LE PROJET ANTHROPOLOGIQUE D'AUGUSTE COMTE Collection Épistémologie et Philosophie des Sciences dirigée par Angèle Kremer-Marietti La collection Épistémologie et Philosophie des Sciences réunit les ouvrages se donnant pour tâche de clarifier les concepts et les théories scientifiques, et offrant le travail de préciser la signification des termes scientifiques utilisés par les chercheurs dans le cadre des connaissances qui sont les leurs, et tels que "force", "vitesse", "accélération", "particule", "onde", etc. Elle incorpore alors certains énoncés au bénéfice d'une réflexion capable de répondre, pour tout système scientifique, aux questions qui se posent dans leur concept conceptuel-historique, de façon à déterminer ce qu'est théoriquement et pratiquement la recherche scientifique considérée. 1) Quelles sont les procédures, les conditions théoriques et pratiques des théories invoquées, débouchant sur des résultats? 2) Quel est, pour le système considéré, le statut cognitif des principes, lois et théories, assurant la validité des concepts? Déjà parus Angèle KREMER-MARIETTI, Nietzsche: L'homme et ses labyrinthes, 1999. Angèle KREMER-MARIETTI,L'anthropologie positiviste d'Auguste Comte, 1999. Serge LATOUCHE,Fouad NORRA, Hassan ZAOUAL,Critique de la raison économique, 1999. Précédente édition: S.E.D.E.S., 1980 (Ç)L'Harmattan, 1999 ISBN: 2-7384-8346-1 Angèle KREMER-MARlETTI LE PROJET ANTHROPOLOGIQUE D'AUGUSTE COMTE L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris - FRANCE L'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y lK9 Du même auteur Les formes du mouvement chez Bergson. Diplôme d'Études Supérieures de Philosophie. Cahiers du Nouvel Humanisme. Diffusion Vrin, Paris, 1953. Hegel. Collection « Pour Connaître la Pensée de », Bordas, Paris, 1957. Nietzsche. Collection «Thèmes et Structures ». Éditions des Lettres Modernes. Paris, 1957. Jaspers et la scission de l'être. Collection « Philosophes de tous les temps », Éd. Seghers, Paris, 1967. Auguste Comte et la théorie sociale du positivisme. Seghers, Paris, 1970. Dilthey et l'anthropologie historique. Seghers, Paris, 1971. L 'homme et ses labyrinthes. Essai sur Friedrich Nietzsche. Collection « 10/18 », Sté U.G.E., Paris, 1972. Michel Foucault et l'archéologie du savoir. Seghers, Paris, 1974. Lacan ou la rhétorique de l'inconscient. Aubier Montaigne, Paris, 1978. Le projet anthropologique d'Auguste Comte. S.E.D.E.S., Paris, 1980. L'anthropologie positiviste d'Auguste Comte. Atelier de reproduction des thèses de Lille III. Diffusion Librairie Honoré Champion. Paris, 1980. Entre le signe et l'histoire. L'anthropologie positiviste d'Auguste Comte. Collection « Épistémologie », Klincksieck, Paris, 1982. La morale. Collection "Que sais-je?", P.U.F., Paris, 1982. Le positivisme. Collection "Que sais-je?", P.U.F., Paris, 1982 La symbolicité ou le problème de la symbolisation. Collection « Croisées », P.U.F., Paris, 1982. Le concept de science positive. Ses tenants et ses aboutissants dans les structures anthropologiques du positivisme. Collection « Épistémologie », Méridiens Klincksieck, Paris, 1983. Michel Foucault: archéologie et généalogie. Collection « Biblio Essais », Le Livre de Poche, Paris, 1985. Les racines philosophiques de la science moderne. Collection « Philosophie et Langage », Pierre Mardaga Éditeur, Bruxelles, 1987. L'éthique. Collection« Que sais-je? », P.U.F., Paris, 1987. Nietzsche et la rhétorique. Collection «L'Interrogation Philosophique ». P.U.F., Paris, 1992. Les apories de l'action. Essai d'une épistémologie de l'action morale et politique. Éditions Kimé, Paris, 1993. La philosophie cognitive. Collection« Que sais-je? », P.U.F., Paris 1994. Morale et politique. Court traité de l'action morale et politique. Éditions Kimé, Paris, 1995. La raison créatrice. Moderne ou postmoderne. Éditions Kimé, Paris, 1996. Parcours philosophiques. Éditions Kimé, Paris, 1997. Sociologie de la science. Collection «Philosophie et langage », Pierre Mardaga Éditeur, Sprimont, 1998. Philosophie des sciences de la nature. Collection «L'Interrogation Philosophique », Paris, P.U.F., 1999. PRÉFACE Contre la loi du plus fort, au nom de la loi des intér~ts communs, tel est le