Le paradoxe sur le comédien ou La comédie de l'imitation Epistémologie et Philosophie des Sciences Collection dirigée par Angèle Kremer-Marietti La collection Épistémologie et Philosophie des Sciences réunit les ouvrages se donnant pour tâche de clarifier les concepts et les théories scientifiques, et offrant le travail de préciser la signification des termes scientifiques utilisés par les chercheurs dans le cadre des connaissances qui sont les leurs, et tels que "force", "vitesse", "accélération", "particule", "onde", etc. Elle incorpore alors certains énoncés au bénéfice d'une réflexion capable de répondre, pour tout système scientifique, aux questions qui se posent dans leur contexte conceptuel-historique, de façon à déterminer ce qu'est théoriquement et pratiquement la recherche scientifique considérée. 1) Quelles sont les procédures, les conditions théoriques et pratiques des théories invoquées, débouchant sur des résultats? 2) Quel est, pour le système considéré, le statut cognitif des principes, lois et théories, assurant la validité des concepts? Dernières parutions Lucien S. OULAHBIB, Actualité de Pierre Janet, 2009. Stéphanie COUDERC-MORANDEAU, Philosophie républicaine et colonialisme. Origines, contradictions et échecs sous la lIf' République, 2008. Emmanuel GORGE, La musique et l'altérité. Miroirs d'un style, 2008. A. BACHT A, J. DHOMBRES, A. KREMER-MARlETT!, Trois études sur la loi constructale d'Adrian Bejan, 2008. Sébastien JANICKI, La Mécanique du remède. Pour une épistémologie de la pharmacologie du XVi! siècle à nos jours, 2008. Laurent CHERLONNEIX, L'équivocité Vive. Une nouvelle représentation du Vivant,2008. Saïd CHEBILI, Une histoire des critiques philosophiques de la psychologie, 2008. Lelita OLIVEIRA BENOIT, Sociologie comtienne : genèse et devenir, 2007. Jean-Pierre CO UT ARD, Le vivant chez Leibniz, 2007. Joseph-François KREMER, Les formes symboliques de la musique,2006. Edmundo MORIM DE CARVALHO Le paradoxe sur le comédien ou La comédie de l'intellect Diderot, Jouvet, Brecht, Lacoue-Labarthe, Variations sur le paradoxe 2, volume I L'Harmattan Valéry @ L'Harmattan, 2009 5-7, rue de l'Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com harmattan I @wanadoo.fr diffus ion [email protected] ISBN: 978-2-296-07695-2 EAN : 9782296076952 À ANNICK ET À LA MÉMOIRE DE GISÈLE LE PARADOXE SUR LE COMÉDIEN OU LA COMÉDIE DE L'IMITATION VARIA nONS SUR LE PARADOXE -II INTRODUCTION Le Paradoxe sur le comédien est un paradoxe qui descend, pour ainsi dire, sur la scène en empruntant, en tant que langage, du fard, des lumières et des masques au non-langage. Sous le masque, il y a un souffle, et peut-être un autre masque... On entre dans une farandole pluriséculaire où les protagonistes, qui ignoraient ceux qui venaient après eux, reprenaient la "tresse" des questions et des réponses. C'est donc aussi un paradoxe sur le monde, sur la pensée, sur le langage, sur la place qu'on accorde à la puissance active de l'imitation. Nous effectuons ici une liaison entre le Paradoxe de Diderot et la Comédie de l'Intellect chez Valéry, premier et deuxième volets de Variations sur le paradoxe - II, sans rabattre les positions l'une sur l'autre, en avouant parfois autant leur divergence que leur complicité - et nous le ferons en deux volumes séparés, cette introduction servant de point de rencontre à la comédie de l'imitation en jeu chez Diderot et à l'imitation de la comédie chez Valéry. Ce sont deux chemins autonomes qui se croisent dans certains "lieux". Le principal de ces points, dans notre texte, sera celui de l'imitation ou de la mimésis - présent du début à la fin. Nous exposons la logique de l'imitation chez Valéry dans toute sa complexité et extension. La Comédie de l'Intellect bat son plein précisément dans les Cahiers avec ses renversements de perspective, la recherche d'un masque originaire, ou le rejet des masques dérivés, et le retour incessant de ses "refoulés" (par exemple, du littéraire I). Les réflexions de Valéry ne s'insèrent pas a priori dans le cadre du paradoxe sur le comédien tel qu'il est formulé par Diderot. Il n'exige 6 LE PARADOXE SUR LE COMÉDIEN pas de ce dernier d'être absolument non-émotif pour pouvoir tout jouer, d'être un "rien" humain, ou une page vierge d'insensibilité, pour pouvoir être tout, ou la totalité rationnelle des