Robert TIRVAUDEY APPRENDRE À PENSER AVEC MARC AURÈLE OUVERTURE PHILOSOPHIQUE Apprendre à penser avec Marc Aurèle Ouverture philosophique Collection dirigée par, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Xavier LAMBERT (dir.), Action, énaction. L’émergence de l’œuvre d’art, 2017. Alessia J. MAGLIACANE, Zéro. Révolution et critique de la raison. De Sade et Kierkegaard à Adorno et Cavell, 2017. Olivier NANNIPIERI, Du réel au virtuel. Les paradoxes de la présence, 2017. Miklos VETÖ, Pierre de Bérulle. Les thèmes majeurs de sa pensée, 2016. Paul DUBOUCHET, La théologie politique de René Girard et la gauche chrétienne, 2016. Bertrand DEJARDIN, Nietzsche ou la « sagesse sauvage », 2016. Yann FACHE, Métaphysique du quelque chose. Enquête sur une occasion manquée, 2016. Philippe FLEURY, Désenchantement et mondialisation, 2016. Julie RUOCCO, Et si jouer était un art ? Notre subjectivité esthétique à l’épreuve du jeu vidéo, 2016 Anne BOUILLON, Gilles Deleuze et Antonin Artaud. L’impossibilité de penser, 2016. Robert TIRVAUDEY APPRENDRE A PENSER AVEC MARC AURELE L’Harmattan © L’Harmattan, 2017 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-08867-9 EAN : 9782343088679 Introduction « La philosophie n’est pas une construction de système, mais la résolution une fois prise de regarder naïvement en soi et autour de soi. » Bergson Éléments pour une biographie La biographie de Marc Aurèle est riche en événements et reste fondamentalement liée à sa philosophie. Si sa philosophie éclaire sa manière d’exister, son « art de vivre » jette une lumière sur sa pensée. Marc Aurèle naquit à Rome le six des calendes de mai, soit le 26 avril 121, dans les jardins du Caelius, sous le second consulat de son aïeul et sous celui d’Augur au sein d’une famille italienne qui vécut longtemps en Espagne. Son arrière-grand-père, Annius Verus, était de rang prétorien ; son grand-père avait été consul et préfet de Rome, et son père était préteur. Marc Aurèle eut une sœur plus jeune, Annia Cornificia. Il fut éduqué à l’endroit de sa naissance, dans la maison de Verus, près du palais de Latéran. L’Histoire auguste introduit ainsi sa biographie : « Celui qui cultiva pendant toute sa vie la lecture, et l’emporta sur tous les empereurs par la pureté de ses mœurs, était fils d’Annius Verus, lequel mourut préteur, dit Julius Capitolinus. » Marc Aurèle porta d’abord le nom de son aïeul et de son bisaïeul maternel Catilius Severus. Après la mort de son père, alors qu’il n’a que trois ans, l’enfant est 7 élevé et adopté par son aïeul paternel, sous le nom de Marcus Annius Verus. L’empereur Hadrien, l’ayant remarqué, le prit sous sa protection, le surnommant Annius Verissimus (« le plus sincère »). À quinze ans, Marc Aurèle endosse la toge virile et est fiancé à la fille de L. Ceionius Commodus qu’Hadrien venait d’adopter, qu’il n’épousera pas. Après la mort du César L. Ælius Verus – titre qu’avait pris Ceionius Commodus – survenue le 1er janvier 138, Hadrien adopte Antonin – 25 février 138 –, sous la condition que celui-ci adopterait à son tour Marc Aurèle. Lorsque Marc Aurèle eut dix-huit ans, l’empereur Hadrien obtint du Sénat une dispense d’âge et le fit nommer questeur en 138139. Quand Hadrien mourut, le 10 juillet de la même année, son successeur, Antonin, dont la femme Faustine était la tante de Marc Aurèle, l’adopta. Il le fiança avec sa fille, Faustine la jeune, qui était sa cousine germaine, qu’il épousera en 145 et dont il aura de très nombreux enfants. Marc Aurèle est nommé consul en 140, à dix-neuf ans, et commence à s’initier aux affaires de l’État. C’est vers vingt-quatre ans qu’il se marie et se livre à l’étude de la philosophie, notamment stoïcienne. À la fin de 146, il partage avec Antonin la puissance tribunicienne et proconsulaire ; à la mort d’Antonin, le 7 mars 