programme politique fondamental qu'Auguste Comte, âgé de vingt-et-un ans, devait mettre au frontispice de sa recherche de la science sociale susceptible de résoudre les problèmes du siècle ( 1). Abandonnant le point de vue théologique et le point de vue métaphysique, Auguste Comte pose -Ies conditions positives et réelles de l'ordre social. Sans relation aucune à l'ordre établi dépendant du concept juridique d'ordre public (2), mais dans le contexte d'une nouvelle élaboration du concept de société et avec la perspective de la sociocratie, Auguste Comte systématise l'existence sociale, qui exige l'analyse spécifique de la vie sociale et de son organisation. La norme de l'ordre social relève d'une structure à trois termes, universellement calquée sur les trois parties de l'âme, non sans rapport avec la structure aristotélicienne,. toutefois, dans cette tripartition, ne s'accomplit pas complètement la société positive qui doit réaliser encore la normalité conjuguée de l'ordre et du progrès. La norme de l'ordre, de laquelle dépendra la norme du progrès positiviste, subordonne l'activité à l'affectivité et à l'intelligence : c'est-à-dire, la classe des industriels est soumise à l'empire des femmes et à la sagesse des philosophes, et constamment maintenue sous le contrôle des prolétaires, qui rassemblent en eux toutes les « classes» et toutes les fonctions. Cette intervention volontariste dans l'A venir humain 6 A. KREMER-MARlETTI exclut un déroulement autonome de l'Histoire humaine: l'introduction du contrôle est nécessaire au réel progrès. dont l'ordre consiste à maîtriser le déroulement de l'ordre des choses habituel. Notons que le prolétariat détient les ressorts du progrès et cumule toutes les aptitudes en encadrant la richesse. « Le commun régulateur spontané», incarné par le prolétariat chargé de maintenir l'harmonie normale, ~ffirme le rôle du peuple qui réalise le lien social en privilégiant le point de vue humain. Différencié des problématiques étrangères, le problème social est posé comme tel: l'ordre du monde et de l'homme n y est plus suspendu au vœu de la raison pratique, mais est rendu possible par l'autorité de la science comtienne qui, même quand elle étudie la statique, fait état de la dynamique qui l'anime intérieurement et l'enveloppe extérieurement. Le retour opéré dans la Synthèse subjective en laquelle s'accomplit cette science, bonifie le mythe et commence une « autre histoire ». CHAPITRE PREMIER RÉCAPITULATION DES PRINCIPAUX MOMENTS DE NOTRE DÉMARCHE ANTÉRIEURE La table des matières de notre thèse d'État, intitulée L'Anthropologie positiviste d'Auguste Comte (3), à la lire attentivement, donne suffisamment la structure même et la progression de notre approche de l'œuvre comtienne. Les six chapitres d'ensemble concrétisent les six stades différents de cette démarche. Quatre indiquent d'abord les structurations discursives et la problématique positiviste; ils sont suivis en substance de deux chapitres étendus consacrés aux Questions de méthode et de doctrine, distinguées pour la nécessité de l'analyse. On aura compris comment le premier et le quatrième chapitre encadrent le deuxième et le troisième de leurs « crochets » structuraux; en effet, le premier, sur les structurations proprement dites élaborées autour ~t à partir du concept de science positive, et le quatrième, sur les assises anthropologiques elles-mêmes du positivisme, enferment les deux bases de la réflexion épistémologique initiale d'Auguste Comte: la rencontre de l'économie politique et la reconnaissance de l'histoire. Le positivisme est né de la science positive, et nous montrons comment cette généalogie s'est opérée jusqu'à dessiner le projet anthropologique: sur le fondement de ce point de départ théorique énoncé dans le premier chapitre, le deuxième chapitre ~,xplicite les premières théorisations 8 A. KREMER-MARlETTI d'Auguste Comte, parti à la recherche de la science sociale sur une méditation de l'économie politique, développée très tôt par la lecture d'Adam Smith et de Jean-Baptiste Say (4), vite supplantée d'ailleurs par la considération de l'histoire. Cette reconnaissance de l'histoire était inscrite dans l'Histoire ellemême, et c'est ce que