Confidences littéraires

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“LA POLITIQUE
ET LA
LITTÉRATURE
SONT
INTIMEMENT
LIÉES.”
Confidences
littéraires
PRO P O S R E C U E I L L I S PA R J É RÔ M E G A RC I N
Adolescent, il rêvait de devenir
écrivain. Candidat à la présidentielle,
il prétend que la charge exige
qu’on ait, comme en littérature,
un style. Emmanuel Macron raconte
ici le roman de sa vie
S
ur son immense bureau en Bakélite noire, au dernier étage de l’immeuble moderne abritant son QG,
au 99 de la rue de l’Abbé-Groult, Paris 15e, il y a un
seul livre : « Vol de nuit », qui repose sous une belle
couverture bleue siglée NRF. Le roman de
Saint-Exupéry serait-il la bible du candidat Macron ? Rien
d’étonnant. Dans cette ode aux pionniers de l’Aéropostale,
on peut lire en effet que, « dans la vie, il n’y a pas de solutions.
Il y a des forces en marche : il faut les créer et les solutions
suivent », ou encore : « Il était semblable à un conquérant, au
soir de ses conquêtes, qui se penche sur les terres de l’empire,
et découvre l’humble bonheur des hommes. » Seulement voilà,
ce « Vol de nuit », issu de la papeterie Gallimard, est un livre
blanc, vierge. D’une écriture fine et penchée, Emmanuel
Macron y consigne, à l’ancienne, ses idées, ses pensées, ses
principes, peut-être même les grandes lignes de son programme, qui se fait attendre. « Si je n’écris pas, je n’agis pas »,
nous confie, la main posée sur ce faux livre de Saint-Ex, le
pilote d’En Marche !, aux airs de Petit Prince qui s’envole, les
bras en croix, dans les sondages. Rencontre.
Lorsque vous arrivez en hypokhâgne, au lycée Henri-IV,
vous êtes plein de littérature grandiloquente : Char, Gracq,
le Tournier du « Roi des Aulnes » et le Gide des « Nourritures terrestres ». C’est votre grand-mère Manette, une
principale de collège, qui vous y avait initié ?
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Oui, j’ai grandi dans sa bibliothèque, que j’ai toujours dans
ma maison du Touquet. Certains auteurs m’ont moins touché,
Anatole France, Georges Duhamel ou Jules Romains, toute une
littérature qu’elle aimait bien, mais qu’on ne lit plus. En
revanche, j’ai été profondément marqué par Gide, Giono,
Camus, que ma grand-mère m’a fait lire quand j’étais adolescent. Après, j’ai découvert par moi-même Julien Gracq, René
Char et les surréalistes…
En somme, à 18 ans, vous êtes plus littéraire que philosophe…
Tellement plus, en effet, que je ne m’imagine pas aller bientôt
vers la philo. Mes bréviaires sont « les Nourritures terrestres »
et « Noces à Tipasa ». Gide me montre le chemin qui conduit du
cérébral à une sensualité débordante, et Camus, de la sensualité
à l’intellect pur. Les deux ensemble font de moi un garçon très
exalté.
A cette époque, vous ne lisez pas seulement, vous écrivez
aussi…
Oui, entre mes 16 et 17 ans, j’ai rédigé un roman épistolaire
assez baroque, trop « grandiloquent », diriez-vous, sur la civilisation incae. C’est l’histoire imaginaire du dernier des Indiens.
Il raconte l’effondrement de sa civilisation dans des lettres
qu’on aurait retrouvées des siècles plus tard. Mais je n’étais pas
vraiment content de ce texte. Depuis, je l’ai plusieurs fois retravaillé sans arriver à ce dont je rêverais. Peut-être finirai-je par
oser le publier.
A 16 ans, vous vous dites : « Je serai écrivain » ?
Oui, j’en suis alors convaincu. C’est mon unique vocation. Une
vocation que, avant d’être ma femme, Brigitte, quand elle était ma
prof de français, avait partagée et encouragée. Confidence pour
confidence, j’ai écrit deux autres romans et aussi des poèmes…
“JE NE METS RIEN AU-DESSUS DE L’ÉCRITURE”
Etes-vous sûr que vous auriez eu la vanité et l’humilité de
devenir écrivain ?
La vanité, oui, l’humilité, non. J’avais une envie de combats et
un besoin de mêlées qui ne correspondaient pas à une vie d’écrivain. Mais j’ai gardé de ce temps-là un rapport traumatique avec
l’écriture. Vous n’imaginez pas ce que j’ai sué et souffert à écrire,
seul, mon livre « Révolution » (XO Editions, 2016), alors que
j’étais ministre. J’ai bien dû le reprendre et le corriger plus de
quinze fois ! Or, ce livre sur lequel je peinais nourrissait tous mes
discours. En Marche ! est né de ce que j’ai écrit pendant l’été 2015.
