dès lors conçu comme méta-genre) : conte de fées, tragédie, roman et autres. La
mise en intrigue aristotélicienne garde une part de la fiction propre au « mythe », tout en
s’en détachant en direction de la « synthèse » exprimée dans le langage. Le muthos désigne
enfin « l’opérativité de la mimesis57 », c’est-à-dire le fait pour l’imitation de venir à l’être
par le truchement d’une configuration mythique : « c’est la “construction” du mythe qui est
la mimêsis58 ».
Avant de mettre un point final à l’entrelacement de la mimèsis et du muthos, il faut
rappeler un autre trait de ceux-ci qui sera d’une importance capitale pour la suite. Ricœur
croit apercevoir dans le muthos une capacité de surélever son sujet, corrélative à sa fonction
d’ordonnancement. Le muthos tragique n’est pas imitation de n’importe laquelle des
actions, mais celle d’une « action noble » (1449b25), puisqu’elle « veut les [sc. les
hommes] représenter supérieurs aux hommes de la réalité59 ». C’est sur ce point que la
tragédie se distingue de la comédie qui, elle, les représente inférieurs (1448a17).
L’imitation n’est pas copie mais transformation qui magnifie ou diminue Ŕ qui, dans les
deux cas, mythifie.
56
Paul RICŒUR, MV, p. 52.
Paul RICŒUR, « Mimesis et représentation » dans Actes du XVIIIème Congrès des sociétés de philosophie
de langue française, Vrin, Strasbourg, 1980, p. 52.
58
Paul RICŒUR, MV., p. 55 (Ricœur souligne).
59
ARISTOTE, Poétique, 1448a17-18, traduit et cité par Paul RICŒUR, MV, p. 57. Nous utilisons cette
citation parce qu’aucun consensus ne semble à l’œuvre en ce qui a trait à l’objet de la comparaison : ce sont
parfois les « hommes d’aujourd’hui » (Gernez), les « hommes contemporains » (Magnien), voire la
« norme » (Leon Golden).
57
29
Reprenons le fil rompu à l’instant. Malgré le caractère très indéterminé du concept
d’« action » dans la Poétique Ŕ que Ricœur laisse intact dans ses lectures Ŕ, il convient de
continuer son examen, puisqu’elle est doublement liée à la mimèsis. D’une part, c’est elle
qui est mimée; d’autre part, l’imitation est, en elle-même, une action. Aristote résume ce
double caractère ainsi : « il s’agit de l’imitation d’une action et [elle] est accomplie par
certaines personnes qui agissent » (1449b36). Le titre d’« acteur », dans les arts de la scène
(les performing arts en anglais) comme le théâtre, n’est à cet égard pas anodin. Le
comédien agit Ŕ se meut et parle Ŕ en son propre nom pour jouer son rôle, et ces actions se
confondent en tous points avec les actions faites par le personnage qu’il incarne. En ce cas
paradigmatique (qui est celui de la tragédie), on peut parler de ce que Gadamer nomme
dans Vérité et méthode une expérience, pour le véritable spectateur, de non-distinction entre
l’œuvre et sa médiation60 Ŕ ou, pour le dire dans les termes posés à l’instant, entre le jeu du
comédien et ce qu’il joue. En liant le sustasis tôn pragmatôn qui définit le muthos avec la
mimesis tês praxeôs définissant la tragédie, il appert que l’action vient encore ici joindre les
deux concepts : elle y apparaît « comme ce qui est “imité”, mais aussi comme ce qui est
“composé”. Et ce qui est composé ce sont des actions, et ce qui est imité est une action61 ».
La mimèsis et le muthos sont ainsi confinés au domaine praxique de la poétique.
Inversement, la poïesis se voit définie par l’intersection entre activité mimétique et activité
configurante. Et le muthos, par sa fonction unificatrice, permet de « prendre ensemble » et
de ramener à l’unité « d’une action achevée et complète » (1450b25) une pluralité
d’actions, ce que Ricœur appelle, en d’autres lieux, une « synthèse de l’hétérogène ». Il ne
faudra pas perdre de vue cet aspect du muthos lorsqu’il sera question de la métaphore.
Le couplage entre mimèsis et muthos permet enfin de détacher le premier terme d’un
rapport purement comparatif à la réalité. L’imitation, bien qu’elle soit toujours liée au
champ pratique du réel, voit ses aspects créatifs et configurants Ŕ en un mot : mythiques Ŕ
mis en valeur. L’expression mίmesis práxeos, en laquelle Ricœur voit un « usage
60
Qui est donc médiation totale, puisqu’elle s’efface entièrement devant l’œuvre qu’elle présente. Elle est en
ce sens à rapprocher du langage qui, dans le dialogue, perce continuellement en direction du sens sans
devenir en lui-même un objet thématique. Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, op. cit., p. 138
[125].
61
Paul RICŒUR, « Mimesis et représentation », loc. cit., p. 52.
30
contextuel » de la notion de mimèsis, déconnecte celle-ci d’un contexte métaphysique et
marque ainsi une
[r]upture avec la mimesis de Platon, laquelle, comme on sait, régit l’ordre ascendant/descendant
qui conjoint les modèles intelligibles et leurs répliques sensibles, elles-mêmes dédoublées et
redoublées par les produits de l’art, lesquels se trouvent ainsi éloignés de deux degrés de leurs
modèles. Avec Aristote, l’activité mimétique n’a plus pour champ d’exercice que la praxis
humaine (1448a 1-4; 1450a 3)62.
Quelques lignes plus loin, Ricœur affirme que le débat opposant le muthos au logos se voit
clôt dans la Poétique par l’assignation exclusive du muthos à cette sphère pratique.
L’opposition est-elle bel et bien tranchée par cette relégation du muthos à l’action? Le
déplacement de sens effectué n’a-t-il pas plutôt pour effet de réunir les deux termes?
Aristote fait la distinction, au chapitre 9 de la Poétique, entre histoire et poésie. La
première dit ce qui s’est passé, la seconde ce qui pourrait se passer, d’où la célèbre
conclusion : « la poésie est quelque chose de plus philosophique et qui a plus de valeur que
l’histoire » (1451b6). La poésie exprime le général alors que l’histoire dénote le particulier.
Ce général, c’est « le type de choses qu’il convient à un certain type d’hommes de dire ou
de faire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité » (1451b8-9). Outre son
caractère normatif et sa visée persuasive, la notion de « convenance » exprime déjà un
niveau de généralité supérieur à celui de « correspondance » aux faits, qui définit la visée
authentique de l’histoire. Plusieurs dires et faires peuvent convenir à quelqu’un Ŕ selon les
circonstances, les caractères, etc. Ŕ, mais pas plus d’un dire ou d’un faire n’a pu avoir eu
lieu en un moment donné. Ricœur avance d’un pas supplémentaire dans le premier tome de
Temps et récit, en soutenant que ce que cette « généralité » met de l’avant, c’est la causalité
de l’action63. La distinction entre poésie et histoire peut alors être reprise en termes
d’actions qui se produisent soit « les unes à cause des autres » (poésie), soit « les unes après
les autres » (histoire). L’agencement causal des faits consisterait en un acte judicatif, un
« prendre ensemble » synthétique, sur lequel reposerait l’intelligibilité. Il faut donc dire que
la poésie rend intelligible l’action et ses articulations par le biais de la configuration
mythique, car elle ajoute à l’organisation temporelle de l’histoire une connexion interne et
cohérente entre les différents épisodes d’une intrigue. Le muthos serait alors le moyen
62
63
Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote », loc. cit., p. 467.
Paul RICŒUR, TR1, pp. 83-86.
31
créatif et singulier par lequel l’action, abstraite en concordance avec les principes narratifs
de nécessité et de probabilité, est élevée à l’universalité pour devenir perceptible aux yeux
du logos64. La relation n’est toutefois pas unidirectionnelle, puisque le logos lui-même
participe de l’agencement des faits dans le muthos. La Poétique aristotélicienne viendrait
momentanément rallier ces termes concurrents, tout comme la langue grecque ordinaire le
fait dans le verbe « muthologeîn » qui, même s’il signifie simplement « raconter des
fables » ou « composer des histoires », porte en lui le vaste champ sémantique de ses
composantes et leurs tensions internes.
Aristote a en somme déplacé le muthos d’un matériau en vue de la création poétique au
vecteur opérationnel de cette création elle-même, et restaure d’un même coup la valeur de
la mimèsis en la déconnectant de la métaphysique. Le début du chapitre IV de la Poétique
constitue un bon exemple de cette relégation aux seules actions humaines : il y est affirmé
que l’origine de l’art poétique repose sur la tendance naturelle qu’a l’homme à faire et à
apprécier les imitations, et de surcroît à apprendre par elles (1448b5-9). L’apprentissage en
question est de l’ordre de la reconnaissance Ŕ « se rendre compte de ce qu’est chaque
chose » (1448b16, trad. Magnien) Ŕ, ce que Gadamer a volontiers rattaché à l’anamnèse des
essences65. En ces quelques mots, rattachés à ceux sur le caractère « philosophique » de la
poésie, une valeur cognitive est restituée à la mimèsis, ravalée au rang de tromperie
plaisante par Platon, du moins dans le dixième livre de la République. Aristote, contre ce
dernier, limite l’extension de la mimèsis et postule une distinction entre différentes sphères
de l’être. Il ménage par là l’espace nécessaire à l’institution d’un domaine poétique : « there
is a difference, and a fundamental one, between the applied and the imitative kinds of
making. […] Aristotle’s position is found in the reply that the world of art is different from
the world of material reality66 ». Nous tenons en germe ce contre quoi Ricœur élève le
pouvoir propre au langage poétique : celui-ci permet de déployer un monde autre que le
monde donné, qui est le monde empirique du quotidien et de la science. Nous atteignons de
64
O. B. HARDISON, « A Commentary of Aristotle’s Poetics », loc. cit., pp. 291-292.
Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, op. cit., pp. 131-133 [119-121].
66
O. B. HARDISON, « A Commentary of Aristotle’s Poetics », loc. cit., p. 66. Le « “faire” appliqué » en
question peut être rattaché au travail de l’artisan qui, dans ce même dixième livre de la République, rend
possible la comparaison de l’objet avec sa représentation picturale, toutes deux mises au même plan
ontologique.
65
32
plus le nœud, le cœur du problème de la mimèsis, qui est celui de la relation entre la réalité
et la représentation.
Artistic mimesis is conceived of as the representation of a world in relation to which the
audience imaginatively occupies the position of an absorbed or engrossed witness. That is one
reason why the concept of mimesis […] inescapably raise questions about the relationship
between the world inside and the world outside the mimetic work67.
D’une part, peut-on véritablement parler d’un « monde de la fiction »? Si oui, de quel
ordre est-il? D’autre part, l’imitation peut-elle se passer d’une référence au réel? Et si non,
comment peut-elle s’effectuer hors d’un rapport modèle-copie? Par rapport à ces questions,
l’examen de la Poétique nous apprend que subsiste au cœur de la mimèsis une double
tension que Ricœur résume ainsi : « d’une part, l’imitation est à la fois un tableau de
l’humain et une composition originale, d’autre part, elle consiste en une restitution et un
déplacement vers le haut68 ». L’œuvre poétique oscille entre soumission à la réalité, où le
muthos se lie à l’action humaine dont il emprunte les traits, et invention fabuleuse, qui
instaure une coupure par rapport au monde et « instaure la littérarité de l’œuvre
littéraire69 ». C’est à cette dialectique que nous nous intéresserons principalement quand il
sera question de la métaphore et du récit de fiction. Mais avant tout, terminons l’étude de la
reprise ricœurienne de la Poétique par l’évocation d’une de ses notions les plus fameuses, à
savoir la katharsis.
c) Katharsis
Notre dessein n’est en aucune façon de discuter les multiples interprétations possibles
du concept de « katharsis » dans la Poétique. Nous chercherons plutôt à cerner la façon
dont elle s’inscrit dans le « ternaire de base » circonscrit par Ricœur. Quel espace peut-elle
investir, aux côtés des concepts structuraux et interdéfinitionnels que sont la mimèsis et le
muthos? Elle constitue, d’après Ricœur, la brèche par laquelle l’analyse peut s’échapper en
direction d’une esthétique de la réception.
D’un côté, en effet, le couple mimesis-muthos tend à refermer le travail de composition sur
l’œuvre elle-même, considérée sous l’angle de l’unité et de la complétude; or c’est ce travail de
composition immanent à l’ouvrage qui est pris en compte dans l’analyse en six parties de la
tragédie, analyse dont la katharsis ne fait pas partie. D’un autre côté, le couple muthos67
Stephen HALLIWELL, The Aesthetics of Mimesis, Princeton University Press, Princeton et Oxford, pp. 2122.
68
Paul RICŒUR, MV, p. 57.
69
Paul RICŒUR, TR1, p. 93.
33
katharsis met en relation le dedans et le dehors de l’œuvre par l’entremise du spectacle, de
l’opsis, qui donne à voir l’action mimée. La katharsis n’est d’ailleurs qu’un faisceau dans une
gerbe d’effets de sens, parmi lesquels il faut mettre le plaisir : plaisir pris à imiter, évoqué dès le
début de La Poétique; plaisir propre à la tragédie, dont il est dit en 1453b, 11, qu’il est l’ergon,
la fonction propre de la tragédie70.
L’importance de la katharsis est ainsi relativisée, puisqu’elle est intégrée dans un complexe
d’allusions qu’Aristote fait au « dehors de l’œuvre »71. Elle en est toutefois la figure de
proue : « Nulle part mieux qu’ici on ne surprend la flexion de l’œuvre au spectateur72 ». Ce
mouvement, affirme Ricœur, est loin d’être arbitraire. La réaction du spectateur est appelée
par l’œuvre elle-même. La katharsis de la pitié et de la crainte, par exemple, répond à des
événements qui, inscrits dans le muthos lui-même, détiennent la propriété d’être terribles et
pitoyables (1453b14-15). C’est un trait objectif de l’œuvre qui commande la réponse
subjective du spectateur73. L’interprétation ricœurienne de la katharsis découle de ce
constat. Il la considère comme une purification ou une épuration subjective de la pitié et de
la frayeur « construite dans l’œuvre et par l’activité mimétique74 », de même qu’issue « de
la compréhension du muthos75 ». Le spectateur n’est pas débarrassé de ses passions. C’est
plutôt la peine qui leur est inhérente qui se voit transformée en plaisir, le plaisir propre à la
tragédie. Bien que cette théorie serait probablement remise en question par les tenants
d’une interprétation médicale de la katharsis (qui privilégient en général la traduction par
« purgation »), elle a l’avantage d’expliquer l’insertion de cette dernière au sein d’une
définition générale de la tragédie (1449b25-28) mettant l’accent sur ses traits structuraux et
constitutifs. Suite à cette analyse, il est possible de faire d’Aristote celui qui s’est occupé,
avant tout et à l’opposé de Platon, des lois qui gouvernent la composition poétique. La
rénovation du concept de mimèsis résulte du peu d’attention qu’il accorde à la relation de
l’œuvre avec le monde, le spectateur et la moralité. Mais il a peut-être dégagé le premier la
sphère propre de la fiction et de ses normes, sphère distinguée de celles de la rhétorique, de
70
Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote », loc. cit., pp. 470-471.
C’est-à-dire, principalement, au spectateur. La catégorie de « persuasif » (1451b16; 1461b10-11) mobilise
nécessairement une subjectivité qui reçoit et juge la tragédie sur des bases psychologiques et culturelles. Le
plaisir pris à l’imitation (1448b9) et la katharsis prennent aussi place dans un spectateur. Une autre « gerbe
de sens » Ŕ plus ténue encore Ŕ se déploie, par la référence à « tout le monde » (1448a4) et aux « hommes de
la réalité » (1448a18), vers l’amont du couple mimèsis-muthos.
72
Paul RICŒUR, TR1, p. 101.
73
La persuasion précédemment soulevée est ainsi connectée à la catégorie logique de vraisemblable, qui est
son pendant objectif appartenant aux événements formant le muthos. Le plaisir de l’apprentissage dépend à
son tour d’un objet à reconnaître. Sur cela, voir TR1, pp. 93-103.
74
Ibid., p. 102.
75
Paul RICŒUR, « Une reprise de La Poétique d’Aristote », loc. cit., p. 471.
71
34
l’éthique, de l’histoire. Ses notations à propos de la katharsis « témoignent de
l’impossibilité, pour une poétique qui a mis l’accent principal sur les structures internes du
texte, de s’enfermer dans la clôture du texte76 ». Cette affirmation, qui possède le ton incisif
d’une réfutation, s’inscrit dans un long débat que Ricœur a engagé avec le structuralisme, et
vers lequel nous devons maintenant nous tourner.
76
Paul RICŒUR, TR1, p. 98.
35
2. Vers la métaphore
2.1. La théorie structuraliste du langage
La katharsis aristotélicienne constitue une brèche vers la référence dans une poétique
aux forts accents formalistes. Ricœur cherchait, dans la Poétique, des indices qui
permettent de sauver la sphère poétique d’un renfermement sur elle-même. Cette tentative
est révélatrice d’un souci plus généralisé qu’il nous faut mettre en lumière, touchant en son
cœur le lien entre langage et être. Telle est la question : le langage parle-t-il d’autre chose
que de lui-même? Les prochaines pages seront dédiées à la confrontation de Ricœur avec
un courant qui tenait dans les années 60 le devant de la scène intellectuelle française : le
structuralisme. Le mot « confrontation » ne doit pas ici nous tromper : il faut comprendre
celle-ci moins comme une opposition antagonique que comme une mise à l’épreuve, une
pierre sur laquelle Ricœur affûte ses arguments et ses thèses. Le dialogue entamé avec le
structuralisme s’est développé en plusieurs étapes. François Dosse, auteur d’une
monumentale biographie intellectuelle du Valentinois, en répertorie trois principaux 77 : en
premier lieu à travers une greffe herméneutique sur le programme phénoménologique, en
dernier lieu par une réintégration du facteur historique dans les sciences humaines; entre les
deux se situe l’opposition de Ricœur, particulièrement importante pour notre propos, à une
clôture du langage sur lui-même. Cette phase de l’explication avec le structuralisme prend
notamment place dans trois importants articles qui sont rassemblés dans le premier chapitre
du Conflit des interprétations (1969).
a) La science des structures
La paternité du structuralisme est communément attribuée au célèbre linguiste suisse
Ferdinand de Saussure qui, dans son Cours de linguistique générale (1916), développa un
nouveau type d’investigation linguistique dont nous tracerons les grandes lignes. Saussure
n’y traite pas à proprement parler de structures, mais de systèmes, articulés et coordonnés
en vue de former une science du langage. Le structuralisme comme tel « procède de
l’application à l’anthropologie et aux sciences humaines en général d’un modèle
linguistique78 ». Si, dans cette extension, le structuralisme est autorisé à se désigner comme
77
78
François DOSSE, Paul Ricœur : les sens d‟une vie, Éditions La Découverte, Paris, 1997, p. 426.
Paul RICŒUR, « Structure et herméneutique » dans CI, p. 35.
37
science des structures, c’est qu’il emprunte la voie de l’analyse. Celle-ci, « la voie même de
la science79 », cherche à décomposer son objet (la langue, la parenté, la narrativité, etc.) en
unités élémentaires sujettes à une organisation systématique. Ces unités, combinées
virtuellement, pourraient reconstruire et expliquer à elles seules l’intégralité d’un
phénomène. Même si Ricœur engagea le débat avec diverses branches du structuralisme
(par exemple avec l’anthropologie lévi-straussienne et la sémiotique greimassienne), la part
de ses écrits qui nous intéresse traite moins de ces champs particuliers que des principes
mêmes de la science structurale. C’est donc d’abord et avant tout sur le structuralisme
linguistique qu’il nous faut nous pencher.
b) Les traits fondamentaux du structuralisme
La distinction primitive qu’opère Saussure par rapport au langage, celle qui commande
toutes les autres, est celle entre langue et parole. La parole est ce qui revient à l’individu :
l’acte, l’exécution psycho-physiologique d’une combinaison de discours en vue d’exprimer
sa pensée personnelle. La langue, pour sa part, est la partie sociale du langage, « la somme
des images verbales emmagasinées chez tous les individus […], un système grammatical
existant virtuellement dans chaque cerveau, ou plus exactement dans les cerveaux d’un
ensemble d’individus80 » appartenant à une même communauté linguistique. Le caractère
« virtuel » de la langue est à souligner, puisqu’il éjecte d’office tout sujet parlant. La langue
n’est complète ni effective dans aucun individu, et n’existe parfaitement que dans la
« masse parlante81 ». La langue est, pourrait-on dire, le système des signes, l’ensemble des
règles qui constituent le code d’une langue particulière et la somme des entités à partir
desquelles s’opère le choix dans les combinaisons de discours formant la parole. À la
manière d’une formule algébrique, Saussure affirme que la « langue est pour nous le
langage moins la parole82 ». Avec le sujet parlant est éliminé l’ensemble des éléments
physiques (les ondes sonores) et physiologiques (l’articulation et l’audition des sons,
réglées par le cerveau) du langage. Ne reste que le couple entièrement psychique composé
de l’image acoustique et du concept, qui seront remplacés respectivement par les notions
79
Paul RICŒUR, « Le problème du double-sens comme problème herméneutique et comme problème
sémantique » dans CI, p. 65.
80
Ferdinand DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1978, p. 30.
81
Ibid., p. 112.
82
Ibid., p. 112.
38
emblématiques de signifiant et de signifié. Ces dernières sont généralisables au-delà de la
sphère du langage, et forment les deux faces homogènes d’un tout qui est le signe, unité de
base de la sémiologie, « science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale83 ». La
linguistique, et donc le signe linguistique, sont seulement une partie de cette science
générale qu’est la sémiologie; elle-même n’est à son tour qu’une branche de la psychologie,
puisque ses objets (le signifiant et le signifié) sont de nature psychique et liés par une loi
psychologique, l’association84. Cependant, la linguistique elle-même, d’après Saussure,
« peut devenir le patron général de toute sémiologie85 » tout en n’en étant qu’un système
particulier, parce que la langue est le plus complexe et le plus répandu de tous les systèmes
d’expression. Ainsi trouve-t-on, sous la forme programmatique et paradoxale d’une sousdiscipline constituant le modèle de la discipline mère, un appui de premier plan à la thèse
de Ricœur plaçant l’origine du structuralisme dans des analyses linguistiques, et partant à
l’ordre que nous avons choisi dans cet exposé.
Après avoir fait état d’une « séparation » entre parole et langue, Saussure est appelé à
raffiner le profil des relations que ces deux ensembles entretiennent entre eux. Au niveau de
la connaissance, toute étude des éléments de parole vient se subordonner86 à la science de la
langue, qui est indépendante des individus. Cette ordination est aussi hiérarchisation,
analogue à celle des catégories aristotéliciennes, puisque par là est départagé « ce qui est
essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel87 ». Mais dans l’expérience et
la durée, il y a « interdépendance » de la langue et de la parole : « la langue est nécessaire
pour que la parole soit intelligible et produise tous ses effets; mais celle-ci est nécessaire
pour que la langue s’établisse; historiquement, le fait de parole précède toujours88 ».
De là découlent trois conséquences. Premièrement, la langue s’oppose à la parole en ce
qu’elle est un système de signes constitué exclusivement d’écarts différentiels (entre
phonèmes pour le signifiant, et entre valeurs Ŕ sémiques, conceptuelles Ŕ pour le signifié).
Deuxièmement, le système apparaît seulement dans la linguistique synchronique, qui prend
83
Ibid., p. 33.
Ibid., p. 98.
85
Ibid., p. 101.
86
Le mot est de Saussure. Ibid., p. 36.
87
Ibid., p. 30.
88
Ibid., p. 37.
84
39
l’agencement des éléments dans un ensemble simultané; s’y oppose une linguistique
diachronique s’intéressant aux changements qui s’accomplissent à l’intérieur du système.
Mais la relation entre ces deux linguistiques n’en est pas une d’exclusion et de pur
antagonisme. La seconde est subordonnée à la première, puisque le changement n’est
intelligible, dans l’esprit structuraliste, qu’en tant que différentiel entre deux états du
système. Le troisième trait procède des deux premiers, et vient légitimer la prétention
d’objectivité et de scientificité de l’entreprise systématique mise au jour par Saussure : les
lois linguistiques sont dénuées de toute considération historique. C’est ce programme,
élargi, appliqué et adapté à différents champs d’investigation, qui deviendra le
« structuralisme ». Il faut souligner à nouveau la portée limitée de cette reconstruction
ricœurienne qui, peu historicisante et constituant un squelette métathéorique du
structuralisme systématique naissant avec Saussure (squelette délaissant maintes nuances
formulées par le linguiste genevois), n’épuise pas les théories structuralistes particulières.
En d’autres mots, c’est à la radicalisation sémiologique du modèle saussurien que Ricœur
s’en prend.
c) La clôture du langage
L’aspect du structuralisme linguistique qui intéresse le plus notre propos est
l’étanchéité de son système. La nature du signe est de part en part psychologique. Comment
l’autre du signe, ce à la place de quoi le signe est mis, pourrait-il alors entrer dans l’analyse
structurale? Seulement en le faisant tomber, lui aussi, du même côté de la clôture
psychologique. La signification n’est plus saisie à travers une relation entre le monde et le
signe, comme chez Platon, mais par des rapports différentiels immanents au système. Cela
revient à contester ce que Ricœur appelle la « transcendance du signe », c’est-à-dire la
possibilité, pour celui-ci, de tendre et même de s’évanouir dans un renvoi à l’extérieur du
système. Le structuralisme révoque en doute, grâce à l’analyse Ŕ en son sens grec de
dissolution ou de démantèlement Ŕ, la faculté du langage à nous apprendre quelque chose
sur le monde. Reformulé dans les termes du vieux problème de la mimèsis, le refus de la
transcendance du signe signifie que si le langage imite quelque chose, ce ne peut être que le
langage lui-même. Le signe linguistique ne réfère qu’à d’autres entités intralinguistiques.
Le langage se réduit à un jeu de renvois mutuels, dans lequel, pour prendre un exemple
lexical,
40
celui qui s’enquiert de la définition d’un vocable donné constate avec effroi que, comme dans
une administration bureaucratique où on est repoussé d’un service à l’autre sans jamais trouver
d’interlocuteur responsable, il est renvoyé par son dictionnaire d’un mot à un autre, sans jamais
trouver de définition qui ne supposerait pas une autre signification 89.
C’est ce que Ricœur dénomme « l’axiome de la clôture », qu’il tient pour un
présupposé de toute science structurale90. Pour être opérant et soumis à l’étude, le système
se doit d’être objectivé et fermé, c’est-à-dire constitué d’un nombre fini d’éléments. La
langue remplit cette condition à plusieurs niveaux : 1) l’inventaire des phonèmes est
restreint; 2) le lexique est immense mais limité, comme en témoignent les dictionnaires
unilingues; 3) le nombre de règles syntaxiques n’est pas infini; 4) le corpus des textes
soumis à l’étude du linguiste, qui sont nécessairement déjà émis et fixés par l’écriture, est
lui aussi limité.
Mais le structuralisme, par là, épuise-t-il l’intelligence du langage? Est-ce que la
combinaison d’un nombre fini de signes est suffisante pour rendre compte du phénomène
langagier dans toute sa complexité? Le structuraliste pourrait affirmer que tout ce qui n’est
pas pris en compte par le système tombe en dehors de la science, et ainsi de la connaissance
objective. Suivant la critique de Guy Bouchard91, soutenir que le structuralisme n’épuise
pas l’intelligence du langage revient à se satisfaire d’un truisme. De l’aveu même du
structuraliste (et en premier lieu de Saussure), certaines sphères du langage ne sont en effet
pas prises en compte. Il nous faudrait alors reformuler notre question de cette façon : la
mise au jour systématique de structures Ŕ en un mot : la science Ŕ épuise-t-elle la
connaissance valable du phénomène langagier? Peut-elle même en atteindre l’essentiel?
Car c’est bien là, en vertu de ses postulats, la prétention et l’ambition du structuralisme. Ce
dernier est par contre limité par ces mêmes postulats. Saussure écrit en effet que le « tout
global du langage est inconnaissable, parce qu’il n’est pas homogène 92 ». Le linguiste doit
choisir entre la voie de la parole et la voie de la langue Ŕ qui seule mène à un objet
89
Jacques DEWITTE, « Clôture des signes et véhémence du dire. À propos de la critique du structuralisme de
Paul Ricœur » dans Myriam REVAULT D’ALLONNES et François AZOUVI (dir.), Cahiers de L‟Herne Ricœur 1, Éditions de L’Herne, Paris, 2004, pp. 189-190.
90
Paul RICŒUR, « La structure, le mot, l’événement » dans CI, p. 83. Les quatre cas qui suivent sont aussi
tirés de ce passage.
91
Dans l’article « Sémiologie, sémantique et herméneutique selon Paul Ricœur », Laval théologique et
philosophique, vol. 36, no. 3, 1980, pp. 255-284. La critique rapportée se trouve en p. 275.
92
Ferdinand DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 38.
41
homogène Ŕ, « routes qu’il est impossible de prendre en même temps93 ». La voie d’une
linguistique de la parole est ainsi ouverte par principe. Le privilège, qui est celui d’être une
science, est néanmoins accordé unilatéralement à ce qui traite exclusivement de la langue,
qui est « la linguistique proprement dite94 ». La parole relève de l’individu, de la situation
du discours, d’un certain facteur temporel Ŕ déterminant dans l’énonciation elle-même, par
exemple Ŕ, tous des facteurs qui font obstacle à l’objectif de totalisation en système.
Il n’est donc pas question de céder la totalité de la connaissance du langage à
l’explication analytique, puisqu’une grande partie du langage tombe à l’extérieur de sa
juridiction. Le travail de Ricœur, qui se prémunit du coup contre la critique de Bouchard,
sera de considérer ces laissés-pour-compte et, ce faisant, de fléchir la présomption
d’exhaustivité objective énoncée par le structuralisme. Ce qui ne revient pas à s’en prendre
à la science elle-même, comme nous le verrons. Différentes avenues s’offrent au penseur
du langage. Nous pouvons évoquer par exemple les travaux de Noam Chomsky, dont le
projet d’une grammaire générative se dresse contre plusieurs thèses structuralistes, y
compris celle du primat du signe. C’est tout un pan de la linguistique et de la philosophie
du langage qui s’inscrit en faux contre ce courant. Le tournant pragmatique, notamment
amorcé par Wittgenstein et fixé par Austin et Searle, montre lui aussi qu’une autre
approche Ŕ non sémiologique Ŕ est possible et féconde. Celle-ci tournera son regard vers le
contexte d’énonciation et les attitudes du locuteur dans ses analyses des productions
linguistiques.
Ricœur, bien que puisant dans les résultats de cette linguistique pragmatique,
s’intéresse à un autre problème. Dans l’utilisation du discours, pourrions-nous dire,
l’homme comprend certaines choses constitutives du langage, choses qui débordent
l’analyse, et il les comprend de surcroît indépendamment de cette analyse. Non seulement
le structuralisme ne tarit pas l’étude du langage, mais il laisse de côté son essence même,
son « âme »95 : « Une analyse linguistique qui traiterait les significations comme un
ensemble clos sur soi-même érigerait inéluctablement le langage en absolu. Or cette
hypostase du langage nie l’intention fondamentale du signe, qui est de « valoir pour », donc
93
Ibid., p. 38.
Ibid., pp. 38-39.
95
Paul RICŒUR, « La structure, le mot, l’événement », loc. cit., p. 87. Nous y reviendrons.
94
42
de se dépasser et de se supprimer dans ce qu’il vise96 ». Le signe vaut pour quoi? Pour les
choses, en quelque sorte. Ce que l’homme com-prend par le signe, c’est l’être qu’il pointe
alors même que le langage s’évanouit. Dans cette optique, le structuralisme élevant le
langage au statut d’objet ferait de celui-ci une abstraction de linguiste qui n’a que peu à voir
avec notre expérience du phénomène langagier. Ricœur, par une enquête d’ordre
herméneutique, cherchera ainsi à dépasser le point de vue structuraliste tout en lui attribuant
la place qui lui revient dans l’édifice du savoir.
