LE PROJET ANTHROPOLOGIQUE D`AUGUSTE COMTE

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LE PROJET ANTHROPOLOGIQUE
D'AUGUSTE COMTE
Collection Épistémologie et Philosophie des Sciences
dirigée par Angèle Kremer-Marietti
La collection Épistémologie et Philosophie des Sciences réunit les
ouvrages se donnant pour tâche de clarifier les concepts et les théories
scientifiques, et offrant le travail de préciser la signification des
termes scientifiques utilisés par les chercheurs dans le cadre des
connaissances qui sont les leurs, et tels que "force", "vitesse",
"accélération", "particule", "onde", etc.
Elle incorpore alors certains énoncés au bénéfice d'une réflexion
capable de répondre, pour tout système scientifique, aux questions qui
se posent dans leur concept conceptuel-historique,
de façon à
déterminer ce qu'est théoriquement et pratiquement la recherche
scientifique considérée.
1) Quelles sont les procédures, les conditions théoriques et
pratiques des théories invoquées, débouchant sur des résultats?
2) Quel est, pour le système considéré, le statut cognitif des
principes, lois et théories, assurant la validité des concepts?
Déjà parus
Angèle KREMER-MARIETTI,
Nietzsche: L'homme et ses labyrinthes,
1999.
Angèle KREMER-MARIETTI,L'anthropologie positiviste d'Auguste
Comte, 1999.
Serge LATOUCHE,Fouad NORRA, Hassan ZAOUAL,Critique de la
raison économique, 1999.
Précédente édition: S.E.D.E.S., 1980
(Ç)L'Harmattan, 1999
ISBN: 2-7384-8346-1
Angèle KREMER-MARlETTI
LE PROJET ANTHROPOLOGIQUE
D'AUGUSTE COMTE
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9
Du même auteur
Les formes du mouvement chez Bergson. Diplôme d'Études Supérieures de
Philosophie. Cahiers du Nouvel Humanisme. Diffusion Vrin, Paris, 1953.
Hegel. Collection « Pour Connaître la Pensée de », Bordas, Paris, 1957.
Nietzsche. Collection «Thèmes et Structures ». Éditions des Lettres
Modernes. Paris, 1957.
Jaspers et la scission de l'être. Collection « Philosophes de tous les temps »,
Éd. Seghers, Paris, 1967.
Auguste Comte et la théorie sociale du positivisme. Seghers, Paris, 1970.
Dilthey et l'anthropologie historique. Seghers, Paris, 1971.
L 'homme et ses labyrinthes. Essai sur Friedrich Nietzsche. Collection
« 10/18 », Sté U.G.E., Paris, 1972.
Michel Foucault et l'archéologie du savoir. Seghers, Paris, 1974.
Lacan ou la rhétorique de l'inconscient. Aubier Montaigne, Paris, 1978.
Le projet anthropologique d'Auguste Comte. S.E.D.E.S., Paris, 1980.
L'anthropologie positiviste d'Auguste Comte. Atelier de reproduction des
thèses de Lille III. Diffusion Librairie Honoré Champion. Paris, 1980.
Entre le signe et l'histoire. L'anthropologie positiviste d'Auguste Comte.
Collection « Épistémologie », Klincksieck, Paris, 1982.
La morale. Collection "Que sais-je?", P.U.F., Paris, 1982.
Le positivisme. Collection "Que sais-je?", P.U.F., Paris, 1982
La symbolicité ou le problème de la symbolisation. Collection « Croisées »,
P.U.F., Paris, 1982.
Le concept de science positive. Ses tenants et ses aboutissants dans les
structures anthropologiques du positivisme. Collection « Épistémologie »,
Méridiens Klincksieck, Paris, 1983.
Michel Foucault: archéologie et généalogie. Collection « Biblio Essais », Le
Livre de Poche, Paris, 1985.
Les racines philosophiques de la science moderne. Collection « Philosophie et
Langage », Pierre Mardaga Éditeur, Bruxelles, 1987.
L'éthique. Collection« Que sais-je? », P.U.F., Paris, 1987.
Nietzsche et la rhétorique. Collection «L'Interrogation Philosophique ».
P.U.F., Paris, 1992.
Les apories de l'action. Essai d'une épistémologie de l'action morale et
politique. Éditions Kimé, Paris, 1993.
La philosophie cognitive. Collection« Que sais-je? », P.U.F., Paris 1994.