161, il lui succède, et gouverne en commun avec le César L. Verus jusqu’à sa mort, début 169. En 177, il s’associe avec son fils Commode, jusqu’à sa propre mort, le 17 mars 180. C’est sa mère, Domitia Lucilla, qui assure son éducation, et le familiarise avec la pratique de quelques-unes des vertus stoïciennes : sincérité, simplicité, courage. Sous la conduite du stoïcien Diognète, il apprend le dessin et la peinture. Il étudie très tôt Homère, Hésiode, les grands tragiques grecs. Il étudie aussi la rhétorique avec son maître Fronton, celui qu’il aima le plus et avec lequel il entretint une correspondance. Il suit l’enseignement 8 d’Apollonius, Rusticus et Maximus, tous stoïciens qui l’initient à la doctrine du Portique. Fait chevalier à six ans, admis dans le collège des Saliens à huit ans, il apparaît bientôt comme appelé à la plus haute fortune. Le stoïcien Junius Rusticus exerça sur lui la plus durable influence. Marc Aurèle aperçut très tôt, au grand désespoir de Fronton, l’insuffisance de l’éloquence et se convertit à la philosophie stoïcienne pour toujours, dès l’âge de douze ans. Ses maîtres furent, pour la philosophie, Apollonius de Chalcédoine ; pour la littérature grecque, Sextus de Chéronée, petit-fils de Plutarque ; pour les lettres latines et la rhétorique, Fronton, le plus fameux orateur de ce tempslà. Ses qualités morales et l’excellence de l’éducation reçue le font remarquer par Hadrien, à qui il était apparenté, qui reconnaît en lui un successeur possible. Trop jeune en 138 pour monter sur le trône, il est associé au pouvoir impérial comme César quelques années plus tard et accède au plein exercice du pouvoir à la mort d’Antonin, le 7 mars 161. Il associe alors son frère d’adoption Lucius Verus à l’Empire qui, pour la première fois, est dirigé par deux Augustes. Son règne fut marqué par la recrudescence des guerres sur tous les fronts : l’empereur philosophe, converti au Stoïcisme, dut passer tout son règne à tenter de colmater les brèches qui s’ouvrent dans les frontières d’un Empire immense et attaqué de toutes parts.1 1. Certains historiens modernes – Paul Petit, Précis d’Histoire ancienne, PUF, Paris, 1962, p. 11. ou L. Jerpardhon, Vivre et philosopher sous les Césars, Privat, Paris, 1980, p. 253 – font de Marc Aurèle un empereur assez quelconque et qui, dépassé par les difficultés de sa tâche, aurait trouvé dans la philosophie, un dérivatif, une consolation. Ce jugement tranche sur celui des historiens antiques, quasi unanimes pour louer le personnage, et de la majorité des historiens actuels qui, sans nier les très nombreuses difficultés de son règne, admettent la grande rigueur morale du personnage. L’historien Dion Cassius porte un jugement particulièrement révélateur sur le 9 Sur le plan intérieur, Marc Aurèle accomplit une œuvre législative importante. Mais son règne se signale par des violences à l’égard de la religion chrétienne, qui connaît d’importantes persécutions… ce qui est paradoxal pour un penseur qui admit toutes les pratiques religieuses Ainsi, en l’an 165, Justin meurt martyr à Rome et en 177, une persécution a lieu à Lugdumum. En 161, les Parthes envahissent la province romaine de Syrie ; mais grâce à l’action de deux généraux de Marc Aurèle, Statius Priscus et Caius Avidius Cassius, ils finissent par battre en retraite. Les deux empereurs célèbrent leur triomphe en 166, mais le retour de l’armée romaine à Rome correspond au déclenchement de la « peste antonine », terrible épidémie qui fait de tels dégâts dans la population que certains historiens en ont fait abusivement la cause décisive de la décadence romaine (survenue deux siècles plus tard). Les conséquences sociales et économiques de cette épidémie furent cependant très graves. Le début du règne de Marc Aurèle connaît d’ailleurs de grandes