En fait, je ne mets rien au-dessus de l’écriture. Je ne cesse d’y
penser comme à un paradis perdu.
En France, au siècle dernier, les plus grands chefs de l’Etat,
de Gaulle, Pompidou, Mitterrand, ont toujours eu un rapport presque sacré avec la littérature…
… C’est parce que les deux, la politique et la littérature, sont intimement et profondément liées. Il est impossible d’établir un lien
entre le réel et la transcendance sans passer par l’écriture.
C’est frappant dans les « Lettres à Anne » (Gallimard,
2016), où, pendant plus de trente ans, François Mitterrand
en même temps exalte sa passion amoureuse et rédige les
étapes de son destin politique. Les avez-vous lues ?
Non, car j’ai toujours trouvé que les lettres d’amour étaient un
peu chiantes, à l’exception de celles, proprement géniales,
d’Eluard à Gala. Mais je vais aller y regarder ce soir…
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Emmanuel Macron, le 9 février, lors de son entretien avec
Jérôme Garcin, dans son QG de la rue de l’Abbé-Groult, à Paris.
Dans votre parcours d’ultradiplômé, on est surpris par
vos deux échecs successifs au concours de l’Ecole normale
supérieure…
Il faut croire que je n’étais pas fait pour ça. J’ai d’ailleurs échoué
dans la matière où j’étais le plus fort : les lettres. La vérité est que
je ne jouais pas le jeu. J’étais trop amoureux pour préparer
sérieusement le concours. Le cœur et la raison sont incompatibles. Je suis d’ailleurs entré en khâgne sans conviction. Je
venais de quitter Amiens, où, en raison de ma vie sentimentale,
ma situation était devenue intenable. Et, comme je suis d’une
famille de médecins et comme je ne voulais pas faire médecine,
je me suis orienté, par conformisme, vers les classes préparatoires à Normale. Or, je n’avais ni l’âme d’un séminariste ni la
vocation d’enseigner. J’avais d’autres vibrations et d’autres aspirations. Très vite, j’ai étouffé sur la montagne Sainte-Geneviève
[où se situe le lycée Henri-IV, NDLR]. Je dois au moins à mes
années de khâgne d’avoir découvert la philosophie et les sciences
économiques et sociales.
Vous connaissez la théorie de Pierre Nora, qui a vécu son
triple échec à Normale comme un traumatisme. Il dit avoir,
jusqu'à l’Académie française, cherché la légitimité intellectuelle que la Rue d’Ulm lui avait refusée.
Je mentirais en vous disant que cela m’a fait plaisir. Pour autant,
cet échec ne m’a pas traumatisé, même si j’avoue avoir éprouvé
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découvert Paul Ricœur aux Murs blancs, dans sa maison de Châtenay-Malabry. Nous ne nous sommes plus quittés. Je lui dois
quelque chose d’immense : la confiance. J’avais 21 ans, je ne
savais rien et un homme de plus de 80 ans, monument de la philosophie, acceptait que je le relise, répondait à mes arguments
et me jugeait digne d’avoir avec lui un dialogue intellectuel permanent. « Quand je suis avec vous, me disait-il, j’ai l’impression
d’être avec un contemporain. » C’est inoubliable.
“À 12 ANS, JE ME SUIS FAIT BAPTISER”
Etrangement, vous lui rendez souvent hommage, mais
vous ne parlez jamais de sa pensée ontologiquement chrétienne, pourquoi ?
“J’AI ÉTÉ
MARQUÉ PAR
GIDE, GIONO,
CAMUS, QUE
MA GRANDMÈRE M’A
FAIT LIRE.”
alors un grand moment de vertige : qu’allais-je donc faire de ma
vie ? Je n’avais pas fait totalement le deuil de l’écriture et je cherchais ma nouvelle vocation. Ma chance a été de réussir le
concours de Sciences-Po, une école qui ne me fascinait pas plus
que la khâgne. Et, en parallèle de Sciences-Po, section internationale, je poursuivais à Nanterre des études de philo où je travaillais sur Machiavel et Hegel pour un DEA de philo politique.
Et là, nouvelle chance, j’ai eu comme professeur Etienne Balibar,
dont la manière savante et discursive d’enseigner, de déplier les
concepts m’a beaucoup inspiré.
C’est vrai, mais, à l’époque, je discute plus avec lui d’herméneutique que de théologie. Ajoutez que j’ai alors un rapport singulier
avec la religion. Je viens d’une famille totalement agnostique.