Morale et politique. Court traité de l'action morale et politique. Éditions
Kimé, Paris, 1995.
La raison créatrice. Moderne ou postmoderne. Éditions Kimé, Paris, 1996.
Parcours philosophiques. Éditions Kimé, Paris, 1997.
Sociologie de la science. Collection «Philosophie et langage », Pierre
Mardaga Éditeur, Sprimont, 1998.
Philosophie des sciences de la nature. Collection «L'Interrogation
Philosophique », Paris, P.U.F., 1999.
PRÉFACE
Contre la loi du plus fort, au nom de la loi des intér~ts
communs,
tel est le programme politique fondamental
qu'Auguste Comte, âgé de vingt-et-un ans, devait mettre au
frontispice de sa recherche de la science sociale susceptible de
résoudre les problèmes du siècle ( 1).
Abandonnant le point de vue théologique et le point de
vue métaphysique, Auguste Comte pose -Ies conditions positives et réelles de l'ordre social. Sans relation aucune à l'ordre
établi dépendant du concept juridique d'ordre public (2), mais
dans le contexte d'une nouvelle élaboration du concept de
société et avec la perspective de la sociocratie, Auguste Comte
systématise l'existence sociale, qui exige l'analyse spécifique de
la vie sociale et de son organisation. La norme de l'ordre social
relève d'une structure à trois termes, universellement calquée
sur les trois parties de l'âme, non sans rapport avec la structure
aristotélicienne,. toutefois, dans cette tripartition, ne s'accomplit pas complètement
la société positive qui doit réaliser
encore la normalité conjuguée de l'ordre et du progrès. La
norme de l'ordre, de laquelle dépendra la norme du progrès
positiviste, subordonne l'activité à l'affectivité et à l'intelligence : c'est-à-dire, la classe des industriels est soumise à
l'empire des femmes et à la sagesse des philosophes, et constamment maintenue sous le contrôle des prolétaires, qui
rassemblent en eux toutes les « classes» et toutes les fonctions. Cette intervention volontariste dans l'A venir humain
6
A. KREMER-MARlETTI
exclut un déroulement autonome de l'Histoire humaine:
l'introduction du contrôle est nécessaire au réel progrès. dont
l'ordre consiste à maîtriser le déroulement de l'ordre des
choses habituel. Notons que le prolétariat détient les ressorts
du progrès et cumule toutes les aptitudes en encadrant la
richesse. « Le commun régulateur spontané», incarné par le
prolétariat chargé de maintenir l'harmonie normale, ~ffirme le
rôle du peuple qui réalise le lien social en privilégiant le point
de vue humain. Différencié des problématiques étrangères, le
problème social est posé comme tel: l'ordre du monde et de
l'homme
n y est plus suspendu
au vœu de la raison pratique,
mais est rendu possible par l'autorité de la science comtienne
qui, même quand elle étudie la statique, fait état de la dynamique qui l'anime intérieurement et l'enveloppe extérieurement. Le retour opéré dans la Synthèse subjective en laquelle
s'accomplit cette science, bonifie le mythe et commence une
« autre histoire ».
CHAPITRE PREMIER
RÉCAPITULATION
DES PRINCIPAUX MOMENTS
DE NOTRE DÉMARCHE ANTÉRIEURE
La table des matières de notre thèse d'État, intitulée
L'Anthropologie positiviste d'Auguste Comte (3), à la lire
attentivement, donne suffisamment la structure même et la
progression de notre approche de l'œuvre comtienne. Les six
chapitres d'ensemble concrétisent les six stades différents de
cette démarche. Quatre indiquent d'abord les structurations
discursives et la problématique positiviste; ils sont suivis en
substance de deux chapitres étendus consacrés aux Questions
de méthode et de doctrine, distinguées pour la nécessité de
l'analyse.