masques. Ce type d'opération concerne chez lui davantage le petit théâtre du moi quand celui-ci se fait rien, ou moi pur, pour être au diapason de toutes les combinaisons et de toutes les excitations. Le comédien chez lui est le non-comédien, l'homme ordinaire - celui qui est assis dans le parterre chez Diderot ou le comédien quand il quitte la sphère théâtrale. Le spectateur doit s'identifier aux protagonistes du jeu théâtral pour pouvoir les comprendre, pour faire partie du jeu. « Une loi du théâtre est que le spectateur puisse et doive toujours s'identifier, s'unir - à quelqu'un qui est sur la scène. Par quoi il fait partie de la pièce et la joue, ce que signifie le mot d'intérêt, être dans l'affaire» (Paul Valéry, Cahiers, éd. CNRS, 1957/61, fac-similés en 29 vol. : 9,425 - abrégé en c., suivi des numéros de volume et de page). Toutefois, l'identification souscrite entre en conflit avec le caractère fictif des "êtres" sur la scène. L'identification repose sur un leurre et elle n'est pas spécifique au théâtre puisqu'elle concerne le langage courant et noncourant: «La psychologie des romans, du théâtre, du langage courant, de Stendhal, de Racine, de Shakespeare, etc., etc. / est anthropomorphique - comme l'explication de la vision par un petit homme logé derrière une rétine - et qui voit le voir» (c. 22,65). Ce rejet rend problématiques l'exigence et le maintien d'une identification. « J'ai toujours trouvé ridicules ces critiques ou glossateurs qui traitent des personnages de roman ou de théâtre comme si ce fussent des personnes réelles [...] Mais tous ces êtres s'évanouissent à peine sortis de la scène. On ne sait de quoi mange le Cid, ni si Bérénice n'avait mal aux dents, etc. » (c. 25, 221). L'identification théâtrale opère entre une entité fictive et une entité non-fictive, donc elle est souvent condamnée à l'échec, et même en ce qui concerne l'entité fictive, elle va se dédoubler en une partie fictive (le moi fini, particulier, sensible, corporel, etc.) et une partie non-jictive (le vrai moi ou le moi pur). Ce jeu de bascule, on le retrouve aisément chez Diderot, même si les "figurants" ne sont pas tout à fait les mêmes. La veine "anti-acteur" ou anti-théâtre est présente chez Valéry. Le comédien est un pantin, première cible de ce mépris métaphysique qui habite le moi. Mais, l'acteur est partiellement arraché à INTRODUCTION 7 la débâcle générale par ses facultés de simulation. L'acteur, qui ne se distingue pas de l'ensemble des "zombies", est applaudi, du bout des doigts, par sa performance simulée. Dans l'acteur, on voit le technicien, le maître et le programmateur d'un rôle assumé dans son intégralité. La "simulation" le met à part et l'empêche de sombrer dans une comédie où l"'intellect" serait totalement absent. L'acteur est même parfois, dans l'enceinte du théâtre, le seul élément qui se sauve du cabotinage de la représentation collective englobant la salle et la scène. Il ne participe alors pas tout à fait au jeu, à l'opposé du spectateur ou du "regardant". Il est tartuffe dans un univers de tartuffes, mais tartuffe par profession, par jeu, dont on apprécie la performance technique, semblable à celle des jongleurs du cirque. Le théâtre appartient à la sphère de l"'être-ensemble", de la familiarité démocratique ou du mélange avec les autres. Il favorise une jouissance impersonnelle où les prérogatives de l'ego s'estompent et s'abolissent à première vue. Il est la miniaturisation d'une destinée commune insupportable et dérisoire: «J'ai horreur du théâtre comme d'un plaisir pris ensemble - comme de toute destinée commune [...]. / Mais il me plaît quant à l'avilissement qu'il montre d'une bande humaine élevée, secouée, identifiée par le spectacle dans une caverne ridicule et solennelle. / Je ne sais rien de plus méprisable que les acteurs sinon les auteurs dramatiques - Du moins les acteurs ces spécialistes de la simulation sont-ils plus instructifs}) (Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, IV, éd. Gallimard, 1992, p.419). Le Moi reprend donc très vite les droits qu'il risquait de perdre dans une fusion vulgaire et "folle". Le théâtre est une caverne d'ombres, d'accidents, de parures, de copies, où l'identification (à l'histoire-récit, à l'histoire-événement, aux personnages, etc.) domine totalement et agglutine tous les protagonistes, sauf