2.2. Plaidoyer pour la référence
L’entreprise structuraliste peut être résumée, aux yeux de Ricœur, comme celle qui
élude le niveau de manifestation du langage, la parole vive, pour se diriger directement vers
ses composantes irréductibles. Ce faisant, elle fond les différents niveaux d’organisation du
langage en une seule classe homogène : le signe. C’est ce que Ricœur dénonce comme le
postulat du monisme du signe97, qui place la sémiotique comme seule science du langage et
en évacue le sujet en même temps que la signification, qui relèvent de l’emploi et de
l’usage in praesentia plutôt que du schéma in absentia. Ricœur oppose à ce trajet
analytique la voie inverse « de la synthèse, [où] se révèle la fonction de la signification qui
est de dire, et finalement de “montrer”98 ». Dans le but de rendre justice à la complexité et
l’hétérogénéité du phénomène langagier, le philosophe se doit donc de penser l’unité de la
langue et de la parole isolées depuis Saussure, et corrélativement le sens, le signe et la
référence. Cela revient non pas à résorber cette opposition et celles qui en découlent, mais à
les déplacer grâce à une cartographie rigoureuse des niveaux de langage. Les classes
distinguées devront impérativement être irréductibles les unes aux autres. Ricœur se
réclame d’abord (dans Le conflit des interprétations) d’un dualisme issu d’Émile
Benveniste Ŕ qui s’oppose au monisme sémiotique Ŕ entre la sémiotique d’une part, qui
porte sur l’unité linguistique qu’est le mot, et la sémantique99 d’autre part, à laquelle
96
Paul RICŒUR, « Existence et herméneutique », dans CI, p. 20 (nous soulignons).
Paul RICŒUR, MV, pp. 129-133.
98
Paul RICŒUR, « Le problème du double-sens comme problème herméneutique et comme problème
sémantique », loc. cit., p. 65.
99
Pour éviter toute confusion, spécifions que nous utilisons le terme « sémantique » dans le sens où
Benveniste l’entend, c’est-à-dire la discipline qui prend comme objet la phrase, avec le sens et la référence
97
43
correspond le niveau de la phrase. Cette dichotomie deviendra trichotomie dans La
métaphore vive, où l’herméneutique viendra s’approprier le niveau du texte, et s’appliquer à
l’investigation de la référence.
a) Le dualisme benvenistien : sémiotique et sémantique
La distinction saussurienne initiale entre langue et parole est ressaisie par Benveniste
comme celle entre langue et discours (Ricœur parlera pour sa part de système et d’acte, de
structure et d’événement). Il ne s’agit pas de remplacer un couple par un autre, mais de
réintégrer dans la linguistique ce qui n’était pour l’intelligence structurale qu’un résidu de
l’analyse. Là où le structuralisme se détournait de la parole, qui ne se laisse pas maîtriser
par la classification, pour asseoir la linguistique sur le seul signe, Benveniste fait reposer le
langage sur deux sortes d’unité, toutes deux soumises à l’investigation : il y a d’une part les
unités de langue ou signes, qui sont l’objet de la sémiotique; il y a d’autre part les unités de
discours ou phrases, qui sont l’objet de la sémantique. Répertorions, pour la suite, les
couples100 qui distinguent le discours du signe.
1) Le discours, contrairement à l’a-temporalité et la virtualité du système de
signes, est de l’ordre de l’acte, donc de l‟événement.
2) Le discours, contrairement aux éléments du système liés par la contrainte,
consiste en une suite de choix du locuteur où certaines significations sont
élues et d’autres exclues.
3) Ces choix permettent que prenne place, au sein du langage, l’innovation via la
composition et la compréhension de phrases inédites Ŕ dont Chomsky
soulignera avec justesse le nombre virtuellement infini. À cela s’oppose le
répertoire fini des signes.
4) Le discours, contrairement à l’anonymat du système qui est détaché des êtres
parlants, implique subjectivité et intersubjectivité. En effet, « il y a parole là
où un sujet peut reprendre dans un acte, dans une instance singulière de
discours, le système de signes que la langue met à sa disposition; ce système
reste virtuel tant qu’il n’est pas accompli, réalisé, opéré par quelqu’un qui, en
même temps, s’adresse à un autre101 ». Le discours est foncièrement
phénomène de communication et, ce faisant, est un dire à.
5) Suivant Frege et Husserl, le discours pointe en dehors de lui-même vers une
référence : « Cette avance du sens (idéal) vers la référence (réelle) est l’âme
qui lui sont corrélatifs. Celle-ci est à distinguer de la « sémantique structurale », notamment développée par
A. J. Greimas, qui se situe, comme son nom l’indique, dans le giron structuraliste.
100
Sur ceux-ci, voir « La structure, le mot, l’événement », loc. cit., pp. 87-89.
101
Paul RICŒUR, « La structure, le mot, l’événement », loc. cit., p. 88.
44
même du langage102 ». Les signes, au contraire, évoluent en vase clos au sein
du système.
Le mot détient la position intermédiaire qui fait communiquer le signe et la phrase. En
effet, deux types de relation unissent les composantes du langage (phrase, mot, phonème) :
la dissociation et l’intégration. D’un côté, la dissociation : les phrases se découpent en
segments que sont les mots; les mots se divisent, à leur tour, en phonèmes. Or cette
atomisation ne caractérise que la forme des unités linguistiques. De l’autre côté,
l’intégration : les mots se combinent en une phrase qui constitue un tout irréductible à la
somme de ses parties. Au niveau de la phrase, le sens de l’unité linguistique émerge. Le
mot se situe à la croisée des chemins, à la jonction des unités de langue et des unités de
discours. Le mouvement le plus intéressant est pour nous celui, inverse à celui du
structuralisme, d’ascension vers le langage effectif. En changeant d’unité par intégration,
« on change aussi de fonction, ou plutôt on passe de la structure à la fonction 103 »; on passe
en somme d’un système virtuel à la description d’un usage réel possible. La voie
synthétique qu’emprunte Ricœur s’apparente ainsi à celle de l’intégration benvenistienne.
Le passage du mot (saisi comme signe104) à la phrase, puis de la phrase au texte, correspond
au mouvement de La métaphore vive : de la sémiotique à la sémantique, de la sémantique à
l’herméneutique, ou, encore en d’autres mots, du signe au sens, du sens à la référence.
Pour l’instant, l’important est de constater que ce déplacement de la division du
langage modifie les rapports de force. Le signe est détrôné et redevient simple partie au sein
du tout Ŕ c’est d’ailleurs le sort que réserve Ricœur au structuralisme linguistique dans son
ensemble. Aussi, le sens n’est plus confiné dans des oppositions intralinguistiques et se voit
tiré, peu à peu, vers une réalité extralinguistique. C’est l’examen du discours, qui est mis le
plus facilement en lumière par son contraste avec le signe, qui mène sur cette piste de la
102
Ibid., p. 87 (nous soulignons).
Ibid., p. 87.
104
Pour Ricœur, les notions de signe et de mot se recouvrent dans la sémiotique. Cela s’explique par le fait
que le mot, dans les linguistiques d’inspiration saussurienne, occupe non seulement une position
d’intermédiaire, mais le niveau charnière : d’une part les phonèmes ne se distinguent qu’en tant qu’ils
influent sur le sens du mot formé, d’autre part la construction de phrases signifiantes présuppose la
signification des mots. En ce sens, autant la phonologie que la sémantique de la phrase dépendent de la
sémantique du mot. Ce qui fait dire à Ricœur que « le signe saussurien […] est par excellence un mot » et,
plus loin, que « [c]’est au seul bénéfice du mot que sont instituées les grandes dichotomies qui commandent
le Cours » (Paul RICŒUR, MV, pp. 131-132).
103
45
référence. Deux buts sont ainsi poursuivis : l’un, général, est de formuler une défense de la
visée référentielle du langage; l’autre, plus particulier, est de poser dès maintenant la
singularité du cas de la métaphore au sein du langage. Celle-ci se trouve en effet à cheval
entre certains couples, déjà évoqués, qui distinguent le discours du signe. La métaphore
possède en général des aspects systématiques et historiques qui ne peuvent être réduits les
uns aux autres ni être éludés, sous peine de dissoudre sa spécificité et de la noyer dans la
littéralité.
b) L’intégration du structuralisme
Remettre le domaine du mot et des unités de grandeur inférieure à celle du mot entre
les mains de la sémiotique, comme le fait Ricœur à la suite de Benveniste, revient à
affirmer que le structuralisme linguistique est justifié à l’intérieur de ses limites théoriques,
qui sont celles de la combinaison d’éléments, du répertoire fini de signes, de la taxinomie,
en un mot de la langue. Ricœur le reconnaît : ce qui constitue le langage demande une
analyse structurale. Mais ce que le langage veut dire et ce sur quoi il dit quelque chose
demandent une analyse proprement philosophique. L’unité du savoir recherchée par le
philosophe implique donc de délimiter le domaine de légitimité du structuralisme, et non de
le rejeter. Ce qui est remis en cause, c’est, nous l’avons dit, sa capacité à atteindre l’essence
du langage et à épuiser son intelligence105. Ainsi la réunification de la langue et de la parole
aboutit à une relation asymétrique entre sémiotique et sémantique. La sémiotique doit être
subordonnée à la sémantique pragmatique, puisque nous ne pourrions pas savoir ce que
vaut le signe s’il n’était jamais mis en situation106. Que vaut, que nous dirait le dictionnaire
unilingue d’un idiome qui n’a jamais été employé ni ne le sera? La signification du mot
semble présupposer son emploi Ŕ passé ou futur Ŕ en contexte, et donc reposer sur le
mécanisme entier du langage, locuteurs y compris. Le signe est un signe de par son
105
La théorie chomskyenne d’une grammaire générative (qui travaille à décrire la genèse de tout acte de
parole possible, et non à analyser un corpus d’énonciations déjà émises), par exemple, pourra vaincre le
structuralisme « en l’intégrant, c’est-à-dire en le situant exactement à son niveau de validité » (Paul
RICŒUR, « La structure, le mot, l’événement », loc. cit., p. 90).
106
Paul RICŒUR, MV, p. 274. Cet argument fait écho à un passage du Cours de Saussure : « Comment
s’aviserait-on d’associer une idée à une image verbale, si l’on ne surprenait pas d’abord cette association
dans un acte de parole? » (Ferdinand DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Payot, Paris, 1978,
p. 37). Cela nous pousse à réaffirmer le caractère nuancé des propos saussuriens. Le monisme sémiotique
détient encore des limites et des contreparties qui s’effaceront chez des auteurs postérieurs. C’est à cette
radicalisation, érigée sur les postulats de Saussure mais reconstruite sans référence à des auteurs particuliers,
que nos considérations s’adressent en premier lieu.
46
abstraction du langage en contexte d’usage. Le point de vue adopté ici est inverse à celui
du structuralisme, pour lequel la parole effective est un résidu de l’analyse. La primauté de
la parole sur la langue n’est pas seulement « historique » ou temporelle, mais
méthodologique, puisque la sémiotique repose en dernière instance sur le langage employé
en contexte. L’intégration de la sémiotique au sein de l’étude du langage est de plus en
parfaite continuité avec la posture philosophique privilégiée par Ricœur, qui place le travail
de pensée dans un balancement constant entre les thèses de divers disciplines et
philosophes. Ce faisant, la portée et les limites des théories en jeu sont mises au jour; ce qui
est conservé peut être par la suite articulé dans un souci de complémentarité exempt
d’éclectisme. Dans l’œuvre qui rassemble la version la plus unifiée et la plus concise de sa
théorie du langage et de l’interprétation, sobrement intitulée Interpretation Theory107,
Ricœur décrit d’ailleurs le cercle herméneutique comme une dialectique entre explication et
compréhension108, c’est-à-dire entre analyse et synthèse. Cette dialectique, tout comme
celle qui gouverne le mot et la phrase, admet toutefois une hiérarchie : l’explication n’est
confirmée que lorsqu’elle est réinscrite dans la compréhension. Ricœur résume cette
réciprocité par l’expression « expliquer plus, c’est comprendre mieux », que nous trouvons
développée en un autre texte :
107
Interpretation Theory, The Texas Christian University Press, Fort Worth, 1976, 107 p.
Cette distinction est notamment héritée des travaux épistémologiques de Wilhelm Dilthey, qui réservait la
méthode explicative aux sciences de la nature et la méthode compréhensive aux sciences de l’esprit. HansGeorg Gadamer, reprenant mais rénovant cette dichotomie, a cherché à légitimer des expériences de vérité
hors du champ de la méthodologie scientifique. Ainsi, une opposition subsiste entre sciences naturelles et
humaines Ŕ comme le titre de son grand œuvre, Vérité et méthode, en témoigne. L’originalité de Ricœur
réside dans la définition de l’interprétation comme dialectique réglée de la compréhension et de
l’explication. Cela fait dire à John Arthos que Ricœur ligote par là l’herméneutique et l’expérience de
compréhension à l’analyse « scientifique », et donc au travail du savant : « But in Ricœur, explanatory
analysis is cast as a dialectical partner to the cultivation of understanding as a human competency. […]
Ricoeur fuses without remainder the explanatory work of research to the common human act of reading,
listening, witnessing (literature, poetry, etc.). The integration of explanation and understanding yields a
hermeneutics that is tied to the scholarly task. […] The scholarly task, the work of the expert, is suddenly
positioned well above its hermeneutic paygrade » (John ARTHOS, « The Scholar and the Pub Crawler:
Revisiting the Debate between Ricoeur and Gadamer », Journal of French Philosophy, vol. 16, no. 1/2
(printemps-automne 2006), pp. 74-75). Gadamer viendrait au contraire, selon l’auteur, affirmer la
prédominance absolue de la compréhension Ŕ qui est un mode d’être Ŕ sur toute explication Ŕ qui est un
mode dérivé du précédent. Pour Ricœur, comme nous le verrons à l’instant, la compréhension prime aussi
sur l’explication en ce qu’elle l’enveloppe et que, au final, l’explication est comme un instrument en vue
d’une meilleure compréhension. Du reste, l’objection quasi-politique d’Arthos Ŕ une activité commune,
démocratisée, vient dépendre du travail de quelques experts Ŕ paraît démentie par nos expériences de
compréhension : une fois un phénomène ou une œuvre expliqués, même par un effort de vulgarisation
simplificatrice, ne les comprend-on pas mieux?
108
47
Sur le plan épistémologique, d’abord, je dirai qu’il n’y a pas deux méthodes, la méthode
explicative et la méthode compréhensive. À parler strictement, seule l’explication est
méthodique. La compréhension est plutôt le moment non méthodique qui, dans les sciences de
l’interprétation, se compose avec le moment méthodique de l’explication. Ce moment précède,
accompagne, clôture et ainsi enveloppe l’explication. En retour l’explication développe
analytiquement la compréhension109.
c) Réfutation par l’expérience
Jusqu’ici, le principal argument qui a poussé Ricœur à limiter la prétention du
structuralisme linguistique relevait de sa focalisation sur une conception du signe qui
n’admet aucune transcendance. Ériger la langue en système demande d’abstraire le langage
de ses conditions d’actualisation pour l’établir en objet stable. La mise en question de cette
conception du signe et du primat du mot qui s’y attache a été engagée grâce à la sémantique
de la phrase. Il nous reste à compléter cette critique par un plaidoyer pour la référence.
C’est bien par un appel à l’expérience contextuelle, qui tombe bien entendu en dehors du
système lexical, que le philosophe peut rééquilibrer les rapports entre analyse et synthèse :
« L’expérience que nous avons du langage découvre quelque chose de son mode d’être qui
résiste à cette réduction. Pour nous qui parlons, le langage n’est pas un objet mais une
médiation; il est ce à travers quoi, par le moyen de quoi, nous nous exprimons et nous
exprimons les choses110 ». La contribution de cette citation à notre problème réside dans le
statut accordé au langage, ici envisagé comme moyen ou milieu à travers lequel se
découvrent le sujet (« nous nous exprimons ») et le monde (« nous exprimons les choses »).
Le sujet s’y pose, le monde s’y montre. Quelques lignes plus loin, Ricœur ajoute : « Le
langage veut disparaître, il veut mourir comme objet ». L’usage du langage dément
continuellement sa réification car, de par sa nature de medium, il est transitif et pointe vers
autre chose que lui-même111. L’argument paraît convaincant en ce qu’il est confirmé par
des expériences de communication les plus communes. À moins de ne pas comprendre la
langue parlée ou d’une prononciation hors du commun, les interlocuteurs ne s’arrêtent pas
aux sons par lesquels le message est transmis. La lecture présente une expérience similaire,
109
Paul RICŒUR, « Expliquer et comprendre » dans TA, p. 181.
Paul RICŒUR, « La structure, le mot, l’événement », loc. cit., p. 85.
111
D’inspiration hégélienne, les remarques de Gadamer sur le sujet vont dans le même sens, et sont
éclairantes : La « médiation est par essence médiation totale. Médiation totale signifie que l’élément
médiatisant se supprime lui-même », c’est-à-dire qu’il est complètement transparent par rapport à ce qu’il
porte. (Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, op. cit., p. 138 [125]). Dans ce passage, Gadamer traite
du phénomène artistique, mais le langage est aussi conçu, dans Vérité et méthode, comme un tel élément
médiatisant.
110
48
au sens où l’attention n’est pas absorbée par les marques graphiques elles-mêmes, mais par
ce qu’elles veulent dire. Toute tentative d’objectivation du langage Ŕ sous la forme de
phonèmes, de graphes, de règles syntaxiques, etc. Ŕ contrevient à cette propension du
langage à se dissiper pour que se manifestent en pleine lumière son sens et sa référence.
Pour le résumer en une formule paradoxale, c’est en s’évanouissant que le langage
« devient lui-même; alors il se tait devant ce qu’il dit112 ».
Mais qu’est-ce que le « dire »? Et comment sa propre nature permet-elle au langage de
surmonter la clôture des signes? Le structuralisme peut encore, dans une certaine mesure,
ressaisir les dernières remarques dans son propre cadre conceptuel, par exemple celui
meublé par les notions saussuriennes de signifiant et de signifié. On pourrait alors dire que
dans la parole, la partie sensorielle du signe s’efface devant le concept. Mais cette
description demeurerait insuffisante, puisqu’elle délaisse une valeur détenue par le verbe
« signifier ». Saussure avait choisi les mots « signe », « signifiant » et « signifier » parce
qu’ils « s’appellent les uns les autres tout en s’opposant113 ». Un quatrième terme est appelé
par ce trio : la désignation, qui est l’action ou le fait d’être le signe linguistique de quelque
chose, d’être « mis pour » et de renvoyer à autre chose qu’à soi, mais en vertu de soi. Ce
sens est inscrit dans le couple signifiant-signifié, qui comporte une dualité intentionnelle :
« les mots, par leur qualité sensible, expriment des significations et […], grâce à leur
signification, ils désignent quelque chose. Le mot signifier couvre ces deux couples de
l’expression et de la désignation114 ». Les structuralistes peuvent jusqu’à un certain point
accepter cette faculté dénotative du mot, si le « quelque chose » en question est
intralinguistique (un concept ou un autre signe, par exemple). Ricœur avancera d’un pas en
soutenant qu’une « véhémence » anime le langage et le porte par essence à transcender le
signe. Pour exposer cette thèse au plan linguistique, Ricœur empruntera à Benveniste le
concept d’« intenté » du discours : celui-ci est la visée extérieure au langage, corrélatif de la
phrase (alors que l’« instance » de discours correspond au mot). Mais le terme « intenté »
renvoie aussi à l’intention, au double sens de la pragmatique et de la phénoménologie
husserlienne. Le langage, en emploi et en action, est utilisé en vue de (dans l’intention de)
112
Paul RICŒUR, « Le problème du double-sens comme problème herméneutique et comme problème
sémantique », loc. cit., p. 68.
113
Ferdinand DE SAUSSURE, Cours de linguistique générale, op. cit., p. 99.
114
Paul RICŒUR, DI, p. 22.
49
dire quelque chose en un certain moment et endroit. La situation de discours et le sujet
parlant sont remis dans leurs droits. De plus, le langage est par excellence intentionnel au
sens Ŕ phénoménologique cette fois Ŕ où il vise autre chose que lui-même. Pour exprimer
ce trait fondamental du langage, c’est toutefois le vocabulaire de la « référence »
qu’adoptera Ricœur.
d) Le postulat de la référence
Le concept de référence est hérité de Frege, qui a formulé, dans le cadre d’une théorie
logique, la distinction entre sens [Sinn] et référence [Bedeutung115]. Refusant que le signe
gouverne le sens, Frege fait de ce dernier une entité objective subsistant en dehors de sa
présentation symbolique. Mais pourquoi ne pas s’arrêter au seul sens et chercher, en plus,
une référence? Puisqu’il est « légitime de ne pas se contenter du sens d’une proposition, et
d’en chercher en outre la dénotation. […] C’est donc la recherche et le désir de la vérité qui
nous pousse à passer du sens à la dénotation116 ». Cette exigence de vérité semble se
formuler dans les termes classiques de la correspondance : à tout mot, nous cherchons un
correspondant dans le monde117. Le cas de l’art se dresse dans la suite du passage cité de
Frege. Le langage poétique, avoue-t-il, doit constituer une exception à cette recherche de
vérité, sous peine de le dénaturer et de ne plus pouvoir l’apprécier : « À vouloir chercher la
vérité, on délaisserait le plaisir artistique pour l’examen scientifique118 ». La référence et la
vérité, accompagnées du désir qui pousse vers elles, sont des attributs réservés aux énoncés
de la science. L’Ulysse de l’Iliade, au même titre que la licorne d’un conte merveilleux, ne
115
Ce mot peut être traduit de différentes façons : « référence », « dénotation », « désignation »,
« signification »… Ricœur oscille pour sa part entre « dénotation » et « référence ». Nous privilégions
« référence » à cause de sa moindre ambiguïté. Chez Saussure, la parenté des termes (signe, signifiant,
signifié) reflétait l’homogénéité de la nature de ce dont ils sont les termes. Or « dénotation » demeure
proche du champ sémantique du signe ou du symbole (de la « notation ») et peut donc être saisi comme une
partie immanente au signe (une représentation mentale ou psychologique, par exemple). « Référence », pour
sa part, nous paraît rompre avec ces définitions relationnelles et être associé sans reste à l’aval de la
structure de renvoi du signe, c’est-à-dire au monde, à l’existence, à l’être.
116
Gottlob FREGE, « Sens et dénotation » dans Écrits logiques et philosophiques, Éditions du Seuil, Paris,
1971, p. 109.
117
Chez Frege, ce sont au premier chef les noms propres (la lune, Angela Merkel, l’étoile du matin) qui ont
une référence (l’objet qui possède ce nom). Celle-ci est transférée à l’énoncé [Satz], qui se comporte comme
un nom propre par rapport à un état de choses qu’il désigne. L’énoncé n’a de référence que si les noms
propres qui la composent en ont une. Par exemple, la phrase « Ulysse fut déposé sur le sol d’Ithaque dans un
profond sommeil » n’aura pas de référence, puisque pour Frege, le nom « Ulysse » en est dénué.
118
Gottlob FREGE, « Sens et dénotation », loc. cit., p. 109.
50
comportent en ce sens que des connotations liées à leur sens119. Ce constat enjoint Ricœur à
résumer son projet de cette façon : « Toute mon entreprise vise à lever cette limitation de la
dénotation aux énoncés scientifiques120 ». La conception de la référence léguée par Frege
semble « commune » : si le langage réfère à quelque chose, c’est à ce qui existe, et ce qui
existe est ce qui relève, grosso modo, de l’expérience empirique. Le récit de fiction, par
rapport aux récits historiques ou biographiques, est précisément défini par ce fait qu’il ne
semble pas traiter de choses ou d’états de fait réels. Pour commencer de faire tomber cette
limitation, ici interne au propos de Frege, Ricœur prendra pour hypothèse de travail que la
distinction sens-référence vaut en principe pour tout discours. Cela revient à faire jouer la
distinction frégéenne contre Frege lui-même, puisque « n’avoir pas de dénotation est encore
un trait de la dénotation, qui confirme que la question de la dénotation est toujours ouverte
par celle du sens121 ». Par la généralisation manifestée par le mot « toujours », la poésie ne
peut plus faire exception à la recherche de la vérité qui anime le discours. Il apparaît en
somme que la généralisation de la distinction frégéenne a pour conséquence de faire éclater
le cadre imposé au concept « commun » de référence. Avancer qu’Ulysse ou la licorne
n’ont pas de référence, c’est avoir un concept réducteur Ŕ c’est-à-dire exclusivement
positiviste ou vérificationniste Ŕ de la référence. Quelle forme de langage est la plus à
même de défier cette restriction que celle qui prend ses libertés à l’égard de la littéralité?
L’étude de la métaphore ne pourrait-elle pas contribuer positivement à cet élargissement du
concept de référence, en observant son effet, ce qu’elle « does to our usual concept of
reference122 »?
Il importe de reconnaître que Ricœur trouve chez Frege, mais aussi chez Benveniste,
Searle et le premier Wittgenstein, un postulat de la référence du langage. Par nature
indémontrable, ce postulat doit reposer sur l’expérience du phénomène en question. C’est
cette justification par l’expérience que nous avions entamée plus haut. Que fait l’homme,
lorsqu’il s’adresse à quelqu’un, lorsqu’il tente de dire qui il est? Qu’est-ce que parler?
« Parler, c’est l’acte pour lequel le locuteur surmonte la clôture de l’univers des signes,
119
Dans le poème, « outre les belles sonorités de la langue, seuls le sens des propositions et les
représentations ou sentiments que ce sens éveille tiennent l’attention captive » (Ibid., p. 109).
120
Paul RICŒUR, MV, p. 278.
121
Ibid., p. 274 (nous soulignons).
122
David PELLAUER, « A Response to Gary Madison's "Reflections on Ricoeur's Philosophy of
Metaphor" », Philosophy Today, vol. 21, no. 4 (Supplément, hiver 1977) p. 441.
51
dans l’intention de dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un; parler est l’acte par
lequel le langage se dépasse comme signe vers sa référence et vers son vis-à-vis123 ». Voici
résumée en une formule la structure du langage pour Ricœur : il dit quelque chose à
quelqu‟un sur quelque chose. Les différents segments de cette phrase équivalent de la
manière suivante aux termes de l’analyse linguistique : 1) dire quelque chose : un sens;
2) dire à quelqu‟un : nécessité de sujets mis en situation de communication et référence à
l’interlocuteur; et surtout 3) dire sur ou à propos de quelque chose : une référence au
monde et au locuteur. C’est là, selon Ricœur, l’inaliénable fonction référentielle du
discours, quelle que soit la forme qu’il prenne. Inaliénable en quel sens? En celui où couper
le langage de la possibilité de référer à autre chose qu’à lui-même revient, théoriquement, à
le dénaturer, mais aussi, pratiquement, à lui retirer toute effectivité. Comment un
interlocuteur pourrait-il se sentir interpellé par un quelconque message si les mots perdaient
leur valeur vocative, avec laquelle disparaît la possibilité de s’adresser à quelqu’un, à soi, à
quelque chose, à Dieu? Aucune action concertée, basée sur l’entente entre des personnes et
à propos de certaines choses, ne saurait non plus voir le jour. Une des grandes difficultés
pour le tenant de la clôture des signes est donc de rendre compte de cet aspect
communicationnel du discours, alors qu’une barrière hermétique et opaque est dressée entre
mots et choses/hommes124. Une autre difficulté, non moins importante, relève d’un souci
d’exprimer notre expérience des choses. La parole peut-elle servir l’homme et la réalité si
elle en est complètement coupée? L’intention de signifier paraît reposer sur une confiance,
sur « la quasi-certitude qu’existe une réalité qui doit être dite (et qui n’est pas une simple
illusion ou un “effet de langage”)125 ». Sans cette confiance, autant demeurer muet.
Cette préoccupation pour les choses est tout à fait perceptible dans cet extrait d’une
discussion que Ricœur eut vers 1973 avec son étudiant d’alors, Jean-Luc Nancy :
123
Paul RICŒUR, « La structure, le mot, l’événement », loc. cit., p. 85. Nous reconnaissons ici le logos tinos
dont il est question dans le Sophiste de Platon, c’est-à-dire le fait, pour le discours, de porter invariablement
sur quelque chose.
124
Cette difficulté se pose aussi au niveau de la narration, qui est une espèce du dire. « Il est important, en
effet, de souligner que l’activité de raconter exerce son talent imaginatif au niveau d’une expérience
humaine qui est déjà “communalisée”. Intrigues, caractères, thèmes, etc. sont les formes d’une vie qui est
véritablement une vie en commun » (Paul RICŒUR, « Pour une théorie du discours narratif » dans Dorian
TIFFENEAU (dir.), La narrativité, Éditions de Centre national de recherche scientifique, Paris, 1980,
p. 63).
125
Jacques DEWITTE, « Clôture des signes et véhémence du dire. À propos de la critique du structuralisme
de Paul Ricœur », loc. cit., p. 197.
52
Jean-Luc Nancy se souvient avoir été ébranlé dans ses convictions par Ricœur lorsque,
réagissant à un texte sur l’autocompréhension langagière coupée du référent, il montre du doigt
le jardin sur lequel donne la porte-fenêtre de son bureau. “Il me dit : « Ce jardin… qu’est-ce que
le réel? Le tangible, le palpable, le silencieux? Qu’est-ce que cela devient dans ces
thèses? »”126
À mille lieues d’un débat éristique avec le structuralisme Ŕ ce qui cadrerait d’ailleurs assez
mal avec la convivialité et la probité qui émanent de ses écrits et des témoignages Ŕ, ces
lignes manifestent la sensibilité de Ricœur envers l’expérience humaine. Car c’est bien de
cela dont il s’agit, même si elle peut être perdue de vue par l’ensevelissement sous nombre
de développements techniques concernant la linguistique. Les questions adressées à JeanLuc Nancy paraissent reposer sur l’idée que le destin du réel, au plan théorique, est lié à
celui du langage. Cette relation peut aller dans deux directions. D’une part, que devient le
réel, dont on n’a pas préjugé de la nature, dans ces thèses d’inspiration structuraliste qui
font évoluer le langage, de même que la spiritualité qui le constitue, en vase clos? N’ayant
rien en partage avec ce dernier, dont il est coupé, le réel devient ce qui est silencieux,
sensible, matériel. À l’extrême, il peut même être décrété que ce qui est extérieur au
langage n’existe pas, « qu’il est une simple illusion (éventuellement induite par le système),
et on passe donc de l’idée épistémologique d’une clôture des signes à une clôture
proprement ontologique127 ». Seul le langage et ses effets existent. D’autre part, quel statut
prend le langage s’il ne peut rien dire du réel, en ce que celui-ci se limite à la concrétude du
palpable et à l’impassibilité du silencieux? Le langage n’a pas besoin d’un opposé, mais
d’un vis-à-vis duquel il répond. Il se présente comme une expérience engagée dans le
monde. Ce destin en partage explique l’importance de cette enquête à propos de la
référence. En effet, Ricœur devra se demander si, par une nouvelle compréhension de la
métaphore et de l’investigation de son référent, « nos concepts de réalité, de monde, de
vérité ne vacillent pas128 ».
« Souci », « préoccupation », « sensibilité ». Ces mots, utilisés dans les lignes
précédentes, marquent que ce plaidoyer pour la référence est « m[û] et guidé[] par une
conviction, à savoir que l’essentiel du langage commence au-delà de la clôture des
126
François DOSSE, Paul Ricœur : les sens d‟une vie, op. cit., p. 434. La citation de Ricœur provient d’un
entretien de Dosse avec Jean-Luc Nancy.
127
Jacques DEWITTE, « Clôture des signes et véhémence du dire. À propos de la critique du structuralisme
de Paul Ricœur », loc. cit., p. 192.
128
Paul RICŒUR, MV, p. 279.
53
signes129 ». Est-ce dire que ce qui tombe à l’intérieur de cette clôture est inessentiel? En
première réponse, nous pourrions dire que la position ricœurienne détient une force
particulière du fait qu’en intégrant le structuralisme, elle situe aussi la sphère d’effectivité
du signe coupé de référent, qui doit lui aussi faire partie de l’intelligence la plus complète
du langage. Sur le chemin de l’analyse, dans la descente vers les éléments, le sens se
dissout dans des unités lexicales et sub-lexicales qui sont différenciées entre elles, mais
l’étude gagne un statut scientifique. À l’inverse, sur le sentier de la synthèse, dans la
montée vers le plan de manifestation du langage, l’étude perd en détermination mais gagne
la référence. Elle conquiert une nouvelle problématique « qui tend à éliminer l’analyse
structurale130 » : cette problématique est celle du dire et de l’herméneutique, qui est celle de
la jonction du langage et de l’être131. Nous sommes ramenés au seuil de la métaphore, qui
pousse le paradoxe (en son sens grec de ce qui va contre l’opinion commune) à son
comble : c’est le langage qui parait le plus fermé sur lui-même qui est le plus « véhément »,
pour reprendre l’expression de Ricœur; celui qui porte l’ouverture du langage à son apogée.
Laissons-lui ici la parole :
La polysémie de nos mots est alors libérée [par la poésie]. Ainsi, le poème laisse se renforcer
mutuellement toutes les valeurs sémantiques; plus d’une interprétation est alors justifiée par la
structure d’un discours qui donne permission aux multiples dimensions du sens de se réaliser en
même temps. Bref, le langage est en fête. […]
Le surgissement du dire dans notre parler est le mystère même du langage; le dire, c’est ce que
j’appelle l’ouverture, ou mieux l’aperture du langage.