On aura compris comment le premier et le quatrième
chapitre encadrent le deuxième et le troisième de leurs « crochets » structuraux; en effet, le premier, sur les structurations
proprement dites élaborées autour ~t à partir du concept de
science positive, et le quatrième, sur les assises anthropologiques elles-mêmes du positivisme, enferment les deux bases de
la réflexion épistémologique initiale d'Auguste Comte: la
rencontre de l'économie politique et la reconnaissance de
l'histoire. Le positivisme est né de la science positive, et nous
montrons comment cette généalogie s'est opérée jusqu'à
dessiner le projet anthropologique: sur le fondement de ce
point de départ théorique énoncé dans le premier chapitre,
le deuxième chapitre ~,xplicite les premières théorisations
8
A. KREMER-MARlETTI
d'Auguste Comte, parti à la recherche de la science sociale sur
une méditation de l'économie politique, développée très tôt
par la lecture d'Adam Smith et de Jean-Baptiste Say (4), vite
supplantée d'ailleurs par la considération de l'histoire. Cette
reconnaissance de l'histoire était inscrite dans l'Histoire ellemême, et c'est ce que montre notre troisième chapitre retraçant la phénoménologie historique du concept de progrès et
son actualisation dans l'histoire générale. C'est ainsi que l'esprit positif se manifeste comme élément historique de la pratique et de la théorie humaines. Dès lors, l'assise anthropologique historique fournit à Auguste Comte matière à résoudre le
problème de la classification posé par l'espace en tableau
ouvert par l'épistémé de l'âge classique (5). Ce problème est
abordé par Auguste Comte sous les espèces de deux paradigmes: le paradigme historique et le paradigme encyclopédique.
fi est clair, désonnais, que Comte, tablant sur le concept
d'histoire-progrès, et voyant dans la science positive un produit
de l'Histoire, se dirige vers une Anthropologie positiviste.
La suite logique des quatre premiers chapitres a permis
de dresser le tableau conceptuel dans lequel devait s'amplifier et se particulariser la recherche comtienne.
L'examen qui s'imposait alors était celui des méthodes et
des doctrines, auquel nous avons procédé ensuite. Méthode
et doctrine s'imbriquent nécessairement; et, Auguste Comte
l'a souvent répété (6), on ne saurait réellement les séparer. fi
apparaissait nécessaire, toutefois, de les distinguer pour permettre à l'analyse de mettre au jour comment la méthode
même d'Auguste Comte s'intègre au cursus historique de
l'esprit humain tel qu'il le décrit à partir du premier essor
propre à la révolution astrolâtrique (7) et jusqu'à
l'accomplissement terminal dans la révolution anthropologique (8). Tel est l'objet diachronique du chapitre V. De
même, il fallait établir le discours anthropologique d'Auguste
Comte sur la double réflexion fondamentale qui est la sienne
dans les domaines de l'anthropologie et de la biologie, et
permettant une nouvelle conception différenciée du concept
PROJET ANTHROPOLOGIQUE
9
de société, concept d'un milieu symbolique dans lequel
l'homme tisse le réseau de ses systèmes de signes. Tel est
l'objet synchronique du chapitre VI. Ainsi, nous voyons
comment la méthode humaine, qui commença dans le fétichisme, détermine la doctrine qui y revient fmatement. Le
positivisme est le périple accompli des méthodes, des théories
et des pratiques, dans l'Histoire. Aussi, en tant que doctrine, le
positivisme est-il apte à intégrer les différences anthropologiques surgies dans l'Histoire, figées dans les structures
sociales, et dont témoignent les formes humaines totales. Des
sciences positives objectives, nous sommes portés par le
mouvement du savoir vers la science positive subjective, la
« sociologie)} qui les intègre toutes; cette intégration instaure
1'« anthropologie», autre dénomination de la « sociologie »,
pressentiment de l'à venir des sciences humaines, en tout cas,
déjà pour Auguste Comte, nouvelle appréhension du monde et
de l'homme dans la systématisation historique et sémiologique.
En suivant la courbe du savoir scientifique, telle que la
défmissent les sciences positives, l'objet de ce savoir évolue
du monde à l'homme; or, la connaissance de l'homme, dans
les critères de la science positive, va inverser la hiérarchie des
sciences, antérieurement soumises à la suprématie mathématique régissant tous les domaines du savoir scientifique. Désormais, par cette opération de renversement, va se détacher
l'ascendant sociologique selon lequel est considérée la mathématique elle-même comme discipline issue d'une «logique
naturelle» inhérente à la totalité de cette Anthropologie,
dont le tout virtuel précède la partie actuelle (9). Ce surplomb
de la science humaine, comparable au surplomb de la pensée
spéculative hégélienne sur la mathématique (10), n'est que le
retour du premier mouvement humain, le mouvement spontané de l'homme au monde, maintenant théoriquement
renouvelé dans un système, non plus théologique, ni métaphysique, mais positif, intégrateur des fonnes antérieures, à
commencer par la forme logique inhérente au fétichisme, la
logique des sentiments (11). Alors, l'homme et le monde se
10
*A. KREMER-MARlETT!