montre notre troisième chapitre retraçant la phénoménologie historique du concept de progrès et son actualisation dans l'histoire générale. C'est ainsi que l'esprit positif se manifeste comme élément historique de la pratique et de la théorie humaines. Dès lors, l'assise anthropologique historique fournit à Auguste Comte matière à résoudre le problème de la classification posé par l'espace en tableau ouvert par l'épistémé de l'âge classique (5). Ce problème est abordé par Auguste Comte sous les espèces de deux paradigmes: le paradigme historique et le paradigme encyclopédique. fi est clair, désonnais, que Comte, tablant sur le concept d'histoire-progrès, et voyant dans la science positive un produit de l'Histoire, se dirige vers une Anthropologie positiviste. La suite logique des quatre premiers chapitres a permis de dresser le tableau conceptuel dans lequel devait s'amplifier et se particulariser la recherche comtienne. L'examen qui s'imposait alors était celui des méthodes et des doctrines, auquel nous avons procédé ensuite. Méthode et doctrine s'imbriquent nécessairement; et, Auguste Comte l'a souvent répété (6), on ne saurait réellement les séparer. fi apparaissait nécessaire, toutefois, de les distinguer pour permettre à l'analyse de mettre au jour comment la méthode même d'Auguste Comte s'intègre au cursus historique de l'esprit humain tel qu'il le décrit à partir du premier essor propre à la révolution astrolâtrique (7) et jusqu'à l'accomplissement terminal dans la révolution anthropologique (8). Tel est l'objet diachronique du chapitre V. De même, il fallait établir le discours anthropologique d'Auguste Comte sur la double réflexion fondamentale qui est la sienne dans les domaines de l'anthropologie et de la biologie, et permettant une nouvelle conception différenciée du concept PROJET ANTHROPOLOGIQUE 9 de société, concept d'un milieu symbolique dans lequel l'homme tisse le réseau de ses systèmes de signes. Tel est l'objet synchronique du chapitre VI. Ainsi, nous voyons comment la méthode humaine, qui commença dans le fétichisme, détermine la doctrine qui y revient fmatement. Le positivisme est le périple accompli des méthodes, des théories et des pratiques, dans l'Histoire. Aussi, en tant que doctrine, le positivisme est-il apte à intégrer les différences anthropologiques surgies dans l'Histoire, figées dans les structures sociales, et dont témoignent les formes humaines totales. Des sciences positives objectives, nous sommes portés par le mouvement du savoir vers la science positive subjective, la « sociologie)} qui les intègre toutes; cette intégration instaure 1'« anthropologie», autre dénomination de la « sociologie », pressentiment de l'à venir des sciences humaines, en tout cas, déjà pour Auguste Comte, nouvelle appréhension du monde et de l'homme dans la systématisation historique et sémiologique. En suivant la courbe du savoir scientifique, telle que la défmissent les sciences positives, l'objet de ce savoir évolue du monde à l'homme; or, la connaissance de l'homme, dans les critères de la science positive, va inverser la hiérarchie des sciences, antérieurement soumises à la suprématie mathématique régissant tous les domaines du savoir scientifique. Désormais, par cette opération de renversement, va se détacher l'ascendant sociologique selon lequel est considérée la mathématique elle-même comme discipline issue d'une «logique naturelle» inhérente à la totalité de cette Anthropologie, dont le tout virtuel précède la partie actuelle (9). Ce surplomb de la science humaine, comparable au surplomb de la pensée spéculative hégélienne sur la mathématique (10), n'est que le retour du premier mouvement humain, le mouvement spontané de l'homme au monde, maintenant théoriquement renouvelé dans un système, non plus théologique, ni métaphysique, mais positif, intégrateur des fonnes antérieures, à commencer par la forme logique inhérente au fétichisme, la logique des sentiments (11). Alors, l'homme et le monde se 10 *A. KREMER-MARlETT! présentent comme reliés par un système total de signes (et même: un système total de systèmes de signes) : cette doctrine n'est devenue possible qu'après la réflexion sur l'élaboration successive des