LE POSITIVISME D`AUGUSTE COMTE

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LE POSITIVISME
D'AUGUSTE COMTE
CoIeedoa
«ÉpJscémologie
et .PhiIosopIde des Sdenœs
»
dirigée par Angèle Kremer MarieUi
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ANGÈLE KREMER-MARlETTI
LE POSITIVISME
D'AUGUSTE COMTE
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ISBN: 2-296-01620-0
EAN : 9782296016200
Travaux d"Angèle Kremer-Marietti
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de Gunilla Haac, L "nHarmattan, 2003~
« Auguste Comte et la démocratie »7 in La tletnOLTozio fro Illx".," e tirmmitle delhl
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L. S. Olsdû, Firenze, 2004.
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pmlosopie des sciences et des techniques,
Deuxième série,. vol S- N° 2- 2004 : Pierre
Laffitte(1823- 19(3), T~
Belgiqne:tBrepoIsPnb~
2005.
INTRODUCTION
Le positivisme confond-il les questions de fait
avec les questions de droit? N'est-il pas plutôt le
symptôme d'une difficulté née du développement
de la réflexion logique sur l'accomplissement
des
sciences dans leur propre histoire? Selon la thèse
traditionnelle, pour qu'une connaissance soit vraie,
elle doit être à la fois rationnelle et objective. La
dialectique de la raison et de l'expérience produit
la rationalisation
du réel en même temps que la
réalisation du rationnel. Comment ces deux mouvements se combinent-ils?
L'observation et le raisonnement, évidents au fur et à mesure que se
constituait
historiquement
la science positive,
comment peuvent-ils logiquement se concilier? Les
logicistes modernes, tel Carnap, se trouvent devant
le problème de la construction logique de la science
à partir d'éléments fondamentaux,
soit matériels,
soit psychiques c'est-à-dire sensoriels. Les questions
de langage, phénoménaliste
ou physicaliste, n'éliminent pas la question de l'objet du langage:
choses mêmes ou mots, ni la distinction entre syntaxe et sémantique, ce que, d'ailleurs, Carnap n'omet
pas non plus. A travers les langages distincts propres à l'observation
et à la théorie sont atteints
les concepts d'observation
et les concepts théoriques : le problème essentiel est alors un problème
de coordination que devront résoudre les règles
de coordination aptes à doter les termes du vocabulaire théorique d'une signification empirique. Pour
ce qui concerne la théorie de Carnap, si elle « apporte
leur fondement logique aux méthodes d'inférence
3
directe» (1), son champ d'application demeure par
là même très restreint. Et il est amené à se passer
de la notion de loi scientifique. Ce qui est ainsi mis
en évidence, c'est finalement le caractère absolu
des énoncés scientifiques selon le positivisme logique
qui veut en établir la science formelle, véritable
« science de la science ». Ce « positivisme»
table
donc sur des data, physiques ou psychiques, qu'il
considère comme les fondements inébranlahles du
système de « la » science, en faisant abstraction de
l'histoire des sciences dans l'histoire des sociétés.
Le positivisme de Comte est étranger à cette enquête purement formelle. Pour Comte la méthode seule ne suffit pas à
mettre au monde le moule de toutes les sciences, il y faut
encore la doctrine. La règle du positivisme scientifique de
Comte pose que les méthodes et les doctrines sont inséparables dans leur étude (cf. Système de politique positive, IV,
p. 200). Aussi Comte a cherché non seulement la dynamique
de la science mais aussi celle de la société dans une « loi» de
l'histoire. En examinant l'histoire des connaissances humaines
quelles qu'elles soient: animistes, ontologiques, métaphysiques,
ou scientifiques, il a posé le principe de situer tout système
du savoir non seulement dans son histoire, mais encore dans
l'histoire des sociétés humaines. La méthode historique et
sociale qu'il applique fi l'étude des différentes « logiques » ou
des différents « systèmes de signes» donne à sa recherche son
cadre fondamental,
non pas logique, mais anthropologique.
Certes, on parlera, dès lors, d' « anthropologisme».
Mais on ne
pourra nier, toutefois, cette référence relativiste à l'histoire
et à la différence anthropologique que le positivisme ne neutralise pas mais fonde plutôt dans une humanité concrète et sans
résidu. Il n'y a pas d' « inventeur spécial» : les notions populaires les plus concrètes comme les spéculations les plus abstraites relèvent toutes de la connaissance
de l'humanité
fondamentale. Les plus abstraites, les mathématiques,
encourent le risque de l'abus du raisonnement;
or savoir pour prévoir,
ce n'est pas prévoir sans avoir vu.
(1) Cf. Maurice BOUDOT, Logique
Armand Colin, 1972, p. 226.