Vous avez deviné que l’aperture la plus extrême appartient au langage en fête 132.
Nous ne pouvons, toutefois, en rester à ce mouvement négatif de fracture vigoureuse de la
clôture des signes. La parole poétique n’est pas un simple cri inarticulé qui permet de briser
une enceinte de verre. Il nous faut voir, dans la brèche qu’elle pratique, ce qui apparaît, ce
qui se montre, ce qui est dit.
129
Paul RICŒUR, « La structure, le mot, l’événement », loc. cit., p. 96.
Ibid., p. 97.
131
« [D]ans chaque discipline herméneutique, l’interprétation est à la charnière du linguistique et du nonlinguistique, du langage et de l’expérience vécue (quelle que soit celle-ci) » (Paul RICŒUR, « Le problème
du double-sens comme problème herméneutique et comme problème sémantique », loc. cit., p. 67).
132
Paul RICŒUR, « La structure, le mot, l’événement », loc. cit., pp. 95 et 97.
130
54
2.3. Les théories de la métaphore
Il nous faut avant tout poser les bases du problème de philosophie du langage qui nous
occupera pour le reste du mémoire : la métaphore. La complexité qu’accuse le discours sur
la métaphore procède, au moins en partie, du fait que cette dernière est l’objet d’une
multitude de disciplines (linguistique, théologie, poétique, logique, esthétique, psychologie,
esthétique, épistémologie, etc.) et, au sein de celles-ci, d’approches rivales ou difficilement
conciliables (structuraliste, formaliste, herméneutique, etc.). Il va de soi que cette situation
n’est pas l’apanage de la métaphore. Celle-ci semble néanmoins exercer un attrait
particulier sur la pensée, une fascination dont la source est difficile à identifier avec
précision, mais une fascination tenace, comme en témoignent les efforts déployés depuis
l’Antiquité en vue de percer ou de réduire son mystère. Située à la charnière de l’origine et
de l’aboutissement de la langue, donnée pour emblème et nom de la puissance du langage
figuratif, parfois même tenue pour la génitrice des concepts, elle se trouve à la croisée de
plusieurs chemins, et, en ce sens, la métaphore est un enjeu qui préoccupe et interroge la
philosophie. Pour un esprit animé par un fort souci d’intégration, tel celui de Ricœur, cette
diversité pose un problème en soi. Le chemin qu’il emprunte peut paraître tortueux aux
yeux du lecteur qui le suit tant il veut rendre justice à cette complexité, mais observé de
haut, cet itinéraire emprunte une trajectoire rectiligne et ascendante. La métaphore passe
des mains de la sémiotique/rhétorique à celles de la sémantique, et de là à celles de
l’herméneutique. L’investigation passe conséquemment, selon les équivalences tracées par
Ricœur et rapportées dans le tableau suivant, de la forme du trope à son sens, pour aboutir à
sa référence.
DISCIPLINES
UNITÉ DE
RÉFÉRENCE
OBJET D’ÉTUDE
DÉFINITION DE LA
MÉTAPHORE
RHÉTORIQUE / SÉMIOTIQUE
SÉMANTIQUE
HERMÉNEUTIQUE
Mot
Phrase
Discours
Sens de la
métaphore
Réelle :
Prédication
impertinente
Référence de la
métaphore
Forme de la métaphore
Nominale :
Trope par ressemblance /
Dénomination déviante
Redescription de la
réalité
EXPLICATION
Théorie de la substitution
Théorie de
l’interaction
Théorie de la
référence
métaphorique
ÉTUDES DE LA
MÉTAPHORE VIVE
I-II + (IV-V)
III + (IV-V)
VI-VII
55
Notre philosophe n’est cependant pas aussi explicite quant à l’intention qui anime son
investigation de la métaphore qu’à propos du plan qu’il entend suivre. Sa visée générale,
qui est le fil conducteur de l’ouvrage, paraît être de conférer à la métaphore une certaine
valeur cognitive. Deux séries de questions émergent de cette hypothèse Ŕ qui n’est du reste
pas tellement risquée : 1) Où réside cette valeur cognitive? Par anticipation, nous pouvons
affirmer que celle-ci relève de la référence métaphorique et de son lien à la vérité. Comme
Ricœur l’annonce déjà dans la préface de La métaphore vive, c’est ultimement sur le « est »
métaphorique, sur la copule qui fonde la cohésion de l’énoncé, que se focalisera cette
refonte du concept de vérité. Mais est-il nécessaire ou même simplement possible de
formuler positivement cette valeur? La philosophie est-elle condamnée à la tracer en creux,
de peur d’absorber le langage poétique en disant les choses à sa place? 2) Cette recherche
de restitution cognitive obéit-elle à un dessein plus général? S’agit-il par exemple de
défendre la poésie contre ses détracteurs, d’établir l’existence d’un autre « mode » de savoir
Ŕ différent de celui prôné par la science, par exemple Ŕ, de faire de la métaphore un
paradigme du pouvoir créateur de l’homme? Ces questions impliquent qu’une théorie
sémiotique ou sémantique de la métaphore, aussi juste et mesurée soit-elle, constitue une
simple étape en vue d’un examen herméneutique de ladite métaphore. Les explications
linguistiques, qui représentent une part importante de La métaphore vive, devront selon
cette hypothèse être enveloppées par la compréhension de ce que dit la métaphore. La
linguistique devra se muer en philosophie du langage, qui n’est autre que « la philosophie
elle-même, en tant qu’elle pense le rapport de l’être à l’être-dit133 ». L’horizon de la
réflexion consacrée à la métaphore est ultimement ontologique et, dirions-nous, véritatif.
La section qui suit vise à inscrire la métaphore dans chacune des deux conceptions du
langage exposées précédemment Ŕ un langage homogène reposant sur le monisme du signe
et un langage hétérogène où les niveaux sémiotique et sémantique sont distingués. Elles se
traduisent en deux théories générales de la métaphore qu’il convient de tracer dans leurs
grandes lignes. Si l’exposé de Ricœur prend d’abord racine dans le problème historique de
la métaphore, qui nait avec Aristote et meurt avec la rhétorique du 19ème siècle, c’est
presque uniquement pour poser les pierres du problème cognitif de la métaphore. En effet,
Ricœur aperçoit dans la position aristotélicienne la décision méthodologique qui réduisit de
133
56
Paul RICŒUR, MV, p. 385.
proche en proche la métaphore à un simple ornement, superflu et stylistique, du discours.
Cette décision est celle de privilégier le mot comme unité de base de la signification; elle
mène à une rhétorique de la métaphore correspondant à une analyse de niveau sémiotique.
Les insuffisances de ce point de vue seront portées au jour par un déplacement du centre de
gravité du mot vers la phrase, et du coup vers la sémantique. Une théorie de l’interaction
prendra alors le pas sur la théorie de la substitution. La troisième étape, objet du prochain
chapitre, se situera dans l’enchaînement de la sémantique à l’herméneutique, « transition
qui trouve sa justification la plus fondamentale dans la connexion en tout discours entre le
sens, qui est son organisation interne, et la référence, qui est son pouvoir de se référer à une
réalité en dehors du langage134 ». Les analyses du muthos aristotélicien et le plaidoyer pour
la référence adressé contre le structuralisme trouvent résonnance dans ces propos; il faudra
voir comment ceux-ci s’appliquent à la sphère particulière de la métaphore. Entraîné par le
mouvement faisant passer du mot à la phrase et de la phrase au discours, nous serons porté
au seuil du problème de la référence, qui n’est autre que celui de la vérité métaphorique.
a) Théorie de la substitution et déclin de la métaphore
Ricœur débute par une thèse et un constat : 1) le destin de la rhétorique est lié à celui
de la métaphore et 2) la métaphore, entre les mains de la rhétorique, est considérée comme
simple « figure de discours », c’est-à-dire, au sens propre du terme « figure », ce qui donne
corps à la langue et met son aspect sensible au premier plan. Sa seule valeur réside alors en
sa qualité d’ornement dénué de dimension cognitive. Ainsi la métaphore est-elle non
seulement superflue, mais aussi potentiellement nuisible. Saisie comme enjolivure, elle
peut être employée dans le but de plaire Ŕ et nous savons combien la flatterie paraît
dangereuse en regard du souci de véracité qui anime le philosophe! Car en effet, le « bien
dire », le « dire de belle façon », peut s’affranchir du « dire vrai » et servir d’outil de
manipulation et d’influence. Pensons à Platon qui, donnant une vue perçante à Socrate dans
son Gorgias, démasque quatre simulacres se glissant sous les arts ayant véritablement le
bien de l’âme et du corps en vue. L’esthétique (au sens de « cosmétique »), se faufilant sous
la gymnastique, est du nombre :
l’esthétique, chose malhonnête, trompeuse, vulgaire, servile et qui fait illusion en se servant de
talons et de postiches, de fards, d’épilations et de vêtements! La conséquence de tout cela est
134
Ibid., p. 10.
57
qu’on s’affuble d’une beauté d’emprunt et qu’on ne s’occupe plus de la vraie beauté du corps
135
que donne la gymnastique .
La rhétorique donnerait de façon analogue Ŕ puisque Socrate fait de la rhétorique une partie
de la flatterie au même titre que l’esthétique, la cuisine et la sophistique (463b) Ŕ une
parure séduisante aux discours, occultant en contrepartie la transparence du sens et de
l’intention qui motive la parole. Elle vient exalter l’apparence du langage, ici parente de
l’illusion et de la tromperie, c’est-à-dire d’une forme de mensonge; elle s’oppose donc, en
un sens, à la vérité. Il est certain que cette première récusation en bloc de la rhétorique a pu
alimenter une certaine tradition détractrice de la métaphore, pour qui celle-ci est rabaissée
au statut de produit cosmétique masquant l’essentiel.
Les sorts de la métaphore et de la rhétorique sont aussi liés d’une autre façon. Bien
qu’Aristote a eu le mérite, selon Ricœur, de sortir la rhétorique du monde du mensonge
pour l’associer aux concepts psychologique de persuasion et logique de vraisemblance, il
l’a en même temps engagée de façon décisive sur la voie du déclin. Voyons cela de plus
près.
Chez le Stagirite, la théorie de la métaphore point de deux disciplines traitant de
l’usage du langage : la poétique et la rhétorique. La métaphore se trouvera soumise à des
visées et des processus différents si elle est traitée sous l’un ou l’autre de ces registres. Pour
Ricœur, la finalité de la rhétorique est la persuasion et celle de la poétique la katharsis136.
L’analyse même de la lexis (expression, élocution, parole), sous laquelle est rangée celle de
la métaphore, est distincte selon les disciplines : elle est réglée sur les modes de discours
(ordre, prière, récit, etc.) dans la Rhétorique et sur les parties du discours dans la Poétique.
Ce sont particulièrement celles-ci qui nous intéressent. Ces parties sont listées ainsi : « la
lettre, la syllabe, la conjonction, le nom [onoma], le verbe, l’article, la flexion et l’énoncé
[logos] » (Poétique, trad. Gernez, 1456b20-21). Ricœur remarque que le nom est le pivot
de l’énumération, étant défini comme « une voix [phonè] composée signifiante, sans
mention du temps, et dont aucune partie n’est, par elle-même, signifiante » (Poétique, trad.
135
PLATON, « Gorgias » (trad. M. Canto-Sperber) dans Platon Ŕ Œuvres complètes, Flammarion, Paris,
2008, p. 436 (465b).
136
Ricœur énonce cette thèse en plusieurs endroits de son œuvre, mais sa formulation la plus étoffée Ŕ qui
trace autant le champ d’application que les limites de chacune de ces disciplines Ŕ se trouve à notre
connaissance dans l’article « Rhétorique, poétique, herméneutique » repris dans L2, pp. 481-495.
58
Gernez, 1457a10-11). Il est l’unité sémantique de base, puisque les unités qui le précèdent
dans l’énumération sont en effet des sons [phonè] simples (lettre) ou composés (syllabe et
conjonction) toujours dépourvus de signification, et les unités qui le suivent sont des
significations déjà complexes (le verbe, par exemple, indique le temps en plus de sa
signification de base). Ainsi le privilège du nom comme unité minimale et autonome de
signification est-il marqué du sceau Ŕ et de l’autorité Ŕ d’Aristote.
Ceci affecte la théorie de la métaphore du fait que cette dernière est précisément
définie, chez Aristote, comme un jeu au niveau du nom : « La métaphore est l’application à
une chose d’un nom qui lui est étranger [allotriou] par un glissement [epiphora] du genre à
l’espèce, de l’espèce au genre, de l’espèce à l’espèce, ou bien selon un rapport d’analogie »
(Poétique, trad. Magnien, 1457b 6-9). Ricœur trouve dans cette définition quatre traits137
qui posent les bases de la théorie substitutive de la métaphore. Premièrement, la métaphore
est quelque chose qui arrive au nom138. Deuxièmement, la métaphore est définie en termes
de mouvement. Elle est plus précisément une épi-phore [epiphora], c’est-à-dire un
mouvement de… vers…, en un mot une transposition. Troisièmement, la métaphore est la
transposition d’un nom étranger. Ce trait contient en germe les idées d’écart par rapport à
l’usage commun (1458b4), d’emprunt à un autre domaine et, corrélativement, d’un usage
propre ou impropre (figuré) du nom. Mais la suggestion la plus dommageable que
comporte la notion d’« épiphore » est que le mot métaphorique remplace un mot existant
pour relever le langage d’assaisonnements [êdusma]139. Quatrièmement et enfin, une
typologie de la métaphore est esquissée dans la suite de la définition. Cette typologie est
basée sur un noyau commun qu’est l’épiphore du nom, c’est-à-dire sur la transposition Ŕ
qui est simultanément reconnaissance et transgression des classes sémantiques établies Ŕ
d‟une catégorie vers une autre. Aristote s’attache avec plus d’insistance à la description de
l’analogie, traitant tantôt la métaphore comme le genre, défini par la transposition, tantôt
137
Paul RICŒUR, MV, pp. 23-34.
Cette idée trouve appui dans la classification qu’Aristote ébauche après sa définition du nom : « tout nom
est soit un nom courant, soit un nom rare, une métaphore, un ornement [kosmos], un nom inventé par un
auteur ou bien allongé, écourté, altéré par lui » (Poétique, trad. Gernez, 1457b1-3). Le nom peut donc être, à
lui seul, une métaphore. Par là est aussi établie la parenté entre la métaphore et tout usage « inusité » du
langage (troisième trait), de même qu’avec le caractère cosmétique que ce dernier peut revêtir.
139
Ce relèvement du langage fait partie de la définition de la tragédie en 1449b25-28. Notons que cette notion
d’« assaisonnement » contribue à son tour à une interprétation « cosmétique » ou « culinaire », c’est-à-dire
flatteuse, du langage poétique Ŕ qui utilise plusieurs des procédés de la rhétorique, mais à d’autres fins.
138
59
comme l’espèce, défini par un rapport proportionnel (x est à y ce que a est à b) reposant sur
la similitude [homoiôs] Ŕ c’est-à-dire tantôt comme un procès de sens, tantôt comme un
effet de sens. Prenons en exemple la métaphore « la vieillesse est un crépuscule ». Le
rapport d’analogie peut être reconstruit de la façon suivante : la vieillesse est à la vie ce que
le crépuscule est au jour; la ressemblance ayant présidé à leur accolement tient à ce qu’ils
se placent tous deux à la fin.
Que la définition se termine sur l’ébauche d’une classification n’est pas un fruit du
hasard. C’est là la conséquence du primat accordé au nom dans la théorie de la signification
et au sein de la métaphore, primat qui entraîna, à travers les siècles, le déclin de la
rhétorique. Les mots d’une langue, qui existent en nombre limité, se prêtent bien à l’activité
taxinomique (en classes logiques Ŕ genres, espèces Ŕ, morphologiques Ŕ noms allongés,
transformés Ŕ, statistiques Ŕ noms courants, rares Ŕ, etc.). Détenir ces classes de noms et les
lois qui règlent leur transposition (la substitution réglée selon des critères de ressemblance
ou de contiguïté, par exemple), c’est à la fois dresser une carte des usages déviants du
langage commun et construire une statique des figures; c’est tenter de maîtriser la puissance
créatrice du langage. L’effort de classification cherche à subsumer toute nouvelle
occurrence tropique sous ses catégories, puisque celui-ci poursuit un idéal d’exhaustivité
(sous peine de réformer ladite classification ou de laisser place à une multitude
d’exceptions). Il s’applique, dans notre cas, à des tropes donnés sans que ne soit théorisée
leur genèse. Aristote engage ainsi la métaphore dans la voie de la typologie, impulsion
relayée par Quintilien dans son Institution oratoire. Celui-ci distinguait les types de
substitutions métaphoriques selon la qualité psychologique des objets mis en relation :
l’animé pour l’animé, l’inanimé pour l’animé, l’animé pour l’inanimé, l’inanimé pour
l’inanimé140. La partition logique d’Aristote est alors délaissée au profit de la seule
métaphore proportionnelle, au sein de laquelle deux types d’objet sont distingués et peuvent
être substitués l’un à l’autre.
Cette tendance classificatrice culmine dans la rhétorique du 19ème siècle, notamment
avec le traité des Figures du discours de Pierre Fontanier (1830), dont Ricœur entreprend
140
QUINTILIEN, Institutio Oratoria, 8.4.9-13, évoqué par William FRANKE, « Metaphor and the Making of
Sense : The Contemporary Metaphor Renaissance », Philosophy & Rhetoric, vol. 33, no. 2 (2000), p. 144.
60
l’examen dans la seconde étude de La métaphore vive. Fontanier tente de mettre en place
une « tropologie », c’est-à-dire une théorie généralisée et exhaustive des tropes, qui ne sont
eux-mêmes autre chose que des figures par lesquelles certains mots sont détournés de leur
sens « propre ». Cette tropologie sonna le glas de la rhétorique, qui « mourut lorsque le
goût de classer les figures eut entièrement supplanté le sens philosophique qui animait le
vaste empire rhétorique [et] faisait tenir ensemble ses parties141 ». Ce vaste empire était à
l’origine constitué des théories de l’argumentation et de la composition des discours, c’està-dire de l’invention et de la disposition; coupée de ces champs d’étude et d’application, la
rhétorique dut se rabattre sur la seule théorie de l’élocution, et à l’intérieur de celle-ci sur la
théorie des figures qui agrémentent l’expression. De dangereuse chez Platon et
philosophiquement assujettie chez Aristote, la rhétorique devient ici ravalée au rang de
futilité étant donné le statut décoratif des objets qu’elle étudie. Devant cette rhétorique
tronquée et accessoire, le but de Ricœur n’est pas de « restaurer l’espace rhétorique primitif
[…], mais de comprendre d’une nouvelle manière le fonctionnement même des tropes et, à
partir de là, de reposer éventuellement dans des termes nouveaux la question de la visée de
la rhétorique142 ». Renouveler la compréhension du fonctionnement des tropes, cela
demande de dépasser le paradigme de la substitution, paradigme qu’il reste encore à
présenter après ce bref parcours historique.
La théorie de la substitution tient en neuf points principaux constituant une série de
postulats dont Ricœur trouve l’exemplification la plus accomplie dans l’œuvre susnommée
de Fontanier. Caractériser le trope par la substitution d’un nom au sens propre par un nom
au sens figuré est une idée commune et en soi assez simple. Elle suppose toutefois quatre
prémisses et entraîne quatre conséquences qu’il convient de rappeler, puisque c’est en
plusieurs de ces endroits qu’elle se verra contestée.
141
Paul RICŒUR, MV, p. 14.
Paul RICŒUR, MV, p. 64. La « nouvelle rhétorique » issue du structuralisme (dont Genette, Barthes, Le
Guern et le Groupe μ sont les représentants principaux) a une ambition semblable, quoiqu’inscrite dans un
projet de bien plus grande envergure en ce que la « rhetoric c[o]me to coincide with a total science of
language that is practically coextensive with all social and human knowledge » (William FRANKE,
« Metaphor and the Making of Sense : The Contemporary Metaphor Renaissance », loc. cit., p. 137). Bien
qu’il contribue à la renaissance de la rhétorique et des études tropologiques, ce mouvement s’épuise bien
souvent dans des formes toujours plus subtiles et scientifiques de classification, demeurant tributaire du
primat accordé au mot.
142
61
a) Postulat du propre et du figuré, selon lequel les noms détiennent un sens propre et
un sens figuré, appartenant en particulier à certaines choses;
b) Postulat de la lacune sémantique (ou lexicale), selon lequel l’usage impropre d’un
mot est motivé par un choix stylistique ou par un véritable manque au niveau du
lexique;
c) Postulat de l’emprunt, selon lequel la lacune lexicale est comblée par l’appel à un
mot étranger;
d) Postulat de l’écart, selon lequel l’emprunt laisse sentir une distance entre le sens
figuré d’un nom et son sens propre;
e) Axiome de la substitution, qui stipule que le terme d’emprunt est utilisé à la place
d’un terme absent Ŕ existant ou non Ŕ qui aurait pu être employé en son sens propre;
f) Postulat du caractère paradigmatique du trope, selon lequel le terme d’emprunt est
substitué au nom propre d’après une certaine raison (le paradigme) qui est, dans le
cas de la métaphore, la ressemblance;
g) Postulat de la paraphrase exhaustive, selon lequel comprendre un trope, c’est
retrouver et restituer le nom propre auquel un terme figuré a été substitué;
h) Postulat de l’information nulle, puisque la paraphrase exhaustive annule la
substitution qui forme le trope, impliquant une équivalence cognitive entre le mot
propre et le mot figuré;
i) Fonction143 décorative et ornementale du trope, puisqu’il n’a aucune valeur
cognitive propre.
La métaphore reçoit, dans ce traitement rhétorique des tropes, le titre de dénomination
déviante, c’est-à-dire qu’un certain mot, remplaçable, est utilisé de façon impropre et en
lieu et place d’un mot au sens propre. C’est la définition « usuelle » de la métaphore, telle
qu’on la trouve, par exemple, dans le dictionnaire Robert : procédé de langage qui consiste
à employer un terme concret dans un contexte abstrait par substitution analogique. Il est
facile de reconnaître dans la définition aristotélicienne de la métaphore certains postulats de
ce modèle. Cependant, Ricœur refuse de voir en Aristote un simple précurseur de cette
théorie au final dépréciative et stérilisante de la métaphore. Chez lui, la métaphore est
encore unitaire. D’une part, les cas identifiés par le Stagirite sont encore tous des espèces
de métaphore, laquelle n’est confrontée à aucun autre trope. Même la figure de
comparaison est comprise comme une métaphore dépliée ou explicitée. D’autre part, le
point le plus important demeure, pour nous, que par-delà les éléments poussant la
métaphore vers l’ornement, une certaine valeur cognitive lui est attribuée. La métaphore est
143
Que le point h s’enchaîne à une « fonction » plutôt qu’à un postulat ne semble pas problématique outre
mesure : le point terminal est la résultante de cette série de postulats; il marque le statut et le rôle finaux du
trope, conséquences lointaines mais directes du tout premier postulat. La présence d’un « axiome » en e
paraît plus mystérieuse. Cet axiome donne son nom à la théorie et est, à l’intérieur de cette série, à la
charnière du mot et du trope. Outre ces observations et l’assurance que ce mot souligne minimalement une
différence par rapport aux autres postulats, la justification de ce choix de terme nous échappe.
62
d’abord rattachée, par la lexis, à l’activité de connaissance propre à la tragédie. Il est plus
directement dit dans la Rhétorique que la métaphore par analogie « produit un
enseignement et une notion par le genre144 », ce qui contrevient aux deux derniers maillons
de la chaîne rapportée ci-dessus. Les écrits d’Aristote permettent ainsi de dénicher des
éléments et des arguments qui viendront mettre en échec ce modèle qu’il a néanmoins
contribué à mettre en place.
Une objection paraît venir jeter le doute sur la validité générale de cette théorie
substitutive appliquée à la métaphore. Le terme « métaphore » (et l’« épiphore » qui la
constitue chez Aristote) est, selon cette même théorie, une métaphore; il implique la notion
grecque toute physique de « phora », c’est-à-dire de transport, de changement selon le
lieu145. La métaphore comme « trope » (du grec trepô, tourner ou changer) ou « figure »
(visage ou forme extérieure) de style et du discours renvoie de la même manière, en
premier lieu, à des mouvements et à des objets concrets. Le vocabulaire mis en place par les
théories de l’interaction Ŕ véhicule, cadre, foyer, etc. Ŕ viendra conforter l’hypothèse qui se
dessine ici, selon laquelle il n’existe aucun lieu non métaphorique à partir duquel étudier la
métaphore. Si cela est vrai, la théorie de la substitution ne se voit-elle pas empêtrée dans
ses propres postulats, forçant l’appel à la métaphore pour expliciter sa définition de la
métaphore? Deux conclusions en découlent : d’une part que la métaphore échappe
finalement à toute tentative de maîtrise par la rhétorique; d’autre part que la prétention d’un
discours Ŕ scientifique ou philosophique, par exemple Ŕ qui voudrait éliminer toute
métaphore au profit de son équivalent non métaphorique est mise en défaut par principe146.
144
ARISTOTE, Rhétorique, trad. C.-E. Ruelle, Le livre de poche, Paris, 1991, p. 331 (1410b15). Un exemple
est fourni par Aristote dans ce passage, tout comme dans la Poétique, 1457b23 (que nous avons rapporté
plus haut).
145
ARISTOTE, Physique, trad. P. Pellegrin, GF-Flammarion, Paris, 2002, p. 162 (201a15). Il faut ajouter
qu’en francisant le terme grec d’« epiphora » en « épiphore » (qui revêt pour nous un caractère savant et
technique), Ricœur contribue à occulter sa métaphoricité.
146
Puisque la « métaphore » demeurera au moins insubstituable (Paul RICŒUR, MV, p. 25). Peu s’en faut
pour que cette hypothèse déborde de la seule théorie de la métaphore pour s’étendre à l’espace entier des
concepts. S’il faut créer des métaphores pour parler de la métaphore, si la métaphore est le procédé de
création de significations par excellence, si certaines métaphores se lexicalisent et deviennent des
expressions littérales (« patte de chaise », par exemple), n’est-il pas tentant Ŕ à l’instar de Nietzsche dans
Vérité et mensonge au sens extra-moral ou de Derrida dans La mythologie blanche Ŕ de penser que tout
concept trouve son origine dans une métaphore plus ou moins oubliée? Mais peut-être cette hypothèse estelle « plus séduisante que réellement bouleversante » (Ibid., p. 370). Séduisante d’une part parce
qu’intégratrice au maximum Ŕ elle saurait expliquer tant la genèse que l’évolution des concepts Ŕ; d’autre
part parce qu’elle reconduit l’homme à la modestie Ŕ en lui rappelant que son langage est fondé sur une
63
La force de cet argument devra être réévaluée à l’aune des développements concernant la
« métaphore vive » et l’éventualité de sa « mort ».
b) Théorie de l’interaction et renaissance de la métaphore
Du mot au discours
Comme nous l’avons annoncé, le traitement de la métaphore suit ici un cheminement
nettement parallèle à celui du langage en général face au structuralisme : elle sera arrachée
au règne du signe et rattachée au discours. Au statisme du monisme sera opposé un
processus mettant en jeu deux niveaux. La théorie de la substitution s’applique à expliquer,
pour une métaphore donnée, comment un mot est extirpé de sa sphère de sens propre pour
venir combler une lacune sémantique, devenant ainsi un mot étranger acquérant un sens
figuré. Elle traite le trope à l’intérieur de la clôture lexicale. Ce faisant, elle laisse hors de sa
juridiction deux de ses traits essentiels aux yeux de Ricœur : la nouveauté qui marque
l’authenticité du trope, qui fait de la métaphore une expression vive, et la référence qui
restitue à celle-ci une valeur cognitive tout en la raccordant au réel.
La stratégie de Ricœur Ŕ empruntée à certains auteurs de langue anglaise : I. A.
Richards, Max Black, Monroe Beardsley Ŕ pour connecter la métaphore à la notion
benvenistienne de discours consiste à la délocaliser du mot vers l’énoncé. À la distinction
de base entre discours et signe opérée par Benveniste Ŕ dont la théorie du langage présente
une grande parenté avec les « importantes analyses de la métaphore de l’école anglosaxonne147 » Ŕ, Ricœur superpose une série de distinctions binaires internes au discours148,
elles-mêmes issues de la linguistic analysis. Il convient d’énoncer brièvement ces traits
puisqu’ils caractériseront désormais la métaphore prise comme énoncé.
1) Le discours est toujours effectué comme événement, mais est compris comme sens.
L’événement marque le caractère unique, transitoire et fugace de l’action de parler.
Cependant, l’événement peut être répété et, de cette façon, identifié et réidentifié
défaillance (aussi féconde soit-elle!) de sa mémoire et sur la contingence de l’histoire intellectuelle Ŕ tout en
lui montrant l’étendue et la fertilité de son pouvoir créateur. Moins bouleversante qu’on pourrait le croire,
en contrepartie, parce qu’en ravivant une métaphore cristallisée, on ne démasque pas le concept; on trouve
plutôt une nouvelle métaphore vive qui s’appuie sur les champs sémantiques contemporains. Rechercher la
genèse du concept n’équivaut pas à retourner au sens originel, mais à pro-créer du sens selon des procédés
et des règles stables.
147
Paul RICŒUR, MV, p. 130.
148
Sur celles-ci, voir Ibid., pp. 92-100.
64
comme « le même ». Ce qui est identifié, c’est précisément son sens. Une tension se
manifeste déjà entre ce qui est toujours différent (l’événement), et ce qui est toujours le
même (le sens). Ricœur avancera que « [s]eules les métaphores authentiques, c’est-àdire les métaphores vives, sont en même temps “événement” et “sens”149 ».
2) Le second trait, essentiel à la théorie de l’interaction et particulièrement mise en lumière
par P. F. Strawson en un autre contexte, est la distinction entre fonction identifiante et
fonction prédicative du discours. La phrase est ainsi constituée qu’elle lie un individu,
unique et identifié (un nom propre, un démonstratif, un pronom ou une description
définie) et un prédicat universalisable (une qualité, une classe, une relation ou une
action).
Cette distinction nous paraît déjà présente dans le traité des Catégories, où Aristote
fait reposer les « choses dites » sur un « sujet » (hupokeiménon). En tant que les
substances secondes (genres et espèces) ne peuvent subsister en dehors des substances
premières (individus), l’énoncé met en jeu un prédicat (essentiel ou accidentel Ŕ une
substance seconde ou un attribut, c’est-à-dire une des neuf autres catégories)
ultimement prédiqué d’un sujet individuel et identifiable : cet homme-là, par exemple.
Le parallèle le plus intéressant, formulé allusivement par Ricœur, est toutefois à faire
avec Platon. Nous retrouvons les grands termes du problème qui avait animé la section
1.2. : la question de la justesse du nom, dans le Cratyle, menait à une impasse. Seule
l’attribution du nom à quelque chose, qui passe par le biais d’une combinaison avec le
verbe Ŕ entrelacs (sumplokê) formant le discours (logos) dans le Sophiste Ŕ, permettait
de donner sens aux notions de vérité et de fausseté dans le langage. Il est possible de
noter la même insuffisance dans une théorie linguistique qui place le mot comme
première et dernière unité opérante; celle-ci doit être contrebalancée par une théorie du
discours. Ricœur note : « L’échec du Cratyle, qui est l’échec d’une théorie de la
dénomination et qui contraint à faire une théorie de la prédication, trouve un écho dans
l’échec d’une théorie de la métaphore qui demeure également dans les bornes d’une
réflexion sur la désignation par les noms150 ».
3) Le discours, conçu comme acte, détient un aspect locutoire et un aspect illocutoire. Le
premier concerne ce qui est dit, c’est-à-dire la proposition d’un énoncé; le second se
rapporte à ce qui est fait en disant : une constatation, une promesse, un ordre, etc. Cet
élément comporte une référence au locuteur, puisque l’acte illocutoire « permet
d’ancrer dans le langage des éléments considérés comme psychologiques : la croyance,
le désir, le sentiment et, en général, un “mental act” correspondant151 ».
4) Le quatrième couple, longuement discuté dans la section précédente, a trait à la
distinction frégéenne entre sens et référence. Encore une fois, un parallèle significatif
peut être tracé avec Platon : si le sens relève chez lui du nom, la référence apparaît pour
sa part avec l’usage du nom (qu’il soit entrelacé au verbe pour former le discours ou
149
Paul RICŒUR, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », loc. cit., p. 101.
Paul RICŒUR, MV, p. 93.
151
Ibid., pp. 96-97.
150
65
simplement mis en contexte, comme en disant « Socrate! » pour attirer son attention), et
la vérité, à son tour, émerge du jugement sur la rectitude de cet usage.
