Institut du monde antique et byzantin Institut für Antike und Byzanz « AUTOUR DE MARC AURELE » JOURNEE PORTES OUVERTES Samedi 8 octobre 2016 PENSEES Textes choisis et présentés par Prof. Filip Karfik, Dr. Nicolas D’Andrès, Jacqueline Tusi Département de Philosophie L’auteur de la vie de Marc Aurèle dans l’Histoire Auguste, la seule biographie de l’empereur qui nous soit parvenue entièrement, suit sans doute une tradition bien établie quand il l’intitule « Vie de Marc Antonin le philosophe ». En effet, aux yeux de ses contemporains comme à ceux de la postérité, Marc Aurèle était un césar philosophe – non seulement par son éducation ou par ses prédilections, mais par son naturel même et par le mode de vie qu’il adopta. L’auteur de l’Histoire Auguste raconte : II. 1 Dès sa tendre enfance, il manifesta de la gravité. […] 6 Il se passionna pour la philosophie, et cela très tôt, puisque c’est en entrant dans sa douzième année qu’il adopta le vêtement, puis l’austérité du philosophe : il étudiait revêtu du pallium, couchait à même le sol, et sa mère n’obtint qu’à grand-peine qu’il dorme sur un lit recouvert de fourrure. […] III. 1 Il avait un tel goût pour la philosophie que même une fois admit dans la maison impériale il se rendait dans celle d[e son maître] Apollonius pour apprendre. […] 3 Mais il fut surtout le disciple déférent de Junius Rusticus, qui était très estimé à la guerre comme dans la paix et très versé dans la doctrine stoïcienne. […] IV. 8 Il y avait par ailleurs chez lui une telle disponibilité en face des plaisirs de la vie qu’il acceptait parfois d’assister aux chasses, de descendre au théâtre ou de participer à des spectacles. 9 Il s’adonnait également à la peinture […] 10 Mais sa passion pour la philosophie le détourna de toutes ces activités et le rendit sérieux et austère, sans toutefois éteindre en lui cet enjouement qu’il manifesta surtout en face de ses proches, mais aussi de ses amis et même des gens qu’il connaissait peu : vertueux sans excès, réservé sans mollesse, et, sans être triste, austère 1 Nous disposons d’un recueil des réflexions philosophiques de Marc Aurèle, ses écrits « pour lui-même », εἰς ἑαυτόν, rédigés en grec. Ce n’était pas un livre destiné à la publication. C’étaient des notes personnelles de l’empereur. Il y retenait, sous forme d’un dialogue avec lui-même, les principes de la philosophie stoïcienne. Ce faisant, il suivait le conseil donné par Épictète dans ses Entretiens : « Ces principes, dit Épictète, il faut que tu les aies sous la main, la nuit et le jour, il faut les écrire, les lire. » 2 Une partie de ces notes au moins, Marc Aurèle les a rédigées dans le camp militaire, durant les guerres qu’il menait, vers la fin de sa vie, contre les Marcomans, au nord-est de l’Empire. Ces notes, il faut les imaginer sur sa table de chevet. L’empereur dut y revenir dans de courts moments de solitude que lui laissait son office de chef d’État et la conduite de son armée en pleine campagne. C’était peut-être tard dans la nuit ou de très bonne heure le matin : V. 1 ῎Ορθρου ὅταν δυσόκνως ἐξεγείρῃ, πρόχειρον ἔστω, ὅτι ἐπὶ ἀνθρώπου ἔργον ἐγείρομαι· ἔτι οὖν δυσκολαίνω, εἰ πορεύομαι ἐπὶ τὸ ποιεῖν, ὧν ἕνεκεν γέγονα καὶ ὧν χάριν προῆγμαι εἰς τὸν κόσμον; ἢ ἐπὶ τοῦτο κατεσκεύασμαι, ἵνα κατακείμενος ἐν στρωματίοις ἐμαυτὸν θάλπω; ‘ἀλλὰ τοῦτο ἥδιον.’ πρὸς τὸ ἥδεσθαι οὖν γέγονας; ὅλως δὲ [οὐ] πρὸς πεῖσιν, ἢ πρὸς ἐνέργειαν…; 3 1 Histoire Auguste, Édition bilingue latin-français. Traduction du latin par A. Chastagnol. Édition établie par A. Chastagnol, Éditions Robert Laffont, Paris, 1994, pp. 123-127. 2 Entretiens, III, 24, 103 : Ταῦτα νυκτός, ταῦτα ἡμέρας πρόχειρα ἔστω· ταῦτα γράφειν, ταῦτα ἀναγιγνώσκειν. Cf. aussi I, 1, 25 : ταῦτα ἔδει μελετᾶν τοὺς φιλοσοφοῦντας, ταῦτα καθ’ ἡμέραν γράφειν, ἐν τούτοις γυμνάζεσθαι. Traduction française d’après Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, Texte établi et traduit par P. Hadot, tome 1, Les Belles Lettres, Paris, 1998, p. XXXIX. 3 Marcus Aurelius, Ad se ipsum libri XII, V, 1, ed. J. Dalfen, 2., verbesserte Auflage, Teubner, Leipzig, 1987, 33. V. 1 Le matin, quand il te coûte de te réveiller, que cette pensée te soit présente : c’est pour faire l’œuvre d’homme que je m’éveille. Vais-je donc être encore de méchante humeur, parce que je pars accomplir ce pour quoi je suis fait, en vue de quoi j’ai été mis dans le monde ? Suis-je constitué pour rester couché et me tenir au chaud sous mes couvertures ? – Mais c’est plus agréable ! – Es-tu donc fait pour l’agrément ? Ne voistu pas que les plantes, les passereaux, les fourmis, les araignées, les abeilles font leurs tâches propres et contribuent pour leur part au bon agencement du monde ? Alors toi, tu ne veux pas faire ce qui convient à l’homme ? Tu ne cours pas à la tâche qui est conforme à ta nature ? – Mais il faut bien se reposer. – Oui, d’accord ; mais la nature a donné des bornes au repos, comme elle en a donné pour le manger et le boire. Et toi cependant, ne dépasses-tu pas tes bornes, ne vas-tu pas au-delà de ce qui est suffisant ? Faut-il agir, tu n’en es plus, tu restes en deçà du possible. C’est que tu ne t’aimes pas toi-même. Sinon, tu aimerais ta nature et son dessein. D’autres, qui aiment leur métier, se consument aux travaux qui s’y rapportent, sans se baigner et sans manger. Toi, estimes-tu moins ta nature que le ciseleur son art, le danseur la danse, l’avare son argent, le vaniteux sa gloriole ? Ces gens-là, quand leur passion les tiennent, ne veulent ni manger ni dormir, mais bien plutôt accroître à mesure l’objet de leurs efforts. Pour toi, les actions utiles à la communauté te paraissent-elles être inférieures et valoir moins de soins ? 4 IV. 3 On se cherche des retraites à la campagne, au bord de la mer, à la montagne ; et toi aussi, tu as coutume de désirer ces sortes de choses au plus haut point. Mais tout cela marque une grande simplicité d’esprit, car on peut, à toute heure de son choix, se retirer en soi-même. Nulle part on ne trouve de retraite plus paisible, plus exempte de tracas, que dans son âme, surtout quand elle renferme de ces biens sur lesquels il suffit de se pencher pour recouvrer aussitôt toute son aise ; et par aise, je ne veux dire autre chose que l’état d’une âme bien ordonnée. Accorde-toi donc constamment cette retraite et renouvelle-toi. Mais qu’il s’y trouve de ces maximes concises