catastrophes naturelles qui marquent fortement les esprits, comme les inondations du Tibre ou le tremblement de terre de Cyzique en 165. À peine cette guerre contre les Parthes est-elle terminée qu’une nouvelle menace apparaît aux frontières. Les peuples barbares installés dans les régions danubiennes, les Quades et les Marcomans, menacent directement le nord de l’Italie. La menace est si forte que les deux empereurs se rendent personnellement sur place en 168-169 et passent l’hiver en Aquilée. En janvier 169, Lucius Verus meurt épuisé et malade, laissant Marc Aurèle seul empereur. personnage de Marc Aurèle. Il écrit en effet : « Ce que j’admire le plus en lui, c’est que dans des difficultés extraordinaires et hors du commun, il parvint à survivre et à sauver l’empire. » Hérodien, dans son Histoire romaine (livre I), affirme que « de tous les princes qui ont pris la qualité de philosophe, lui seul l’a méritée ». 10 Il faudra plus de cinq ans (169-175) à l’empereur pour venir à bout des envahisseurs barbares. Il s’appuie sur des généraux compétents comme Laudius Pompeianus, son gendre, ou Pertinax, le futur empereur. C’est alors que la rumeur – prétexte ? – de la mort de Marc Aurèle conduit Avidius Cassuis, gouverneur d’une large partie de l’Orient, à se proclamer empereur. Mais la fidélité du gouverneur de Cappadoce, Publius Martius Verus, laisse le temps à l’empereur de lever des troupes et de se préparer à marcher contre des soldats rebelles. En juillet 175, Avidius Cassius est assassiné et sa tête envoyée à Marc Aurèle. Pour faire taire les rumeurs de décès, Marc Aurèle décide d’effectuer un voyage en Orient. Accompagné de sa femme, qui meurt en chemin, et son fils Commode, il visite la Cilicie, la Syrie, l’Égypte. Il revient par Smyrne et Athènes où, avec son fils, il est initié aux Mystères d’Éleusis. Le 23 novembre 176, à Rome, ont lieu les fêtes du triomphe sur les peuples germaniques. Éphémère triomphe car, dès 177, Marc Aurèle doit repartir guerroyer sur la frontière danubienne. C’est lors d’une de ses campagnes sur le Danube qu’il tombe malade, en Pannonie. Il meurt le 17 mars 180, atteint d’une maladie épidémique qui décima son armée, à Sirmium, sur les bords de la Save, ou à Vindobona, sur les rives du Danube, aujourd’hui Vienne. Sur la cause de la mort de Marc Aurèle, les versions, ici encore, divergent. Est-il mort de la peste rapportée d’Asie mineure par les légions romaines, comme le laisse entendre l’Histoire auguste ? A-t-il été assassiné sur ordre de son fils Commode comme le suggère l’historien Dion Cassius2 ? Rien ne permet de le vérifier. On sait en 2. Cette dernière thèse a été reprise de manière spectaculaire par le cinéaste Ridley Scott dans le célèbre film Gladiateur, sorti en 2000. Cf. aussi La Chute de l’Empire romain, film américain d’Anthony 11 revanche que l’une des obsessions de Marc Aurèle était de ne pas se laisser « césariser ». Il était bien conscient qu’au contact du pouvoir, le meilleur des hommes risquait de sombrer dans le despotisme. Bibliographie La première référence aux Pensées connue sous le nom eis ta Heauton (À lui-même) est celle de Thémistius en l’an 364. Le texte actuel provient de deux sources : un manuscrit aujourd’hui au Vatican et un autre d’abord enregistré c. AD 900 par Erethas, sur laquelle la première édition imprimée en 1559 a été fondée. Avant cette date l’œuvre n’était pas connue en Occident, mais tout laisse à penser qu’elle avait été lue dans le monde byzantin. Il revient à Farquharson ASL (The Meditation of the Emperor Marcus Antoninus, Clarendon Press, Orford, 1944, vol. I, p. LXIV) de montrer que les Pensées sont un texte composé par l’auteur lui-même et non par un tiers en vue d’une apologétique stoïcienne interrompue par la mort de l’auteur alors que P. Hadot (La Citadelle