5) Il faut ajouter à la référence à l’état mental du locuteur déjà évoquée le caractère autoréférentiel du discours indiqué par une multitude de marqueurs : pronoms personnels,
temps verbaux, adverbes, déictiques et démonstratifs, qui contribuent à déterminer un
« ceci Ŕ ici Ŕ maintenant absolu152 ».
L’interaction
Il convient donc, aux yeux de Ricœur, de prendre le contrepied de la théorie de la
substitution en tenant l’énoncé pour le lieu de la métaphore; dès lors, il ne sera plus
question que d’énoncé métaphorique. De cette façon, une place est accordée au milieu
contextuel. Pour développer ce point de vue, Ricœur s’intéresse à trois théories anglosaxonnes modernes de la métaphore : celle de I. A. Richards (1936), « qui fait la percée »,
puis de Max Black (1962) et de Monroe Beardsley (1958), qui « occupent et organisent le
terrain153 » à sa suite. Qu’il nous suffise de tracer à grands traits leurs thèses directrices et
les corrections principales que chaque auteur apporte à la théorie du précédent, avant d’en
arriver à l’étape où la compréhension ricœurienne de la métaphore exige la réunion des
théories de l’interaction et de la substitution.
La première formulation d’une théorie de l’interaction, proposée par I. A. Richards
dans The Philosophy of Rhetoric154, constitue, pour plusieurs auteurs, un point tournant
dans les études portant sur la métaphore. Elle constitue en même temps un renouveau, voire
une renaissance. Cette théorie s’appuie sur une certaine conception du langage d’où la
notion de « sens propre » est évacuée, considérée comme une superstition Ŕ ce qui heurte
de front le premier postulat de la théorie substitutive, la mettant ainsi en déroute. Les mots
n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais seulement par le biais d’un contexte. Cela sera un
trait récurrent de ces théories. Dès lors, la métaphore est définie comme une « transaction
entre contextes », et plus précisément comme une interaction entre deux pensées : une
« teneur » (tenor Ŕ une certaine pensée à exprimer) et un « véhicule » (vehicle Ŕ une
nouvelle pensée sous le signe de laquelle la première est appréhendée). La métaphore n’est
152
Ibid., p. 99.
Paul RICŒUR, MV, p. 109.
154
I. A. RICHARDS, The Philosophy of Rhetoric, Oxford University Press, Oxford, 1971 [1936]. Le résumé
que nous proposons est inspiré des comptes rendus de Ricœur dans MV (pp. 100-109), Guy Bouchard dans
Le procès de la métaphore (pp. 28-30) et C. A. Van Peursen dans son article « Metaphor and Reality »
(p. 167).
153
66
pas simplement « véhicule », mais bien le tout qu’il constitue avec la « teneur ». Elle est la
signification qui émerge de leur interaction. Lorsque nous ne pouvons plus distinguer le
véhicule de la teneur, comme dans l’expression « le pied de table », c’est qu’aucune tension
n’anime plus la locution; nous nous trouvons devant un usage littéral du langage.
Max Black, logicien et épistémologue, marche dans les pas de Richards tout en élevant
la théorie de l’interaction à un plus haut niveau de technicité. Trois progrès sont marqués
par rapport à ce dernier. Premièrement, la structure de l’énoncé métaphorique est précisée :
alors que Richards traitait de pensées et de contextes, Black place la métaphore dans un
énoncé entier au sein duquel certains mots sont employés métaphoriquement et d’autres,
non métaphoriquement. La métaphore devient ainsi une interaction entre « foyer » (focus Ŕ
le mot employé métaphoriquement) et le « cadre » (frame Ŕ le reste de l’énoncé ou le
contexte). Les mots ne requièrent pas de sens propre pour autant : l’interaction a lieu entre
le sens indivis de l’énoncé et le sens focalisé du mot. Deuxièmement, Black situe
explicitement la théorie de l’interaction en opposition à la théorie de la substitution : sur la
base du refus de la signification propre (postulat a), l’axiome de substitution (postulat e) est
contredit; la métaphore d’interaction, dès lors insubstituable et intraduisible sans perte,
détient et enseigne un contenu cognitif propre (postulats h et i); puisqu’elle enseigne, elle
n’est pas justifiée par le besoin de combler une lacune sémantique (postulat b).
Troisièmement, Black spécifie le fonctionnement même de l’interaction. Le foyer n’opère
pas sur le sens de l’énoncé en vertu de sa signification lexicale courante, mais en vertu d’un
« “système de lieux communs associés” [à ce foyer], c’est-à-dire […] des opinions et des
préjugés à l’égard desquels le locuteur d’une communauté linguistique est engagé 155 ». La
ruse et la finesse, par exemple, font partie des lieux communs associés au renard. Cette
explication laisse place à une zone d’ombre : si la métaphore repose ultimement sur des
connotations déjà établies, comment saurait-elle faire advenir une authentique innovation
sémantique?
C’est en cet endroit que s’enchaînent les travaux de Monroe Beardsley. Celui-ci
accorde aux mots et aux phrases deux types de signification : la signification primaire, qui
est ce qu’ils posent explicitement (leur désignation), et la signification secondaire, qui est
155
Paul RICŒUR, MV, p. 114.
67
ce qui y est suggéré implicitement (leurs connotations). C’est le contexte qui permet de
discriminer entre les connotations possibles d’un mot ou d’une phrase. Dans certains
contextes, comme celui du langage scientifique briguant l’univocité, les mots environnants
viennent éliminer les connotations d’un mot donné; dans le langage ordinaire, la situation et
le dialogue permettent souvent de trancher dans les connotations; dans le contexte du
langage poétique, les connotations sont libérées et subsistent en même temps. La métaphore
advient lorsqu’il y a absurdité logique au niveau des significations primaires (dont
l’oxymore constitue peut-être l’exemple le plus manifeste) : prenant l’énoncé « l’homme
est un loup », il nous faut admettre que l’homme n‟est pas un loup, si on entend par
« loup » un « mammifère carnivore de la famille des canidés ». Cette attribution n’est pas
consistante, en ce que la classe prédiquée désigne par ses significations primaires des
caractéristiques incompatibles avec celles désignées par les significations primaires du
sujet.
Le point de départ est […] identique chez Richards, Max Black et Beardsley : la métaphore est
un cas d’“attribution”; elle requiert un “sujet” et un “modificateur”; on reconnaît là une paire
analogue au coupe “teneur”-“véhicule” ou “foyer”-“cadre”. Ce qui est nouveau [chez
Beardsley], c’est l’accent mis sur la notion d’“attribution logiquement vide” et Ŕ parmi toutes
les formes possibles d’une telle attribution Ŕ sur l’incompatibilité, c’est-à-dire sur l’attribution
auto-contradictoire, l’attribution qui se détruit d’elle-même156.
Pour éviter de laisser le langage sombrer dans l’insignifiance de l’irréconciliable
contradiction, il revient au lecteur la tâche de faire sens de l’énoncé. La déviance qui
définissait la substitution se voit ainsi déplacée du nom vers la prédication : la métaphore
prend le visage d’une prédication impertinente. Mais pour que la métaphore soit métaphore,
on ne peut en rester à l’incompatibilité des significations primaires, et il faut qu’une
certaine pertinence sémantique soit rétablie par l’élaboration de significations secondes
assignées au modificateur. Pour que l’énoncé « l’homme est un loup » soit sensé, et du
même coup qu’il soit compris comme métaphore, une certaine connotation, qui n’est pas
exclusive ni explicite, doit être accordée au mot « loup ».
Le grand pas effectué par Beardsley, qui justifie le fait que nous nous attardions plus
longuement à sa théorie, est qu’en « donnant à l’absurdité logique un rôle aussi décisif, il
156
Paul RICŒUR, MV, 122. On reconnaît d’un même souffle dans ces trois théories la seconde distinction
interne au discours (identification et prédication).
68
accentue le caractère d’invention et de novation de l’énoncé métaphorique157 » qui
demeurait inexpliqué chez Black. Mais la question à poser demeure : d’où viennent ces
significations secondes? La solution de Black consistait à faire appel à un système de lieux
communs associés; Beardsley, pour sa part, parle de « gamme potentielle de
connotations », à laquelle il serait possible d’ajouter des significations issues de propriétés
qui n’appartiennent pas encore à ladite gamme.
Mais parler de propriétés de choses (ou d’objets) qui n’auraient pas encore été signifiées, c’est
admettre que la signification neuve émergente n’est tirée de nulle part, du moins dans le
langage (la propriété est une implication de choses et non une implication de mots). Dire qu’une
métaphore neuve n’est tirée de nulle part, c’est la reconnaître pour ce qu’elle est, à savoir une
création momentanée de langage, une innovation sémantique qui n’a pas de statut dans le
langage en tant que déjà établie, ni au titre de la désignation, ni au titre de la connotation 158.
Dès lors, les métaphores d’invention, les métaphores encore inédites et vives, trouvent un
terrain théorique d’accueil. Dans le cadre de la théorie de Beardsley, la métaphore était
limitée au sens (de l’énoncé). Or, poussée dans ses derniers retranchements, cette théorie
mène hors de la linguistique, vers le monde duquel certaines caractéristiques et propriétés
peuvent être arrachées et montrées. Le processus créateur de l’énoncé métaphorique cesse
d’être rattaché à un aspect non créateur du langage Ŕ les lieux communs ou les connotations
déjà données, par exemple. Ces deux solutions demeuraient, en dernière analyse et dans le
cadre de la sémantique, dans le paradigme de la substitution : plutôt que de remplacer une
dénomination déviante par une signification littérale (un mot ou une paraphrase), l’énoncé
métaphorique y est remplacé par lesdits systèmes de connotations ou de lieux communs.
Voici donc le fin mot, pour Ricœur, à propos de cette version encore non critique de la
théorie de l’interaction :
[J]e préfère dire que l’essentiel de l’attribution métaphorique consiste dans la construction du
réseau d’interactions qui fait de tel ou tel contexte un contexte actuel et unique. La métaphore
est alors un événement sémantique qui se produit au point d’intersection entre plusieurs champs
sémantiques. Cette construction est le moyen par lequel tous les mots pris ensemble reçoivent
sens. Alors, et alors seulement, la torsion métaphorique est à la fois un événement et une
signification, un événement signifiant, une signification émergente dans le langage 159.
Cette mobilisation du concept de « construction », voisin de la poïesis, et la référence
implicite au bâtisseur qu’elle implique, relègue en dernière instance la statique désincarnée
des tropes au statut d’artifice scientifique. La métaphore appelle un traitement processuel et
157
Ibid., p. 124.
Paul RICŒUR, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », loc. cit., p. 107.
159
Paul RICŒUR, MV, p. 127.
158
69
interprétatif qui relève du discours. Ainsi sommes-nous ramenés aux traits caractérisant le
discours que nous avons rapportés dans la section précédente. L’énoncé métaphorique
original met en jeu une nouvelle signification qui, n’existant que dans ce contexte-ci,
détient le statut d’événement; mais étant tout à la fois répétable, la construction peut être
identifiée comme sens. La métaphore vive occupe cet étroit interstice entre l’événement
trop fugace pour être compris et le sens trop stable pour poser problème au lecteur et exiger
de lui un travail poïétique.
Le lieu propre de la métaphore
Ricœur est néanmoins soucieux, après cette étude convaincante de l’énoncé
métaphorique, de rattacher la théorie de l’interaction à la théorie de la substitution ou, en
d’autres mots, la sémantique du discours à la sémantique du mot. Il avait amorcé la
troisième étude par un avertissement discret anticipant sur le bilan de la relation entre les
deux : il avouait alors adopter « dans cette étude une conception provisoirement disjonctive
des rapports entre sémiotique et sémantique160 ». Ricœur emprunte à Leibniz sa distinction
entre définition nominale et définition réelle : la première permet d’identifier une chose; la
seconde montre comment elle est engendrée. L’épiphore du nom, prise dans les termes de
cette distinction, prend la figure d’une définition nominale. Elle permet d’identifier les
métaphores par leur forme, de les distinguer des autres tropes et ainsi de les classer, mais
elle est inadéquate pour rendre compte de leur production et de leur fonctionnement interne.
S’enquérir de causes génétiques pour produire une définition réelle mène par soi à délaisser
le mot pour le discours. Il en résulte que la théorie de la substitution n’est pas erronée, mais
que son niveau de validité doit être situé et délimité.
Il n’y a pas, à proprement parler, de conflit entre la théorie de la substitution (ou de l’écart) et la
théorie de l’interaction; celle-ci décrit la dynamique de l’énoncé métaphorique; seule elle mérite
d’être appelée une théorie sémantique de la métaphore. La théorie de la substitution décrit
l’impact de cette dynamique sur le code lexical où elle lit un écart : ce faisant, elle offre un
équivalent sémiotique du procès sémantique161.
160
Paul RICŒUR, MV, p. 88.
Ibid., p. 200. Il est intéressant de noter que le Groupe μ, dans la postface (1977) à sa Rhétorique générale
(1970), répond à la critique adressée par Ricœur (dans la cinquième étude dédiée à la nouvelle rhétorique)
par l’exact inverse : l’énoncé est le niveau de langage auquel la métaphore révèle sa présence et peut être
reconnue, mais la figure est portée par le mot et est formée, ou générée, par des opérations sur les sèmes
(Groupe μ, Rhétorique générale, Éditions du Seuil, Paris, 1982, pp. 212-216).
161
70
Dans ce passage, Ricœur résume bien que l’antagonisme entre ces deux théories, corollaire
de la distinction benvenistienne entre sémiotique et sémantique, se résorbe en une
complémentarité d’approches. Ainsi la quatrième étude de La métaphore vive, portant sur la
sémantique du mot, vise-t-elle non seulement à consolider et expliquer cette
complémentarité, mais aussi et surtout à mettre en lumière la réciprocité des deux ordres
d’analyse : autant l’énoncé métaphorique contient-il une tension interne par laquelle des
significations émergent, autant cette mutation de sens se focalise-t-elle sur un mot « qui,
dans le discours, assure la fonction d’identité sémantique162 ». C’est du mot qu’on peut dire
qu’il est employé métaphoriquement, et c’est lui qui porte une signification non littérale
(dans le cas qui nous intéresse, émergente); une déviance lexicale et un « effet de sens »
réels résultent de la « production de sens » motivée par la prédication impertinence. Cette
intégration ne paraît pas, du reste, être entièrement étrangère aux trois théories résumées cihaut : autant chez Richards et Black que chez Beardsley, l’effet métaphorique se
concentrait sur un élément de l’interaction (le véhicule, le foyer ou le modificateur) qui
était une partie de l’énoncé. Pour Ricœur, cette partie est le mot, sur lequel repose la
polysémie, trait de la langue (au sens saussurien)163; ce qui l’amène en somme à affirmer
que « la métaphore est l’issue d’un débat entre prédication et dénomination; son lieu dans
le langage est entre les mots et les phrases164. »
162
Paul RICŒUR, MV, p. 9 (nous soulignons). Sur cette identité sémantique : « le mot préserve le capital
sémantique constitué par ces valeurs contextuelles sédimentées dans son aire sémantique; ce qu’il apporte
dans la phrase, c’est un potentiel de sens; ce potentiel n’est pas informe : il y a une identité du mot » (Ibid.,
p. 167). Cette identité ne réfère donc pas à un sens propre, mais à une constance, une institutionnalisation
des valeurs contextuelles potentielles d’un mot qui rend notamment possible la saisie de définitions dans les
dictionnaires. Ces valeurs potentielles ne sont actualisées que par la médiation d’une phrase.
163
« Le problème du sens multiple peut en effet être circonscrit, en sémantique lexicale, comme polysémie,
c’est-à-dire la possibilité pour un nom […] d’avoir plus d’un sens; il est possible de décrire cet effet de sens
dans les termes saussuriens du signifiant et du signifié […]; ainsi est déjà exclu le rapport à la chose » (« Le
problème du double-sens comme problème herméneutique et comme problème sémantique », loc. cit.,
Éditions du Seuil, Paris, 1969, p. 69).
164
Paul RICŒUR, MV, p. 171.
71
3. La métaphore vive
Le temps est venu de s’interroger sur le titre de l’œuvre que nous étudions : la
métaphore vive. L’expression a déjà été utilisée sans qu’elle ne soit élucidée. Ricœur luimême ne l’emploie que rarement165, et sans en arrêter la définition. Qu’entend-il par la
« vivacité » propre à ce type de métaphore? Elle paraît vive lorsqu’elle contre le
flétrissement du langage et le rajeunit, lorsqu’elle crée et porte les subtilités de l’expérience
humaine à l’expression. « L’expression vive est ce qui dit l’existence vive166 ». Toutes les
métaphores ne sont pas ainsi, ce qui pousse constamment Ricœur à distinguer, souvent
davantage par l’usage que par un développement thématique, la métaphore d’invention de
la métaphore contrainte167, de même que la métaphore vive de la métaphore morte. Nous
tenterons pour notre part de cerner la métaphore vive en lui rattachant explicitement ces
deux traits que sont l’innovation sémantique et l’innovation référentielle.
3.1. L’innovation sémantique
a) Nouveauté
Enchaînons là où nous avions laissé la tension métaphorique dans notre précédent
chapitre : seul l’énoncé qui demande à ce que sa pertinence soit reconstruite accède au
statut conjoint d’événement et de sens. Ricœur emploie parfois les termes « innovation » et
« événement » comme synonymes : « nous pouvons parler d’innovation sémantique, ou
d’événement sémantique[…]168 ». Cette identification peut paraître douteuse dans la mesure
où l’événement a été identifié comme une caractéristique de tout discours, de toute parole
en contexte, même celle, commune, qui n’apporte aucune nouveauté au plan sémantique.
En la rattachant à l’événement, peut-être Ricœur cherche-t-il à accentuer le caractère fugitif
de l’innovation pour aggraver son opposition au sens, qui détient une certaine stabilité du
fait qu’il est réidentifiable. L’innovation n’est-elle pas en effet corrélée au statut
165
Elle ne se trouve au total qu’une quinzaine de fois dans l’œuvre du même nom qui compte 400 pages
(pp. 107, 127, 141, 156, 242, 271, 289, 325, 361-362, 370-373). On compte aussi quelques utilisations des
locutions « expression vive » et « expérience vive » (pp. 61, 391-392).
166
Ibid., p. 61.
167
Ce couple compose l’alternative présente dans le postulat b entre le trope motivé par un choix stylistique
ou par une lacune lexicale. Cette distinction remonte au moins jusqu’à Fontanier qui distinguait entre tropes
libres (figures) et forcés (catachrèses).
168
Ibid., p. 127.
73
événementiel, c’est-à-dire unique, situé et actuel de la figure? Et inversement, l’événement
ne se tient-il pas dans le voisinage de la nouveauté, voire de l’avènement? Appliqué à la
métaphore dans le cadre de la théorie de l’interaction, cela signifie que « la nouvelle
pertinence est corrélative de l’énonciation et de son contexte : sans parole vive, pas
d’innovation
sémantique.
Mais,
complétons
169
réidentification, pas d’innovation sémantique
l’assertion :
sans
identification
et
». Puisque la métaphore vive allie les deux
caractéristiques, il faut que la tension entre fugacité de l’événement et identification du sens
Ŕ qui supprime par la répétition le caractère inédit de la nouveauté Ŕ soit atténuée d’une
certaine manière. Ricœur y réussit en traitant « la nouveauté d’une signification émergente
comme l’œuvre instantanée du lecteur170 ». Le poids de l’innovation sémantique se voit de
la sorte posé sur les épaules de la pragmatique du langage, à laquelle Ricœur s’est référé
maintes fois pour modérer certaines analyses structuralistes. La nouveauté du sens n’est pas
quelque chose qui arrive en soi, mais qui arrive pour et à quelqu’un. Cette solution
repousse les nombreuses difficultés inhérentes à une conception « objective » ou
« réaliste » du nouveau comme quelque chose qui viendrait simplement à l’être. Le
nouveau n’est-il pas de l’ordre de la surprise, de l’inédit, de l’inouï Ŕ c’est-à-dire de ce qui
apparaît tel aux yeux et aux oreilles de quelqu’un? Si cela est vrai, le contraire du nouveau
ne sera pas l’ancien, qui est défini par une durée d’existence, mais l’habituel et l’usé, qui
suggèrent l’appropriation et la familiarité.
b) Traits rhétoriques de la métaphore
Pour faire une place à la notion de nouveauté au sein de l’analyse de la métaphore,
nous avons commencé de délaisser la linguistique au profit de l’impression du lecteur.
C’est en fait vers la rhétorique que nous nous dirigeons, dont la visée irréductible, la
persuasion, exige de théoriser l’appréciation subjective des personnes auxquelles est
adressé le discours. Trois traits rhétoriques du discours, que Ricœur déniche dans la
Rhétorique d’Aristote, intéressent sa philosophie de la métaphore. Il nous faut
préalablement souligner que cette analyse s’affranchit en partie de l’intention de la
rhétorique Ŕ persuader (rappelons au passage que la notion de « persuasion » est aussi
169
Gérald HESS, « L’innovation métaphorique et référence selon Paul Ricœur et Max Black : une antinomie
philosophique », Revue philosophique de Louvain, vol. 102, no. 4 (novembre 2004), p. 644.
170
Paul RICŒUR, MV, p. 127.
74
mobilisée par Aristote dans sa Poétique) Ŕ pour se tourner vers la perception du lecteur; ce
en quoi elle s’applique à la métaphore poétique puisque le langage poétique, sans doute,
cherche aussi à produire certains effets et pas seulement à transmettre une « simple
description de ce qui est donné là171 ».
La première de ces caractéristiques a trait à la clarté et la hauteur de l’élocution (dont la
métaphore fait partie). En effet, le langage doit être facilement saisissable tout en étant
élégant et noble, c’est-à-dire dans un style élevé172. Cette élégance relève d’une certaine
étrangeté introduite dans le langage; or, ce sont les mots communs et courants qui sont les
plus clairs. Il faut donc qu’un juste équilibre s’instaure entre nouveauté et banalité pour que
« l’art se dérobe » (1404b32), c’est-à-dire soit présent et subtil sans être empesé. Muni
d’une permission d’Aristote173, nous complétons cette explication par une citation tirée de
la Poétique :
Ce qui contribue pour une grande part à la clarté de l’expression sans qu’elle soit pourtant
triviale, ce sont les allongements, les raccourcissements et les modifications des mots, car
l’écart par rapport à l’usage courant allant à l’encontre de l’habitude évitera la trivialité, tandis
que ce qu’ils auront de commun avec l’usage habituel produira la clarté (1458b1-5).
Le second attribut rhétorique du discours Ŕ qui mêle des considérations sociologiques Ŕ
est lié à la convenance, que nous avions déjà rencontrée dans notre analyse de la Poétique :
l’élocution doit être appropriée à son sujet selon une « juste proportion » (1408a10)174. Le
ton et l’art déployés dans le discours doivent être à la hauteur du sujet et des circonstances
traités, ce qui a pour effet de rendre le sujet en question probable. C’est là une des
composantes de la règle de vraisemblance notamment chère au classicisme français.
Lorsque ce n’est pas le cas, l’inconvenance devient sensible, comme lorsqu’on fait « parler
le beau langage à un esclave ou à un tout jeune homme, ou qu’on l’applique à des sujets
tout à fait secondaires » (1404b17-18). Pour tenter une transposition sommaire dans le
171
Ibid., p. 61.
La métaphore contribue à ce rehaussement : « la substitution d’un mot à un autre donne à l’élocution une
forme plus élevée » (ARISTOTE, Rhétorique, trad. C.-E. Ruelle, Le livre de poche, Paris, 1991, p. 302,
1404b9).
173
« Quant à ce qui a pour effet de lui ôter la bassesse et de lui donner de l’élégance, ce sont d’autres termes
qui ont été expliqués dans le traité de la Poétique » (1404b8).
174
Rappelons en outre que la tragédie se définissait dans la Poétique comme l’imitation d’une action noble et
achevée, et ce dans un langage relevé d‟assaisonnements. L’hypothèse interprétative de Ricœur, qui aura
des répercussions au niveau de la référence métaphorique, est que le registre de langage doit correspondre à
celui de l’action imitée.
172
75
domaine théâtral, un registre de langue extrêmement soutenu pourrait paraître dissonant
dans la cuisine de Germaine Lauzon, où se prépare le vol de timbres dans Les Belles-Sœurs,
tout comme l’expression en argot populaire de la vengeance se tramant à la cour royale du
Danemark dans Hamlet pourrait, ceteris paribus, avoir pour effet de tourner la pièce en
comédie175.
Le dernier trait que nous souhaitons mettre en lumière est le plus important dans le
cadre de la présente recherche. Celui-ci concerne la surprise : « Voilà pourquoi il faut
donner au langage un cachet étranger, car l’éloignement excite l’étonnement, et
l’étonnement est une chose agréable » (1404b11-12). Cette affirmation contient deux
propositions. Premièrement, pourquoi l’éloignement excite-t-il l’étonnement? Justement
parce qu’étant hors de l’ordinaire, inhabituel, inusité, cet écart par rapport au commun
provoque le dépaysement et avive l’attention. L’inhabituel a le caractère de l’exception et
de la rareté, et ressemble en cela au véritable nouveau, celui qui surprend176. La surprise et
l’étonnement paraissent à leur tour devoir être compris par rapport à l’inattendu, au non
préparé, au sens où ils prennent place là où ils ne correspondent pas à ce qui est attendu,
voire là où il n’y a rien d’attendu. Deuxièmement, en quoi l’étonnement comporte-t-il une
part d’agrément? Il faut à l’évidence lier celle-ci au plaisir d’apprendre dont il est question
dans la Poétique. Apprendre et connaître ne sont-ils pas des activités intimement liées à la
nouveauté? Est-il possible d’apprendre quelque chose qui ne recèle pas quelque élément
neuf aux yeux de l’apprenant? Le problème se laisse reformuler dans les termes du
paradoxe du Ménon, considéré en son aspect épistémologique : peut-on connaître quelque
chose dont on ne sait absolument pas ce que c’est; et d’autre part, pourquoi chercher à
connaître quelque chose que l’on sait déjà? La solution Ŕ mythique Ŕ platonicienne présente
une avenue médiane où le savoir a été possédé avant que d’être perdu dans l’oubli. Des
traces subsistent toutefois en nous et nous permettent, notamment au choc du sensible, de
retrouver ce savoir, de se ressouvenir, de re-connaître. Telle est aussi la situation délicate de
175
Ce risque, appliqué à la tragédie de son temps, est relevé par Aristote à propos de Cléophon (1408a13).
Connivence entre nouveauté, surprise et création qui est aussi aperçue par Freud dans Le mot d‟esprit et
ses rapports avec l‟inconscient de 1905 : « En second lieu, nous comprenons cette particularité du mot
d’esprit, qui consiste en ce qu’il ne réalise son plein effet sur l’auditeur que lorsqu’il a pour lui le charme de
la nouveauté, lorsqu’il le surprend. Cette propriété, responsable de la vie éphémère des mots d’esprit et de la
nécessité d’en créer sans cesse de nouveaux, tient apparemment à ce qu’il est dans la nature même de la
surprise ou du traquenard de ne pas pouvoir réussir une seconde fois » (trad. M. Bonaparte, 1930, p. 136 [En
ligne]).
176
76
la nouveauté, qui sera celle de la métaphore vive : bien qu’encore inouï, le nouveau doit
entretenir une certaine parenté avec ce qui est déjà connu; il doit s’inscrire, pour être saisi
en tant que nouveau, dans un réseau d’attentes et de vécus déjà établi; il doit déroger à une
norme. Il n’y a pas de nouveau sans ancien et vice-versa. Il n’y a pas non plus de vérité
poétique sans fiction, dirons-nous.
Le recoupement entre étonnement et apprentissage via l’agrément qu’ils provoquent est
autorisé par le Stagirite lui-même qui, un peu plus loin dans la Rhétorique, écrit :
Le fait d’apprendre aisément est naturellement agréable pour tout le monde; or les mots ont
toujours une certaine signification et, par suite, tous les mots qui contribuent à nous enseigner
quelque chose sont les plus agréables. Mais le sens des mots étrangers reste obscur et, d’autre
part, celui des mots propres est chose connue. La métaphore [proportionnelle] est ce qui remplit
le mieux cet objet; car […] [elle] produit un enseignement et une notion par le genre (1410b1015).
Ce qui peut être appris se situe à son tour entre l’étranger et le familier, entre l’inconnu et le
connu. La métaphore, est-il dit, instruit par la formation d’un genre. Dans l’exemple « la
vieillesse est un crépuscule », la vieillesse et le crépuscule sont soudainement rapprochés
parce qu’ils se trouvent tous deux à la fin Ŕ respectivement de la vie et de la journée. La
suture des mots est effectuée par le poète, mais c’est au lecteur de reconnaître la paroi
sémantique commune; à lui de produire, à partir des propriétés spécifiques qu’il sait
appartenir à chaque objet, un genre qui les unit. La surprise, qui est aussi une réaction
courante à la question socratique, a cette faculté d’induire la perplexité et, avec elle, le désir
de chercher et de faire sens. C’est dans ce sillage qu’Aristote affirme la supériorité de la
métaphore sur la comparaison, que Ricœur résume ainsi : « plus ramassée, plus brève que
la comparaison [en ce qu’elle escamote le marqueur de l’analogie “comme”], la métaphore
surprend et donne une instruction rapide; c’est dans cette stratégie que la surprise, jointe à
la dissimulation [de ce marqueur de comparaison], joue un rôle décisif177 ». Un pas
déterminant en direction d’une formulation positive du savoir propre à la métaphore est
ainsi franchi.
Se rattache enfin à ce troisième trait rhétorique de la métaphore que celle-ci « met sous
les yeux » [pro ommatôn poieî] (1410b33), comme le traduit maintes fois Ricœur. Elle
« fait voir », ce qui n’est pas sans lien avec sa disposition à donner à faire l’expérience vive
177
Paul RICŒUR, MV, p. 49.
77
de ce qu’elle exprime. Elle dépeint les choses sous l’angle de leur rapprochement en faisant
voir l’une « comme » l’autre (la vieillesse comme un crépuscule, par exemple). Ce « voir
comme », sur lequel nous reviendrons, peut « échouer, comme dans les métaphores forcées,
parce qu'inconsistantes ou fortuites, ou, au contraire, comme dans les métaphores banales et
usées; réussir, comme dans celles qui ménagent la surprise de la trouvaille178 ».
L’inconsistance et le fortuit séparent les « bonnes » des « mauvaises » métaphores.
Singulièrement plus intéressants pour notre étude sont les cas et les caractéristiques qui
distinguent la métaphore morte de la métaphore vive. La métaphore morte a déjà été
vivante; si elle ne fait plus rien voir, c’est parce que la tension entre le sujet et le
modificateur ne se fait plus sentir, sa banalité empêchant toute surprise. L’usage l’intègre
graduellement au lexique disponible de la langue. Un sentier permettant de restaurer la
pertinence sémantique de l’énoncé a été suffisamment foulé pour qu’il soit balisé et
facilement accessible179. La métaphore vive demande au lecteur un travail de défrichement
et d’invention : le résultat de la recherche de sens prend alors les traits de la trouvaille.
N’y a-t-il pas un paradoxe à parler simultanément d’invention et de trouvaille, de
vraisemblance/convenance Ŕ qui se rapportent à des attentes remplies Ŕ et de surprise Ŕ qui
bouleverse ces attentes? Depuis le début de ce mémoire, la métaphore se tient en équilibre
sur à peu près toutes les lignes de faille des distinctions évoquées : entre mot et phrase, sens
et événement, identification et prédication, etc. Il en va de même ici. La prédication
métaphorique doit répondre à des exigences rhétoriques opposées : elle doit être neuve mais
appropriée, étrange mais évidente, surprenante mais satisfaisante. On reconnaît la
métaphore réussie lorsqu’elle « met sous les yeux » et, pourrions-nous même dire,
lorsqu’elle « saute » aux yeux. Le rapprochement qu’elle inaugure est si juste qu’il paraît
évident, et l’invention prend les traits d’une découverte qu’on ne peut plus ignorer.
c) Le travail de l’interprétation
Avancer que la métaphore est le fruit du travail de sens opéré par le lecteur revient à
accorder à l’interprétation une place prépondérante. L’intitulé d’un article de 1972, qui
178
Ibid., p. 270.
Il faut bien spécifier qu’« un » ou « quelques-uns » de ces sentiers de sens sont tracés; rien n’empêche que
des métaphores usuelles comme « l’homme est un loup » causent étonnement et perplexité dans un certain
contexte ou poème, et forcent l’ouverture de nouvelles avenues. Leur potentialité de sens est alors ravivée.
179
78
préfigure et condense La métaphore vive, marque explicitement l’interrelation des deux
thématiques : il s’agit de « La métaphore et le problème central de l’herméneutique »180.