présentent comme reliés par un système total de signes (et
même: un système total de systèmes de signes) : cette doctrine n'est devenue possible qu'après la réflexion sur l'élaboration successive des différentes sciences théoriques abstraites,
se révélant, dans la référence au modèle premier de la langue
parfaite qu'est la mathématique, comme des systèmes' de signes, de moins en moins abstraits, de plus en plus concrets, de
moins en moins généraux, de plus en plus particuliers, de
moins en moins simples, de plus en plus complexes. Ces différents systèmes de signes épistémologiques que sont les sciences positives, répondent aux exigences de la logique des signes,
ainsi dénommée par Auguste Comte pour la différencier de la
logique des sentiments et de la logique des images, logique des
signes qui, pour lui, s'illustre dans la langue maternelle (12),
la langue algébrique et la langue arithmétique (13). L'homme
et le monde se traduisent donc dans des systèmes de signes
appropriés, intégrés dans une sémiologie qui les articule l'un
à l'autre et qui s'est élaborée au cours de l'Histoire hwnaine.
C'est pourquoi nous désignons cette grande entreprise
corntienne comme étant une Anthropologie historique et
sémiologique. Si nous acceptons de désigner le logos, par
lequel l'homme interprète le monde, comme ce que l'homme
met entre le monde et lui, nous dirons, pour suivre la pensée
comtienne, que le logos commença de se manifester en faisant
prédominer le pathos, ou les sentiments, dont sont faits l'art
et le langage primitifs, et qu'il s'identifia ensuite au muthos, à
la fable, où prédominent les images mythiques, et qu'il s'éleva
enfin jusqu'à l'abstraction des signes algébriques, plus généraux que les signes arithmétiques, et plus simples que ceux de
la langue naturelle (14). Ces trois « logiques» qui se sont
succédé dans l'histoire des civilisations, et que l'on retrouve
dans la différence des civilisations survivantes, demeurent en
fait contemporaines en nous, même si, pour les deux premières, la tendance a été de les refouler sous l'idée que nous nous
faisions du logos selon la conception impérative de la science
moderne. Avec Auguste Comte, le logos, d'abord produit
PROJET ANTHROPOLOGIQUE
Il
inspiré et spontané du fétichisme, ensuite mythe multiplié
dans les images du polythéisme, et enfm algèbre simplifiée par
l'abstraction du monothéisme, garde sous ses principales formes historiques différentes une contemporanéité définitive,
étant toujours la même symbolicité déployée par l'Histoire
et conservée tout aussi bien dans le temps politique et l'espace
social. Et c'est cela même que la doctrine positiviste défmitive
d'Auguste comte nous demande de raviver en nous.
TABLE DES MATIÈRES
de L'Anthropologie
positiviste d'Auguste
Comte
Introduction: Comte entre le signe et l'histoire
I - Structurations théoriques de l'anthropologie positiviste
1. Le projet anthropologique
2. L'encadrement cartésien
3 Le modèle de la science positive
4. L'anthropologie positiviste
II - Premières théorisations à la recherche de la science
sociale
1. Le programme d'un concours pour une nouvelle
encyclopédie
2. Du côté de l'économie politique
3. Structures et linéaments théoriques de 1817 à 1820
4. Premiers éléments de système
III - L 'histoire générale comme développement
et marche
générale de la civilisation
1. Progrès et histoire
1.1. La métaphore de l'enfant
1.2. Les connotations du terme « nature»
1.3. L'histoire de la société humaine
1.4. Implication de la doctrine de la perfectibilité
indéfinie
A. KREMER-MARIETTI
12
2. Les conditions de possibilité du concept de progrès
2.1. Le temps-progrès
:
2.2. La plate-forme du Discours sur l'esprit positif.
2.3. L'efficacité sociale de l'esprit positif
2.4. L'esprit dans l'histoire
3. La conception de l'histoire générale
3.1. L'esprit positif comme élément historique de la
théorie et de la pratique humaines
3.2. L'histoire profonde
3.3. L'histoire sérielle
IV - L'assise anthropologique
1.
2.
3.