différentes sciences théoriques abstraites, se révélant, dans la référence au modèle premier de la langue parfaite qu'est la mathématique, comme des systèmes' de signes, de moins en moins abstraits, de plus en plus concrets, de moins en moins généraux, de plus en plus particuliers, de moins en moins simples, de plus en plus complexes. Ces différents systèmes de signes épistémologiques que sont les sciences positives, répondent aux exigences de la logique des signes, ainsi dénommée par Auguste Comte pour la différencier de la logique des sentiments et de la logique des images, logique des signes qui, pour lui, s'illustre dans la langue maternelle (12), la langue algébrique et la langue arithmétique (13). L'homme et le monde se traduisent donc dans des systèmes de signes appropriés, intégrés dans une sémiologie qui les articule l'un à l'autre et qui s'est élaborée au cours de l'Histoire hwnaine. C'est pourquoi nous désignons cette grande entreprise corntienne comme étant une Anthropologie historique et sémiologique. Si nous acceptons de désigner le logos, par lequel l'homme interprète le monde, comme ce que l'homme met entre le monde et lui, nous dirons, pour suivre la pensée comtienne, que le logos commença de se manifester en faisant prédominer le pathos, ou les sentiments, dont sont faits l'art et le langage primitifs, et qu'il s'identifia ensuite au muthos, à la fable, où prédominent les images mythiques, et qu'il s'éleva enfin jusqu'à l'abstraction des signes algébriques, plus généraux que les signes arithmétiques, et plus simples que ceux de la langue naturelle (14). Ces trois « logiques» qui se sont succédé dans l'histoire des civilisations, et que l'on retrouve dans la différence des civilisations survivantes, demeurent en fait contemporaines en nous, même si, pour les deux premières, la tendance a été de les refouler sous l'idée que nous nous faisions du logos selon la conception impérative de la science moderne. Avec Auguste Comte, le logos, d'abord produit PROJET ANTHROPOLOGIQUE Il inspiré et spontané du fétichisme, ensuite mythe multiplié dans les images du polythéisme, et enfm algèbre simplifiée par l'abstraction du monothéisme, garde sous ses principales formes historiques différentes une contemporanéité définitive, étant toujours la même symbolicité déployée par l'Histoire et conservée tout aussi bien dans le temps politique et l'espace social. Et c'est cela même que la doctrine positiviste défmitive d'Auguste comte nous demande de raviver en nous. TABLE DES MATIÈRES de L'Anthropologie positiviste d'Auguste Comte Introduction: Comte entre le signe et l'histoire I - Structurations théoriques de l'anthropologie positiviste 1. Le projet anthropologique 2. L'encadrement cartésien 3 Le modèle de la science positive 4. L'anthropologie positiviste II - Premières théorisations à la recherche de la science sociale 1. Le programme d'un concours pour une nouvelle encyclopédie 2. Du côté de l'économie politique 3. Structures et linéaments théoriques de 1817 à 1820 4. Premiers éléments de système III - L 'histoire générale comme développement et marche générale de la civilisation 1. Progrès et histoire 1.1. La métaphore de l'enfant 1.2. Les connotations du terme « nature» 1.3. L'histoire de la société humaine 1.4. Implication de la doctrine de la perfectibilité indéfinie A. KREMER-MARIETTI 12 2. Les conditions de possibilité du concept de progrès 2.1. Le temps-progrès : 2.2. La plate-forme du Discours sur l'esprit positif. 2.3. L'efficacité sociale de l'esprit positif 2.4. L'esprit dans l'histoire 3. La conception de l'histoire générale 3.1. L'esprit positif comme élément historique de la théorie et de la pratique humaines 3.2. L'histoire profonde 3.3. L'histoire sérielle IV - L'assise anthropologique 1. 2. 3. 