le moi éclairé qui fait bande à part. Mais "que diable allaient-ils faire dans cette galère...?", en fait, ils jouaient eux-mêmes leur propre comédie, la "passion" de ce qui n'a point de passions et se révèle être, en dernier ressort, la vraie passion de soi. Cela n'est pourtant qu'une pièce où l'on ne rit pas, où l'on rit "de travers", comme une miette de pain irritant la gorge. L'ensemble des spectateurs constitue un bloc dense et menaçant où le moi risque de perdre sa singularité elle aussi sans visage, mais néanmoins incomparable. Point de convergence et de divergence de son propre regard, montreur d'ombres et de monstres, le moi remplit tous les rôles de son petit théâtre: il sera éclairagiste, concierge, souffleur, dramaturge, acteur, spectateur, etc., avant de déclarer le théâtre vide, 8 LE PARADOXE SUR LE COMÉDIEN la scène dérisoire, les rôles nuls, le dramaturge idiot, et profitant de la "tabula rasa" pour proposer l'acte unique de son couronnement. Avec le théâtre, le moi joue le drame de sa "Passion" (corrigée et éclairée). Il y noue les fils d'une comédie de la puissance et d'une tragédie de la perte - de la puissance qui rachète la finitude et de la perte qui fait rechuter l'infini. Pour Valéry, Diderot est l'exemple du « Prestissimo (aujourd'hui disparu)>> (C. 12, 848) - c'est-à-dire de l'écriture "vive", combinant tout ensemble « diables au corps, diables à l'esprit », aux mille inflexions et sursauts. C'est-à-dire une « prose prompte et brève» (C. 28, 500 ; pour la « vivacité» encore: C. 6, 141). Le « Prestissimo» est un art de trouver le plus court chemin vers les pôles les plus cachés et contradictoires en un minimum de temps. Un art du survol, de la disparition et de l'escamotage. Diderot fait, en outre, partie de la "troupe" des comédiens, des écrivainsacteurs qui trempent leur plume dans les frémissements des salles de théâtre, ou qui placent leur voix en fonction du brouhaha des parterres, dans la compagnie "estimable" de Restif de la Bretonne, de Casanova, de Stendhal - « Amateurs de femmes. Menteurs. Croqueurs souvent très vifs - et de quels vifs croquis! Quels simplificateurs! Tout s'y passe au plus vite et à chaque instant» (c. 14, 400 ; ou : C. 18, 276). Le "prestissimo" est aussi une spécialité valéryenne, dans les fragments-croquis des Cahiers. D'autres rapprochements peuvent être esquissés entre le théoricien du paradoxe sur le comédien et celui de la comédie de l'intellect. Valéry retrouve Diderot autour du toucher, de la main, (voir: Elisabeth de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, éd. Grasset, 1981, p. 178), et le retrouve encore dans la pratique de l'écriture fragmentaire qui est, comme l'affirmait un autre très grand praticien du fragment: E. Cioran, la voie royale de la contradiction (et du paradoxe). « Le fragment [...J est l'orgueil d'un instant transfiguré, avec toutes les contradictions qui en découlent. Un ouvrage de longue haleine, soumis aux exigences d'une construction, faussé par l'obsession de la continuité, est trop cohérent pour être vrai» (E. M. Cioran, Œuvres, Glossaire, Quarto Gallimard, 1995, p. 1751). Valéry renoue avec Diderot dans l'importance accordée aux "harmoniques" dans la conception de l'art, la sensibilité et la pratique de la pensée 1. De même, dans le principe d'univocité des actions, ou des pensées INTRODUCTION 9 car, pour Valéry comme pour Diderot, on ne pense qu'une seule chose à la fois - « Le peintre n'a qu'un instant; et il ne lui est pas plus permis d'embrasser deux instants que deux actions» (Essais sur la peinture, Œuvres esthétiques, édition de P. Vernière, « Classiques Garnier », éd. Bordas, 1988, p. 712). Chez Diderot, on remarque aussi déjà une esquisse du "faire" aux dépens du "fait", avant sa promotion en stratégie dominante chez Valéry - un « peintre ancien a dit qu'il était plus agréable de peindre que d'avoir peint. Il y a un fait moderne qui le prouve: c'est celui d'un artiste qui abandonne à un voleur un tableau fini pour une ébauche» (ibid., p.759). Ou, par-dessus le marché, dans la "self-variance" ou le côté protéiforme d'une conscience en proie à un processus multiforme, inconstant, qui la fait aller aux antipodes en un éclair de pensée sans l'avoir vraiment voulu. Dès lors, Diderot et Valéry se rencontrent dans l'accent mis délibérément sur la