4,
inductive
et probabilité,
Paris,
CHAPITRE
PREMIER
LE CONCEPT DE POSITIVISME
Positivisme et positiviste sont des néologismes
admis par l'Académie française en 1878, comme se
rapportant
à la philosophie d'Auguste Comte. On
les trouve déjà en 1860 dans le Dictionnaire français
de B. Dupiney de V orepierre et en 1863-1870 dans
le Dictionnaire de la langue française de Littré.
Positif, s'agissant d'un fait, se trouve dans l'Encyclopédie (édition de 1780), mais non science positive
que l'on ne retrouve pas non plus en 1890 dans le
Dictionnaire général de la langue française de
Hatzfeld, Darmesteter
et Thomas. Littré note, à
l'article positif: « 2. Qui s'appuie sur les faits, sur
l'expérience, sur les notions a posteriori, par opposition à ce qui s'appuie sur les notions a priori.
Les sciences positives. » A l'article positivisme,
Littré, lui-même positiviste, écrit:
« Système de
philosophie positive », et à l'article positif: « Philosophie positive. Se dit d'un système philosophique
émané de l'ensemble des sciences positives; Auguste
Comte en est le fondateur;
ce philosophe emploie
particulièrement
cette expression par opposition à
philosophie théologique et à philosophie métaphysique. » En effet, ce rapport du positivisme aux
sciences positives est affirmé par Auguste Comte
pour qui la méthode des sciences positives détermine
5
la doctrine positiviste dans la mesure où les sciences
positives comptent une nouvelle venue, la sociologie,
renversant en sa faveur la hiérarchie des sciences
qui jusque-là étaient sous l'empire des mathématiques. Tel qu'il ressort de l'opuscule de 1820, écrit
par Comte et publié dans L'Organisateur sous la
signature de Saint-Simon, le syntagme science positive est utilisé en lieu et fonction de science d'observation et la définition de science positive se trouVt;
in extenso dans une note de cette Sommaire appréciation de l'ensemble du passé moderne:
« S'il est vrai qu'une science ne devient positive qu'en se fondant exclusivement sur des faits observés et dont l'exactitude est
généralement reconnue, il est également incontestable (d'après
l'histoire de l'esprit humain dans toutes les directions positives)
qu'une branche quelconque de nos connaissances ne devient une
science qu'à l'époque où, au moyen d'une hypothèse, on a lié
tous les faits qui lui servent de base. »
Observation
et hypothèse
forment le noyau
conceptuel de la science positive, point de départ
de l'épistémologie et de la philosophie d'Auguste
Comte. Mais, qu'il s'agisse de méthode ou de doctrine,
le concept de positivisme a cours en dehors de la
philosophie comtienne : avant la lettre, chez les
prédécesseurs et formateurs de la science positive,
tout comme chez ses continuateurs.
I. - Le concept de progrès
Les prédécesseurs du positivisme, comme épistémologie et comme philosophie, sont à identifier
aux prédécesseurs et formateurs de la science positive et de ce que Comte lui-même désigne par esprit
positif, attitude favorable à la combinaison de la
statique (les lois naturelles de notre organisation) et
de la dynamique (les lois sociales de notre évolution).
6
Ce schéma systématique fondamental, selon lequel
la dynamique (lois de succession) procède de la
statique (lois de coexistence), s'applique à tous les
domaines, mais il concerne avant tout l'!tomme, car,
pour Comte, il n'y a qu'une science, celle de l'Humanité, qui englobe toutes les autres sciences, c'est en
quoi elles sont positives:
c'est-à-dire réelles, certaines, précises, « organiques », relatives (Disc. sur
l'esp. positif).
Aussi, puisque le terme positivisme a souvent été
pris en mauvaise part pour désigner une attitude
dénuée de mouvement dialectique et fondée sur
l'illusion qu'il y aurait du donné, sans doute est-il
nécessaire d'insister sur le rapport du concept de
positivisme à sa condition sine qua non dans l'histoire de la pensée, le concept de progrès. L'idée que
la vérité est en progrès est explicitée dans Le Banquet des cendres de Giordano Bruno en 1584, et le
progrès lui-même procède du dialogue avec la nature
qui s'appuie sur l'expérience et se formule par les
mathématiques
dans la mesure du possible:
le
De motu de Galilée en donne l'exemple en 1590.
Déjà, en 1565 et 1586, Telesio, dans le De rerum
natura juxta propria principia, faisait de toute
science rationnelle une science sensible, l'opération
caractéristique de la conscience étant le mouvement,
et l'expérience s'avérant la source de toute connaissance de la nature à étudier « selon ses propres lois ».