4. du positivisme d'Auguste Comte La science positive comme produit de l'histoire Le problème de la classification des sciences Les deux paradigmes d'Auguste Comte Les présupposés théoriques de l'anthropologie positiviste V - Questions de Méthode 1. Du monde à l'homme, par la médiation des sciences positives 1.1 Vers la connaissance de l'homme 1.2. La hiérarchie inversée 1.3. Le modèle de la langue parfaitement abstraite 2. De l'homme au monde, par la médiation de la sociologie 2.1. La révolution astrolâtrique 2.2. Le système de la totalité 2.3. Le légalisme du système positif 3. Questions de méthode: la révolution anthropo- logique 4. Éducation et méthode Documents: Cours de philosophie positive: Annonce. Association libre pour l'instruction positive t/,upeuple Extrait du jugement rendu le 29 décembre 1842 VI - Questions de doctrine 1. Le concept d'espèce dans l'anthropologie du XIXe s. 13 PROJET ANTIIROPOLOGIQUE 1.1. Buffon et le système positif 1.2. Le courant anthropologique 1.3. L'homme et l'humanité dans l'anthropologie d'Auguste Comte 2. L'anthropologie positiviste et son discours 2.1. Une théorie de la synthèse 2.2. Une théorie de la solidarité 2.3. Une théorie de la société 3. Une anthropologie sémiologique 3.1. La sémiologie naturelle 3.2. L'anthroposémiotique 3.3. Le logos Documents: Logique positive Méthode constructive Conclusion: Une anthropologie sémiologique et historique CHAPITRE II LE PROBLÈME DE LA CLASSIFICATION ET SA SOLUTION POSITIVISTE Nous avons déjà analysé ailleurs (15) comment, pourquoi et selon quelle méthode, les matériaux s'organisaient pour permettre à Auguste Comte de poursuivre l'intention de classification. Puisque, dès les années de jeunesse, Comte appréhende la société industrielle comme le jeu d'une immense pratique, celle de la production (16), et qu'il pose tous les problèmes positivistes dans l'optique de produire la société elle-même qui a pour fonction de produire, en retournant la fonction qui la caractérise sur sa propre modification dans un sens « organique », sa rencontre du « vieux problème de la classification »(17) n'est nullement académique; et si un tel problème se pose à lui, ce n'est certainement pas dans les termes dans lesquels il se posait jusqu'à lui. Les sciences positives maintiennent le souci de la recherche de l'ordre et de la mesure qui a fondé l'épistémé classique sur la mathesis, science des natures simples, et cas particulier de la taxinomia qui, au moyen des signes, constitue une algèbre des natures complexes (18). L'opération de comparaison qui s'exerce sur la mesure ou sur l'ordre met en lumière la relation, celle-ci, reflet de l'ordre et de la mesure, s'exprime le plus parfaitement dans la série dont le rôle épistémique a été -reconnu et généralisé au cours du XIXe siècle (19). Auguste Comte se charge d'en éprouver la fécondité; c'est d'elle qu'il tire l'opérativité elle-même, soit celle de la science passée sur la 16 A. KREMER-MARIETTI science présente, soit celle de la science présente sur la société future: le « pont» entre la science passée et la science présente est la série des sciences, ordonnée selon des critères propres à chacune d'elles dans leur spécificité; et le « pont» entre la sociologie et la nouvelle société, c'est le postulat que la science de la société n'est autre que (ou ne doit être autre que) la théorie scientifique de cette pratique sociale. Mais sur quoi Comte peut-il appuyer cette théorie de l'efficacité réelle de la théorie? Le problème de la séparation de l'esprit et du réel, affirmée par Kant et répercutée chez les néo-kantiens du XIxe siècle, trouve sa solution chez Hegel et chez Comte: deux philosophes de l'opérativité totale. ~Si, pour Hegel, le concept se réalise, alors que pour Kant il reste séparé de la réalité (20), pour Comte c'est la réalité historique et sociale qui porte les concepts dans un mouvement qui comble, ou qui nie plutôt la coupure de l'esprit et du réel. Cette réalité historique et sociale est un « englobant» de la série: son « lieu épistémique », c'est l'Anthropologie positiviste en tant qu'elle est historique. Mais cette réalité est encore sémiologique, sinon la série ne renverrait à aucun dénominateur commWl : ce dénominateur est le signe, et l'Anthropologie historique est aussi sémiologique. L'enveloppe demeure cependant historique et sociale, parce que, au commencement et à la fm du système, pour Auguste Comte, il y a toujours des hommes: telle est la présupposition nouvelle, travaillée par lui : la collectivité humaine! Si les signes changent, si les sociétés varient et se différencient, ce qui se maintient toujours c'est la