intérieure, Fayard, Paris, 1992, p. 56) soutient que l’ouvrage se suffit à lui-même en raison de sa forme raffinée, le sens aiguisé des formules et une écriture fleurie et précieuse témoignant de la solide culture littéraire du jeune Marcus Annius Verus. Outre Les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, on a retrouvé dans les palimpsestes de l’Ambrosienne (château d’Ambras) et de la Vaticane un certain nombre de lettres de Marc-Aurèle. Signalons sa correspondance avec Fronton, découverte en 1815 par le cardinal Mai, éditée par P. Naber (M. Cornelii Frontonis et M. Aurelii imperatoris Epistulae, Mann (1964) qui retrace les derniers moments de l’empereur philosophe. 12 Leipzig, 1867). A. Pierron en a joint une traduction, réalisée par Cassan, à sa propre traduction des Pensées. La Correspondance entre Marc Aurèle et Fronton qui nous a été conservée commence en 139 et s’achève en 166, à la mort du rhéteur. Il est rare que les Modernes aient accès aux lettres authentiques d’un Romain cultivé, influent et, qui plus est, fondateur d’une école rhétorique qui a grandement influencé la littérature postérieure. C’est cette chance que nous offre la correspondance de Fronton. En effet, les lettres du professeur de rhétorique à Marc Aurèle, Lucius Verus, Antonin le Pieux et aux autres personnages importants du IIe siècle donnent l’occasion d’entrer dans l’intimité du pouvoir ; mais, plus encore, elles révèlent un penseur qui se questionne sur les raisons et les finalités de la parole, sur les relations difficiles entre la rhétorique et la philosophie, sur les liens nécessaires qui doivent unir l’expression publique et l’autorité d’un Empire. Par ailleurs, ces lettres témoignent d’une relation humaine, où le professeur, parfois faible, souvent malade, trouve le réconfort de ses vieux jours dans le talent d’un Marc Aurèle lumineux et tendrement aimé. Cet échange épistolaire est enrichissant car il fournit de précieux détails sur la vie personnelle et familiale de Marc Aurèle et sur la cour d’Antonin. Ces lettres sont un moyen privilégié pour saisir ses réflexions, sa manière d’écrire qui se situe dans une tradition épistolaire, puis générique. Porteuses d’une interrogation constante entre langage et pouvoir, elles dépassent le seul cadre épistolaire puisqu’elles font écho aux discours réels, à l’histoire. Elles révèlent aussi la profonde amitié qui lia les deux hommes, amitié parfois ternie par quelques brouilles comme en 146-147, quand Marc Aurèle se « convertit » à la philosophie3. Discipline qui pour 3. Amy Richlin (ed.), Marcus Aurelius in Love, by Marcus Aurelius and Marcus Cornelius Fronto, Chicago : The University of Chicago Press, 2007, p. 176. Le livre d’A. Richlin se compose d’une 13 lui ne consiste pas seulement à connaître tous les sentiments et à savoir discourir de toutes choses, mais plutôt en une pratique minutieuse et sévère de la vertu. Les citoyens se faisant un honneur d’imiter leur prince, on ne vit jamais tant de philosophes que sous son règne. Par ailleurs, nous avons accès à quelques lettres de Marc Aurèle dans la Vie d’Avidius-Cassius et de Pescennius-Niger par Spartien. On peut consulter Capitolin, Vie de MarcAurèle (dans l’Histoire Auguste), Dacier, Prolégomènes de sa traduction des Réflexions morales. Gautier de Sibert a publié la Vie 1769, in-12 ; Thomas son Éloge et Ripault, MarcAurèle, ou Histoire philosophique de l’empereur MarcAntonin, etc., 1820, 4 vol. in-8 ; abrégé, 1825, in-8. La spécificité du Stoïcisme de Marc Aurèle Il n’est pas excessif d’affirmer que l’empereur Marc Aurèle est la dernière grande figure du Stoïcisme. Entre charges de l’État et combats guerriers, il écrivait ses Pensées pour moi-même, non en vue d’un ouvrage théorique destiné à la publication, mais comme un ensemble de fragments perçus comme des « exercices introduction générale, de la traduction de 46 lettres du corpus frontonien (29 lettres de Marc Aurèle adressées à Fronton et 17 lettres de Fronton adressées principalement au prince, mais comprenant également une lettre à Domitia Lucilla et une consolation pour Hérode Atticus), d’une concordance entre les diverses éditions et traductions, ainsi que d’une bibliographie sélective et d’un index général. Les deux buts avoués de l’auteur sont, d’une part, de donner un accès facile à la correspondance grâce à une traduction moderne de certaines lettres et à une publication pratique de qualité et, d’autre part, de contribuer à dégager une nouvelle approche de la pensée de Marc Aurèle. 14 spirituels »4 grâce auxquels il veut exhumer en lui-même le discours intérieur, les dispositions profondes qui lui permettront de mener concrètement une authentique vie humaine parallèlement à sa vie d’empereur5. Les trois règles de vie formulées par Épictète y sont constamment présentes. Les Pensées explicitant cette notion d’exercices qui les fonde, leur structure s’organise selon trois registres. Il s’agit donc d’une structure ternaire : discipline de l’assentiment, discipline du désir et des passions, discipline de l’action morale. On chercherait en vain un corps doctrinaire selon le Stoïcisme, mais on trouve une suite de « pensées » qu’il annotait afin de les garder constamment à l’esprit, dans la perspective de les mettre 4. L’expression est de Loyola. « Exercice » se dit en latin exercitium, signifiant l’action d’exercer quelqu’un sur quelque chose. C’est un travail sur soi. S’exercer à mieux vivre en dépassant tous les maux de la vie quotidienne. Ils sont « spirituels » en tant qu’ils relèvent de l’immatérialité de l’âme, donc activité de l’esprit. Dans le Stoïcisme, elle désigne theoria et praxis, réflexion en vue de la pratique, en vue d’un vivre mieux. Ce thème a été redécouvert par P. Hadot et M. Foucault en corrélation avec le « souci de soi » et « l’esthétique de l’existence ». Ce qui explique que la philosophie soit avant tout manière d’exister, avant d’être système ou pure méditation. Si l’épicurisme s’attache aux exercices spirituels sur l’articulation du Tétrapharmakon et la classification des désirs, si le cynisme les centre autour de l’apathie et non du bonheur ; pour les Stoïciens, ils ont pour objet la conversion d’une vie anxieuse à une existence où l’homme devient maître de soi, de sa conscience de soi et de sa place au monde, et fait retour à soi, à son essence, à sa nature. Cf. P. Hadot, La Citadelle intérieure, Fayard, Paris, 1997. 5. L’historiographie traditionnelle présente volontiers Marc Aurèle comme le dernier empereur d’une Rome heureuse. C’est en grande partie une fiction. Marc Aurèle a régné dix-neuf ans au cours desquels l’Empire eut son lot de calamités, notamment une terrible épidémie de peste. Celle-ci n’a peut-être pas provoqué la saignée démographique décrite par certains historiens qui en ont fait la cause principale de la décadence de Rome, mais elle a eu de graves conséquences économiques et sociales. 15 en pratique dans la vie quotidienne. Si Marc Aurèle ne poursuit pas un projet programmatique à la manière d’Épictète, il engage une réflexion qui lui est propre en s’inscrivant, non sans réserves, dans la ligne du Stoïcisme. Une lecture attentive des Pensées pose la question suivante : Marc Aurèle réactive-t-il le Stoïcisme en proposant un renouveau de l’école du Portique, ou se tient-il en marge du Stoïcisme classique ? Ce que nous apprend surtout Marc-Aurèle, c’est que les « exercices spirituels » sont à la portée de tout un chacun, notamment de qui veut vivre heureusement en conformité avec sa et la nature. Il faut se rendre « semblable au promontoire sur lequel se brisent les flots » car l’homme est gouverné