4.
du positivisme d'Auguste Comte
La science positive comme produit de l'histoire
Le problème de la classification des sciences
Les deux paradigmes d'Auguste Comte
Les présupposés théoriques de l'anthropologie
positiviste
V - Questions de Méthode
1. Du monde à l'homme, par la médiation des sciences
positives
1.1 Vers la connaissance de l'homme
1.2. La hiérarchie inversée
1.3. Le modèle de la langue parfaitement abstraite
2. De l'homme au monde, par la médiation de la
sociologie
2.1. La révolution astrolâtrique
2.2. Le système de la totalité
2.3. Le légalisme du système positif
3. Questions
de méthode:
la révolution
anthropo-
logique
4. Éducation et méthode
Documents:
Cours de philosophie positive: Annonce.
Association libre pour l'instruction positive t/,upeuple
Extrait du jugement rendu le 29 décembre 1842
VI - Questions de doctrine
1. Le concept d'espèce dans l'anthropologie du XIXe s.
13
PROJET ANTIIROPOLOGIQUE
1.1. Buffon et le système positif
1.2. Le courant anthropologique
1.3. L'homme et l'humanité
dans l'anthropologie
d'Auguste Comte
2. L'anthropologie positiviste et son discours
2.1. Une théorie de la synthèse
2.2. Une théorie de la solidarité
2.3. Une théorie de la société
3. Une anthropologie sémiologique
3.1. La sémiologie naturelle
3.2. L'anthroposémiotique
3.3. Le logos
Documents:
Logique positive
Méthode constructive
Conclusion:
Une anthropologie
sémiologique
et historique
CHAPITRE II
LE PROBLÈME DE LA CLASSIFICATION
ET SA SOLUTION POSITIVISTE
Nous avons déjà analysé ailleurs (15) comment, pourquoi
et selon quelle méthode, les matériaux s'organisaient pour permettre à Auguste Comte de poursuivre l'intention de classification. Puisque, dès les années de jeunesse, Comte appréhende
la société industrielle comme le jeu d'une immense pratique,
celle de la production (16), et qu'il pose tous les problèmes
positivistes dans l'optique de produire la société elle-même qui
a pour fonction de produire, en retournant la fonction qui la
caractérise sur sa propre modification dans un sens « organique », sa rencontre du « vieux problème de la classification »(17) n'est nullement académique; et si un tel problème
se pose à lui, ce n'est certainement pas dans les termes dans
lesquels il se posait jusqu'à lui.
Les sciences positives maintiennent le souci de la recherche de l'ordre et de la mesure qui a fondé l'épistémé classique
sur la mathesis, science des natures simples, et cas particulier
de la taxinomia qui, au moyen des signes, constitue une
algèbre des natures complexes (18). L'opération de comparaison qui s'exerce sur la mesure ou sur l'ordre met en lumière la
relation, celle-ci, reflet de l'ordre et de la mesure, s'exprime le
plus parfaitement dans la série dont le rôle épistémique a été
-reconnu et généralisé au cours du XIXe siècle (19). Auguste
Comte se charge d'en éprouver la fécondité; c'est d'elle qu'il
tire l'opérativité elle-même, soit celle de la science passée sur la
16
A. KREMER-MARIETTI
science présente, soit celle de la science présente sur la
société future: le « pont» entre la science passée et la science
présente est la série des sciences, ordonnée selon des critères
propres à chacune d'elles dans leur spécificité; et le « pont»
entre la sociologie et la nouvelle société, c'est le postulat que la
science de la société n'est autre que (ou ne doit être autre que)
la théorie scientifique de cette pratique sociale. Mais sur quoi
Comte peut-il appuyer cette théorie de l'efficacité réelle de la
théorie? Le problème de la séparation de l'esprit et du réel,
affirmée par Kant et répercutée chez les néo-kantiens du
XIxe siècle, trouve sa solution chez Hegel et chez Comte:
deux philosophes de l'opérativité totale. ~Si, pour Hegel, le
concept se réalise, alors que pour Kant il reste séparé de la
réalité (20), pour Comte c'est la réalité historique et sociale
qui porte les concepts dans un mouvement qui comble, ou qui
nie plutôt la coupure de l'esprit et du réel. Cette réalité historique et sociale est un « englobant» de la série: son « lieu
épistémique », c'est l'Anthropologie positiviste en tant qu'elle
est historique. Mais cette réalité est encore sémiologique, sinon
la série ne renverrait à aucun dénominateur commWl : ce
dénominateur est le signe, et l'Anthropologie historique est
aussi sémiologique. L'enveloppe demeure cependant historique
et sociale, parce que, au commencement et à la fm du système,
pour Auguste Comte, il y a toujours des hommes: telle est la
présupposition nouvelle, travaillée par lui : la collectivité
humaine! Si les signes changent, si les sociétés varient et se
différencient, ce qui se maintient toujours c'est la durée humaine, autrement dit des hommes vivant sous Wle forme quelconque de société et utilisant un type quelconque de signes.