contradiction. D'après le premier, « nous sommes pleins» de « contradictions» (Discours sur la poésie dramatique, Œuvres esthétiques, p. 263). On considère chez l'homme une éclosion permanente d'impulsions contradictoires, d'idées débridées - un flux de type héraclitéen à la limite, si l'on considère qu'on ne se baigne jamais deux fois dans la même pensée. « Dans un même homme, tout est dans une vicissitude perpétuelle » (ibid.). Les mesures varient à l'intérieur du même homme qui a autant de « modules différents que de périodes sensiblement différentes dans son existence» (ibid., 284). Seule la mémoire recolle les morceaux et rend le tout présentable en offrant la fiction d'une unité sans fêlures. [00'] La fracture de la sensibilité et l'intelligence-intellect est aussi un point commun - chez Diderot, la sensation se trouve au point de départ de l'entendement, et tous les problèmes de cette dernière instance viennent de cet "ancrage" non-choisi, imposé par la "nature". L'importance du physiologique saute aux yeux dans les deux cas l'importance du "diaphragme" ou de la sensibilité organique chez Diderot, et du réflexe ou du système nerveux chez Valéry. Pour ce dernier, l'homme, par le biais du système nerveux, est un « comédien naturel» (c. 6, 538), oscillant entre l'image juste et sa caricature, ou l'image déconnectée, entre le modèle efficace et le "mirage" à la résonance incontrôlable. Le psychisme est « un palais de miroirs et de mirages. / Un Théâtre de Pour et de Contre » (ibid., 749). Chez Diderot et Valéry, la comédie n'est pas non plus tout à fait spécifique au "théâtre" - elle le déborde largement, en se changeant en comédie ['00] 10 LE PARADOXE SUR LE COMÉDIEN du monde, en comédie de la pensée et du langage (surtout chez Valéry). On constate une généralisation de la comédie, puisqu'elle prend sa source là où on plaçait la "nudité", le "visage". L'art est masque, comédie (du faux et du vrai !), «artifice, et ne peut que l'être» (ibid.). « Rien de plus simple que d'ôter sa culotte» (c. 15, 533) - et que de prétendre à une "nudité" existentielle, idéologique, dans une mise en scène de soi-même. Il y a un souci identique de séparer la représentation de la sphère des actes. On vise une purification des "scènes". Si l'esprit ou la littérature est une «pantomime », ou une mimique, mêlée à du langage qui est « confusion de divers ordres », par contre, 1'«effet harmonique est de purifier par le choix - User de tout en ordre - Démêler les groupes» (ibid., 749). Ne jamais prendre un « décor de théâtre» pour une « maison vraie» (ibid., 336) - ou une représentation, un récit de rêve ou historique, pour un acte, un événement. L'importance accordée à la «pantomime» chez Diderot (Discours sur la poésie dramatique, Œuvres esthétiques, p. 269 sv.) dans l'analyse des processus symboliques et mentaux, est encore un facteur de rapprochement, et peut-être qu'il résulte en partie d'une lecture attentive de Diderot de la part de Valéry. Chez Valéry, l'acteur n'est pas censé laisser sa "sensibilité" au vestiaire. Mais l'émotion-sensibilité doit être contenue, redressée, dirigée, et non pas absente. Le travail de l'acteur va vers une épure, se démarquant des excès. Un contrôle raisonné des émotions est nécessaire pour ne confondre scène et non-scène. « L'erreur des comédiens est de vouloir donner l'émotion quand ils doivent se borner à la produire. / Ils doivent l'exciter, et non se charger de la décharger toute sur la scène» (c. 15, 750). L'acteur mime tous les tons de la palette sensible. « L'acteur imite colère, mort, gaieté - comme il les a vus ou les imagine, et c'est toute la partie élémentaire dans l'art / Mais cette imitation prouve la divisibilité de ces choses dont une partie est imitable» (c. 5, 175). Vue du côté de l'acteur, l'imitation est une opération élémentaire, une simulation volontaire, au « fondement de la compréhension et de la composition» (ibid.). Si la comédie commence dans la non-volonté, l'organique, le non-sensible, elle entraîne l'affectif, le sensible, sur la scène de l'intellectif au point de rendre celui-ci "comédien". D'une manière générale, l'affectif est la dupe de l'enjeu - il est davantage pris au piège de l'être que la pensée qui cultive son étrangeté, sa distance radicale, ou son INTRODUCTION 11 indifférence. D'où la possible transformation