par ce « génie intérieur » qui se dit en grec « hégémonikon », siège de notre liberté de jugement. Les vicissitudes douloureuses et turpitudes les plus malheureuses peuvent devenir supportables s’il l’on consent à accéder à une perception appropriée. Ainsi l’opus magnum décline-t-il tout un éventail d’exercices de représentation : perception en profondeur qui dénude les choses de leur prestige superflu ; vue analytique qui dévoile sous la complexité et la diversité apparentes la simplicité fondamentale ; regard aiguisé qui retire aux objets leur dimension fallacieuse ; perspective distanciée qui rend l’homme indifférent aux choses extérieures, comme au théâtre. Dès lors, il n’est rien qui puisse troubler notre âme, ni la mort ni la maladie, ni les passions ni la souffrance. Pour qui se hisse à la hauteur de l’ordre du Monde, rien ne peut perturber son bonheur ; ni la fuite du temps pour qui vit au présent, ni les offenses qu’autrui nous inflige, à cette condition de les rapporter à une erreur de jugement. « C’est là ce qui fait une citadelle d’une pensée libre de passion ; car l’homme n’a pas de bastion plus solide où se réfugier et rester dorénavant imprenable. » (IV, II) La pensée de Marc Aurèle est avant tout celle de la haute et globale vision que l’homme doit adopter sur le 16 Monde. Sa thématique de la « vision du Tout » est la pierre angulaire de sa philosophie. Elle se fonde sur la nécessaire appréhension de notre être pris dans la mouvance de l’être, dans les éternelles mutations de toutes choses afin de faire apparaître l’équilibre du Monde pour notre propre sérénité. Mais la touche particulière que Marc Aurèle apporte à cette conception stoïcienne de la posture de l’homme au monde est qu’elle se veut plus radicale, plus profonde, soulignant que la philosophie nous place dans un vaste tissu de relations qui nous force à penser la multiplicité des rapports entre l’homme, l’individu et tout ce qui est. La philosophie a pour fin de supprimer toutes les fausses représentations, les passions (au sens propre, du pâtir), notamment l’orgueil, la colère, l’ambition, pour nous amener à la modestie, à la justice, à la bienveillance de chacun pour chacun, de tout individu envers chaque individu car, argue notre penseur, l’autre est notre égal en tant qu’être raisonnable et sociable. Autrui est ainsi cet autre moi qu’il faut entendre en « entrant dans son âme ». On peut ici oser un rapprochement avec la philosophie des Lumières, notamment celle de Kant pour qui la vie heureuse consiste à suivre la raison comme étant ce que nous sommes pleinement et comme guide le plus assuré. À la différence que chez Marc Aurèle, la raison ne se résume pas à la pure rationalité, mais relève de ce « génie intérieur », parcelle du Tout universel. L’homme est un « progressant », il est celui qui progresse peu à peu sur la voie de son immersion au sein du Monde en existant « selon la nature », mais aussi celui qui devient son propre « directeur de conscience » en se confrontant à la dureté de la réalité. Certes, l’homme ne saurait accéder à la perfection, mais en progressant continuellement il peut s’élever à l’ataraxie, à l’absence de troubles de l’âme. Si la pensée aurélienne est teintée de pessimisme, elle ne nous détourne pas du bonheur comme but final du 17 philosopher. Le bonheur est toujours possible dès lors que nous vivons en concordance avec la Nature, ne dépendant plus des choses externes, mais de nous-mêmes, une fois en paix avec nous-mêmes. En scrutant et en suivant notre « maître intérieur », en ne considérant pas le bien et le mal comme des valeurs universelles, mais comme dépendant de nous seuls, car somme toute, nous ne pouvons juger que notre propre conduite. Y a-t-il contradiction entre le statut politique de Marc Aurèle et sa philosophie ? Non, bien