Or, à 12 ans, je suis allé tout seul à l’église me faire baptiser. Ce
fut le début d’une période mystique qui a duré plusieurs années.
Après quoi, je me suis éloigné de la religion. Lorsque je rencontre
Ricœur, cette ferveur est passée. Seule ma lecture de Kant, dont
la philosophie protestante m’a structuré, me rattache vraiment
au christianisme.
Même si la plupart lui ont été dictés par un antitotalitarisme qui a moins marqué votre génération, Ricœur a écrit
des textes très sévères sur la politique. Il ne vous a jamais
dissuadé de vous y lancer ?
Jamais. Je pense même qu’il m’a appris, sans le savoir, à en faire.
Sa dialectique, son exigence, cette manière de définir une procédure, de refuser la pensée simple, d’accepter la pensée complexe pour mieux déboucher sur l’action – pour lui, le protestant,
c’était la deuxième gauche de Michel Rocard –, tout cela, je le
lui dois. Si je lis tant, c’est encore grâce à lui, qui construisait sa
philosophie à partir de la lecture des autres. Enfin, aurais-je vraiment compris sans lui que je n’étais pas fait pour la vie spéculative ? Je me souviens m’être dit un jour que ses plus grands livres
Ricœur les avait écrits après 60 ans et que, moi, je n’aurais jamais
la patience d’attendre ni de sacrifier ma vie à une œuvre. J’avais
trop besoin d’agir, trop envie d’aller à la bataille.
Avez-vous voulu prolonger avec En Marche ! l’esprit communautaire, personnaliste et œcuménique que vous aviez
découvert chez Ricœur, aux Murs blancs ?
C’est un cas presque psychiatrique. Je m’étonne qu’il ait oublié
le nombre de fois où j’allais chez lui, rue Gazan, à Paris, travailler mes textes avec lui. Je trouve aujourd’hui son attitude offensante. Ses propos me déçoivent et me chagrinent.
Non, car j’y suis entré quand le phalanstère s’était égayé et qu’il
ne restait, autour de Ricoeur, qu’une proche famille de pensée.
Et puis je n’ai jamais aimé les lieux fermés. Peut-être, en
revanche, me suis-je inconsciemment inspiré de la revue
« Esprit », où je suis entré au même moment et où j’ai piloté un
numéro sur « la mémoire, l’histoire, l’oubli », dans lequel j’ai
publié un long texte : « La lumière blanche du passé » et, avec
Yves Lichtenberger, un numéro sur l’université, avant d’intégrer,
en 2004, le comité de rédaction. C’est là, autour d’Olivier Mongin, que j’ai appris à réfléchir en groupe sur l’Etat, l’Europe et la
manière de travailler la société.
A Sciences-Po, j’avais un formidable prof d’histoire, François
Dosse. Il écrivait une biographie de Ricœur, qui cherchait un
étudiant pour l’aider à classer ses archives. C’est ainsi que j’ai
Vous savez bien que le président, qui a plusieurs corps, est constitutionnellement le garant des institutions, de la dignité de la vie
publique. Or, cette responsabilité symbolique ne relève ni de
Balibar, philosophe marxiste et coauteur avec Althusser
de « Lire le Capital », prétend pourtant n’avoir aucun souvenir de vous et juge même « obscène » que vous vous réclamiez de lui…
A la même époque, vous faites, avec un autre philosophe,
Paul Ricœur, une rencontre dont vous dites qu’elle fut fondatrice.
A vous écouter, on finirait par croire que ce sont d’abord
des raisons littéraires et intellectuelles qui vous ont poussé
à vous présenter à la présidence de la République…
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Dommage qu’il n’ait pas su justifier son coup de pinceau ni
raconter ce qu’il voulait dessiner.
Dès le début d’En Marche ! vous vous êtes entouré de deux
romanciers qui semblent vous résumer : à gauche, Erik
Orsenna, ex-conseiller de François Mitterrand, et, à droite,
François Sureau, dont le dernier livre était consacré à
Charles de Foucauld.
J’aime, chez Erik, un enthousiasme que rien ne peut entamer.
Et j’ai adoré, de François, « le Chemin des morts », un livre capital sur l’asile politique dans nos démocraties. Cette gauche et
cette droite littéraires correspondent à ce que je suis intimement.