ultérieure de l'être en pantin sous la pression de la sensibilité (= idée fixe). L'acteur a le choix entre devenir le pantin de sa sensibilité ou le pantin d'un "calcul libérateur". L'être est le « théâtre et l'esclave de combinaisons et de destructions cachées» (c. 9, 451). Le «Système-nerveux» crée la présence simulée, rendue durable par l'activité même de simulation (C. 6, 694). Chez Valéry, on n'est pas le pantin d'un modèle idéal mais du système nerveux (ibid., 186, ou 546, 694). La solution est d'utiliser, de manœuvrer, ce qui nous manœuvre - d'être un stratège, un politicien. Valéry assigne aussi, dans certains passages, à l'acteur un rôle de pièce d'échecs où la dimension "froide", qui doit habiller l'acteur, transparaît nettement. Il est un instrument, un objet de calcul. « Un acteur doit avoir juste la personnalité d'une pièce d'échecs - du moins pour les bonnes comédies» (CNRS 4, Il). L'acteur est en tout cas l'objet d'un marchandage qui le dépasse, une focalisation du désir théorique. C'est le cas de dire qu'il se change en pré-texte. Comme chez Diderot, l'émotion-sensibilité est en conflit latent ou en guerre déclarée avec l'intellect ou la réflexion. Cette tendance s'accentue pour Monsieur Teste. L'émotion-affect est une puissance envahissante, prompte, inapprivoisée, sauvage, soudée aux pôles « de répulsion et d'attraction» (C. 15, 467). Elle pourrait être considérée « comme morbide par une intelligence "séparée" » (ibid., 38), car elle se laisse prendre par la « vue ou contact» de certains objets. Par contre, la « réflexion est assemblage, comparaison, obstacle à l'invasion» (ibid., 467). Elle serait ce « Midi de la conscience» (ibid., 286) apaisant la fureur de l'aube et de la nuit écoulée. Cela dit, le théâtre mental est sous la dépendance de la puissance sensible, laquelle nous rend esclaves de nous-mêmes. « Tout le théâtre mental est attaqué par les bases» (ibid., 466). L'affect est onde, propagation, parfois sans retenue - 1'« onde affective» (ibid., 478) ; des « effets de propagation» (ibid., 466) ; une « propagation dans un monde de sensation-énergie-rythmes des fonctions vitales, cœnesthésies » (ibid., 478). L'affect ou l'émotion est un «motif non-compensé» (ibid., 616), une « modification-événement» mal négociée par l'organisme et l'intellect qui y rencontre une résistance, une tension qui ne s'apaise pas. Souvent, malgré tous les "communiqués" de victoire et d'absence de pertes infligées par l'ennemi, il y a une « lutte vaine de l'intellect contre ces perturbations» (ibid.). L'esprit et la sensibilité, comme chez Diderot, s'opposent dans des rapports de maîtrise et de subor- 12 LE PARADOXE SUR LE COMÉDIEN dination radicaux. « Mon esprit est terriblement différent de ma sensibilité - dont il profite et dont il est cependant esclave -» (ibid., 387). Quand on arrive à ce point, les choses peuvent changer du tout au tout, et l'émotion est surpassée, dans le domaine des excès, par l'''intellect'' spéculatif. « Le vrai domaine des excès est l'intellect» (C. 6, 300) - la « spéculation est leur vrai théâtre. Et si l'excès n'y paraît pas, ce théâtre doit fermer» (ibid.). Le masque de l'émotion est ainsi un masque de l'intellect - et ces deux "régions" nouent entre elles des alliances, aux dépens des séparations dont on les accrédite, et fomentent des écarts là où on avait déclaré leur parfaite union. Nous ne cesserons de suivre ce double axe entre proximité et distance - dans la compagnie de l"'acteur professionnel" sur une scène délimitée ou bien dans celle de l'acteur "existentiel" sur une scène sans cloisons. LA COMÉDIE DU PARADOXE D'APRÈS DIDEROT DU MONDE DE LA COMÉDIE À LA COMÉDIE DU MONDE Paradoxes et imitations Pluralité ou nullité de paradoxes Le paradoxe sur le comédien pose les questions de l'imitation de la nature par l'art et celle de la passion par le comédien, l'enjeu de la vérité et du mensonge et de leurs entrelacements, le sort de la "fiction" ou du dédoublement d'une origine naturelle vraie. Il s'insère dans une stratégie de la manipulation (l'acteur manipule le public, celui-ci l'acteur, etc.) et de la maîtrise (avec des esclaves et ses maîtres, et ses esclaves-maîtres). En étant au départ un artifice du monde de la comédie, il finit par se révéler comme le moteur de la comédie du monde: le courtisan est le modèle du