au contraire. Mu par sa visée politique, Marc Aurèle chercha à réconcilier le pouvoir et la sagesse. « Le Prince, comme le soutient J. Gagé, a vocation philosophique dès le début de l’Empire […]. Un chemin logique mènera donc les empereurs au rôle pleinement philosophique d’un Marc Aurèle »6. Loin 6. J. Gagé, Les Classes sociales dans l’Empire romain, Payot, Paris, 1971, p. 58. D’autres historiens modernes ont beaucoup ironisé sur le fait que cet empereur, pacifique par nature et par principe, ait passé le plus clair de son temps à faire la guerre contre les Barbares le long du Rhin et du Danube, ou encore contre les Parthes sur l’Euphrate. L’argument est un peu spécieux. La défense des frontières (limes) de l’Empire l’exigeait, et le devoir faisait aussi partie des vertus stoïciennes. Il arriva encore à Marc Aurèle de couvrir de son autorité les persécutions contre les Chrétiens (notamment à Lyon, en 176) dont il était pourtant à même – mieux que quiconque – de comprendre l’esprit charitable. Mais pour de nombreux Romains de l’époque, les Chrétiens, par leur comportement, troublaient « l’ordre du monde », soit le péché majeur pour un Stoïcien. Le « cas Marc Aurèle » a été longuement discuté par les historiens. Une question revient de manière récurrente : sa politique fut-elle inspirée par le Stoïcisme ? Pour les uns, son œuvre administrative et législative reflète parfaitement sa philosophie. Il rétablit ainsi le Sénat dans ses anciennes prérogatives comme pour mieux équilibrer son propre pouvoir. À l’intérieur de l’Empire, il prit un certain nombre de mesures en faveur de la protection des enfants, des femmes et des esclaves. À Rome, il exigea encore que les gladiateurs combattissent avec des glaives mouchetés, une volonté dont l’historien Paul Veyne, dans L’Empire 18 de chercher dans la philosophie une diversion aux problèmes politiques auxquels il était confronté, Marc Aurèle reste avant tout ce penseur qui tenta d’infléchir sa politique en agissant selon la sagesse. Quant au pessimisme qu’on a cru déceler chez lui, il repose sur une interprétation psychologisante du ton et du genre littéraires des Pensées. Les assertions prétendument preuves de faiblesse sont en fait des exercices pratiques que Marc Aurèle ne répète pas d’une manière dogmatique comme certains stoïciens, mais auxquels il donne une tournure de réappropriation. N’écrit-il pas qu’il a vécu constamment dans une « disposition d’amour et de tendresse », lui permettant de « reconnaître une sublime beauté de la nature » (L. X, I, I) ? Chez Marc Aurèle, la physique s’appuie sur le mobilisme d’Héraclite, selon lequel tout est en mouvement. L’homme doit reconnaître l’harmonie du Monde (pneuma) qui traverse tout notre être pour le conduire vers le mouvement de la vie et le bel équilibre avec le Destin. Destin qui n’est pas fatalité, puisque nous devons exercer notre jugement en vue d’une pratique morale. « Souviens-toi de la matière universelle dont tu es une si mince partie ; de la durée sans fin dont il t’a été assigné un moment si court, et comme un point ; enfin de gréco-romain (Seuil, Paris, 1998), relativise néanmoins la portée, davantage dictée, dit-il, par « un souci d’économie financière – la constitution d’une “écurie” de gladiateurs coûtait très cher – que par humanité ». Pour d’autres, à l’inverse, Marc Aurèle fut un empereur « médiocre et affaibli par la maladie », qui trouva dans la philosophie un refuge face à une triste réalité. Mais, selon P. Grimal, les décisions qu’il fut amené à prendre furent moins suggérées par le Stoïcisme que par la tradition romaine et le souci de poursuivre la politique de ses prédécesseurs. À telle enseigne que l’on peut se demander dans quelle mesure l’opinion publique du moment prit réellement conscience que l’empereur était philosophe. 19