durée humaine, autrement dit des hommes vivant sous Wle forme quelconque de société et utilisant un type quelconque de signes. La notion de temps politique se dégage de celle de collectivité humaine (21) : en fait, cette collectivité produit le temps politique, qu'elle actionne dans sa forme de société et selon un type de signes. Cette appréhension de la collectivité dans son être historique et relatif, qui est celle d'Auguste Comte exprimant le système des idées de son siècle, entraîne la prise de 'conscience d'Wle conception nouvelle de la science, non pas PROJET ANTHROPOLOGIQUE 17 science causaliste des « êtres», mais science légaliste des « événements» : le « champ général» de la hiérarchie s'obtient « en décomposant, autant que possible, l'étude des êtres, seule directe ordinairement, dans celles des divers événements généraux* qui composent l'existence de chacun d'eux »(22). Si les « événements composés» sont moins réguliers que leurs « éléments généraux» : ils n'en tiennent pas moins leur régularité de ces derniers. De ce point de vue, la loi de classement peut se penser distincte de la loi de fùiation. fi se trouve cependant que la mise en série, partant du simple, « fait apparaître les différences comme des degrés de complexité »(23), produits génétiquement à partir du simple: l'idée de la genèse, que Michel Foucault a justement associée à l'épistémé classique (24), trouve chez Auguste Comte sa réalité dans l'Histoire humaine, et son idéalité dans la loi de fùiation. A partir du «tableau des progrès» de Condorcet, l'Histoire cesse d'être une table de classification des époques pour devenir, enfm (25), une représentation des variations comme en font les mathématiciens. L'échelle des progrès sera ensuite dotée par Auguste Comte de sa loi de variation: la loi des trois états. Dans l'épistémé classique, de 1670 à 1810 environ, l'intention de classification obéissait à une exigence de la théorie de la représentation. Avec Auguste Comte, cette intention s'est donné une fmalité absente de tout autre espace en tableau. Et cet espace n'est nullement « paradoxal» (26) ; toutefois, ce qui pourrait l'être, ce serait la clôture d'un système qui se bouclerait lui-même, mais la question de l'ouverture du système comtien reste entière. Le rapport à l'édification d'une science de l'ordre s'est ici métamorphosé dans le rapport à la mise au jour d'une science de l'ordre et du progrès; au lieu du tableau selon lequel se disposait la représentation (27), Auguste Comte doit dresser le tableau des progrès doté de sa loi de variation, synthèse de la loi de classement et de la loi de flliation, et légiférant la modification: * C'est nous qui soulignons. A. KREMER-MARIETll 18 Science générale Événements généraux J, Mathesis f Langue algébrique ( ( de l'ordre et du progrès ) Événements composés J, Taxinomia ) t Logiquedes signes La mise en place des événements généraux'et la reconnaissance de la régularité des événements composés, incluant les faits humains, ordonnent le progrès et théorisent la modification. Doit-on dire, néanmoins, que «la théorie engendre un ordre qui comprend la théorie» (28), ou que «la doctrine donne à lire une histoire qui engendre la doctrine» (29), comme l'affirme Michel Serres, qui critique le principe de la classification comtienne selon « l'argument de la troisième science» (30) ? Résumons les .deux critiques de Michel Serres: 1) le tableau lui-même en tant que science générale s'inscrit réellement comme science spéciale; 2) le lieu d'origine du modèle de la classification est une autre science spéciale, donc la science générale est inscrite une seconde fois dans le tableau, métapho_ riquement. Réfutons d'abord la seconde critique que la pensée même de Michel Serres annule, puisqu'il fait de chaque science une « scie~ce des sciences» dans un « labyrinthe encyclopédique» , grand « échangeur de concepts», dans lequel toutes les disciplines tracent leur débouché et leur ordre (31) : Auguste Comte en use de même avec ses six sciences abstraites du Cours de philosophie positive* où, successivement, il souligne en quoi chaque science n'a pas sa pareille et en quoi elle est « reine» et « modèle». En premier lieu, la mathématique, « la