La notion de temps politique se dégage de celle de collectivité
humaine (21) : en fait, cette collectivité produit le temps
politique, qu'elle actionne dans sa forme de société et selon un
type de signes. Cette appréhension de la collectivité dans son
être historique et relatif, qui est celle d'Auguste Comte exprimant le système des idées de son siècle, entraîne la prise de
'conscience d'Wle conception nouvelle de la science, non pas
PROJET ANTHROPOLOGIQUE
17
science causaliste des « êtres», mais science légaliste des
« événements» : le « champ général» de la hiérarchie s'obtient « en décomposant, autant que possible, l'étude des êtres,
seule directe ordinairement, dans celles des divers événements
généraux* qui composent l'existence de chacun d'eux »(22).
Si les « événements composés» sont moins réguliers que leurs
« éléments généraux» : ils n'en tiennent pas moins leur régularité de ces derniers. De ce point de vue, la loi de classement
peut se penser distincte de la loi de fùiation. fi se trouve
cependant que la mise en série, partant du simple, « fait apparaître les différences comme des degrés de complexité »(23),
produits génétiquement à partir du simple: l'idée de la genèse,
que Michel Foucault a justement associée à l'épistémé classique (24), trouve chez Auguste Comte sa réalité dans l'Histoire
humaine, et son idéalité dans la loi de fùiation. A partir du
«tableau des progrès» de Condorcet, l'Histoire cesse d'être
une table de classification des époques pour devenir, enfm (25), une représentation des variations comme en font les
mathématiciens. L'échelle des progrès sera ensuite dotée par
Auguste Comte de sa loi de variation: la loi des trois états.
Dans l'épistémé classique, de 1670 à 1810 environ, l'intention de classification obéissait à une exigence de la théorie
de la représentation. Avec Auguste Comte, cette intention s'est
donné une fmalité absente de tout autre espace en tableau.
Et cet espace n'est nullement « paradoxal» (26) ; toutefois, ce
qui pourrait l'être, ce serait la clôture d'un système qui se bouclerait lui-même, mais la question de l'ouverture du système
comtien reste entière. Le rapport à l'édification d'une science
de l'ordre s'est ici métamorphosé dans le rapport à la mise au
jour d'une science de l'ordre et du progrès; au lieu du tableau
selon lequel se disposait la représentation (27), Auguste Comte
doit dresser le tableau des progrès doté de sa loi de variation,
synthèse de la loi de classement et de la loi de flliation, et légiférant la modification:
* C'est nous qui soulignons.
A. KREMER-MARIETll
18
Science
générale
Événements généraux
J,
Mathesis
f
Langue
algébrique
(
(
de l'ordre et du progrès
) Événements composés
J,
Taxinomia
)
t
Logiquedes signes
La mise en place des événements généraux'et la reconnaissance
de la régularité des événements composés, incluant les faits
humains, ordonnent le progrès et théorisent la modification.
Doit-on dire, néanmoins, que «la théorie engendre un ordre
qui comprend la théorie» (28), ou que «la doctrine donne à
lire une histoire qui engendre la doctrine» (29), comme l'affirme Michel Serres, qui critique le principe de la classification
comtienne selon « l'argument de la troisième science» (30) ?
Résumons les .deux critiques de Michel Serres: 1) le tableau
lui-même en tant que science générale s'inscrit réellement
comme science spéciale; 2) le lieu d'origine du modèle de la
classification est une autre science spéciale, donc la science
générale est inscrite une seconde fois dans le tableau, métapho_
riquement.
Réfutons d'abord la seconde critique que la pensée même
de Michel Serres annule, puisqu'il fait de chaque science une
« scie~ce des sciences» dans un « labyrinthe encyclopédique» ,
grand « échangeur de concepts», dans lequel toutes les disciplines tracent leur débouché et leur ordre (31) : Auguste
Comte en use de même avec ses six sciences abstraites du
Cours de philosophie positive* où, successivement, il souligne
en quoi chaque science n'a pas sa pareille et en quoi elle est
« reine» et « modèle». En premier lieu, la mathématique,
« la science par excellence» (32), fait le plus parfaitement ce
que fait chaque science:
* Pour abréger nous utilisons les sigles suivants:
CPP : Cours de Philosophie positive; SPP : Système de Politique positive;
Cat. posit. : Catéchisme positiviste;
El :
Ecrits de jeunesse.