C’est l’âme française. Elle n’est pas hémiplégique. Je suis obsédé
par la réconciliation des Histoires. C’est pour ça que je suis allé
à Orléans rendre hommage à Jeanne d’Arc, que je suis allé au
Puy-du-Fou, ce lieu de ferveur populaire où se rendait, pour la
première fois, un ministre de l’Economie et de gauche. Je suis
en désaccord total avec le politique Villiers, mais j’admire l’entrepreneur culturel. Je suis également en désaccord avec Zemmour. Mais ce sont des gens avec qui je parle. Une des erreurs
fondamentales de ce quinquennat a été d’ignorer une partie du
pays qui a de bonnes raisons de vivre dans le ressentiment et les
passions tristes. C’est ce qui s’est passé avec le mariage pour tous,
où on a humilié cette France-là. Il ne faut jamais humilier, il faut
parler, il faut « partager » des désaccords. Sinon, des lieux
comme le Puy-du-Fou seront des foyers d’irrédentisme.
Le philosophe Paul Ricœur, en 1990, chez lui, à ChâtenayMalabry : une rencontre fondatrice pour Emmanuel Macron.
la technique ni de l’action, elle est d’ordre littéraire et philosophique. On pense que le peuple français est comme une grenouille spinale, qui n’a plus qu’un arc-réflexe : quand il y a un
problème, l’arc-réflexe bouge, on pond une loi et on change la
Constitution. C’est faux. Le peuple veut comprendre. Il guette
les gestes et les paroles. La fonction présidentielle réclame de
l’esthétique et de la transcendance. On me reproche de n’avoir
pas de programme, mais, ce qui compte, c’est le projet ! Je donnerai le programme pour nourrir le Moloch médiatique et politique. Mais je crois davantage au contrat moral passé avec la
nation. Etre candidat à la présidence, c’est avoir un regard et un
style. Aussi vrai qu’un écrivain a un regard et un style. Mon
regard est tourné vers là où je veux emmener les Français.
“HOLLANDE ÉTAIT UN BON PEINTRE”
Est-ce le style qui, chez François Hollande, vous a manqué ?
Un peu, oui. Dans un film tourné à l’Elysée au début du quinquennat, avant son premier 14-Juillet, on me voit lui dire autour
d’une table où il a réuni ses conseillers : « Il faut que tu donnes ta
vision à dix ans, que tu emmènes les Français vers un cap. » Moi,
je n’aurais pas attaqué le quinquennat comme il l’a fait, je n’aurais pas parlé aux Français comme il l’a fait. Même ses bons
choix, il n’a pas su les expliquer. Vous verrez que, lorsqu’on s’écartera de la présidence Hollande comme d’un tableau pointilliste,
on dira que ça n’était pas si mal et que c’était un bon peintre.
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Votre programme culturel, de l’éducation artistique pour
100% des enfants au pass de 500 euros à 18 ans, rappelle
les principes de Jean Vilar. Le patron du TNP et compagnon de route des communistes tenait que « le théâtre est
un service public, comme le gaz, l’eau, l’électricité ».
Je revendique cette filiation. C’est le cœur de ma politique culturelle. Peut-on parler, avec Picasso, Modigliani, Chagall ou Vlaminck, d’un art français, comme l’écrit Fillon ? Non. Il n’y a pas
une culture en France, il y a de la culture en France. Il ne faut
pas la normer, la rétrécir. Il convient de construire un écosystème de la création. La France l’a très bien fait avec le prix unique
du livre ou l’aide au cinéma… Il faut préserver cela et y ajouter
un défi : domestiquer le numérique et s’assurer que ces nouveaux
acteurs, et prédateurs, contribueront au financement de la création culturelle. Ensuite, il y a la capacité de nommer aux postes
clés, qui est un art où Mitterrand excellait. Enfin, il y a l’accès à
la culture, ce parent pauvre pour lequel on dépense moins de
200 millions d’euros du budget de la culture. L’essentiel est
consacré aux frais de fonctionnement, à l’audiovisuel public,
mais tout le monde se fout de savoir qui a accès à quoi. Il faut
inventer une politique d’accès, au sens où, en effet, Vilar l’entendait. La culture, comme moyen d’émancipation, participe de la
révolution civique que je veux porter. Ce n’est pas un état, c’est
un chemin.
Et quel temps personnel consacrez-vous à la culture ?
J’essaie de lire tous les jours des pages d’essais, des poèmes et
des BD. Je réserve les romans au week-end. Pour l’instant, je suis
plongé dans « les Larmes » de Pascal Quignard (Grasset). Il parle
admirablement de la Somme reculée d’où je viens et où les miens
sont enterrés. Je vais aussi beaucoup au théâtre, où j’ai applaudi
« Edmond », la pièce de Michalik sur Edmond Rostand, et
« Pleins feux », avec Line Renaud. J’écoute plus de musique que
je ne vais au cinéma. J’ai besoin de toutes ces émotions. Je me
demande comment on peut vivre sans elles. ■
ULF ANDERSEN/AURIMAGES/AFP
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