Cet article place la métaphore dans une relation croisée avec le texte, interrelation qui
explicite le cercle herméneutique entre explication et compréhension : la métaphore est la
clé de l’explication du texte car, comme nous l’avons souligné en introduction, nous
« construisons la signification d’un texte d’une manière semblable à celle par laquelle nous
faisons sens avec tous les termes d’un énoncé métaphorique181 »; le texte pris comme un
tout est la clé de la compréhension de la métaphore, puisque « certains traits du discours ne
commencent à jouer un rôle explicite que lorsque le discours prend la forme d’une œuvre
littéraire182 ». À l’explication est ainsi relié le sens immanent à l’unité de langage; la
référence est pour sa part rattachée à la compréhension183. Nous n’emprunterons ici aucune
de ces deux voies. La seconde est réservée pour la section 3.2., et la première fait de la
métaphore un spécimen, un « cas de figure » instrumental dont l’analyse devrait apporter
une certaine lumière sur le concept d’interprétation. Là n’est pas notre dessein; nous
cherchons inversement à comprendre le rôle de l’interprétation dans la constitution du sens
de la métaphore vive.
Avant et après tout encadrement par une discipline ou un canon (que sont diverses
formes prises par l’herméneutique), « interpréter » est une action, celle de « donner
signification à » ou de « tirer signification de ». Ces sens constituent généralement les
premières entrées dans les dictionnaires. C’est à cette acception commune que parait se
référer Ricœur lorsqu’il avance que la tension entre le sujet principal et le sujet secondaire
au sein de l’énoncé métaphorique est doublée par une tension au niveau des interprétations
de cet énoncé, entre d’une part une interprétation littérale qui se bute à une impertinence
sémantique, et d’autre part une interprétation métaphorique qui doit composer un sens à
partir du non-sens. Pour le répéter en d’autres mots : « Challenged by a live metaphor, the
180
Reproduit dans Écrits et conferences 2 Ŕ Herméneutique, Éditions du Seuil, Paris, 2010, pp. 91-122.
Ibid., p. 108.
182
Ibid., p. 112. Nous verrons en 3.2. que le déploiement de la référence de la métaphore demande à ce que
celle-ci soit traitée comme un texte, ou au moins comme un « poème en miniature ».
183
En transposant la distinction frégéenne à l’échelle de l’œuvre, « nous ne nous contentons pas de la
structure de l’œuvre, nous supposons un monde de l’œuvre. La structure de l’œuvre est en effet son sens, le
monde de l’œuvre sa dénotation. Cette simple substitution de termes suffit en première approximation;
l’herméneutique n’est pas autre chose que la théorie qui règle la transition de la structure de l’œuvre au
monde de l’œuvre » (Paul RICŒUR, MV, pp. 277-278).
181
79
reader is obliged to take the initiative in redefining the word’s meaning and so in defining a
world of sense that is constructed through reading or, more broadly, through
interpretation184 ». C’est la métaphore vive qui défie le lecteur par son inconsistance, et
c’est elle qui demande de « reporter toujours plus loin la frontière du non-sens; il n’est
peut-être pas de mots si incompatibles que quelque poète ne puisse jeter un pont entre eux;
le pouvoir de créer des significations nouvelles paraît bien être illimité185 ». Mais le lecteur
doit être interpellé, il doit « prendre l’initiative » d’attribuer de nouvelles significations aux
mots pour que la métaphore lui dise quelque chose. Ces nouvelles significations ne se
trouvent pas déjà au sein du code ou de la langue sédimentée, mais sont tirées d’un certain
contexte ou, plus radicalement encore, des choses auxquelles réfère ce contexte. D’où le
leitmotiv qui rythme La métaphore vive : « Il n’y a pas de métaphore dans les
dictionnaires »! Tant qu’elle est vive, la métaphore demande un travail toujours en cours,
continuellement recommencé; elle est comme à chaque fois nouvelle puisque son caractère
événementiel prime sur toute lexicalisation.
Interpréter, c’est-à-dire faire sens de l’énoncé métaphorique, revient ici à tirer une
intelligibilité d’un divers en apparence inconciliable. Mais la question demeure : comment
donner sens? L’interrogation demande à ce que soient mis au jour les mécanismes à
l’œuvre dans la construction même de cette intelligibilité. Ricœur, sur ce sujet, s’en remet à
l’analyse de Monroe Beardsley qui assoit cette construction sur une logique composée de
deux principes186. Le premier est celui de sélection ou de congruence : le lecteur de la
métaphore doit identifier et retenir, dans le registre complet des significations pouvant être
accordées au mot sur lequel se focalise la métaphore, celles qui sont susceptibles de résister
dans le contexte énonciatif. Le second est le principe de plénitude, qui vient équilibrer le
premier : toutes les significations qui survivent dans ce contexte doivent être attribuées à ce
mot. De cette façon, l’ambiguïté de l’énoncé métaphorique et la polysémie libérée propre
au langage en fête sont préservées. La poésie ne tolère pas l’emprisonnement dans
l’univocité; si elle le fait, elle se condamne à être absorbée par le langage ordinaire. Cela
arrive en certains cas. Des métaphores meurent et deviennent lieux communs (l’homme est
184
William FRANKE, « Metaphor and the Making of Sense : The Contemporary Metaphor Renaissance »,
loc. cit., p. 150.
185
Paul RICŒUR, MV, p. 123.
186
Voir à ce sujet Ibid., p. 124.
80
un loup), voire catachrèses (patte de chaise). L’homme continue néanmoins à créer. Son
pouvoir d’innovation sémantique est constamment à l’œuvre, lui qui répond à un besoin
tout aussi inépuisable de dire, donc de montrer à quelqu’un, qui il est, son monde et son
expérience.
d) Imagination – I
Cette explication appuyée sur la théorie de Beardsley demeure au plan de la logique, et
reste par là tributaire d’une disponibilité préalable des significations, qu’il s’agirait de trier
et de conserver en vue de restaurer la pertinence sémantique de l’énoncé. En affirmant que
les significations nouvelles sont puisées à même les choses et leur contexte, nous n’avons
encore presque rien dit. Car comment s’opère cette jonction entre le sémantique et le non
sémantique? Le concept d’imagination que Ricœur développe vise à faire ce saut. Il faut
tenter de « to complete a semantics of metaphor by having recourse to a psychology of
imagination187 ». Nous nous attaquons à un problème complexe et très important; la théorie
de l’imagination constitue en effet selon Michaël Fœssel « l’armature secrète de toute [l’]
œuvre188 » de Paul Ricœur. Cette thèse détient une certaine recevabilité du fait que
l’ensemble du projet herméneutique de notre philosophe dérive de cette thèse fondamentale
selon laquelle le sujet, étant fini, n’a pas d’accès direct et immédiat à lui-même. Il lui faut
alors substituer à cette « voie courte » d’une conscience transparente à elle-même la voie
longue de la compréhension, laquelle s’applique à « tout ce qui a valeur d’expression
(Ausdruck),
c’est-à-dire
d’objectivation
d’un
intérieur
dans
un
extérieur189 ».
L’herméneutique ricœurienne tient en somme pour principe directeur que l’homme se
comprend à partir des signes objectifs (textes, culture, institutions, etc.) qu’il produit et
dépose dans le monde; ainsi, ce peut être « au travers des œuvres de l’imagination que se
laisse reconstituer le sens de l’expérience humaine190 ».
187
Paul RICŒUR, « The Metaphorical Process as Cognition, Imagination, and Feeling », Critical Inquiry,
vol. 5, no. 1 (Numéro spécial sur la métaphore, automne 1978), p. 147.
188
Michaël FŒSSEL, « La lisibilité du monde Ŕ La véhémence phénoménologique » dans Myriam
REVAULT D’ALLONNES et François AZOUVI (dir.), Cahiers de L‟Herne - Ricœur 1, Éditions de
L’Herne, Paris, 2004, p. 357.
189
Paul RICŒUR, « Interprétation » dans L2, p. 454.
190
Michaël FŒSSEL, « Paul Ricœur et les forces de l’imaginaire » dans Paul RICŒUR, Anthologie, Éditions
du Seuil, Paris, 2007, p. 8.
81
Pour Ricœur, l’étape préliminaire en vue d’arrimer une psychologie de l’imagination à
une théorie de la métaphore est de se défaire de certaines idées concernant le concept
d’« image ». Des « préjugés tenaces » [stubborn prejudices]191 tendent à assimiler l’image à
un résidu de la perception sensorielle : elle serait, dans les termes de Hume, une impression
affaiblie ou amoindrie. En un mot, l’image est saisie comme une reproduction ou une copie
Ŕ imparfaite Ŕ d’une autre chose, indépendante d’elle et plus réelle. En disciple de Husserl,
Ricœur fait remarquer que l’image Ŕ par exemple, cette photo de la tour Eiffel Ŕ ne diffère
de sa perception correspondante Ŕ la tour Eiffel devant nos yeux à Paris Ŕ que par son mode
de donation : la perception donne pour présent ce que l’image re-présente, c’est-à-dire
donne en dépit de son absence. Sous peine d’être empêtré dans une série de paradoxes (par
exemple sur l’intuition d’une absence, le statut mental de la représentation, la quasicroyance qu’accompagne le portrait, etc.), il convient de changer l’angle d’attaque et de ne
plus aborder l’imagination par ses produits, les images. Il faut plutôt, selon une approche
parallèle à celle du langage et de la métaphore, la concevoir comme un processus. De la
reproduction d’une chose absente (l’image-copie), il faut passer à la production d’un irréel
(l’image-fiction). « Absence » et « irréel » possèdent en commun une signification
négative; le « rien » [nothingness] de l’absence concerne le mode de donation d’une chose
réelle, mais « the nothingness of unreality characterizes the referent itself of the fiction192 ».
Ainsi, la nouveauté propre à la fiction et à la métaphore exige une théorie conséquente de
l’imagination : l’image qu’elles proposent ne peut être une simple réactualisation de
perceptions in absentia ou une combinaison de composantes empruntées à l’expérience
antérieure (comme le sont le Centaure et la Chimère). La genèse des images-fictions ne
réside pas dans l’assemblage plus ou moins libre et arbitraire d’idées simples, fruit de « la
fameuse et obscure chimie mentale de l’association des idées193 », mais dans une synthèse
de l‟hétérogène aux règles définies. Ricœur se dirige de la sorte vers Kant et son concept
d’imagination productrice. La grande conquête permise par ce nouveau point de départ est
que l’imagination est ramenée de la sphère perceptive en terrain sémantique. Pourquoi
cela? Parce que la structure de l’imagination est telle qu’elle se laisse exprimer Ŕ sans s’y
191
Paul RICŒUR, « The Function of Fiction in Shaping Reality », Man and World, vol. 12, no. 2 (1979),
p. 123.
192
Ibid., p. 126.
193
Paul RICŒUR, « Imagination et métaphore », Fonds Ricoeur, 1982, p. 2 [En ligne].
82
réduire Ŕ sous forme propositionnelle (j’imagine que…; supposons que…; etc.). Or, nous
dit Ricœur, « la capacité d’un système sémantique à se laisser traduire dans le système
sémantique par excellence Ŕ à savoir le langage Ŕ est un indice sûr de sa sémanticité194 ».
Cet argument fragile (notamment car la perception, des mains de laquelle Ricœur tente
d’arracher l’image, se laisse elle aussi dans une certaine mesure exprimer verbalement)
nous force au moins à reconnaître un lien direct entre imagination et langage. C’est là la
condition nécessaire pour forger un concept d’imagination sémantique, seul adapté pour
rendre compte de l’émergence de sens. Cette thèse mise en place, Ricœur lie l’imagination
au processus métaphorique en deux étapes.
À la première étape correspond l’adage aristotélicien selon lequel « créer de bonnes
métaphores, c’est observer les ressemblances195 ». Or cette « vision du semblable »
demeure pour Ricœur homogène au langage196; elle y est à la fois un « penser » et un
« voir » au niveau desquels opère l’imagination productrice. La métaphore relève de la
pensée dans le travail de restructuration qu’elle accomplit au plan de la signification des
termes qu’elle met en rapport197, et cette pensée ressortit elle-même à une saisie instantanée
Ŕ une vision Ŕ des potentialités et des combinaisons possibles offertes par ce
rapprochement. Ceci constitue, pour Ricœur, une assimilation prédicative qui rend le sujet
principal semblable au modificateur dans l’ordre de la signification; la ressemblance est
instituée ou façonnée par l’acte prédicatif lui-même198. L’apport de cette assimilation, qui
194
Ibid., p. 3 [En ligne].
ARISTOTE, Poétique, trad. M. Magnien, 1459a7-8. Le grec donne « to to homoion theôrein », ce que
Ricœur traduit pour sa part par « bien faire les métaphores c’est bien apercevoir les ressemblances ».
Étonnement, Barbara Gernez ne traduit pas ce segment dans son édition, et n’explique pas son omission.
196
C’est là une difficulté majeure de la théorie de l’imagination de Ricœur. Comment « la vue, la saisie
intuitive Ŕ l’insight » peut-elle être « homogène au discours lui-même » (Paul RICŒUR, « Imagination et
métaphore », loc. cit., p. 6 [En ligne])? Michaël Fœssel paraît être un des rares commentateurs à s’être
attaqué au problème. Dans la première moitié de son article « La lisibilité du monde Ŕ La véhémence
phénoménologique », il s’attache à retracer les sources phénoménologiques de Ricœur et à le reconnecter
explicitement à la « thèse phénoménologique classique de l’“intuition donatrice” selon laquelle voir c’est
donner et non simplement recevoir » (pp. 352-353). Ce qui est donné dans l’intuition, c’est un sens; la
dimension sémantique de l’intentionnalité est alors accentuée et la signification se voit déposée à même la
perception sensible. Dans cette optique, l’étude de la métaphore détient une place stratégique en ce qu’elle
tend à rapprocher, presque jusqu’à la fusion, le sens et l’image sensible.
197
« Imaginer, c’est d’abord restructurer des champs sémantiques ». Paul RICŒUR, « L’imagination dans le
discours et dans l’action » dans TA, p. 243.
198
Bien que l’« assimilation » prédicative instaure la ressemblance, la ressemblance elle-même est aussi, pour
Ricœur, ce qui précède, guide et produit cet énoncé. Pour une discussion détaillée de cette position en
apparence contradictoire, voir l’article « L’imagination et la ressemblance dans la métaphore » de Maurice
Sierro et les pages 56-68 de Le procès de la métaphore de Guy Bouchard.
195
83
se tient au plus près de l’aspect sémantique de l’imagination productrice, est la saisie de
nouvelles ressemblances. Celles-ci s’expriment dans la construction de genres qui unissent
des termes en apparence trop éloignés pour faire sens. L’innovation se signale et est saisie
comme telle dans la mesure où un écart ou une déviance Ŕ par rapport à un ordre ou à des
attentes Ŕ est identifiable. La production d’un nouveau genre brouille les limites de
certaines catégories; il ne peut y avoir de transgression catégoriale qu’en présence de
catégories établies. Il appert que l’incompatibilité prédicative, sur laquelle la théorie
interactionniste de la métaphore repose, dépend d’un exercice réglé de l’imagination,
puisque l’impertinence sémantique se fonde en dernière instance sur un « code de
pertinence ». En ce sens,
le travail de l’imagination consiste précisément dans la saisie de la tension, non seulement entre
le sujet logique et le prédicat, mais entre la lecture littérale et la lecture métaphorique du même
énoncé. L’aperception du semblable consiste à voir le même en dépit de…, et à travers le
différent, à saisir la proximité dans la distance. Cette tension entre identité et différence
caractérise la structure logique de la ressemblance. L’imagination, dès lors, est l’aptitude à
produire de nouveaux genres logiques par assimilation, et à les produire non pas au-dessus des
différences, comme dans le concept, mais dans et par les différences 199.
La ressemblance se voit donc définie de la façon suivante : un même se trouvant au sein de
l’autre, une parenté générique révélée par un rapprochement sémantique. Là où la
prédication unit les termes par assimilation, la contradiction littérale maintient la différence.
Ainsi contrebalancée, l’assimilation prédicative ne saurait être complète. La métaphore
demeure vive tant et aussi longtemps que l’incompatibilité primaire demeure perceptible à
travers la compatibilité nouvelle, c’est-à-dire tant qu’elle produit un contexte d’accueil qui
ne s’use pas. Si cette tension est résolue ou pacifiée, la métaphore accède à la stabilité du
concept. C’est pourquoi l’« aperception du semblable » formulée par Aristote est reprise
mais précisée : le genre produit par l’imagination saisissant et produisant les ressemblances,
celui qui enseigne et qui résout l’énigme que constitue la métaphore, n’est pas fixe mais en
perpétuelle formation, puisque le mouvement de généralisation est constamment intercepté
par la résistante qu’offre la différence.
La seconde étape de jonction de l’imagination à la métaphore nous mène à la lisière de
la psychologie. Elle a trait au passage du noyau sémantique de l’image métaphorique à son
statut quasi-sensoriel. Ricœur dénomme ce mouvement du sens vers le sensible
199
84
Paul RICŒUR, « Imagination et métaphore », loc. cit., pp. 6-7 [En ligne].
l’« iconicité » de la métaphore, et amène résolument le lecteur en sol kantien en soulevant
sa parenté avec la doctrine du schématisme : « Icon is to language what schema is to
concept200 ». Rappelons que pour Kant, le schème est la « représentation d’une méthode
générale de l’imagination pour procurer à un concept son image201 », sans être cette image
elle-même, trop singulière pour correspondre à l’universalité du concept. En d’autres mots,
le schème est l’opération de l’imagination qui permet de sensibiliser un concept.
L’imagination productrice est alors conçue comme la schématisation de l‟attribution
métaphorique. Pour explorer cette jonction du verbal et du non verbal, Ricœur suit à
nouveau le chemin de la réception plutôt que celui de la création : « C’est dans l’expérience
de la lecture que nous surprenons le phénomène de retentissement, d’écho ou de
réverbération, par lequel le schème à son tour produit des images202 ». Grâce à cette
schématisation, « l’imagination [part du sens et] se répand en toutes directions, réanime des
expériences antérieures, revitalise des souvenirs dormants, irrigue les champs sensoriels
adjacents203 ». On pourrait croire qu’une partie de la dimension sensible du langage sera ici
restituée dans ses droits, puisque les évocations nées de la lecture d’un poème ne relèvent
pas seulement du sens mais aussi de la diction poétique, de l’assonance, de la matérialité
des mots. Il n’en est rien. Seul le sens et ce qui en émane intéressent Ricœur. Mais
comment opère le schématisme Ŕ l’iconicité Ŕ de la métaphore? Ricœur s’en remet dans ses
textes « The Metaphorical Process as Cognition, Imagination, and Feeling » (1978) et
« Imagination et métaphore » (1982), à l’idée de Marcus B. Hester selon laquelle les
images suscitées par le texte, et en particulier par la métaphore, sont des images liées, c’està-dire contrôlées par le facteur verbal. Si le lecteur d’un texte se laisse aller dans une
rêverie d’images « libres » ou « sauvages » vaguement associées au sens, il se tient pour
ainsi dire à côté du texte. Dans La métaphore vive, pourtant publiée antérieurement, Ricœur
trouvait cette solution incomplète, car il faut encore expliquer en quoi ces images sont liées
200
Paul RICŒUR, « The Function of Fiction in Shaping Reality », loc. cit. p. 132. Ricœur fait une allusion à
C. S. Peirce dès la première étude de La métaphore vive (p. 49), lui attribuant l’introduction du concept
d’« icône » appliqué à la métaphore.
201
Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, trad. A. Renaut, Garnier Flammarion, Paris, 2006, p. 226
(AK, IV, 100-101). Le schème du concept de « triangle », par exemple, est la règle pour tracer une figure
fermée à trois côtés droits, sans que cette règle ne soit limitée au traçage d’un triangle en particulier. Ricœur
avance, ce qui n’est pas peu dire, que la théorie de la métaphore donne un « accès partiel » (« Imagination et
métaphore », loc. cit., p. 3 [En ligne]) à « l’art caché dans les profondeurs de l’âme humaine » (AK, IV,
101) que constitue le schématisme aux yeux de Kant.
202
Paul RICŒUR, « L’imagination dans le discours et dans l’action », loc. cit., p. 244.
203
Paul RICŒUR, « Imagination et métaphore », loc. cit., p. 7 [En ligne].
85
au sens. La fusion du sens et du sensible y demeure obscure : ne faut-il pas en appeler à des
associations d’ordre psychologique (associations mnésiques issues de vécus hautement
personnels, imaginaire conditionné par des conventions historiques et culturelles, etc.) où le
flot d’images n’est pas en dernière instance contrôlé par le sens lui-même? La solution la
plus satisfaisante consistait alors, pour Ricœur, à faire appel à la notion de « voir comme »,
toujours reliée à la lecture en ce que ledit « voir comme » est « révélé par l’acte de lire » et
constitue « la relation intuitive qui fait tenir ensemble le sens et l’image204 ». Il est ce qui
permet de voir le sujet principal comme le modificateur, mais à certains points de vue
seulement. Ceci est vu comme cela, mais n’est pas identique à cela; grâce au « voir
comme », « on choisit, dans le flot quasi sensoriel de l’imaginaire que l’on a en lisant la
métaphore, les aspects appropriés de cet imaginaire205 ». Maintenant l’autre dans le même,
le « voir comme » met en jeu la ressemblance et s’apparente de surcroît au muthos de par sa
faculté structurelle de sélection, voire d’épuration. Tout comme la ressemblance
aristotélicienne, le « voir-comme » possède le caractère de demi-pensée et de demiexpérience : réglé sur le sens offert par la métaphore, il évoque toutefois des images
échappant au contrôle volontaire206. « Voir comme » inclut à la fois le fait de voir x comme
y et le savoir que x n’est pas y. Il faut conclure que l’imagination, même en intégrant une
dimension sensible, demeure dans les limites du langage : « To imagine, then, is not to have
a mental picture of something but to display relations in a depicting mode207 ». Les
relations de ressemblance trouvent ici leur expression quasi sensible. La métaphore devient
figure.
Pour résumer, nous pouvons dire avec Ricœur que le « sens métaphorique en tant que
tel se nourrit dans l’épaisseur de l’imaginaire libéré par le poème208 ». Cette épaisseur offre
aussi des ressources référentielles inouïes. Il faut le rappeler : c’est dans le langage en fête,
204
Paul RICŒUR, MV, pp. 268-269. Le « voir comme » a été élaboré par Wittgenstein alors qu’il s’attardait
au problème des figures ambiguës (telle celle du canard-lapin). Les traits de cette figure peuvent être vus
tantôt comme ceux d’un lapin, tantôt comme ceux d’un canard. La figure comme telle ne change pas, seule
notre vision imprégnée de significations varie.
205
Marcus B. HESTER, The Meaning of Poetic Metaphor, Mouton, La Haye, 1967, p. 180, cité et traduit par
Paul RICŒUR, MV, p. 270.
206
La métaphore nous fait voir ou non, de la même façon que le lapin est vu Ŕ ou non Ŕ dans la figure
ambiguë. Cette vision peut tout au plus être aidée en amenant l’attention sur ceci ou cela, mais la saisie
soudaine de la figure ne dépend, à proprement parler, d’aucun travail conscient.
207
Paul RICŒUR, « The Metaphorical Process as Cognition, Imagination, and Feeling », loc. cit., p. 150.
208
Paul RICŒUR, MV, p. 271.
86
là où les valeurs sémantiques se renforcent mutuellement, jouent et célèbrent leur liberté,
que l’aperture est la plus extrême. Une troisième étape du rattachement de l’imagination à
la métaphore a trait à l’effet que produit l’imagination sur la référence, ce pourquoi nous en
réservons le développement pour la prochaine section.
e) Innovation et sédimentation
Terminons le portrait de l’innovation sémantique. L’évolution du langage s’appuie en
grande partie sur l’échange rythmant la parole vive et la langue lexicalisée. En étendant au
langage une analyse que Ricœur applique au récit et à son histoire 209, nous pourrions dire
que la métaphore contribue à fonder le phénomène de la tradition. Notion emblématique de
l’herméneutique philosophique, la tradition repose, pour Ricœur, sur un jeu entre
innovation et sédimentation. La sédimentation est le processus par lequel des paradigmes et
des catégories sont établis : les œuvres singulières appartiennent aux formes communes de
la narrativité (une succession ordonnée de péripéties, dénouements, actions, etc.), le plus
souvent à un genre (la tragédie, l’épopée, etc.), et encore à un type (le recoupement des
thèmes et des techniques littéraires dans un courant, par exemple). Du côté de l’innovation
se rangent les œuvres singulières et originales continuellement produites. Bien que
nouvelles, elles se relient « d’une manière ou d’une autre aux paradigmes de la tradition.
[Le travail de l’imagination] se déploie entre les deux pôles de l’application servile et de la
déviance calculée, en passant par tous les degrés de la “déformation réglée”210 ». Les
œuvres novatrices intègrent et transforment ces paradigmes. Transposée dans le domaine du
langage, la sédimentation constitue les sens et les règles déposés dans les dictionnaires et
les grammaires, c’est-à-dire ce sur quoi l’étudiant d’une langue étrangère se penche avant
de la parler. Quelle est sa contrepartie innovatrice? La métaphore, bien sûr, mais aussi le
calembour, le mot d’esprit, certains essais, traités ou définitions, et au fond toute phrase
bien formée venant à l’être, dont le nombre et le contenu sont imprévisibles du point de vue
de la grammaire. Nous reconnaissons encore ici, sous l’avatar de l’innovation et de la
sédimentation, la tension entre événement et sens institué, entre discours et langue, entre
sémantique et sémiotique. Le concept de tradition nous permet d’approfondir la relation
que ces deux pôles entretiennent. D’une part, l’innovation est vouée à devenir, plus ou
209
210
Paul RICŒUR, TR1, pp. 132-135.
Ibid., p. 135.
87
moins complètement, sédiment, et d’autre part la nouveauté peut être à ce point virulente
qu’elle relève momentanément certains dépôts, brouillant l’eau claire des paradigmes et des
classifications.
Le discours travaille la langue, qui offre à son tour de nouvelles possibilités au
discours. Tel est le cycle du langage qui, par là et pour le dire dans les termes d’Hannah
Arendt, possède simultanément les caractères de l’agent et du patient211.
[A]insi l’innovation d’une “signification émergente” (Beardsley) peut être tenue pour une
création linguistique; mais si elle est adoptée par une partie influente de la communauté de
langue, elle peut à son tour devenir une signification usuelle et s’ajouter à la polysémie des
entités lexicales, contribuant ainsi à l’histoire du langage comme langue, code ou système.
Mais, à ce stade ultime, lorsque l’effet de sens que nous appelons métaphore a rejoint le
changement de sens qui augmente la polysémie, la métaphore n’est déjà plus métaphore vive
mais métaphore morte212.
En prenant acte du caractère temporel de la métaphore vive, Ricœur rend compte de la
finitude du langage humain. La théorie substitutive, qui explique au final la métaphore en
termes de polysémie donnée Ŕ les mots ont divers sens, dont certains sont propres et
d’autres figurés Ŕ nous laisse sur le plan synchronique ou atemporel du langage. En
changeant le point focal de l’explication du produit au processus, la polysémie peut être
expliquée en tant que propriété lexicale diachronique : le mot possède la faculté d’acquérir
de nouvelles significations sans perdre pour autant ses anciennes, parce que le locuteur
introduit une distance entre les valeurs sémantiques usuelles dudit mot et le sens général de
l’énoncé213. L’impertinence sémantique elle-même exige l’historicité puisque le mot
insolite, au sein la métaphore vive, a un passé et une histoire qui constituent la norme à
partir de laquelle un écart peut être lu. Pour exprimer cette lutte entre l’établi et le nouveau,
Ricœur aime citer Nelson Goodman, pour qui la métaphore « fait figure “d’idylle entre un
prédicat qui a un passé et un objet qui cède tout en protestant”. […] [L]a protestation est ce
qui reste du mariage ancien Ŕ l’assignation littérale Ŕ que la contradiction défait; céder est
ce qui arrive finalement par la grâce du rapprochement nouveau214 ». Il ne saurait y avoir de
211
Hannah ARENDT, « Chapter V Ŕ Action » dans The Human Condition, University of Chicago Press,
Chicago, 1958, pp. 175-199.
212
Paul RICŒUR, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », loc. cit., p. 101.
213
Gilbert VINCENT, « Paul Ricœur’s “Living Metaphor” », Philosophy Today, vol. 21, no. 4 (supplément
de l’hiver 1977), p. 414.
214
Paul RICŒUR, MV, p. 249. La citation de Goodman Ŕ traduite par Ricœur Ŕ est tirée de Languages of Art,
an Approach to a Theory of Symbols, The Bobbs-Merrill Co., Indianapolis, 1968, p. 69.
88
cession ni de protestation sans la résistance offerte par une forme de tradition, qui n’est pas
« la transmission d’un dépôt déjà mort, mais la transmission vivante d’une innovation
toujours susceptible d’être réactivée par un retour aux moments les plus créateurs du faire
poétique215 ». L’objet traditionnel demande une interprétation et une appropriation toujours
renouvelées, c’est-à-dire contemporaines. Il est le matériau à partir duquel le nouveau est
construit. Adopter un point de vue herméneutique sape ainsi toute tentative de faire table
rase. Le premier indice en est l’importance qui est accordée au milieu langagier, duquel
nous ne pouvons nous extraire. Nous sommes toujours déjà en lui. La culture et les
institutions humaines se développent dans et par le langage. Créer du sens par le discours
contribue à revitaliser l’expérience humaine. C’est pourquoi l’innovation sémantique est si
essentielle, notamment dans la résistance qu’elle offre à la réduction du langage à l’utilité et
à la fonctionnalité. Il n’y a pas meilleure attestation de l’inscription de la métaphore dans le
phénomène de tradition, dans l’œuvre de Ricœur, que lorsque ce dernier affirme que le sens
métaphorique n’annihile pas l’interprétation stricte de l’énoncé, ni n’est créé ex nihilo, mais
s’érige sur les « ruines » du sens littéral, base subsistante, nécessaire et suspendue.
Pareillement, la référence métaphorique ne s’acquiert que sur les ruines de la référence
littérale.
3.2. La référence métaphorique
a) Métaphore et texte
La dernière section a permis de cerner de plus près l’aspect innovateur de la métaphore
vive en nous concentrant sur le dynamisme de sens qui l’anime. Faut-il lui accorder, sur la
base de ce sens, une référence? Ce trajet se bute d’emblée à la résistance offerte par une
idée commune sur la littérature qui cherche dans le réel un équivalent à la fiction et, n’en
trouvant pas, l’exclut du domaine de la vérité et de la connaissance. Cette entrave avait été
ébranlée une première fois dans la discussion de la théorie frégéenne de la référence, dont
la grande avancée avait été la levée de la limitation du concept de référence aux seuls
énoncés scientifiques. À cette conquête négative doit maintenant se joindre une
explicitation positive de cette référence élargie, et, dans le cas qui nous occupe, poétique.
215
Paul RICŒUR, TR1, pp. 132-133.
89
Pour nous mettre sur cette voie, il faut à nouveau changer d’unité langagière en passant de
l’énoncé au texte, qui est la production du discours en tant qu’œuvre. De cette façon, « [s]i
l’énoncé métaphorique doit avoir une référence, c’est par la médiation du “poème” en tant
que totalité ordonnée, générique et singulière216 ». Les derniers mots de cette citation nous
font retrouver les trois catégories pratiques constitutives de l’œuvre littéraire : composition,
appartenance à un genre, effectuation dans un style. Ce changement de niveau a quelque
chose de surprenant. Une asymétrie paraît en effet se dessiner entre le sens métaphorique,
recomposé au niveau de la phrase, et sa référence, tributaire d’un texte irréductible aux
phrases qui le composent. L’asymétrie est aggravée par le fait que Ricœur procède à la
substitution de la problématique sémantique à celle herméneutique comme en raccourci.
L’explicitation de la référence métaphorique exige que la relation entre métaphore et poème
soit consolidée, sous peine de voir sens et référence s’établir en deux territoires isolés.
Un premier point d’intersection entre métaphore et poème (entendu en son sens large et
pas seulement lyrique, ce qui inclut la poésie narrative d’un Homère, par exemple) apparaît
en les replaçant tous deux sous le signe du « poétique ». Poïesis signifie « faire » et
« façonner », tout comme fingere en latin, qui s’augmente pour sa part des significations
« représenter », « feindre », « inventer ». Récit et métaphore, en tant qu’espèces de la fictio
et de la figura, sont liés par l’étymologie : ancêtres latins de nos « fiction » (qui désigne en
général tout le domaine de l’irréel et de l’imaginaire, et particulier une famille de récits) et
« figure » (qui nomme pour sa part les tropes en général), ils dérivent tous deux du verbe
fingere. Rappelons à cet égard la démarche croisée adoptée dans « La métaphore et le
problème central de l’herméneutique » : la focalisation sur la métaphore, conçue comme
poème en miniature, permettait d’expliquer la dynamique du sens au niveau du texte entier;
l’élargissement du regard à l’échelle du texte permettait de comprendre l’élaboration de la
référence mise en jeu par la métaphore217 ou, plus précisément, par un « réseau
métaphorique ».