PROJET ANTHROPOLOGIQUE
19
«La science mathématique
n'a fait, d'après cela, que
pousser au plus haut degré possible, tant sous le rapport
de la quantité que sous celui de la qualité, sur les sujets
véritablement de son ressort, lè même genre de recherches que poursuit, à des degrés plus ou moins inférieurs,
chaque science réelle, dans sa sphère respective. »
(CPP,I,p~ l08,3eleçon)
Ensuite, après ce «fondement normal de toute économie»(33),
apparaît l'astronomie, « plus science qu'aucune autre» (34) :
« En considérant la nature éminemment simple des recherches astronomiques, et la facilité qui en résulte d'y appliquer de la manière la plus étendue l'ensemble des moyens
mathématiques, on conçoit pourquoi l'astronomie est unanimement placée aujourd'hui à la tête des sciences naturelles. Elle mérite cette suprématie, 1) par la perfection
de son caractère scientifique; 2) par l'importance prépondérante des lois qu'elle dévoile. »
(CPP, II, p. 13, 1ge leçon)
Mais la suprématie de la biologie doit-elle être négligée? En
matière de classification et de comparaison, elle a fait ses. preuves : cette reconnaissance était virtuellement inscrite dans
l'espace en tableau de l'épistémé classique, application des
deux formes de comparaison possibles: « la comparaison de la
mesure et celle de l'ordre» (35) :
«La philosophie biologique doit être regardée comme
directement destinée, par sa nature, à perfectionner, ou,
pour mieux dire, à développer deux des plus importantes
facultés élémentaires de l'esprit humain, dont aucune
branche fondamentale de la philosophie naturelle ne pouvait permettre la libre et pleine évolution. Je veux parler
de l'art "comparatif proprement dit, et de l'art de classer,
qui, malgré leur corrélation nécessaire, sont néanmoins
parfaitement distincts. »
(CPP, III, p. 350, 40e leçon)
Domaine propi~e à développer au maximum la comparaison et
la classification, la 'biologie a même influencé la mathématique
par sa « théorie universelle des classifications» (36) :
20
A. KREMER-MARIETTI
« La science mathématique elle-même, source primitive de
toutes les autres, nous offre spontanément une applicationcapitale de la vraie théorie générale des classifications, par
la grande conception, trop peu appréciée encore du vulgaire des géomètres, de l'illustre Monge, sur la classification fondamentale
des surfaces en familles naturelles
d'après leur mode de génération, où l'on peut reconnaître
tous les caractères philosophiques essentiels des saines
méthodes zoologiques et botaniques, avec la pureté et la
perfection supérieure que devait comporter la nature si
éminemment simple d'un tel sujet. »
(CPP, III, p. 351, 40e leçon)
Pour ce qui concerne la physique, elle est le terrain de prédilection de l'expérimentation:
« C'est réellement en physique que se trouve le triomphe
de l'expérimentation,
parce que notre faculté de modifier
les corps, afin de mieux observer les phénomènes, n'y est
assujettie à presque aucune restriction, ou que, du moins,
elle s'y développe beaucoup plus librement que dans
toute autre partie de la philosophie naturelle. »
(CPP, II, p. 314, 2Se leçon)
En outre, la physique permet « un emploi étendu de l'instrument mathématique »(37), qui s'adapte mieux cependant aux
études astronomiques. Après l'expérimentation
quantifiable,
dont la physique offre le modèle, meilleure en cela que l'astronomie et la biologie, la chimie excelle à son tour, dans son
domaine propre:
l'art de l'observation et l'art de la nomenclature (38) :
«C'est ici que le premier et le plus général des trois
modes essentiels d'investigation que nous avons distingués dans la philosophie naturelle, l'observation proprement dite, commence à recevoir son développement
intégral. »
(CPP, III, p. 17, 35e leçon)
n est clair que chacun des modes d'investigation est illustré
par une science: l'observation par la chimie, l'expérimentation par la physique, la comparaison par la biologie. Quelle
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