et essentielles, qui, rencontrées d’abord, excluront toute peine et te renverront guéri de ton irritation à tes occupations 4 Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, trad. A. I. Trannoy revue par P. Pellegrin, note et commentaires de P. Pellegrin, Nathan, Paris, 2005 (trad. originale Les Belles Lettres, Paris, 1925), pp. 64-65. quand tu y retournes. Et qu’est-ce donc qui t’irrite ? La méchanceté des hommes ? Reporte-toi à cet avis, que les êtres raisonnables sont faits les uns pour les autres ; et à ceux-ci : que la patience est une partie de la justice, que leurs fautes sont involontaires ; compte tous ceux qui, jusqu’ici, après s’être brouillés à mort, soupçonnés, haïs, transpercés de leurs lances, sont étendus dans la tombe et réduits en cendres ; – et calme-toi enfin ! Mais peut-être es-tu mécontent du lot qui t’est assigné sur l’ensemble ? Remémore-toi la disjonctive : ou une providence ou des atomes, et toutes les preuves par lesquelles on t’a démontré que le monde est comme une cité. 5 II. 17 Τοῦ ἀνθρωπίνου βίου ὁ μὲν χρόνος στιγμή, ἡ δὲ οὐσία ῥέουσα, ἡ δὲ αἴσθησις ἀμυδρά, ἡ δὲ ὅλου τοῦ σώματος σύγκρισις εὔσηπτος, ἡ δὲ ψυχὴ ῥεμβός, ἡ δὲ τύχη δυστέκμαρτον, ἡ δὲ φήμη ἄκριτον· συνελόντι δὲ εἰπεῖν, πάντα τὰ μὲν τοῦ σώματος ποταμός, τὰ δὲ τῆς ψυχῆς ὄνειρος καὶ τῦφος, ὁ δὲ βίος πόλεμος καὶ ξένου ἐπιδημία, ἡ δὲ ὑστεροφημία λήθη… 6 II. 17 De la vie de l’homme, la durée, un point ; la substance, fluente ; la sensation, émoussée ; le composé de tout le corps, prompt à pourrir ; l’âme, tourbillonnante ; la destinée, énigmatique ; la renommée, quelque chose d’incertain. En résumé, tout ce qui est du corps, un fleuve ; ce qui est de l’âme, songe et vapeur ; la vie, une guerre, un exil à l’étranger ; la renommée posthume, l’oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous guider ? Une seule et unique chose, la philosophie. Et celle-ci consiste à veiller sur le dieu intérieur, pour qu’il reste exempt d’affront et de dommage, qu’il triomphe des plaisirs et des peines, qu’il ne fasse rien à la légère, qu’il s’abstienne du mensonge et de la dissimulation, qu’il n’ait pas besoin que les autres fassent ou ne fassent pas ceci ou cela ; en outre, qu’il accepte ce qui arrive et constitue sa part, comme venant de cette origine quelconque d’où lui-même est venu ; surtout qu’il attende la mort en de favorables dispositions, n’y voyant rien que la dissolution des éléments dont est formé chaque être vivant […] 7 5 Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, pp. 54-55. Marcus Aurelius, Ad se ipsum libri XII, p. 14. 7 Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, p. 47. 6 XI. 12 Σφαῖρα ψυχῆς αὐγοειδής, ὅταν μήτε ἐκτείνηται ἐπί τι μήτε ἔσω συντρέχῃ μήτε ἐπαίρηται μήτε συνιζάνῃ, ἀλλὰ φωτὶ λάμπηται, ᾧ τὴν ἀλήθειαν ὁρᾷ τὴν πάντων καὶ τὴν ἐν αὑτῇ. 8 XI. 12 La sphère de l’âme reste semblable à elle-même, quand, sans s’élancer au dehors ni se replier en dedans, sans se disperser ni s’affaisser, elle s’éclaire d’une lumière qui lui fait voir la vérité universelle et celle qui habite en elle-même. 9 8 9 Marcus Aurelius, Ad se ipsum libri XII, p. 100. Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, p. 128.