216
Paul RICŒUR, MV, p. 279.
Le jeu de zoom entre figure et fiction semble être un procédé commun aux poéticiens. Outre Ricœur et
Beardsley, qui traite la métaphore comme d’un « poème en miniature », il est par exemple possible de citer
Gérard Genette : « Je viens de dire que la fiction était “un mode élargi de la figure” parce que je me propose
de passer de l’une à l’autre par extension, mais nous verrons qu’elle en est plutôt un mode renforcé, ou
aggravé. Il est sans doute plus facile de concevoir la chose en la prenant dans l’autre sens : une figure est
217
90
Un court détour par le texte « Parole et symbole » s’impose pour détailler cette notion
de réseau métaphorique. En déplaçant l’examen du mot vers la phrase et en s’attardant à la
construction d’un sens à partir d’une impertinence sémantique, les métaphores n’avaient
jusqu’à maintenant été traitées qu’en tant qu’événements dispersés, locaux et en quelque
sorte autonomes les uns des autres. Or, avance Ricœur, une métaphore « n’opère jamais
seule; l’une appelle l’autre; et chacune demeure vive en préservant son pouvoir d’évoquer
le réseau entier218 ». Elle s’arrache à la fulgurance, l’évanescence et la volatilité en
s’ancrant dans un support à l’organisation stable et hiérarchisée : la métaphore isolée
s’inscrit dans le réseau métaphorique d’un poème particulier (soutenu par un champ
sémantique Ŕ minéralogique, par exemple), voire dans les thèmes récurrents de l’œuvre
entière d’un poète; celui-ci peut puiser à même les métaphores typiques d’une communauté
de langue ou de culture, et encore dans les représentations qui traversent une sphère
culturelle plus étendue, comme celles de l’Occident ou de la chrétienté. Enfin, certaines
analogies semblent communes à l’humanité entière et s’imposer en tant qu’images
primitives de l’expérience humaine (analogies entre le corps, la maison et le cosmos,
notamment). À ces niveaux de généralité, la métaphore s’appuie sur le symbole et en tire,
ultimement, ses significations. Le symbole, dit Ricœur, détient une stabilité déconcertante
parce que bien qu’il possède une face sémantique qui demande à être relayée par le
langage, il s’enracine dans les puissances obscures et les désirs profonds qui animent la vie
elle-même, et qui sont communs à l’humanité entière. En ce sens, la « métaphore se tient
dans l’univers déjà purifié du logos. Le symbole hésite pour sa part sur la ligne de partage
entre bios et logos. Il témoigne de l’enracinement premier du Discours dans la Vie219 »; ce
qui est une autre façon d’exprimer que le dire suppose un être-à-dire220, que le langage
appartient à l’être bien avant que de constituer un objet manipulable par la conscience.
(déjà) une petite fiction, en ce double sens qu’elle tient généralement en peu de mots, voire en un seul, et
que son caractère fictionnel est en quelque sorte atténué par l’exiguïté de son véhicule et, souvent, par la
fréquence de son emploi […]. La figure est un embryon, ou, si l’on préfère, une esquisse de fiction »
(Gérard GENETTE, Métalepse, Éditions du Seuil, Paris, 2004, p. 16).
218
Paul RICŒUR, « Parole et symbole », Revue des sciences religieuses, vol. 49, no. 1-2 (janvier-avril 1975),
p. 157.
219
Ibid., p. 153.
220
Selon l’expression de Rose GOETZ dans « Dire l’être-à-dire : l’intrépidité ontologique de Paul
Ricœur », Le Portique, vol. 26, no. 3 (2011), 11 p. [En ligne]
91
La poïesis peut relier d’une autre façon métaphore et poème, cette fois par la
conjonction entre muthos et mimèsis qui la définit chez Aristote. Nous tirerons dans les
prochaines pages toutes les conclusions de nos longs développements sur la Poétique Ŕ et,
dans une moindre mesure, la Rhétorique. La lexis, en tant qu’elle est subordonnée au
muthos, « place la métaphore au service du “dire”, du “poématiser”, qui s’exerce non plus
au niveau du mot, mais du poème entier221 ». Comme nous l’avons maintes fois souligné,
un type de langage est approprié à la poésie, et encore plus précisément à l’objet qu’elle
imite. Dans le cas de la tragédie antique, le muthos élève son sujet pour représenter les
hommes meilleurs que ceux donnés dans la réalité. La métaphore détient une fonction
parfaitement parallèle lorsqu’il est dit qu’elle relève le langage d’assaisonnements : « il
faudrait même se demander si le secret de la métaphore, en tant que déplacement de sens au
niveau des mots, n’est pas dans la surélévation de sens au niveau du muthos222 ». Il faut
encore ajouter que, puisque la mise en intrigue qui structure l’œuvre est l’imitation ellemême, la surélévation du sens aboutit dans la représentation et la connaissance : « si la
métaphore est reliée au “sens” de la tragédie par le moyen de son muthos, elle est reliée à la
“référence” de la tragédie grâce à sa visée générale, qu’Aristote appelle mimèsis223 ». La
référence poétique acquiert le nom de mimèsis qui, affranchi de la sphère sémantique de la
simple imitation, devient « le nom grec pour l’ouverture/découverte du monde224 ». Celle-ci
s’effectue, comme nous le verrons, en conjonction avec le sentiment, lequel est surélevé et
purifié, selon l’interprétation que fait Ricœur de la katharsis tragique. La métaphore
participe à cette ouverture/découverte du monde en lui accordant son expression langagière
appropriée, grâce et à travers laquelle le monde peut apparaître.
En définissant l’imitation par la composition Ŕ la mimèsis par le muthos Ŕ et vice-versa,
nous atterrissons toutefois à nouveau en plein cœur du paradoxe (qui éveille la perplexité) :
« Voilà un bien étrange mime, celui qui compose cela même qu’il imite225 »! La traduction
ricœurienne de mimèsis par « imitation créatrice » nous avait déjà mis sur la piste d’une
221
Paul RICŒUR, MV, p. 57.
Ibid., p. 58.
223
Paul RICŒUR, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », loc. cit., p. 119. Le muthos
est relié au sens en vertu des traits structurels qui le constituent : unité, cohérence, complétude, etc.
224
Ibid., 120. Bien qu’il aurait été légitime de s’y attendre, Ricœur ne désigne jamais cet événement par le
nom d’« aletheia ». Peut-être est-ce là une des marques de cette distance qu’il tient à garder avec la pensée
d’Heidegger, cette pensée qui le nourrit et, de son propre aveu, le séduit.
225
Paul RICŒUR, MV, p. 55.
222
92
tension interne entre la soumission au réel, d’une part (où la mise en intrigue se lie à
l’action humaine dont elle emprunte les traits), et le travail producteur de la poésie, d’autre
part. La mimèsis cherche à rendre l’action, à exprimer le drame (du grec drâma, action) de
la vie humaine. Sans cette dette à payer à la réalité, nous ne pourrions comprendre ni
reconnaître ce qui s’y présente et s’y joue. Mais elle n’est pas copie pour autant. Elle est
poïesis, fabrication, création. Il nous faut donc compléter l’assertion en disant que ce que le
grand poète découvre, il l’a inventé226. L’enjeu, au centre duquel se noue la notion de vérité
poétique, consiste à penser ensemble ces termes antinomiques que sont la trouvaille et le
façonnement, le dénuement et le travestissement, le déjà-là et le naissant; « bref, il faut
restituer au beau mot “inventer” son sens lui-même dédoublé, qui implique à la fois
découvrir et créer227 ». Inventer, invenire en latin, c’est à la fois « tomber sur » et « venir
à », voire « naître »; en anglais « coming into » et « make up ». Ricœur préserve
constamment cette tension, ce pourquoi il désigne la mimèsis par une paire de prédicats Ŕ
l’ouverture/découverte Ŕ appliquée à un sujet Ŕ un monde. Celui-ci apparaît et transparaît à
travers une expression langagière appropriée à laquelle la métaphore participe. Ricœur avait
aussi, rappelons-le, définit la lexis aristotélicienne comme l’« extériorisation et explicitation
de l’ordre interne du muthos228 », c’est-à-dire traduction, l’apparition, la manifestation de
l’ordre mythique et de la pensée des personnages dans le langage. Il s’agit à présent d’en
dire plus sur ce monde.
226
C’est là une intuition commune à Borges, qui met ces mots dans la bouche d’Averroès : « un grand poète
est moins celui qui invente que celui qui découvre » (Jorge Luis BORGES. L‟Aleph, trad. R. Caillois et R.
L.-F. Durand, Gallimard, Paris, 1967, p. 126). Borges tranche la polarité en faisant valoir, dans la suite du
passage, que seul ce qui est commun à tous les hommes, et donc Ŕ c’est là sa thèse Ŕ ce qui n’est pas une
création personnelle, peut toucher d’autres lecteurs que soi-même. Ce faisant, Borges nous paraît
mésestimer la singularité de la trouvaille et de son expression, aussi universelles et publiques soient-elles.
Pour illustrer cela, tournons-nous momentanément vers l’activité scientifique théorique (c’est d’ailleurs par
une analogie avec les modèles scientifiques que culminera l’enquête ricœurienne sur la référence
métaphorique). La théorie darwinienne de l’évolution ou celle einsteinienne de la relativité générale sontelles des découvertes ou des créations? N’y a-t-il pas une heuristique à l’œuvre, qui ne demande pas
seulement l’observation d’une réalité publique et objective, mais la création d’hypothèses à confirmer ou
infirmer par différents moyens? Le fait que certaines théories scientifiques ou mathématiques sont appelées
par le nom de leur auteur est à cet égard significatif. On parle par exemple des transformées de Laplace
comme du Guernica de Picasso. Suivant Ricœur, qui s’inspire de l’Essai de philosophie du style de GillesGaston Granger, cela s’explique par le fait que l’œuvre du scientifique comme celle de l’artiste peuvent être
considérées « comme la résolution d’un problème, issu lui-même des réussites antérieures dans le domaine
de la science aussi bien que de l’art » (Paul RICŒUR, TR3, p. 292). À la singularité et l’historicité du
problème tel qu’il se présente à l’homme correspond une création/trouvaille tout aussi singulière de sa part.
227
Paul RICŒUR, MV, pp. 387-388.
228
Ibid., p. 53.
93
b) Imagination – II
L’argument « commun » contre la portée référentielle du langage poétique, brièvement
évoqué plus haut, dénonce la trop grande proximité de ce dernier avec le travail de
l’imagination. « Licorne », « Oz » et « Ulysse chez Circé » n’ont pas de référence, parce
qu’ils sont des personnages, des lieux ou des situations fictifs, c’est-à-dire sans équivalent
dans ce qui est usuellement appelé la « réalité ». Ricœur ne nie pas qu’une différence existe
entre les modes de référence des langages ordinaire et poétique, mais refuse d’assimiler
irréalité et non-référentialité. Il déplace ainsi sensiblement les termes pour qu’apparaissent
certaines nuances : dans le langage poétique, le rapport du sens à la référence n’est pas
inexistant, mais l’objet d’une suspension produite par l’imagination. Cela constitue le
moment négatif et la troisième étape de la liaison de cette dernière à la métaphore. Au
procès positif qui consiste à schématiser l’attribution métaphorique au niveau de la
constitution du sens correspond une contrepartie négative qui, tout simplement, place
l’entièreté de ce processus dans l’irréel. Par là, le poète établit une coupure par rapport au
monde « ordinaire » qu’il peut pointer par ostension, notamment dans les situations
dialogiques. Il instaure ainsi ce que Ricœur appelle la littérarité du texte littéraire229, c’està-dire l’espace fictionnel disjoint de la sphère de la réalité effective.
Ricœur rapproche cet état de suspension de l’épochè husserlienne, qui désigne la mise
entre parenthèses de la thèse du monde et de ce qui s’y rapporte (jugements, croyances,
etc.). Il affirme : « toute epochè est l’œuvre de l’imagination. L’imagination c’est
l’epochè230 ». L’épochè, en général, est donc cette faculté imaginative d’irréalisation du
réel, qui ne s’applique pas aux choses singulières, mais aux situations et états de choses
corrélés aux œuvres textuelles. Le déploiement d’un monde est l’affaire d’un texte et non
d’un mot ou d’une phrase. L’homme peut, dans cette posture d’irréalisation Ŕ car Ricœur
développera dans Temps et récit III231 l’idée que le lecteur doit s’irréaliser au même niveau
que l’œuvre qu’il lit Ŕ, se mettre à distance de son monde et de son identité, se rendre en
quelque sorte absent de toute chose, et totalement présent à l’œuvre. Il lui est permis
d’essayer en imagination, c’est-à-dire dans un état de non-engagement vis-à-vis du monde
229
Paul RICŒUR, TR1, p. 93.
Paul RICŒUR, « Imagination et métaphore », loc. cit., p. 10 [En ligne].
231
Paul RICŒUR, TR3, pp. 284-328.
230
94
de l’action et de la perception effectives, des valeurs, des idées, des comportements
éthiques, des appréhensions temporelles, en un mot de nouvelles manières d’être au monde.
Faisant cela, le lecteur fait tout sauf faire passer à ces fictions « l’épreuve de la réalité ». Il
éprouve au contraire leur cohérence interne, leur concordance avec des principes de vie
généraux, il y construit différentes interprétations qui, par un choc en retour, teintent
différemment le sens de ses actions et de ses perceptions. Le pouvoir de l’imagination est
immense232. Husserl en faisait d’ailleurs le pivot de la phénoménologie, puisqu’elle permet,
par des variations infinies, de libérer les objets de leur contingence factuelle en vue de faire
apparaître leur charpente essentielle. D’où cette citation centrale de ses Idées directrices
pour une phénoménologie Ŕ ouvrage traduit clandestinement par Ricœur durant ses années
de captivité en Poméranie orientale : « la “fiction” est l'élément vital de la phénoménologie
comme de toute science eidétique; la fiction est la source où s'alimente la connaissance des
“vérités éternelles”233 ». La fiction Ŕ une réalité irréalisée par l’imagination Ŕ est
positionnée sur le terrain de la connaissance et en constitue même le vecteur par excellence.
Ricœur rompt-il avec cette tradition Ŕ instituée par Aristote Ŕ qui accorde à l’imagination et
à ses expériences artistiques le pouvoir de percer jusqu’à l’essence? Il nous semble possible
de répondre par la négative à cette question, mais sous la réserve Ŕ de taille Ŕ que cette
essence n’est pas celle d’un être donné. L’intérêt que porte Ricœur aux productions irréelles
(modèles scientifiques, fictions littéraires et représentations religieuses, par exemple) en
témoigne. Car au moment négatif d’irréalisation du réel correspond celui, positif, de
réalisation de l’irréel : « La fonction neutralisante de l’imagination à l’égard de la “thèse du
monde” est seulement négative pour que soit libérée une force référentielle de second
degré234 ». La fiction détient un pouvoir de projection qui redécrit, refait, refigure la réalité,
pour en dévoiler l’essence la plus profonde, qui est celle d’un pouvoir-être.
232
Il convient de souligner que le pouvoir de la fiction, pour Ricœur, culmine ultimement dans la refiguration
du monde, c’est-à-dire la transformation de notre rapport à celui-ci, particulièrement du point de vue de
l’action. C’est ainsi que la fiction constitue pour lui un « laboratoire éthique » où il est permis de faire des
variations imaginatives de type husserlien sur des actions et des situations (voir Paul RICŒUR, SA, pp. 139
et 194; TR3 p. 359).
233
Edmund HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Gallimard, Paris, 1950,
p. 227.
234
Paul RICŒUR, « L’imagination dans le discours et dans l’action », loc. cit., p. 245.
95
c) Référence de second degré
Généralités
Ricœur, qui tient dans les années 70 à conserver le vocabulaire de la référence (au prix
d’une polysémie redoutable), désigne cette nouvelle force référentielle par différents
adjectifs : « déployée », « dédoublée », « redoublée », mais aussi « indirecte ». Ce dernier
qualificatif nous met sur la piste d’une première caractérisation, générale, de la référence en
question : la fiction « se dirige ailleurs, voire nulle part; mais parce qu’elle désigne le nonlieu par rapport à toute réalité, [elle] peut viser indirectement cette réalité235 ». Si cela est
vrai, l’enseignement tiré de Frege, selon lequel le désir de vérité tire l’homme du sens vers
la référence en tout discours, est encore une fois vérifié. En faisant de l’« irréalité » un trait
déterminant de la fiction, on continue à la comprendre dans son rapport au réel Ŕ de la
même façon qu’on saisit le noir dans les termes de la couleur en le définissant comme ce
qui ne réfléchit pas la lumière. Mais la référence de second degré se définit aussi
nécessairement par rapport à une référence de premier degré. Nous pouvons déplorer, avec
John Thompson236 et Robert Sweeney, que cette dernière, au même titre que langage
« ordinaire » auquel elle est associée, ne reçoive pas de développement propre chez Ricœur.
Faut-il pour autant nous en remettre à cette idée « that Ricœur has simply assumed firstorder reference in some generally realist sense237 »? Que serait, d’ailleurs, ce « sens
générique » de la réalité? N’est-ce pas le concept même de « réalité » qui est remis sur le
métier par l’imagination?
Ce qui est aboli, [dit Ricœur,] c’est la référence du discours ordinaire, appliquée aux objets qui
répondent à un de nos intérêts, notre intérêt de premier degré pour le contrôle et la
manipulation. Suspendus cet intérêt et la sphère de signifiance qu’il commande, le discours
poétique laisse-être notre appartenance profonde au monde de la vie, laisse-se-dire le lien
ontologique de notre être aux autres êtres et à l’être. Ce qui ainsi se laisse dire est ce que
j’appelle la référence de second degré, qui est en réalité la référence primordiale 238.
Deux enseignements sont à tirer de ce passage aux accents heideggériens. Premièrement,
que le langage ordinaire est lié aux choses à portée de la main (zuhandenen, dans les mots
de Heidegger), aux ob-jets disponibles pour notre usage qui se tiennent contre ou devant soi
235
Ibid., p. 246.
John D. THOMPSON, Critical Hermeneutics : a Study in the Thought of Paul Ricœur and Jürgen
Habermas, Cambridge University Press, Cambridge, 1981, pp. 194-195.
237
Robert D. SWEENEY, « Reference and Refiguration in Ricœur’s Hermeneutics », Proceedings of the
American Catholic Philosophical Association, vol. 62 (1988), p. 76.
238
Paul RICŒUR, « L’imagination dans le discours et dans l’action », loc. cit., p. 246.
236
96
[Gegen-stand]; en allant plus loin, nous pourrions dire avec Ricœur que ce langage est celui
qui « has been reduced to its actuality, to its present functioning, therefore to its utility in
the present239 ». Le langage ordinaire est lui-même un outil qui sert à parler des choses sous
l’angle de leur utilité et de leur utilisation. Étant réduit à l’actualité, il ne peut dire ni le
possible ni le futur; il se borne donc à dire les choses données, achevées ou, disait Aristote,
en entéléchie Ŕ littéralement : qui se tiennent dans leur fin. Deuxièmement, en appelant la
référence de second degré la « référence primordiale », en faisant de la référence qui se
déploie celle à laquelle on retourne, Ricœur entretient encore une fois la tension entre
création et découverte. Pour les besoins de l’analyse, nous tenterons dans la mesure du
possible de traiter chacun de ces pôles isolément.
La redescription métaphorique de la réalité
Pour explorer l’aspect « productif » de la métaphore, Ricœur effectue un crochet par la
théorie des modèles telle que développée par Max Black et complétée par Mary Hesse240.
L’analogie entre modèle et métaphore n’apparaît clairement que si certains types de
modèles sont distingués. Black en répertorie trois principaux : 1) Le modèle à l’échelle, qui
reproduit et met à l’échelle humaine, en respectant les proportions de l’original, ce qui est
trop petit, trop grand, trop rapide ou trop lent. Sa caractéristique principale est qu’il imite
l’apparence de l’original, mais seulement quant à certains traits pertinents (la forme mais
non la couleur, par exemple); il est conséquemment possible de lire sur la copie certaines
propriétés de l’original. 2) Le modèle analogique, qui ressemble pour sa part à l’original par
la structure, et non plus par l’apparence (des modèles hydrauliques de systèmes
économiques, par exemple). C’est donc un réseau de relations qui est représenté dans un
autre médium, et il n’est possible de tirer des conclusions à propos de l’original que par
l’intermédiaire de règles de traduction. 3) Le modèle théorique, qui nous intéresse plus
particulièrement en ce qu’il n’est pas une chose à construire et à montrer, mais se déploie
dans un langage adapté (mathématique, physique, etc.). Ce type de modèle est marqué par
le fait qu’il possède uniquement les propriétés qui lui sont attribuées par ce langage, sans
vérification ni contrôle opérables sur ou par une construction réelle et sensible. Avec ce
troisième niveau, on passe ainsi d’un modèle construit à un modèle décrit constitué par
239
Paul RICŒUR, « Poetry and Possibility », dans Mario J. VALDÉS (éd.), A Ricœur Reader : Reflection
and Imagination, University of Toronto Press, Toronto, 1991, p. 455.
240
Paul RICŒUR, MV, pp. 302-306.
97
l’imagination (Ricœur donne l’exemple de la représentation par Maxwell d’un champ
électrique par les propriétés d’un fluide incompressible, et par là imaginaire241). Le modèle
théorique permet de voir le champ électrique comme un fluide incompressible, et de tirer de
ce dernier, mieux connu parce que créé de toutes pièces et fécond parce que riche en
implications, des relations transposables au champ électrique. Il permet d’essayer de
nouvelles relations et de voir de nouvelles connexions par la voie indirecte de la description
d’un être fictif. L’élément remarquable est que le domaine original, le référent sur lequel
porte le modèle, étant « vu comme » ledit modèle et identifié à sa description, variera luimême au gré du raffinement ou de la réforme du modèle. Ainsi le passage du modèle
géocentrique à celui héliocentrique a pu changer notre interprétation du monde : nous
voyons ou concevons maintenant, par exemple, le soleil comme un point fixe autour duquel
nous tournons.
Mary Hesse appelle ce trait épistémologique des modèles théoriques une redescription
métaphorique parce que, s’éloignant de toute description directe du domaine original, ils le
redécrivent en le transposant dans un autre domaine. Un effet équivalent prend place du
côté de la métaphore. Le détour par la théorie des modèles consolide la décision
méthodologique de Ricœur de délaisser les métaphores isolées au profit de réseaux
métaphoriques : ceux-ci constituent en effet les véritables vis-à-vis des modèles
scientifiques, intrinsèquement constitués par un complexe d’énoncés et de relations. Dans
les poèmes, les métaphores continuées ou filées, certaines aires sémantiques (et non
seulement un mot) sont en effet transposées : les sons peuvent y être compris dans les
termes de la couleur, l’inanimé dans ceux de l’animé, le naturel dans ceux de l’artificiel,
etc. C’est en somme un champ référentiel qui est déployé, champ qui peut aussi être appelé
monde. L’analogie entre métaphore et modèle achoppe cependant sur leur critère de
régulation respectif : « dans le langage scientifique, le modèle est essentiellement un
instrument heuristique qui vise, par le moyen de la fiction, à briser une interprétation
241
Cet exemple est le seul donné par notre philosophe. Il est difficile, si on se limite au texte de Ricœur, de
savoir quelle extension possède ce concept de modèle théorique. La médiation d’un domaine de part en part
fictionnel sur lequel on peut expérimenter en pensée (comme un fluide incompressible) est-elle nécessaire,
ou bien la transposition dans un autre langage est-elle un trait définitoire suffisant (par exemple, « une
pomme tombant d’un arbre… » traduit par « F = m∙a »)? Cette seconde option paraît plus raisonnable, d’une
part parce que le champ d’application des modèles théoriques aurait sinon une portée excessivement limitée,
et d’autre part parce que la traduction/transposition de données ultimement observables dans un langage non
ordinaire paraît déjà procéder d’un travail, à la fois suspensif et épuratif, de l’imagination sémantique.
98
inadéquate et à frayer la voie à une interprétation nouvelle plus adéquate 242 ». Le modèle
détient en commun avec la métaphore la même force novatrice qui fracasse un rapport
antérieur aux choses et en institue un nouveau sous le mode de la redescription. La création
de modèles a néanmoins ceci de distinctif par rapport à la création de métaphores qu’elle
est motivée par un progrès vers l’adéquation. Le concept d’adéquation, demande à juste
titre Gilbert Vincent243, ne marque-t-il pas la dépendance du modèle à l’égard de
procédures de vérification et de démonstration? La valeur du modèle paraît mesurée, en
dernière instance, grâce à l’efficacité de la redescription du monde empirique qu’il effectue.
En d’autres termes, la nouveauté et la vivacité ne sont pas des traits déterminants du
modèle, puisqu’il doit au final s’égaler Ŕ analogiquement, c’est-à-dire indirectement Ŕ à une
réalité qui n’est pas nouvelle, mais donnée.
Ce détour par la philosophie des sciences engendre ainsi autant de problèmes qu’il fait
progresser l’argument. Les difficultés résultent du fait que Ricœur se sert des outils de la
science pour amorcer le dépassement du paradigme scientifique du langage. Rappelons-le :
son entreprise vise à lever cette limitation de la dénotation aux énoncés scientifiques, et
avec cette dénotation, un concept conséquent de vérité. Il s’agit, en l’occurrence, de la
vérité-adéquation, classiquement définie par la correspondance entre des états de choses et
des énoncés. Par l’appel à la notion de « redescription de la réalité » pour caractériser le
pouvoir de la métaphore, la vérité poétique pourra-t-elle se démarquer d’une vérité établie
sur une adéquation directe244? Cette réserve est entretenue par ce que Ricœur pose à
l’origine de la poésie : une expérience qui demande à être dite. En ce sens, la métaphore
juste et vive engage une certaine fidélité vis-à-vis l’expérience en quête d’expression. Les
langages poétique comme scientifique se tiennent chacun au service d’une réalité à
décrire245; leur réalité respective se situe seulement à des niveaux différents. En
242
Paul RICŒUR, MV, pp. 302.
Gilbert VINCENT, « Paul Ricœur’s “Living Metaphor” », loc. cit., p. 418.
244
Ce doute est partagé par László Tengelyi dans « Redescription and Refiguration of Reality in Ricœur »,
Research in Phenomenology, vol. 37 (2007), p. 167.
245
Ou d’une réalité à dire? Ici resurgit une tension que nous avons tenté d’éviter tout au long du mémoire. Le
langage a-t-il la même valeur lorsqu’il cherche à dire et à décrire l’expérience? N’est-il pas tiraillé entre le
fait de valoir « pour lui-même » d’un côté et celui de valoir « pour autre chose » de l’autre? La position de
Ricœur dans La métaphore vive paraît là-dessus on ne peut plus ambiguë. La difficulté est toutefois prise à
bras le corps dans l’entretien plus tardif « Poetry and Possibility », où notre philosophe lit l’histoire de la
poésie comme un balancement entre sa fonction expressive et sa fonction expérimentale (où le langage luimême est une expérience Ŕ pensons par exemple à la poésie pure de Claude Gauvreau ou à la poésie
243
99
conséquence, opposer le langage scientifique au langage poétique, c’est demeurer
prisonnier de la dichotomie vérifiable-invérifiable dictée par la science elle-même, et c’est
de proche en proche faire sombrer la poésie dans l’irrationalisme, l’apparence et l’artifice.
Il faut reconnaître les spécificités du langage poétique. Il n’y a peut-être pas de moyen plus
efficace Ŕ mais risqué Ŕ pour marquer la proximité des deux modes de discours évoqués, en
même temps que leur distance, qu’en empruntant à la philosophie des sciences son
vocabulaire et ses concepts! Cela dit, il faut encore explorer l’alternative proposée à cette
dichotomie. L’examen du sentiment nous paraît constituer un bon point de départ,
puisqu’en lui, certaines distinctions fondamentales portées par le langage sont résorbées.
Le sentiment poétique
Un autre pas dans la direction de l’aspect productif de la métaphore est effectué par la
recherche d’un équivalent métaphorique au muthos narratif. La mise en intrigue narrative
s’identifie aisément en vertu de la parenté entre la vie et le récit, entre l’intrigue et l’action,
que Hannah Arendt a superbement mise en lumière dans le cinquième chapitre de The
Human Condition. Or, dit Ricœur, « [l]a jonction entre mythos et mimesis est l’œuvre de
toute poésie246 », et non seulement de la poésie tragique ou du récit en tant que méta-genre.
Mais qu’est-ce qui est structuré par la métaphore? Nous pouvons affirmer, par anticipation
et en première approximation, que le muthos lyrique est un état d’âme, un sentiment. Pour
le faire apparaître, il faudra encore une fois passer par le poème comme entité.
La métaphore est avant tout rattachée au sentiment par les disciplines qui la théorisent :
la rhétorique cherche à influencer en vue de persuader et de plaire; le plaisir est aussi partie
prenante de plusieurs théories poétiques et esthétiques (prenons à témoin celle d’Aristote,
abondamment cité, mais aussi celle de Kant). Nous avons déjà tenté de cerner le type de
plaisir pris au langage poétique, notamment tel qu’Aristote le pensait, en le saisissant
comme un effet produit par la métaphore elle-même. Il s’agit ici d’élargir le propos au
sentiment en général, et d’élucider sa valeur ontologique à partir non pas du sens de la
métaphore, mais à partir de sa nature. Ricœur cherche à émanciper le concept de
concrète). L’une mise davantage sur la matérialité du langage, l’autre sur la signification. Puisque Ricœur
examine avant tout la métaphore sous l’aspect de l’innovation sémantique, nous avons fait le choix de
délaisser son aspect expérimental. Mais il n’est pas certain que les deux fonctions soient véritablement
dissociables, et que cette ambiguïté puisse être dissipée.
246
Paul RICŒUR, MV, p. 308.
100
« sentiment » d’une psychologie qui tend à l’assimiler à l’« émotion », où il est un type
d’état mental tourné vers l’intérieur et intimement lié aux perturbations corporelles 247. Il
est, dans cette dernière optique, hautement personnel, d’où l’adéquation fréquemment
formulée entre le sentiment et la subjectivité, voire l’arbitraire. Le sentiment n’est pas
émotion. Ce que le premier met en jeu, c’est une forme de dépassement de la distinction
entre sujet et objet.
Le sentiment est joint à la vision proposée par la métaphore en ce qu’un « sentir
comme » est corrélé au « voir comme ». Si ce n’est pas le cas, comment expliquer que nous
pouvons apprécier la convenance ou le caractère approprié de la métaphore? N’est-ce pas
parce que nous sommes inclus dans le processus, en tant que sujets connaissants, que ce
type de « jugement » peut advenir? Si cela est vrai, l’assimilation prédicative a non plus
une mais deux fonctions : premièrement elle rend le sujet principal semblable au
modificateur; d’autre part elle rend le lecteur semblable à ce qu’il voit. En ce sens, le
sentiment viendrait véritablement compléter le travail de l’imagination qui assimile,
schématise et suspend, en faisant nôtre le résultat de cette triple opération. Il semble que
nous puissions reconnaître ici le phénomène d’appropriation, sans lequel « [i]l n’est pas
d’interprétation authentique qui ne s’achève248 ». Or cette soudaine familiarité, ou
pourrions-nous même dire connaturalité, entre l’homme et le monde ouvert par le sens
métaphorique, permet d’entrapercevoir le caractère ontologique du sentiment, qui est de
faire participer à la chose. C’est peut-être parce que la vue tient trop les choses à distance
qu’il fallait doubler le « voir comme » d’un « sentir comme ». Deuxièmement, ce que la
phénoménologie du sentiment que Ricœur développe dans L‟homme faillible nous apprend,
c’est que le sentiment n’est pas purement arbitraire, mais répond à un corrélat. Il est en ce
sens intentionnel, « [m]ais c’est une intentionnalité bien étrange, qui d’une part désigne des
qualités senties sur les choses, sur les personnes, sur le monde, d’autre part manifeste,
révèle la manière dont le moi est intimement affecté249 ». En cela, le sentiment paraît
analogue au toucher : toucher quelque chose, c’est, par un choc en retour, se toucher; c’est
toujours en même temps être touché. Pour le reformuler, il semble que nous puissions lire
247
Paul RICŒUR, « The Metaphorical Process as Cognition, Imagination, and Feeling », loc. cit., p. 155.
Paul RICŒUR, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », loc. cit., p. 115.
249
Paul RICŒUR, HF, p. 100.
248
101
nos propres sentiments sur le monde. Tel est le cas, par exemple, lorsque nous sommes
touchés par un texte, ou qu’une toile nous apparaît triste par ses teintes.