comédien! Le paradoxe jongle avec le décalage de la scène et de la vie pour les confondre, les séparer, les re-mêler. Il est un art de surface qui se cristallise autour des « signes extérieurs de l'âme », l'art de la contemplation dans une glace, en vue d'un calcul, d'une posture, d'une ruse. Mais peut-être qu'au-delà de la glace, il n'y a rien - pas une "âme" mais le vide, et dès lors, le paradoxe est l'art d'habiller cette absence. Le paradoxe est une manière de soumettre conceptuellement le "poé- 14 LE PARADOXE SUR LE COMÉDIEN tique" (ou le "dramatique") au pouvoir du vrai. Il signale les apories de l'imitation et désigne son vrai lieu: le modèle idéal philosophique, où s'arrête en principe le jeu de bascule entre la vérité et le mensonge. L'imitation, chez Diderot, consiste en un travail de réflexion, c'est-àdire dans l'opération majeure d'une raison fidèle à elle-même, sachant garder toute sa &oideur pendant l'activité de jugement - ce qui fait que si les femmes possèdent plus d'imagination que les hommes, elles n'ont par rapport à eux qu'un pouvoir d'imitation restreint. L'imitation est un privilège masculin. Le paradoxe est ici le degré zéro de la "passion", à l'opposé de ce qu'il sera, par exemple, pour Kierkegaard. Toutefois, s'il est un minimum, c'est parce qu'il se veut un maximum -la "passion" renaît de ses cendres pour brûler d'un feu infini. Le paradoxe sur le comédien se dif&acte en une pluralité de paradoxes, comme l'a bien signalé A. Ménil (Alain Ménil, Écrits sur le théâtre 2 - L'Acteur, Pocket, 1995, p. 28, surtout 33), bien que leur recensement puisse être un objet de dispute supplémentaire dans les multiples querelles qui se produisent dans ces scènes paradoxales que sont la scène théâtrale et la page d'écriture. Les plus importants - si l'on dépasse l'enjeu de la &oideur, stimulée par l'intelligence, dans son rapport à la chaleur, suscitée par l'imagination -, ce sont ceux qui sont inhérents aux rapports de l'universalité et de la singularité, de l'actualité et l'intemporalité, de la vérité et du mensonge. Sans parler du paradoxe du spectateur, premier "reflet" du paradoxe de l'acteur. Les écarts de l'identification (acteur / personnage / spectateur) et de la distanciation (entre les mêmes figures), de la sensibilité et de l'intelligence (au sein de chaque intervenant), de la nature et de l'artifice ou de l'imitation (dans la symbolique du jeu), du corps et du signe, ou du jeu et de la vie (dans l'interférence du jeu et du "nonjeu", avec tous les renversements possibles), sont pris en charge par d'autres écarts. Le paradoxe explicite repose sur un certain nombre de paradoxes implicites. La représentation a lieu dans un temps donné, et elle suit ou non la puissance de changement inhérente au temps. Il Y a une pluralité paradoxale qu'on peut vouloir réduire à une unité paradoxale. En somme, tout paradoxe entre en scène et porte un masque occultant les paradoxes sous-jacents. La question du paradoxe est liée à un "excès" paradoxaltous ces paradoxes dans la simple affirmation qu'un acteur doit être insensible pour pouvoir jouer toutes les positions possibles ou imaginables de la sensibilité. LA COMÉDIE DE L'IMITATION 15 Elle est aussi associée à un "manque" paradoxal, souvent remarqué et 2 discuté par les commentateurs - le paradoxe de l'acteur en est-il vraiment un ? On met alors en doute que le paradoxe sur le comédien puisse faire partie de la famille, glorieuse ou lamentable, des paradoxes. Le paradoxe survit-il à cette hésitation? Il renaît avec toutes ses couleurs, quand on injectera du jeu dans la "nature", c'est-àdire dans les rapports sociaux, et de la nature dans le "jeu", c'est-àdire dans les limites existentielles inhérentes au corps même de l'acteur. S'écarter de la naturalité du jeu, en sabotant l'identification immédiate de l'acteur à son personnage, cela n'est que dérouler l'affirmation, devenue vite univoque, du caractère antinaturel de l'imitation (être autre par imitation, ou être soi par nature). Parmi les paradoxes cachés, les plus importants concernent le rapport de l'instance signifiante (discours, théorie, etc.) à son champ référentiel 3 supposé, ou, en d'autres termes, de l"'art" à la "nature", et le rapport de la sensibilité à l'intellect, lequel se confond d'ailleurs avec l'histoire de la philosophie, passant par tous les stades concevables: allant de l'alliance mutuelle tendant vers une fusion assumée au nom de l'un des deux pôles en question, jusqu'au bannissement radical, en passant par les stratégies de contention forte ou relative, de mise à l'écart tendancielle, sous conditions. L'art, la nature et l'imitation La simulation de la passion, La nature imite, en se jouant, dans cent occasions, les productions de l'art [...]