science par excellence» (32), fait le plus parfaitement ce que fait chaque science: * Pour abréger nous utilisons les sigles suivants: CPP : Cours de Philosophie positive; SPP : Système de Politique positive; Cat. posit. : Catéchisme positiviste; El : Ecrits de jeunesse. PROJET ANTHROPOLOGIQUE 19 «La science mathématique n'a fait, d'après cela, que pousser au plus haut degré possible, tant sous le rapport de la quantité que sous celui de la qualité, sur les sujets véritablement de son ressort, lè même genre de recherches que poursuit, à des degrés plus ou moins inférieurs, chaque science réelle, dans sa sphère respective. » (CPP,I,p~ l08,3eleçon) Ensuite, après ce «fondement normal de toute économie»(33), apparaît l'astronomie, « plus science qu'aucune autre» (34) : « En considérant la nature éminemment simple des recherches astronomiques, et la facilité qui en résulte d'y appliquer de la manière la plus étendue l'ensemble des moyens mathématiques, on conçoit pourquoi l'astronomie est unanimement placée aujourd'hui à la tête des sciences naturelles. Elle mérite cette suprématie, 1) par la perfection de son caractère scientifique; 2) par l'importance prépondérante des lois qu'elle dévoile. » (CPP, II, p. 13, 1ge leçon) Mais la suprématie de la biologie doit-elle être négligée? En matière de classification et de comparaison, elle a fait ses. preuves : cette reconnaissance était virtuellement inscrite dans l'espace en tableau de l'épistémé classique, application des deux formes de comparaison possibles: « la comparaison de la mesure et celle de l'ordre» (35) : «La philosophie biologique doit être regardée comme directement destinée, par sa nature, à perfectionner, ou, pour mieux dire, à développer deux des plus importantes facultés élémentaires de l'esprit humain, dont aucune branche fondamentale de la philosophie naturelle ne pouvait permettre la libre et pleine évolution. Je veux parler de l'art "comparatif proprement dit, et de l'art de classer, qui, malgré leur corrélation nécessaire, sont néanmoins parfaitement distincts. » (CPP, III, p. 350, 40e leçon) Domaine propi~e à développer au maximum la comparaison et la classification, la 'biologie a même influencé la mathématique par sa « théorie universelle des classifications» (36) : 20 A. KREMER-MARIETTI « La science mathématique elle-même, source primitive de toutes les autres, nous offre spontanément une applicationcapitale de la vraie théorie générale des classifications, par la grande conception, trop peu appréciée encore du vulgaire des géomètres, de l'illustre Monge, sur la classification fondamentale des surfaces en familles naturelles d'après leur mode de génération, où l'on peut reconnaître tous les caractères philosophiques essentiels des saines méthodes zoologiques et botaniques, avec la pureté et la perfection supérieure que devait comporter la nature si éminemment simple d'un tel sujet. » (CPP, III, p. 351, 40e leçon) Pour ce qui concerne la physique, elle est le terrain de prédilection de l'expérimentation: « C'est réellement en physique que se trouve le triomphe de l'expérimentation, parce que notre faculté de modifier les corps, afin de mieux observer les phénomènes, n'y est assujettie à presque aucune restriction, ou que, du moins, elle s'y développe beaucoup plus librement que dans toute autre partie de la philosophie naturelle. » (CPP, II, p. 314, 2Se leçon) En outre, la physique permet « un emploi étendu de l'instrument mathématique »(37), qui s'adapte mieux cependant aux études astronomiques. Après l'expérimentation quantifiable, dont la physique offre le modèle, meilleure en cela que l'astronomie et la biologie, la chimie excelle à son tour, dans son domaine propre: l'art de l'observation et l'art de la nomenclature (38) : «C'est ici que le premier et le plus général des trois modes essentiels d'investigation que nous avons distingués dans la philosophie naturelle, l'observation proprement dite, commence à recevoir son développement intégral. » (CPP, III, p. 17, 35e leçon) n est clair que chacun des modes d'investigation est illustré par une science: l'observation par la chimie, l'expérimentation par la physique, la comparaison par la biologie. Quelle