Face à cette position, une critique doit être désarmée. Cette défense aura l’avantage de
préciser le rôle du sentiment dans le déploiement de la référence poétique. L’objection est
toute simple : le sentiment éprouvé sur le monde n’est-il pas la projection d’états subjectifs
sur un objet? Elle heurte de front l’idée que tente de mettre en place Ricœur, c’est-à-dire
que le « sentiment poétique, dans ses expressions métaphoriques, dit l’indistinction de
l’intérieur et de l’extérieur250 », ou encore la réconciliation momentanée du sujet et de
l’objet. Mais on ne peut s’en tenir à cette défense de principe. Reprenant l’exemple de la
toile triste développé par Nelson Goodman dans Languages of Art, Ricœur affirme que la
tristesse appartient réellement au tableau, bien qu’elle soit transposée à partir d’un réseau
de caractéristiques normalement Ŕ c’est-à-dire littéralement Ŕ attribuées aux êtres sentants.
Cela n’est-il pas corroboré par le fait qu’un esthète peut appréhender la tristesse du tableau
sans être rendu triste par lui et que, même, il peut en tirer du plaisir? Cet état très particulier
d’un senti qui est reconnu sans être vécu suggère à sa façon que l’imagination suspend non
seulement le sens et la référence du langage ordinaire, mais aussi les réactions du corps et
les sentiments du quotidien. Devant une tragédie ou une comédie, devant un film d’horreur
ou une littérature de charme, nous n’éprouvons pas la peur, la colère, l’amour ou la pitié à
proprement parler. Nous nous mouvons plutôt dans la sphère purifiée de la fiction. Dans
notre exposé de l’analyse ricœurienne de la katharsis aristotélicienne, nous avions
d’ailleurs souligné ce fait que l’intrigue tragique incluait des événements intrinsèquement
terribles et pitoyables. On attribue généralement au drame la qualité d’être tragique, à la
comédie d’être comique et ainsi de suite, et ce sans appel aux effets engendrés sur le
spectateur. S’il nous est permis d’articuler cette intuition avec ce qui précède, il en résulte
que le sentiment est attaché à l’œuvre elle-même, de la même façon que l’image
métaphorique est liée et guidée par le sens métaphorique. Dans les mots de Northrop Frye,
le poème structure un état d’âme [mood] qui n’est rien en dehors de la chaîne de signes
constituant le poème : l’état d’âme « est le poème et non quelque autre chose derrière
250
Paul RICŒUR, MV, p. 310.
102
lui251 ». Par cette fonction structurante, il semble que nous soyons mis sur la piste de
l’analogue lyrique du muthos tragique, qui n’est autre qu’un état d’âme particulier
transfiguré et manifesté par un texte poétique particulier. Une fiction affective coextensive
au poème est forgée conjointement à l’innovation sémantique Ŕ ce qui permet en outre que
le processus cognitif de l’interprétation métaphorique, qui exigeait une phase de
distanciation objective induite par le moment d’étrangeté, ne soit pas aboli par
l’appropriation dans le sentiment. Au mood est en somme accordée une valeur heuristique
qui offre au lecteur une appréhension fraîche et inédite de la réalité mondaine, un « sentir
comme » qui est la condition nécessaire au déploiement de la mimèsis lyrique. « Seule une
humeur mythisée ouvre et découvre le monde ». Ricœur ajoute que « [s]i cette fonction
heuristique du mood se fait si difficilement reconnaître, c’est sans doute parce que la
“représentation” est devenue l’unique canal de la connaissance et le modèle de tout rapport
entre le sujet et l’objet252 ». Cette hégémonie de la représentation sous l’emprise de la
distinction sujet-objet sur nos modèles de savoir est inscrite au cœur même du langage
ordinaire. En celui-ci, on doit respecter un code de pertinence littérale, on différencie
d’emblée le pronom personnel de ce sur quoi il agit, on se limite aux significations usuelles
qui désignent la réalité utilisée et usée. Le chamboulement du langage entrouvre la porte à
une nouvelle façon de se rapporter au monde, cette fois sous le mode de l’indirect et de
l’irréel, rapport qui par le sentiment « restitue sans cesse notre complicité, notre inhérence,
notre appartenance, plus profondes que toute polarité et que toute dualité253 ». C’est
pourquoi la référence qui est projetée devant le texte, surélevée par rapport à lui, est aussi
en même temps la référence primordiale, celle sur laquelle tout rapport au monde s’institue.
Caractérisation positive de la référence métaphorique : le monde de la vie
De cette référence primordiale, nous trouvons cette courte description dans les
dernières pages de La métaphore vive :
Ce que le langage poétique porte au langage, c’est un monde pré-objectif où nous nous trouvons
déjà de naissance, mais aussi dans lequel nous projetons nos possibles les plus propres. Il faut
donc ébranler le règne de l’objet, pour laisser être et laisser se dire notre appartenance
251
Northrop FRYE, Anatomie de la critique, Gallimard, Paris, 1970, p. 81, cité par Paul RICŒUR, La
métaphore vive, op. cit., p. 285.
252
Paul RICŒUR, MV, p. 309.
253
Paul RICŒUR, HF, p. 101.
103
primordiale à un monde que nous habitons, c’est-à-dire qui, tout à la fois, nous précède et reçoit
l’empreinte de nos œuvres254.
Nous pouvons faire l’hypothèse Ŕ du reste peu risquée, puisque Ricœur lui-même souligne
certaines similitudes Ŕ que ce monde habité et transformé, de même que la méthode pour y
accéder, est apparenté au monde de la vie [Lebenswelt] husserlien. Sans nous aventurer
dans la Krisis de Husserl, nous pouvons le caractériser quelque peu grâce à un texte que
Ricœur a consacré au thème en 1980255. Chez Husserl, le monde de la vie détient deux
traits qui le marquent, lui aussi, du sceau du paradoxe : il retient en lui l’équivocité de
l’originaire, qui « tantôt désigne le sol (grundende Boden) sur quoi quelque chose est
construit, tantôt le principe de légitimation qui gouverne la construction des idéalités sur
cette base256 ». Il est à la fois monde réel (sol) et monde possible (horizon). Le monde réel
est habité, mais aussi habitable; c’est en lui qu’il est permis, selon les mots de Ricœur
empruntés à Heidegger, de déployer ses possibilités les plus propres. Cette ouverture aux
possibles définit le monde de la vie en tant qu’horizon qui, en tant que tel, conserve
toujours une part de potentialité. Il recule à mesure qu’on y avance, insaisissable. Le
Lebenswelt n’est donc jamais, et c’est là la thèse directrice de Husserl, l’objet d’une
intuition directe. Il faut tâcher de l’atteindre indirectement et partiellement par la méthode
de question-en-retour [Rückfrage], qui « consiste à rétrocéder d’œuvres constituées
jusqu’au sol qui fonde leur possibilité257 ». Ainsi le monde de la vie est indissociable de ces
œuvres existantes Ŕ issues tant de la culture que de la science Ŕ à partir desquelles un accès
lui est ménagé; c’est dire, en d’autres termes, que l’originaire en tant que tel, exempt de
toute interprétation et comme perçu dans son dénuement, est inaccessible.
Dès que nous commençons à penser, nous découvrons que nous vivons déjà dans et par le
moyen de “mondes” de représentations, d’idéalités, de normes. En ce sens, nous nous mouvons
dans deux mondes : le monde prédonné, qui est la limite et le sol de l’autre, et un monde de
symboles et de règles, dans la grille duquel le monde a déjà été interprété quand nous
commençons à penser258.
254
Paul RICŒUR, MV, p. 387.
« L’originaire et la question-en-retour dans la Krisis de Husserl », repris dans AP, pp. 361-377.
256
Ibid., p. 376.
257
Michaël FŒSSEL, « La lisibilité du monde Ŕ La véhémence phénoménologique », loc. cit., p. 349.
258
Paul RICŒUR, « L’originaire et la question-en-retour dans la Krisis de Husserl », loc. cit., p. 377. Par
ailleurs, nous ne résistons pas à l’envie de citer ces lignes de Jacques le fataliste de Diderot : « Ils
s’acheminèrent vers un château immense, au frontispice duquel on lisait : “Je n’appartiens à personne et
j’appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d’y entrer, et vous y serez encore quand vous en
sortirez.” » (Paris, Gallimard Ŕ Livre de poche, 1963, p. 34), qui illustrent à merveille ce paradoxe d’un
255
104
Dans ce passage, Ricœur fait apparaître en pleine lumière la circularité de la question-enretour, qui rappelle la dialectique constitutive de la traditionnalité. Nous habitons un monde
qui précède et constitue le référent ontologique ultime des interprétations et du langage,
mais ce sont ceux-ci qui articulent le sens et donnent accès au monde de la vie. La relation
entre
herméneutique
et
phénoménologie
s’en
voit
clarifiée :
si
l’exigence
phénoménologique de description de l’expérience est préservée et mise au premier plan
chez Ricœur, elle demeure indissociable du pas en retrait rendu possible par l’interprétation
qui s’accomplit, dans le cas qui nous occupe, en redescription. L’interprétation ne constitue
pas pour autant une mesure transitoire, puisque « c’est seulement dans le mouvement de
l’interprétation que nous apercevons l’être interprété259 », qui demeure inséparable du
travail qui l’a dégagé ou révélé.
Michaël Fœssel reprend, dans la lignée de cette discussion de la phénoménologie
herméneutique ricœurienne, le problème de l’équivoque du monde de la vie en ces termes :
« il est indissociablement un monde perçu et un monde interprété. […] [L]e monde apparaît
à chaque fois selon une unité signifiante qu’il convient de reconstituer 260 ». Apparition et
sens vont de pair. La perception n’est donc pas pour Ricœur, comme nous l’avons avancé
plus haut, pure aisthesis, c’est-à-dire sensation dénuée de signification. Cette position est
aussi partagée par Aristote et Gadamer. Ce dernier s’est notamment attaché, dans la
première partie de Vérité et méthode, à démonter la doctrine de la « perception pure » en
affirmant que toute sensation saisit du sens : « La perception même, que l’on supposerait
adéquate, ne serait jamais le simple reflet de ce qui est. Car elle resterait toujours
“conception comme” (Auffassen als etwas)261 ». Cet appel au « comme » [als], qui s’est vu
plus tôt accolé au « voir » et au « sentir », définit selon László Tengelyi la notion même de
« sens » au sein de la phénoménologie. Dans l’expérience et la perception, ceci apparaît
« en tant que » cela [etwas als etwas] (pensons à la figure ambiguë perçue comme canard
ou comme lapin). Ceci n’est néanmoins pas identique à cela, ce pourquoi le sens est
monde qui nous précède, nous accueille et nous échappe, tout en étant porté et constitué par nous.
L’aperception du frontispice exhibe notre appartenance inaliénable au château tout en provocant la
distanciation nécessaire à sa transformation.
259
Paul RICŒUR, « Existence et herméneutique », loc. cit., p. 23.
260
Michaël FŒSSEL, « La lisibilité du monde Ŕ La véhémence phénoménologique », loc. cit., p. 352.
261
Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode, op. cit., p. 108 [96-97].
105
qualifié de « structure différentielle »262. Le sens, avant même d’être linguistique, est la
saisie simultanée d’une différence et d’une co-appartenance ou d’une solidarité. Une
tension se dessine entre ce qui est vu et doit être dit, et ce qui est dit. L’expression « ceci en
tant que cela » signifie d’une part qu’une différence subsiste entre les deux pôles, et d’autre
part que le ceci n’est jamais donné de façon brute ou exclusivement sensuelle (de type
humien par exemple). L’expérience n’est en somme jamais non linguistique, au sens où,
intrinsèquement sensée, elle détient une affinité certaine avec le langage, qui représente le
système sémantique par excellence. Le monde de la vie désigne précisément cette sphère
prélinguistique ou antéprédicative qui « n’est pas [à] confond[re] avec je ne sais quelle
immédiateté ineffable et n’est pas identifiée à l’enveloppe vitale et émotionnelle de
l’expérience humaine, mais désigne cette réserve de sens, ce surplus de sens de
l’expérience vive, qui rend possible l’attitude objectivante et explicative263 ». Il est le lieu
primordial où coïncident sans se confondre ces deux entités a priori inconciliable que sont,
dans les termes de la philosophie du langage, le dire invisible et le voir muet264; il constitue
le troisième terme qui fonde et permet de faire se rejoindre, cette fois en langage husserlien,
la visée idéale de signification et le remplissement intuitif.
Nous avons introduit le thème du monde de la vie par le biais d’une description de la
référence métaphorique. Il faut encore dire comment la métaphore vive constitue un avatar
de la question-en-retour husserlienne. En bouleversant les catégories établies et acquises,
celles par lesquelles nous appréhendons d’ordinaire les choses et les communiquons, la
métaphore favorise l’intrusion de l’antéprédicatif et de l’extra-linguistique dans le langage.
La structure circulaire de la question-en-retour est préservée, puisque c’est par le moyen du
langage constitué et déjà articulé qu’« il est possible de développer un questionnement
régressif en direction d’un vécu primordial qui ne sera jamais vu face à face, mais toujours
désigné par un mouvement de renvoi en renvoi265 ». Et ce faisant, la métaphore « suggère,
262
László TENGELYI, « L’expérience et l’expression catégoriale » dans Cahiers de l‟ATP (février 2003),
pp. 2-5 [En ligne].
263
Paul RICŒUR, « Phénoménologie et herméneutique : en venant d’Husserl… » dans TA, pp. 68-69. Un
rapprochement inattendu apparaît en ce que nous avons déjà rencontré cette réserve de sens lorsqu’il a été
question du symbole. Est-ce donc que le monde de la vie recoupe cette dimension des puissances les plus
enfouies du bios qui passent Ŕ mais jamais entièrement Ŕ dans le langage par la métaphore?
264
Paul RICŒUR, « Le dernier Wittgenstein et le dernier Husserl sur le langage », Fonds Ricœur, 1966, p. 7
[En ligne].
265
Ibid., p. 8 [En ligne].
106
révèle, désocculte les structures profondes de la réalité266 ». Nous pouvons ainsi reconnaître
en elle, avec Michaël Fœssel Ŕ et c’est peut-être là la thèse la plus féconde de son article
susmentionné Ŕ, l’équivalent de la réduction phénoménologique pour Husserl et de
l’angoisse pour Heidegger : une structure révélante. À ce monde projeté par la redescription
et ouvert par le sentiment, c’est-à-dire au pendant « créatif » de l’invention métaphorique,
correspond en somme cette force inquisitrice qui dé-couvre furtivement et indirectement le
soubassement de notre rapport au réel. La référence de second rang ayant été abordée sous
les trois angles de la redescription, du sentiment et du monde de la vie, il reste enfin à
thématiser pour soi-même la nature de la vérité métaphorique qui pointe vers l’être.
266
Paul RICŒUR, « Imagination et métaphore », loc. cit., p. 10 [En ligne].
107
4. La vérité métaphorique
En donnant un certain accès à ce qui est, voir et sentir appartiennent à la sphère de ce
qui opère la médiation entre soi et le monde. En ce sens, « voir comme » et « sentir
comme », résultats du travail de l’imagination, de la redescription et du sentiment
coextensif au poème, constituent deux modalités de ce rapport au monde. De leur côté, la
vision et la sensation prennent place dans le cadre de l’attitude naturelle, dans un commerce
quotidien avec une réalité qui répond à un intérêt de premier ordre pour la manipulation.
Pour le phénoménologue, il n’est pas question de mettre ce rapport au jour en vue de
l’éliminer; il est au contraire nécessaire à la vie, et n’est problématique que lorsqu’il est
considéré comme le seul rapport possible au monde. Ainsi la métaphore, aboutissant dans
la transformation de la sensibilité, offre au lecteur réceptif d’étendre ses matières de sentir.
Elle suggère implicitement que la réalité n’est pas épuisée par l’évidence de l’empirie et par
le langage scientifique qui tend à supprimer l’équivocité du monde. Le dynamisme de la
signification à l’œuvre dans l’énoncé métaphorique vif induit une vision elle-même
dynamique Ŕ ou stéréoscopique, de par sa vertu iconique de la réalité (c’est-à-dire sa
capacité à présenter ceci sous les traits de cela : Louis-Philippe 1er en Gargantua, par
exemple) Ŕ; en faisant « voir comme » et « sentir comme », elle offre l’expérience du
possible, c’est-à-dire de ce qui retient en soi les deux valeurs de « ce qui n’est pas » et de
« ce qui est comme si ». Les multiples tensions constitutives de la métaphore se verront
résumées en une tension ultime. Rappelons-les brièvement : 1) tension entre tenor et
vehicle, focus et frame, sujet principal et sujet secondaire au sein de l’énoncé métaphorique;
2) tension entre une interprétation littérale de l’énoncé qui s’autodétruit et une
interprétation métaphorique qui reconstruit; 3) tension dans la fonction relationnelle de la
copule, qui présente un balancement ininterrompu entre identité et différence dans la
ressemblance. Ces trois tensions, souligne Ricœur, se tiennent toutes Ŕ malgré quelques
nuances Ŕ au niveau du sens de la métaphore. Suivant la progression de l’examen, toutefois,
elles doivent se répercuter dans la référence elle-même. La référence de second rang est
aussi, souvenons-nous, une référence dédoublée : ce dédoublement manifeste la dynamique
qui intervient entre une référence primaire suspendue et une seconde référence déployée
dans la sphère de la fiction, et « introdui[t] la tension dans l’être métaphoriquement
109
affirmé267 ». Car c’est bien de l’être Ŕ qui tend à coïncider avec la « réalité » pour Ricœur Ŕ
dont il est question dans la métaphore : la copule n’a pas pour seule fonction de mettre en
relation un sujet avec un prédicat, elle prétend ce faisant redécrire ce qui est. La métaphore
ne fait pas exception à la véhémence ontologique du langage, cette impatience, ce besoin de
dire les choses et l’expérience, et en particulier celles qui se dérobent à l’expression. Car
qu’est-ce qui demande le plus un travail de langage, sinon ce qui ne se laisse pas dire
directement et facilement? Amour, deuil, douleur, sont des mots possédant un sens et un
contenu notionnel, mais ils ne recouvrent en aucune manière l’expérience qu’on peut en
faire. Exprimer n’est pas seulement signifier, tout comme dire ne se réduit pas à nommer. Il
faut encore structurer, moduler et mettre à distance dans le discours. Ricœur dit avec
justesse : « Que saurions-nous de l’amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en
général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n’avait été porté au langage et articulé
par la littérature268 »? Saurions-nous même reconnaître en nous ces états s’ils n’étaient pas
exposés et explorés dans la sphère publique et fictionnelle de l’œuvre? La connaissance de
soi exige le détour de la reconnaissance de soi dans des représentations singulières qui, par
le jeu de la ressemblance, mettent à distance et rendent ainsi visible cela même qu’il y a à
connaître.
4.1. L’être métaphoriquement affirmé : « être-comme »
Pour revenir à l’énoncé métaphorique, il faut dire que la tension centrée sur la copule
dans sa fonction relationnelle affecte aussi ladite copule dans sa fonction existentielle. Le
concept de vérité métaphorique, ou, si l’on préfère, la conception métaphorique de la vérité,
implique que la tension elle-même se retrouve au sein de la vérité. La métaphore dit en
même temps que ceci « est » cela et qu’il « n’est pas » cela. C’est un nouveau sens,
métaphorique, du verbe être qui se dessine. Ce va-et-vient entre affirmation et négation
constitue la spécificité de la copule métaphorique, qui rassemble en elle toutes les tensions
rappelées plus haut et les imprime dans la référence dédoublée qu’elle fait venir à travers le
langage. Elle n’est pas marquée grammaticalement, souligne Ricœur; pour rendre explicite
le paradoxe qui l’habite, il faudrait dire que x est-comme y. Le « comme » ne s’ajoute pas
267
268
Paul RICŒUR, MV, 311.
Paul RICŒUR, « La fonction herméneutique de la distanciation » dans TA, p. 130.
110
au verbe mais y est intégré. En ce sens, le tiret est crucial à l’expression car il distingue la
métaphore de la comparaison. Ricœur suit en cela Aristote, qui faisait de la comparaison
une métaphore affaiblie et non de la métaphore une comparaison tronquée. Le « comme »
vient modifier la force de la copule et constituer sa modalité métaphorique.
Ceci nous conduit à réviser la conclusion préliminaire formulée plus haut, selon
laquelle le sens de la métaphore réside entre les mots et la phrase : il faut conclure, à partir
de la « conjonction entre fiction et redescription […] que le “lieu” de la métaphore, son lieu
le plus intime et le plus ultime, n’est ni le nom, ni la phrase, ni même le discours, mais la
copule du verbe être269 ». Comme le souligne Gilbert Vincent, les différentes unités
linguistiques sont néanmoins liées à la révélation de la modalité métaphorique de la
copule : « At the propositional level the “not” of metaphorical attribution prevails over the
“is”, but at the level of the text the relationship is inverted, and the ordinary references must
recede as a condition for proposing or offering a world, always surprising to a degree 270 ».
Si l’interprétation littérale de l’énoncé métaphorique cède sous la force de l’impertinence
sémantique, c’est parce qu’elle ne tient pas la route sous la conduite du sens affirmatif de la
copule. Pour reprendre un exemple utilisé précédemment et qui n’est pas des plus vivants,
l’homme n’est pas un loup, si on comprend « loup » comme un mammifère carnivore de la
famille des canidés. Au niveau du texte pourtant, grâce notamment à l’effet concerté du
réseau métaphorique, le sens affirmatif de la copule fait émerger le « monde » qui résiste à
l’incrédulité en étant placé dans l’ordre de la fiction. Au service de la description d’un état
présocial ou enchâssée dans certaines fables de La Fontaine, par exemple, cette métaphore
met en relief certains traits communs au loup et à l’homme Ŕ pas tous, car tout ressemble à
tout à une différence près. L’homme en effet, sans être un canidé, est-comme un loup sous
les aspects de la sauvagerie et de la cruauté. En un mot, l’être métaphorique est corrélé au
texte, et non à la seule phrase.
Fidèle à ses habitudes, Ricœur tente d’installer ce concept de vérité métaphorique entre
deux extrêmes que seraient d’une part la naïveté ontologique qui, manquant le « n’est pas »
implicite, cède sans réserve à la véhémence ontologique, et d’autre part une méfiance
269
Paul RICŒUR, MV, Éditions du Seuil, Paris, 1975, p. 11.
Gilbert VINCENT, « Paul Ricœur’s “Living Metaphor” », Philosophy Today, vol. 21, no. 4 (supplément
de l’hiver 1977), p. 417.
270
111
immodérée qui réduit le « est » explicite à un « comme si » dissimulé. Ces deux positions
se résument ainsi : ou bien tout n’est que fiction, ou bien rien ne l’est. On se retrouve soit
face à un langage qui s’efface entièrement devant l’être qu’il porte au langage, soit devant
un langage opaque qui cherche à tromper. Qu’il nous suffise de nous déplacer au constat
final et paradoxal « qu’il n’est pas d’autre façon de rendre justice à la notion de vérité
métaphorique que d’inclure la pointe critique du “n’est pas” (littéralement) dans la
véhémence ontologique du “est” (métaphoriquement)271 ». Le sens de ce paradoxe peut être
éclairé par la dialectique des grands genres platoniciens, que notre philosophe porte au
voisinage de la rupture.
Nous avons retenu du Sophiste que le non-être est relié et relatif à l’être grâce à
l’« autre », puisqu’être quelque chose est toujours en même temps ne pas être autre chose
que soi. Le non-être est « différent-de » ce qui est. La métaphore vive, parce qu’elle
cherche à atteindre le repos de la signification entraperçu dans un élan intercepté vers le
concept, demeure captive d’un va-et-vient perpétuel entre les mots, entre les interprétations,
entre le commun et le différent. L’analyse de la ressemblance a montré que voir le
semblable revient à appréhender le même dans et malgré la différence (ce à quoi se
résument les importants problèmes de la participation et de la réminiscence chez Platon).
Le non-être inclus dans la métaphore, issu de la différence, n’est plus relatif à autre chose,
mais est intégré au sein du même. C’est sur la copule qu’est reportée et entretenue cette
contradiction que Platon n’aurait pu que réprouver. Ce « est » métaphorique ne détermine
pas un singulier sous un universel comme dans le discours conceptuel (l’homme est un
animal, par exemple), mais affirme une équivalence (l’homme est un loup). La distinction
entre ces deux exemples ne tient pas à la généralité du prédicat, mais réside dans la valeur
de la copule : l’une signifie « se range sous la catégorie », alors que l’autre signifie Ŕ si on
exclut le cas de la tautologie, où la copule a une fonction d’équivalence sans contradiction,
comme dans le cas « un célibataire est un homme non marié » Ŕ « est-comme », c’est-à-dire
simultanément « est » et « n’est pas ». En ce sens, la polysémie caractéristique de la
métaphore croise la visée sémantique du discours ontologique d’ordre spéculatif, non au
sens où elle rejoint les significations catégoriales de l’être, mais au sens où elle accroît la
polysémie même de l’être en renvoyant à la distinction entre puissance et acte.
271
Paul RICŒUR, MV, Éditions du Seuil, Paris, 1975, p. 321.
112
4.2. Relais du discours poétique par le discours spéculatif
Cette dernière suggestion appelle plusieurs remarques, car, pour Ricœur, l’ontologie
implicite au discours poétique demande une explicitation qui n’est pas l’affaire de la poésie
elle-même. Cette tâche d’explicitation incombe au discours spéculatif qui offre la
possibilité de penser ce rapport du langage à la réalité allégué par la métaphore 272. Cette
allégation peut être théorisée par la sémantique (notamment via le concept d’intenté), mais
demeure alors au niveau d’un plaidoyer pour la référence. Selon Ricœur, seul le discours
spéculatif détient les ressources pour démontrer l’existence du rapport du sens à la
référence. Qu’entend-il, avant tout, par « spéculatif »?
Partons du côté qui lui est opposé : on peut expliquer la genèse empirique des concepts,
par exemple, grâce à la généralisation et l’apperception du semblable à partir de la
sensation ou de l’image. Ce à quoi contribue la métaphore. Le spéculatif prend le concept
par son autre extrémité. Étranger à toute considération génétique, il thématise ce qui
confère une signification une et la même au concept, qui peut être représenté de multiples
façons. « Signifier est toujours autre chose que représenter273 », même si des significations
peuvent être tirées des représentations et vice-versa. Le concept ne réussit à s’affranchir des
représentations, des illustrations, des interprétations et en général du dynamisme qui l’a vu
naître que parce qu’il peut s’implanter dans un autre horizon de discours qu’est,
précisément, le logos spéculatif. En somme, le discours spéculatif est celui qui, exempt
d’implications empiriques, « met en place les notions premières, les principes, qui
articulent à titre primordial l’espace du concept274 ». La métaphore vive se raccroche au
spéculatif parce qu’en elle, la signification se cherche, c’est-à-dire cherche à se stabiliser
dans le concept. Quelque chose en elle s’efforce de se détacher de la monstration et de la
représentation pour s’égaler à la notion. Mais est-ce possible sans que la métaphore ne soit
abolie dans le processus? Pour demeurer vive, rappelons-le, elle doit préserver les tensions
qui la constituent et résister à l’interprétation qui tend à trancher dans l’équivocité et, au
final, à évacuer l’expérience qui se fraye un accès à l’être dans le langage.
272
Ibid., p. 384.
Ibid., p. 381.
274
Ibid., p. 380.
273
113
Toute interprétation vise à réinscrire l’esquisse sémantique dessinée par l’énonciation
métaphorique dans un horizon de compréhension disponible et maîtrisable conceptuellement.
Mais la destruction du métaphorique par le conceptuel dans des interprétations rationalisantes
n’est pas la seule issue de l’interaction entre modalités différentes de discours. On peut
concevoir un style herméneutique dans lequel l’interprétation répond à la fois à la notion du
concept et à celle de l’intention constituante de l’expérience qui cherche à se dire sur le mode
métaphorique. […] D’un côté elle [sc. cette interprétation médiane] veut la clarté du concept Ŕ
de l’autre, elle cherche à préserver le dynamisme de la signification que le concept arrête et
fixe275.
C’est donc une conception de l’interprétation, et dès lors de l’herméneutique, qui est
sollicitée par la métaphore. Grâce à cette dernière, l’imagination présente, au cœur de cette
interprétation qui ne vise ni la stricte univocité ni la plurivocité déréglée, une signification
hybride Ŕ claire mais voilée, stable mais mobile Ŕ à laquelle la pensée conceptuelle tente de
s’égaler sans y parvenir (au même titre que le concept tente sans succès d’équivaloir à
l’Idée esthétique selon Kant276). Dans l’échec répété se révèle un acharnement, une ténacité
de la pensée conceptuelle qui pense plus. Ainsi la métaphore authentique n’est-elle pas vive
pour la seule raison qu’elle relève un langage sédimenté. « La métaphore est vive en ce
qu’elle inscrit l’élan de l’imagination dans un “penser plus” au niveau du concept. C’est
cette lutte pour le “penser plus”, sous la conduite du “principe vivifiant” qui est l’“âme” de
l’interprétation277 ». Elle induit et insuffle la vie dans l’esprit. Autant elle peut engendrer et
transformer les champs sémantiques, autant elle exerce une attraction Ŕ qui, selon Ricœur,
ne doit jamais mener à la fusion Ŕ sur le discours spéculatif qui cherche à la maîtriser par la
production de concepts incessamment à parfaire.
Un autre aspect décisif du « spéculatif » nous est donné par sa parenté étymologique
avec speculum en latin, qui signifie « miroir » et appelle avec lui le champ sémantique du
reflet et de la réflexion. Le langage possède une réflexivité qui nous permet de le mettre à
distance de lui-même, avant tout parce que c’est dans le langage qu’on peut parler du
langage. Cette réflexivité atteste sa différence, qui est en même temps ouverture, face à son
autre : l’être. Ricœur, qui pousse même jusqu’à la personnification du langage, lui attribue
une conscience qui est « le savoir de son être-rapporté à l‟être. Par ce savoir réflexif, le
275
Ibid., p. 383.
Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, GF-Flammarion, Paris, pp. 143-144 (A, 190).
277
Paul RICŒUR, MV, p. 384. Ricœur marque aussi la complémentarité entre discours poétique et discours
conceptuel dans ces termes : « Conceptualization cannot reach meaning directly or create meaning out of
itself ex nihilo; it cannot dispense with the detour of mediation through figurative structures. » (« The
Creativity of Language », dans Mario J. VALDÉS (éd.), A Ricœur Reader : Reflection and Imagination,
University of Toronto Press, Toronto, 1991, p. 469)
276
114
langage se sait dans l’être278 ». C‟est parce que le langage fait partie de l‟être tout en s‟en
distinguant qu‟il peut s‟y rapporter et l‟exprimer. Le langage n’est donc pas une simple
extériorisation de la pensée ou un support pour la signification, mais le milieu dans et par
lequel se présente et s’expose l’être. Ricœur semble par là retrouver, avec Gadamer, une
définition spéculative de la vérité qui court, notamment, de Plotin à Hegel : la vérité « n'est
pas accord avec autre chose, mais accord avec soi-même ; elle est et énonce son être »; elle
est « accord d'un contenu avec lui-même279 ». La vérité est moins un rapport exact entre le
sujet et l’objet que la manifestation juste et appropriée de quelque chose dans un médium.
Elle fait s’exprimer : c’est bien ainsi!
4.3. Signifier l’acte
Nous sommes ici à la croisée de divers développements qui se rassemblent dans le
concept de vérité métaphorique, dont il faut encore élucider la teneur à partir des moyens
rendus disponibles par le discours spéculatif. Nos développements à propos du monde de la
vie et du sentiment constituent le versant implicite de l’ontologie métaphorique. Une
amorce d’explicitation s’effectue à partir du concept esquissé de vérité poétique, qui met en
jeu une dimension créatrice débordant les classes instituées de la signification. Mais nous
sommes alors placés devant le paradoxe d’un être qui, affirmé métaphoriquement Ŕ et
« [a]ffirmer […] c’est ratifier ce qui est280 » Ŕ, n’est pourtant pas tout à fait.
Ricœur refuse que l’expression de ce paradoxe soit le dernier mot sur la valeur
cognitive et la véhémence ontologique de la métaphore. Afin de faire travailler ledit
paradoxe Ŕ car le dénouer serait céder soit à la naïveté ontologique, soit à la méfiance
généralisée Ŕ, il se tourne encore une fois vers Aristote qui émet cette remarque
énigmatique dans sa Rhétorique : « Je dis que les mots peignent, quand ils signifient les
278
Paul RICŒUR, MV, p. 385.
PLOTIN, Ennéades (V, 5 [32], 2, 18) et HEGEL, Encyclopédie, (§24, add. 2), cité par Guy DENIAU,
Gadamer, Ellipses, Paris, 2004, p. 66. La superbe analyse de Gadamer (pp. 491-502 [469-480] de Vérité et
méthode) rejoint celle de Ricœur en ce que l’être est chez lui constitué spéculativement, c’est-à-dire qu’il se
manifeste dans le langage qui, tel le reflet d’un miroir, fait apparaître cela même que l’on voit sans être soimême cette chose.