. Diderot, Recherches philosophiques sur l'origine et la nature du beau, Œuvres esthétiques, p. 436. Le paradoxe du comédien illustre une aporie parallèle à celle de l'imitation poétique chez Diderot. Commençons d'abord par celleci. Si l'art imite la nature, en réussissant son coup, il disparaît en tant qu'art (il se transforme en non-art ou en copie). Ce processus correspond à une perte: vous avez la (même) vie et vous perdez l'art. 1) Si l'art est non-naturel, comment peut-il être vrai en tant que naturel? Lorsqu'on le voit comme fictif, on lui reproche d'ailleurs de ne pas être "naturel" et de sombrer dans l'extravagant, l'outré, le 16 LE PARADOXE SUR LE COMÉDIEN "poétique". 2) S'i! est naturel, comment pourra-t-il être vrai en tant qu'art? Quand on l'appréhende comme naturel, on lui reproche d'être une imitation servile d'une nature plate, sans mystères. Le vrai oscille entre la nature et l'art, le théâtre et la réalité, la liberté et l'esclavage, à la recherche d'un point fixe. La nature ou la vie est difficilement transposable en tant que telle dans l'univers de l'art. Non seulement l'art, s'il imitait réellement, ne le ferait qu'en un « instant fugitif de la chose réelle », mais, en outre, la vérité ne peut point être approchée de trop près. Être au plus près de la vérité physique et externe, ce n'est déjà plus imiter du tout: le double et l'original ne font alors qu'un bloc indissociable. La «vérité de trop près» (Diderot, Paradoxe sur le comédien, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, éd. Gallimard, édition établie par André Billy, 1951, p. 1055) tue l'imitation, la convention, le double; ce n'est plus de l'art mais de la vie, et ce n'est pas non de la vie mais une pâle et inutile copie. La « vérité de nature» supprime la « vérité de convention» (imitative). Quand la différence entre l'art et la vie-nature est maintenue, puisqu'il est impossible de les faire coïncider radicalement, l'art résiste à la procédure de redoublement. Si l'art imitait la vie, il s'évanouirait en tant qu'art; et s'il ne l'imite pas, c'est l'imitation qui n'a plus de raisons d'être. L'imitation joue contre l'art, l'art contre l'imitation. Ou l'art, ou l'imitation - le paradoxe essaie de garder les deux! Le très proche est trop loin, et le très loin bien tout proche. Le comédien sensible trahit la nature, l'imitation, en se plaçant dans une sorte de point zéro de la distance. Le comédien froid, en s'éloignant de la nature, la respecte bien mieux que s'il s'en rapprochait. Il la rend ainsi, par ce stratagème, adéquate à sa performance. L'imitation est soutenue et démentie. Pour atteindre la vérité (naturelle), sans sombrer dans l'indifférenciation, il faut un certain écart, distance ou mensonge. L'art va tricher pour la bonne cause. Mais la vérité naturelle immédiate n'est peut-être pas la figure exemplaire de la vérité - si le "vrai" est de tous les temps et de tous les lieux, si le "vrai de la scène" n'existe qu'en fonction d'un modèle idéal conçu par le poète ou le dramaturge, la "circonstance naturelle", inhérente à la vérité de nature, compte peu. Il y a ainsi deux types de vérité naturelle en compétition: l'un, local, singulier, mobile, instantané; l'autre, général, universel, fixe, éternel. L'art est artifice, technique, convention, et le rôle de l'imitation est de le transformer en nécessité et enchaînement, de LA COMÉDIE DE L'IMIT AnON 17 passer d'un type à l'autre. La vérité poétique n'est pas exactement fidèle à la nature: elle la "dépasse". Donc, l'imitation est piégée si elle partageait uniquement la couche des apparences. Elle imite tout en produisant un dépassement (= rature) de l'imitation: l'imitationdécouverte ou l'imitation-dévoilement constitue un arrachement aux désordres de l'apparence immédiate. Le vrai art dépasse son support : il est au-dessus de tout langage, comme les mots lorsqu'ils se fondent dans l"'idée" féconde". L'art imitatif est un art idéal dont l'aspect imitatif est orienté en sens inverse (vers l'extérieur) de celui de l'idéalisation. Le paradoxe lie ces deux mouvements - intériorisation et extériorisation - en un seul. Il est l'effort pour rendre le relatif absolu et l'incertain éternellement invariable. L'imitation vraie et le travail des signes La ruse de l'imitation Éclairez vos objets selon votre soleil, qui n'est pas celui de la nature,' soyez le disciple de l'arc-en-ciel, mais n'en soyez pas l'esclave. Diderot, Pensées détachées sur la peinture, Œuvres esthétiques, p. 771. L'enjeu de la mimésis pose la vraie question du jeu théâtral celle du vrai. L'imitation supposée vraie de la nature est l'imitation censée être naturelle qui se déroule partir un modèle idéal initial en retrait. La nature n'est pas atteinte d'emblée et par "réaction" : elle implique un "relais", c'est-à-dire le travail de la raison démêlant l'essence de l'accident. L'imitation est le travail de la réflexion qui pose sa scène, ses lumières, ses protagonistes. D'une part, le comédien, par la distance qu'il doit assumer, pose la question du signe ou du langage en général par rapport au désordre, à l'indifférence ou à l'insignifiance des choses. L'imitation est un écart à l'égard de la nature. D'autre part, la réflexion est, du coup, un travail qui va essayer de se nier comme tel - la "nature" imitée est le travail imitateur occulté, nié, présenté comme naturalité. Il y a un "masque" sémiologique ou symbolique en action. On pose une distance en vue d'une proximité -le paradoxe sera un "lieur" de contraires. La nature est le degré zéro du travail des signes. Ceux-ci se dissolvent dans la lumière 18 LE PARADOXE SUR LE COMÉDIEN qu'ils transmettent. Le "médium" s'abolit dans le message. La vérité est le concept qui signale et nomme cette transmutation. La nature n'est pas incompatible avec le labeur des signes à condition qu'ils fassent le "boulot" (outre celui de la communication social-pragmatique) pour lequel on estime qu'ils ont encore une raison d'être. Rendre la nature entièrement divergente par rapport au langage, ce serait confiner ce dernier dans un cadre infini d'essais aveugles, prisonniers de la clôture qu'ils avaient posée. Si la nature est incompatible avec le travail, elle glisse vers un horizon de l'indicibilité et n'est plus que le lieu vide, imprenable, d'une infinité d'interprétations toutes aussi valables les unes que les autres. À l'infinité répond une indifférence (le "à quoi bon ?"). Si la nature est compatible avec le travail, il y aura une différence entre les divers "travaux" engagés, lesquels sont tous des "prétendants" à occuper une position de vérité, mettant un terme (provisoire !) à la glissade infinie des esquisses, des tentations, au mouvement "fou" de la conceptualisation. L'imitation doit être infidèle, ne pas respecter les détails qui paralyseraient son "essor", ses "effets". Il « n'est pas permis d'imiter la nature, même la belle nature, la vérité de trop près, et qu'il est des limites dans lesquelles il faut s'enfermer» (ibid., p. 1055). La mimésis - en ayant un modèle idéal comme paradigme de la beauté, de la réalité, de la vérité - est synonyme d'une hauteur spéculative qui descend s'incarner dans les divers éléments de la vie sans souci d'une fidélité absolue, puisque cela ne concernerait que des détails, somme toute, accidentels ou hasardeux. L'imitation est donc infidélité sous la fidélité apparente, vérité sous l'apparent mensonge ou la tournure du simulacre. L'imitation artistique est une sous-imitation de la grande imitation à venir (ou déjà entreprise au point de vue spéculatif avec la notion de "modèle"). Elle ne pourra demeurer que telle, étant donné les moyens qu'on laisse à sa disposition ou qu'elle met en œuvre. « Les productions de l'art seront communes, imparfaites et faibles, tant qu'on ne se proposera pas une imitation plus rigoureuse de la nature» (Diderot, De l'Interprétation de la nature, Œuvres philosophiques, éd. Paul Vernière, « Classiques Garnier », éd. Bordas, 1990, p. 211). Il s'agit peut-être ici d'une demande d'un "raffinement" technologique compensant la faiblesse des moyens mimétiques. Toutefois, l'imitation "rigoureuse" sera toujours à la recherche d'une rigueur plus accentuée. L'imitation de la nature n'est pas sous le signe