280
Paul RICŒUR, RF, p. 41.
279
115
choses en acte » [hosa energounta sêmainei] (1411b24-25)281. Ricœur déniche dans cette
phrase un pont entre la parole poétique et la philosophie première, puisqu’il postule que le
concept d’« acte » [energeia] n’a de sens, chez Aristote, que dans le cadre d’une ontologie.
L’acte constitue avec la puissance la distinction ontologique primordiale, antérieure aux
catégories. Ce couple traverse et redouble en effet l’entièreté de l’analyse catégoriale,
puisque chacune desdites catégories peut être potentielle ou actualisée.
L’acte et la puissance sont si fondamentaux qu’Aristote, dans Métaphysique, Θ, 6, ne
peut les définir par un genre et une différence spécifique. Il doit se contenter d’une
caractérisation inductive et analogique : l’acte est à la puissance ce que l’être éveillé est à
celui qui dort, ce qui est élaboré à ce qui n’est pas élaboré, etc. Ainsi les deux termes sont
corrélatifs. Envisagés sous un seul et même rapport à propos d’une chose singulière, ils
sont exclusifs : une table construite n’est pas une table à construire. Ils peuvent cependant
cohabiter en un même objet lorsque celui-ci est considéré sous deux modalités différentes :
ce tas de planches n’est pas (en acte) une table, tout en étant (en puissance) une table. Entre
les mains de l’artisan, la table pourra être générée, et avec elle tous ses accidents, à partir du
tas de planches. Une parenté se fait jour entre la métaphore, qui affirme une existence
écartelée entre l’être et le non-être, et cette distinction acte/puissance qui, s’appliquant
jusqu’à la substance première, touche le cœur de l’être.
Le parallèle ne s’arrête pas là. Ricœur se réapproprie indéniablement ces remarques
fondamentales lorsqu’il soutient que la vérité poétique, dans ce qu’elle a de plus essentiel,
est liée à « la révélation du Réel comme Acte282 ». Le sens dernier de la référence
métaphorique s’articule sous cet horizon ontologique.
L’influence de ces idées aristotéliciennes perce, chez Ricœur, bien plus loin que la
poétique. C’est parce que le réel est pénétré de puissance et d’acte qu’il peut être révélé
comme tel par le dire poétique. Le couple acte/puissance forme les termes principaux de
son ontologie Ŕ s’il nous est permis de parler d’« une » ontologie pour une méthode qui se
refuse à cristalliser et généraliser ses résultats, et pour qui l’être n’est toujours qu’une terre
281
La traduction est de Ricœur, MV, p. 50. Meyer donne pour sa part : « J’entends par “mettre une chose sous
les yeux” indiquer cette chose comme agissant. » (p. 337).
282
Paul RICŒUR, MV, p. 61 (nous soulignons).
116
promise. Johann Michel a à ce propos bien mis en lumière le caractère dispersé, insulaire et
partiel de l’ontologie ricœurienne283. Cela ne signifie pas que ces fragments d’ontologie
soient dénués de constantes. Les interprétations de plusieurs commentateurs284 convergent
vers ce fait que, d’un bout à l’autre de l’œuvre du Valentinois, l’être est pensé en tant
qu’acte et effort plutôt qu’il n’est saisi en tant qu’essence ou présence. Dans la dernière
étude de Soi-même comme un autre, Ricœur affirme explicitement que ce couple
aristotélicien d’« énergeia-dunamis fait signe vers un fond d‟être, à la fois puissant et
effectif, sur lequel se détache l’agir humain285 ». Ce fond d’être, si on continue la lecture
parallèle avec Aristote, est, tel le premier moteur, déjà effectif; sans cette part d’activité
indéfectible, rien d’actuel ne saurait s’en détacher. Il n’est pas acte pur non plus,
contrairement audit premier moteur, car sans sa part de potentialité, il n’y aurait aucune
possibilité à actualiser. Toute chose serait déjà et à jamais en entéléchie. L’acte humain,
que l’on peut appeler « agir » et duquel la poïétique fait partie, est le lieu par excellence où
se lit cette acception fondamentale de l’être, mais il demeure néanmoins une simple
parcelle du champ de l’Acte.
Du côté de l’art, que nous ne perdons pas de vue, se dessine une relation parallèle entre
mimèsis et phusis : une des interprétations possibles de la célèbre phrase « l’art imite la
nature » [ê teknnê mimeitai tên phusin] (présente notamment en Physique, 194a21) est que
la mimèsis est possible seulement sur la base de la phusis. L’horizon ultime de l’imitation
créatrice est-elle alors l’action (mimèsis praxéôs) ou la nature (mimèsis phuseôs)? Pour
répondre à cette question, il faut avant tout cerner ce que signifient ici « nature » et
« réalité ». Cela ne peut s’accomplir que par le détour de ce que Ricœur appelle une
« interprétation exploratoire » de l’ontologie métaphorique « où l’on n’affirme plus qu’en
questionnant286 ».
283
Johann MICHEL, « L’ontologie fragmentée » dans Simon CASTONGUAY et Cyndie SAUTEREAU
(dir.), Pratique et langage Ŕ Études herméneutiques, Presses de l’Université Laval, Québec, 2012, pp. 245260.
284
Nous pensons par exemple à Bernard Stevens dans « Puissance et effectivité de l’être (À propos de Ricœur
et Heidegger) », Études de lettres, no. 3-4 (1996), pp. 73-88, et à Matthew A. Daigler dans « Being as Act
and Potency in the Philosophy of Paul Ricœur », Philosophy Today, vol. 42, no. 4/4 (hiver 1998), pp. 375385.
285
Paul RICŒUR, SA, p. 357. Le thème de la finitude humaine, cher à Ricœur, transparaît ici.
286
Paul RICŒUR, MV, p. 391.
117
« Signifier les choses en acte », en première approximation, consiste à exprimer l’être
selon une de ses acceptions les plus radicales, qui ne peut passer dans la description directe
de ce qui est donné. Cette venue au langage, l’art l’opère par le biais de la mimèsis, qui est
une métaphorisation du réel ou, autrement dit, une redescription métaphorique de la réalité
ostensive. Nous avons promptement tenu la traduction de phusis par « nature » pour
acquise; cette nature qui se comprend communément comme une donnée inerte qui précède
l’homme et sur laquelle il peut agir. Cette traduction commune est peut-être aussi
trompeuse, soutient Ricœur, que celle de mimèsis par « imitation ». Le but n’est pas de
recouvrer le sens antique du concept, mais de ne pas fermer trop rapidement son éventail de
significations en le rendant par notre concept contemporain de « nature », qui est lui-même
de toute manière teinté par ses réappropriations médiévales, modernes, romantiques,
scientifiques et autres. Est naturel, dans les mots d’Aristote, ce qui possède un principe inné
et interne de mouvement et de repos287, le concept de « mouvement » incluant en lui le
déplacement (changement selon le lieu), la croissance et la décroissance (quantité),
l’altération (qualité), la génération et la corruption (substance). Voir les choses en acte,
n’est-ce pas alors les voir comme des entités naturelles, engagées dans un mouvement
téléologique vers leur fin? Si oui, dire l’actualité signifie aussi, puisqu’acte et puissance
s’entre-définissent, dire la potentialité.
Signifier l’acte, serait voir les choses comme non empêchées d’advenir, les voir comme cela qui
éclôt. Mais alors signifier l’acte, ne serait-ce pas aussi bien signifier la puissance, au sens
englobant qui s’adresse à toute production de mouvement ou de repos. Le poète serait-il alors
celui qui aperçoit la puissance comme acte et l’acte comme puissance? Celui qui voit comme
achevé et complet ce qui s’ébauche et se fait, celui qui aperçoit toute forme atteinte comme une
promesse de nouveauté…288?
La référence de premier ordre est corrélative d’un intérêt pour la manipulation, et ce qui est
manipulable c’est un instrument directement disponible au regard et à la préhension. Une
telle chose est réduite à son actualité, puisqu’elle trouve dans son état actuel et achevé son
terme et son sens. Or cet être est bordé de non-être. Son actualité est en réalité cernée par
une mer interne de potentialités qui rassemble ce que cette chose a été, sera, pourrait et
aurait pu être, mais aussi par un horizon externe composé de tous les rapports potentiels
que cette chose peut établir avec les autres êtres du monde. La métaphore éveille
287
288
ARISTOTE, Physique, op. cit., pp. 115-116 (192b13-16).
Paul RICŒUR, MV, pp. 391-392.
118
l’ensemble des possibles, le potentiel et la puissance latents des êtres et les fait voir comme
en acte. Ici la nature paraît s’identifier peu à peu à la réalité, à laquelle s’applique la
catégorie de « production ». Remontant à l’étymologie latine de « réalité » Ŕ dans laquelle
nous cherchons moins une vérité primitive qu’une sorte de « réserve de sens » qui donne à
penser Ŕ, nous passons de realitas à realis, puis de là à res, qui est la chose mais aussi le
fait, c’est-à-dire le résultat d’un faire. Pour que la réalité puisse être « refaite » par les
poèmes et la littérature, il faut qu’elle ait été faite. S’inspirant de cette étymologie, il nous
est permis d’avancer que le langage dont les potentialités sont libérées nous met au
diapason d’une réalité équivalente, c’est-à-dire en cours de constitution. « Language in the
making celebrates reality in the making289 ». En somme, ce que l’art imite dans la nature, ce
ne sont donc pas au premier chef ses productions singulières et actuelles, mais le fait même
de produire. Nous retrouvons en quelque sorte les termes de la comparaison entre poésie et
histoire présente dans la Poétique : le langage poétique est plus philosophique que le
langage descriptif parce qu’il donne le possible (solidaire de l’imagination, matrice de
l’épochè) à penser.
Cette interprétation de la conjonction entre mimèsis et phusis est peut-être encore trop
limitative, parce que trop anthropomorphique. Ricœur avance que « [s]’il est un point de
notre expérience où l’expression vive dit l’existence vive, c’est celui où le mouvement par
lequel nous remontons la pente entropique du langage rencontre le mouvement par lequel
nous régressons en deçà des distinctions entre acte, action, fabrication, mouvement 290 ».
Ces derniers concepts sont trop tributaires d’un agent et d’une volonté déterminée pour
pouvoir signifier le rapport à la réalité et l’état de l’homme qui « vient au monde » puis est
appelé à l’habiter. Ricœur rappelle cette définition de la nature dans Métaphysique, Δ, 4 :
« Phusis se dit, en un premier sens, de la génération de ce qui croit »291. En son sens
premier, phusis rassemble et dépasse peut-être les différentes formes de l’acte dans le
concept d’apparaître. Si cela est vrai, « signifier l’acte » est déjà une détermination, une
acception limitée du sens général de « génération de ce qui croît ». Car « ce qui croît » n’est
289
Paul RICŒUR, « Poetry and Possibility », dans Mario J. VALDÉS (éd.), A Ricœur Reader : Reflection
and Imagination, University of Toronto Press, Toronto, 1991, p. 462.
290
Paul RICŒUR, MV, p. 392
291
Bien que Ricœur ne le précise pas, cette traduction est celle de Jules Tricot (ARISTOTE. Métaphysique Tome 1, trad. Jules Tricot, Vrin, Paris, 1991, p. 167 (1014b16)).
119
pas limité aux étants naturels, ni même à une région d’objets, mais s’étend à l’être luimême. La réalité elle-même apparaît, naît, se forme et se manifeste. Notre conception de la
« nature » et des étants qui la constituent peut ici servir de guide analogique pour une
compréhension de l’ontologie mise au jour par la métaphore. Elle lui prête notamment son
vocabulaire : le verbe poétique dit « l’existence dans son éclosion292 », la réalité en germe;
Heidegger disait pour sa part « Worte, wie Blumen » Ŕ les mots, comme des fleurs. Pour
ajouter à la puissance de cette analogie, il serait peut-être encore mieux de dire : les mots
sont des fleurs, qui en s’ouvrant s’exposent au monde. En signifiant la « génération de ce
qui croît », la phusis investie par le discours spéculatif réconcilie et réunit ce que Platon
plaçait aux antipodes : l’être et l’apparaître. L’apparaître croît dans l’être, et l’être, pour
être, apparaît293. Quelle métaphore est plus juste, pour qualifier cet état de l’expression, de
l’expérience, de l’existence qui s’épanouit sans flétrir, que celle de la vie?
***
En guise de conclusion à cette ultime partie, nous voudrions revenir à la question posée
précédemment : la phusis est-elle la référence ultime de la mimèsis? Il semble qu’il faille
répondre par l’affirmative. La nature, même comprise comme simple réalité chosique,
demeure l’horizon de la représentation. Représenter est toujours une manière de montrer ce
qui est. Dans l’art le plus abstrait, ce sont encore des parcelles de notre expérience qui sont
portées au jour294. L’activité du poète n’est toutefois pas normalisée par des exigences de
292
Paul RICŒUR, MV p. 392. L’existence elle-même a chez notre philosophe les traits de l’acte. Elle « est
désir et effort. Nous l’appelons effort, pour en souligner l’énergie positive et le dynamisme, nous l’appelons
désir, pour en désigner le manque et l’indigence » (Paul RICŒUR, « Existence et herméneutique » dans CI,
pp. 24-25). Être relève d’une affirmation originaire (héritée de Jean Nabert), dans la lignée de l’appetitio
leibnizien et du conatus spinoziste, voire de la volonté de puissance nietzschéenne et de la libido freudienne.
Être, c’est persévérer dans l’être, tâche de tous les instants.
293
Marcel Conche, dans le cadre d’une étude des poèmes homériques (elle aussi teintée par la lecture de
Heidegger), développe de façon éclatante une conception similaire de la vérité : « Mais la vérité est-elle la
simple conformité à un état de fait? Si tel était le cas, ne faudrait-il pas qu’il y eût d’abord la révélation de
cet état de fait et de son dévoilement prioritaire pour qu’une telle conformité pût être vérifiée? Le Poème
met un monde à la lumière, et ce qui était clos en soi, pris dans son opacité comme on est pris dans les
glaces, le ciel et la mer, le fleuve, la ville, les hommes et les chevaux, tout cela se dé-clôt, s’ouvre, s’expose
comme ciel, mer, fleuve, ville, hommes et chevaux qui vraiment sont, ou, comme on voudra, apparaissent Ŕ
car il n’y a rien par rapport à quoi on pourrait dire qu’ils ne font qu’apparaître : aussi “sont”-ils tout autant
qu’ils “apparaissent”, et inversement » (Essais sur Homère, Presses universitaires de France, Paris,
1999, p. 12).
294
« [Q]ue serait pour nous le spectacle émouvant de ce monde perçu, matrice de notre existence, si l’artiste
ne nous en rendait sans cesse la joie, même par l’artifice extrême de l’art abstrait? En sauvant la couleur, et
120
proportion ou de ressemblance émanant de la nature. Il peut imiter les hommes comme
meilleurs ou pire Il peut imiter les actions telles qu’elles sont ou telles qu’elles pourraient
arriver. Si l’œuvre d’art est soumise à des critères (de vraisemblance et d’unité, par
exemple), ceux-ci sont définis par l’artiste, par un auditoire, par un paradigme ou autre,
mais pas par la nature elle-même. L’ordre du « possible » accorde cette marge de liberté au
poète. Dans cette marge s’établissent toutes les variétés de poésie et de littérature, et se
manifeste une immense partie de la créativité et la novation dont l’esprit humain est capable
sous la conduite de l’imagination. Ainsi Ricœur peut-il dire que la « réalité reste une
référence, sans jamais devenir une contrainte295 ». Même dans son acception la plus large,
qui recoupe les concepts de génération, de croissance et d’apparence, la nature demeure la
dernière référence; non en tant que produit reproduit cependant, mais en tant que
productivité générale de laquelle la production poétique peut jaillir.
Si la relation entre art et nature ne semble pas poser davantage problème pour Ricœur,
elle appelle une reprise sur le terrain des régimes du discours qui, pour sa part, nous
apparaît autrement plus compliquée dans la philosophie de Ricœur. Ce que suggère le relais
du discours poétique, incapable d’articuler sa propre référence, par le discours spéculatif,
c’est, en des termes généraux, que la philosophie Ŕ du moins dans sa portion spéculative Ŕ
doit se faire interprète de l’art. Cela n’a pas de quoi étonner : la poésie, même lorsqu’elle se
rapproche de la philosophie, comme chez Hölderlin, n’a pas pour ambition de réfléchir
thématiquement sur les concepts de monde, de vérité, de réalité. Le danger, bien réel, est
que la philosophie s’arroge le rôle de seul ou ultime interprète de l’art, ou s’estime
indispensable
à
l’épanouissement
de
sa
signification.
La
philosophie
comme
accomplissement et dépassement de l’art n’est pas loin.
Or Ricœur, comme nous l’avons souligné, cherche à aménager un style herméneutique
mixte à la croisée de l’exigence conceptuelle du spéculatif et du dynamisme sémantique de
la métaphore. La huitième étude de La métaphore vive consiste pour l’essentiel en un
plaidoyer pour la pluralité et l’indépendance des modes de discours. Toute forme de
le son, et la saveur du mot, l’artiste, sans le vouloir explicitement, ressuscite la vérité la plus primitive du
monde de notre vie que le savant ensevelit » (Paul RICŒUR, « Vérité et mensonge » dans Histoire et vérité,
Éditions du Seuil, Paris, 1955, p. 175).
295
Paul RICŒUR, MV, p. 60.
121
dérivation ou d’absorption d’une sphère de discours par une autre est contestée par
principe. Le mode de discours préconisé par notre philosophe se situe donc en une position
précaire, subissant de part et d’autre les attractions du discours spéculatif et du discours
métaphorique. Ce que nous voudrions montrer rapidement, c’est que cette posture
mitoyenne place le philosophe dans une situation délicate.
Si on se permet un moment de surplomber La métaphore vive et Temps et récit Ŕ qui
sont des œuvres jumelles conçues ensemble, dit Ricœur296 Ŕ, il apparaît que l’analyse
philosophique cherche, dans un dialogue interdisciplinaire, à amener à la clarté du concept
ce que la métaphore ou le récit, comme formes langagières et institutions humaines,
peuvent dire de vrai. Mais cela doit se faire, en vertu de l’indépendance des régimes de
discours, sans que la philosophie ne puisse formuler ce que la métaphore et le récit
singuliers, celle-ci, celui-là, disent de vrai. La philosophie, dans cette perspective, paraît
condamnée à traiter du langage poétique comme tout, et jamais des œuvres comme telles. Il
semble alors que Ricœur se trouve devant un dilemme. Soit, d’une part, il reconnaît la
séparation radicale des sphères du discours Ŕ c’est sa position explicite Ŕ, mais alors sa
poétique est pratiquement inapplicable (un indice en est que La métaphore vive est
particulièrement avare de métaphores vives) parce que détachée des œuvres singulières.
L’analyse de la poésie, en se limitant à répéter que cette dernière nous offre un accès à
l’originaire, constituerait un cas de figure de ce virulent diagnostic émis par Gilbert
Hottois : « [a]u lieu d‟interpréter le réel, l‟herméneutique philosophique répète que nous
sommes voués à l‟interprétation du réel297 ». Soit, d’autre part, Ricœur cherche à trouver
des munitions pour son propos dans les œuvres singulières Ŕ ce à quoi, par exemple, est
consacré le second tome de Temps et récit Ŕ et se fait alors interprète; il cherche à
déchiffrer les propositions de sens et de référence offertes par le discours poétique. Même
en acceptant que les sphères de discours soient autonomes et qu’aucune philosophie ne
dérive, directement ou indirectement, de la poétique, il nous apparaît contestable que la
reprise de significations issues de la poésie en vue de les ordonner à l’espace de sens de la
296
Paul RICŒUR, TR1, p. 9.
Gilbert HOTTOIS, L‟inflation du langage dans la philosophie contemporaine, Éditions de l’Université de
Bruxelles, Bruxelles, 1979, p. 66.
297
122
philosophie ne soit pas, en même temps et pour reprendre le titre d’une œuvre d’Arthur
Danto, un assujettissement philosophique de l’art.
123
Conclusion
Nous avions pris pour point de départ de notre enquête sur le langage et le monde le
concept grec de mimèsis, qui, selon les dires même de Ricœur, « paraît moins refermé, ou
moins enfermé, plus riche en polysémie298 » que le terme de « représentation ». Cette
décision avait pour but premier de détacher ladite représentation d’un de ses sens possibles,
l’illusion. Ce concept de mimèsis est en effet plus mobile que celui de représentation en
vertu de la distance temporelle qui nous éloigne du contexte qui l’a vu naître, mais aussi par
son attachement général au domaine de l’art. Cette distance ne dispense pas le penseur
d’aller puiser dans ses origines l’amplitude de sens qu’il a en réserve. Ce premier retour à la
mimèsis, nous l’avons effectué par la lecture conjointe du Cratyle et du Sophiste de Platon.
Chez ce dernier, la mimèsis détient une extension quasi illimitée; elle caractérise toute
relation de ressemblance entre deux objets de niveaux ontologiques différents. Notre but
était alors moins de faire une critique de l’application métaphysique du concept que de le
connecter d’emblée au problème de la vérité dans le langage. Par une sorte de jeu de
miroirs, nous avons pu voir à partir de cette première pierre des parallèles se dessiner et se
projeter entre différentes parties du mémoire. La même structure critique s’est en effet
manifestée chez Platon, dans la discussion du structuralisme et dans la rencontre entre
théories substitutive et tensionnelle de la métaphore : à chaque fois, et pour des raisons
sensiblement semblables (la connaissance des choses était à chaque fois abandonnée),
l’enquête au niveau du mot a dû être dépassée et intégrée dans une enquête au niveau du
discours, c’est-à-dire à propos d’une unité de langage supérieure au signe ou au mot.
Chez Aristote par la suite, le concept de mimèsis fait l’objet d’une restriction
considérable en étant appliqué à la seule praxis humaine. Toutefois, ce qu’il perd en
déploiement latéral, il le regagne en profondeur. En effet, dans la lecture que fait Ricœur de
la Poétique, il s’enrichit de sa liaison intrinsèque aux concepts de poïesis et de muthos,
grâce auxquels il signifie simultanément imitation et création, construction et décèlement.
Or, la reprise ricœurienne du concept de mimèsis au sein de la théorie de la métaphore va si
loin que ce dernier finit par être éjecté du régime de la représentation. La mimèsis lyrique
dont Ricœur risque l’articulation donne au final un accès indirect à une réalité se trouvant
298
Paul RICŒUR, « Mimesis et représentation », loc. cit., p. 51.
125
en deçà de toute objectivation et représentation qui s’y attache. Le discours poétique
articule et préserve l’expérience d’appartenance de l’homme au monde et à l’être,
qu’aucun discours ni mode de représentation ne peut abolir (mais qui peut être recouverte).
Ce concept d’appartenance lie étroitement le monde de la vie, ce monde qui nous précède et
que nous habitons, et le sentiment, qui nous accorde [attune] et nous fait participer aux
choses. Ce sont les distinctions sujet-objet et intérieur-extérieur, véhiculées par le langage
ordinaire et la conscience commune, qui sont remises en question dans l’expérience vive
proposée par le langage poétique. Si l’imitation créatrice nous connecte en aval de cette
expérience avec notre qualité d’agent en tant que mimèsis praxéôs, qui a des affinités
certaines avec le récit constitué d’actions, elle nous rattache, en amont, aux structures
primordiales de la réalité en tant que mimèsis phuseôs. C’est en somme du côté de la
passivité de l’expérience humaine que la métaphore produit ses effets : « la re-description
métaphorique règne [dans le champ] des valeurs sensorielles, pathiques, esthétiques et
axiologiques qui font du monde un monde habitable299 », alors que la refiguration opérée
par le récit opère dans les valeurs temporelles liées à l’action.
Sur cette longue route, le concept de monde, matière phénoménologique par
excellence, n’est pas demeuré indemne. C’est le monde du lecteur qui constitue le site
ontologique d’accueil des effets de sens et de référence du discours poétique. En ce sens,
outre la vérité métaphorique qui se joue au plan du spéculatif Ŕ par la métaphorisation du
verbe être Ŕ et dont on ne ressent la teneur que par le biais de la philosophie, Ricœur nous
lègue un enseignement de grande valeur en réaffirmant le formidable pouvoir de la poésie.
Le monde n’est pas simplement constitué par la totalité de ce qui est, mais bien par
l’ensemble des possibilités qui s’attachent à notre expérience, dont Ŕ et peut-être surtout Ŕ
celle fictive. Le monde est, par définition, enrichi par tous les « mondes de l’œuvre »
déployés, par tous les possibles qui passent à portée et excèdent un environnement
immédiat.
Le concept d’horizon et de monde ne concerne pas seulement les références descriptives, mais
aussi les références non descriptives, celles de la diction poétique. Reprenant une déclaration
antérieure, je dirai que, pour moi, le monde est l‟ensemble des références ouvertes par toutes les
sortes de textes descriptifs ou poétiques que j‟ai lus, interprétés et aimés. Comprendre ces
textes, c’est interpoler parmi les prédicats de notre situation toutes les significations qui, d’un
simple environnement (Umwelt), font un monde (Welt). C’est en effet aux œuvres de fiction
299
Paul RICŒUR, « De l’interprétation » dans TA, p. 28.
126
que nous devons pour une grande part l’élargissement de notre horizon d’existence. Loin que
celles-ci ne produisent que des images affaiblies de la réalité, des “ombres” comme le veut le
traitement platonicien de l’eikôn dans l’ordre de la peinture ou de l’écriture (Phèdre, 274e277e), les œuvres littéraires ne dépeignent la réalité qu’en l’augmentant de toutes les
significations qu’elles-mêmes doivent à leurs vertus d’abréviation, de saturation et de
culmination, étonnamment illustrées par la mise en intrigue 300.
Ainsi les villes, les édifices et autres sont transis des significations que leur ont accolées les
œuvres narratives, lyriques, picturales, musicales, mais aussi historiques et scientifiques
(sinon, comment le soleil pourrait-il être vu autrement que comme un petit disque?), et qui
sont aussi, ne l’oublions pas, diffusées par l’éducation et le langage ordinaire. Les textes
nous donnent à voir la réalité à travers le prisme qu’ils déploient devant eux. Même les
œuvres d’art sont enrichies par le biais de la citation, de l’allusion, et en général de tout ce
qui relève de l’intertextualité. La lecture de l’Ulysse de James Joyce n’est pas la même
avant et après celle de l’Odyssée d’Homère, par exemple.
En somme l’étude de la métaphore a fait basculer plusieurs notions-clés du discours
philosophique Ŕ mais aussi ordinaire et scientifique Ŕ, souvent utilisées de façon non
critique, dont celle de monde. C’est précisément à une instance critique, incarnée à son plus
haut point par le discours spéculatif mais déjà à l’œuvre dans l’expression langagière, que
revient le rôle de distancer, notamment pour le reprendre d’un point de vue conceptuel, ce
qui est proche. La distanciation est la contrepartie de l’expérience d’appartenance et la
condition de sa réappropriation. Si l’expérience (et l’existence) demande tant à être
exprimée, c’est qu’elle est davantage qu’une épreuve ressentie et vécue; elle est, elle aussi,
pénétrée d’un sens qu’il faut élucider. Cette élucidation procède d’un moment
d’objectivation qui, reconquis par la conscience, s’intègre à la compréhension de nousmême : « Si le sens n’est pas un segment de la compréhension de soi, je ne sais pas ce que
c’est301 », déclare Ricœur. La découverte de nouveaux modes d’être par l’interprétation
accorde à l’homme une capacité renouvelée de se connaître lui-même.
300
Paul RICŒUR, TR1, p. 151 (nous soulignons). Gadamer va exactement dans le même sens lorsqu’il
affirme qu’un surcroît d’être est attribué à ce qu’une œuvre d’art représente : l’« œuvre d’art est si
intimement liée à ce à quoi elle se réfère qu’elle en enrichit l’être comme en vertu d’un nouveau phénomène
ontologique » (Vérité et méthode, op. cit., p. 165 [152]).
301
Paul RICŒUR, « Autour de la Pensée sauvage. Réponses à quelques questions Ŕ Entretien du “groupe
philosophique” d’Esprit avec Claude Lévi-Strauss », Fonds Ricœur, novembre 1963, p. 7 [En ligne]. Cette
phrase est ce que rétorque Ricœur à un Claude Lévi-Strauss qui, à ses yeux, délaisse la sémantique (le sens)
au profit de la seule syntaxe (la structure).
127
Formuler une définition générale de la vérité poétique n’a en dernière analyse rien
d’aisé. Elle relève d’une référence de second degré qui, créée par l’imagination et inscrite
dans le texte, s’assoit sur les ruines la référence descriptive pour renvoyer aux structures
primordiales de l’expérience humaine. Mais la référence métaphorique qui est corrélée au
sens métaphorique fait signe dès le départ vers l’ontologie : la métaphore, comme toute
forme de langage, est animée d’une véhémence qui la porte à dire l’être-à-dire. Le voircomme et le sentir-comme culminent ainsi dans un être-comme à valeur existentielle. En
retenant dans sa valeur affirmative (cela est ainsi!) la pointe critique du « n’est pas », ce
sens métaphorique de l’être correspond à un certain état Ŕ qui n’est jamais donné à
l’observation empirique ou la description scientifique Ŕ où les choses sont comme en acte et
comme en puissance, c’est-à-dire, en un mot, en train d’apparaître. Même à ce niveau
ontologique, faut-il ajouter, c’est de l’homme dont il est question : « L’être dont [la
philosophie ricœurienne] se soucie, au cours de ses nombreuses et successives
investigations, est l’être de l’homme, être-au-monde, être parlant, agissant et souffrant dans
ce monde dont la difficultueuse dicibilité en appelle toujours à sa puissance de disance, à
son dire302 ».
Le passage du sens à la référence et de celle-ci à l’ontologie n’est pas des plus
évidents. Il y avait déjà de quoi s’étonner du fait que Ricœur cherche à extrapoler la
référence métaphorique à partir d’un muthos, concept réservé d’ordinaire à la poétique de la
narration. Ce muthos lyrique était de fait beaucoup plus difficile à déceler que celui du
récit, qui appréhende et réorganise le monde sous l’angle de l’action, si familière, plutôt
que sous celui du « pathos cosmique303 ». Ainsi Ricœur « reckon[s] that [his] chances of
demonstrating the validity of reference are better in an analysis of narrativity than in one of
metaphoricity304 ». La métaphore vive a fait la percée décisive en direction d’un concept de
vérité poétique en défendant avec éloquence que la capacité de référence du langage n’est
pas épuisée par les usages descriptifs du discours, et ainsi que toute œuvre poétique se
rapporte au monde. Temps et récit reprendra le flambeau huit ans plus tard. Ricœur y
médiatisera davantage la mimèsis : bien que dénotant encore un processus unitaire de
302
Rose GOETZ, « Dire l’être-à-dire : l’intrépidité ontologique de Paul Ricœur », loc. cit., p. 9 [En ligne].
Paul RICŒUR, TR1, Éditions du Seuil, Paris, 1983, p. 153.
304
Paul RICŒUR, « The Creativity of Language », loc. cit., p. 469.
303
128
rapport au monde, elle se voit déployée sur un arc herméneutique comprenant trois
moments; il intercalera de surcroît le phénomène de lecture entre l’expression linguistique
et la réalité qu’elle exprime, pour échapper au court-circuit opéré entre « voir-comme » et
« être-comme » métaphoriques; il substituera le terme de refiguration à ceux de référence et
de vérité, pour exprimer la vertu transformative du récit qui s’ajoute à son pouvoir
révélateur. C’est là, parce que ces deux œuvres s’appellent et se corrigent dans une visée
commune de réconciliation des mots, des choses et de l’homme, qu’il faut, nous semble-til, chercher à affiner et à parachever un concept de vérité poétique chez Paul Ricœur.
En ce sens la métaphore et le récit m’apparaissent tous deux comme les formes parallèles d’un
emploi du langage où, d’une part, l’écartèlement entre les signes et les choses est porté au
voisinage de son point de rupture, et où d’autre part, l’effort pour réparer cette brêche [sic] est
porté à ses limites par un service toujours plus intense et toujours plus dissimulé rendu à la
réalité305.
305
Paul RICŒUR, « Mimèsis, référence et refiguration dans Temps et récit » dans Études
phénoménologiques, no. 11 (1990), Éditions Ousia, Bruxelles, pp. 30-31.
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B. Sources primaires
Plusieurs ouvrages de Ricœur constituent des recueils d’articles. Pour éviter toute
ambiguïté et faciliter le repérage des textes cités, nous émettons une notice pour chacun des
articles utilisés dans ce mémoire.
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