A la permanence de la nature, déjà saisie par l'atomisme antique, et qui se confirmera dans le principe
positif de l'immuabilité des lois de la nature, s'affronte
le mouvement de }'expérience humaine faisant intervenir le facteur temps au sein de la méthode devenue
nécessaire en vue de l'adaptation de nos raisonnements aux phénomènes de la nature, comme le
montrent Galilée dans les Discours sur le flux et le
7
reflux (1616) et Francis Bacon dans le Novum organum (1620). Le temps de la méthode pour découvrir,
qu'instaurera
Descartes dans le Discours de la
méthode (1637), et le temps des découvertes depuis
Copernic, qu'illustrera
Fontenelle dans les Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), vont se
confirmer par la réalité du temps d'éveil de la
connaissance dans les sensations, saisi par Gassendi,
et plus tard par La Mettrie et Locke. L'esprit
positif est indissociahle de l'histoire qui a dû suivre
un cours nécessaire pour permettre à notre intelligence l'accès à la « positivité rationnelle» formulée
dans le Discours sur l'esprit positif (1844), et définie
selon Auguste Comte par l'établissement
des lois
naturelles dans la constante subordination de l'imagination à l'observation, afin de « voir pour prévoir»
selon l'aphorisme scientifique impliquant le concept
de progrès temporel.
II. - La science positive
La révolution scientifique a commencé au Moyen
Age par une première phase de réévaluation des
arts, s'étendant jusqu'aux xve et XVIe siècles, sans
permettre encore la manipulation ni l'analyse de
la nature, mais instaurant le dialogue avec elle.
Auguste Comte évoque cette période grosse de la
capacité scientifique et de la capacité industrielle et
qui est l'époque de Roger Bacon (1214-1294), le
pionnier de la méthode expérimentale. La seconde
phase de la révolution scientifique est celle que
Comte remet toujours à l'honneur en citant les
trois noms de Bacon, Galilée et Descartes; c'est
l'époque « de la mémorable crise où l'ensemble du
régime ontologique a commencé à succomber dans
tout l'Occident européen»
(DEP, éd. classique,
8
p~74-75) (2)~Francis Bacon s'impose à Comte par ses préceptes et son vœu de voir construire une scala intelleLms
« pennettant à nos pensées habituelles de passer sans
effort des moindres sujets aux plus éminents" ~ en
sens inverse;t avec un sentiment continu de leur intime
solidarité naturelle» (SPP~ I, p,44) (3), GaIDée est,. pouT
Comte;t le fondateur de la mécanique rationnelle. Quant à
Descartes, il a pennis la relation du concret à J'abstrait et
donné le seul schéma explicatif du monde grâce à sa Géométrie analytique., qui «caractérise
avec une parfaite
évidence la méthode générale à employer pour organiser
les relations de I~abstrait au concret en mathématiques.,
par la représentation analytique des phénomènes natureJs» (CPP.,12e Jeço~ t 1.,p~350) (4). La troisième phase
de la révolution scientifique, née avant la fin du XVlIè
siècJe" est ):tépoque des Lumières et de ):tYlCyclopédie"
qui verra la mise au jour du concept même de science
positive" avant le syntagme qui apparaît. ]aa.maiTement
(S) pour ne s'imposer qu'avec Saint-Simon (1812) et
Comte (1817). Si le positivisme de Comte était impossible avant l'ère dite de la science positive, l'interprétation
positive de la physique:t avec le phénoménalisme de
Galilée et la doub[e méthode de Newton [une méthode
d~analyse induisant les lois à partir des observations
et une méthode axiomatique les déduisant à partir d'un
système d'axiomes]~ reposait déjà sur la conception du
progrès des COI111OÏssancesdmlS l'histoire, En réfé2)
3)
4)
5)
DEP~ notre sigle pour Discours sur l'' esprit positif
SPP-snotre sigle pour ,SYstème Je politique positive.
LVP, notre sigle pour Cours de philosoplùe positive, Se éd" {1893-1W;;4}
D"apres les travaux de Kremer-Marietti: dès 1740.
9
rence à la science positive qui est son fondement,
nous dirons que le positivisme
comtien est un positivisme scientifique.
III. - La philosophie positive
Sur la base de l'observation et de l'expérience, et
de l'épistémologie qu'elles impliquent, on trouve des
précurseurs du positivisme dans tous les phénoménalismes et tous les nominalismes. David Hume
(1711-1776), phénoménaliste
puisqu'il ne dépasse
pas la sphère de l'expérience humaine et nominaliste puisqu'il refuse tout référent au terme
substance (critiquant, dans le premier cas, le principe
de causalité, et, dans le second cas, la notion de
sujet), est un précurseur du positivisme qui n'admet
dans tous les domaines qu'un rapport entre les
faits observés: un énoncé relatif. Moins radical que
Hume, Jean Le Rond d'Alembert (1717-1783) est
phénoménaliste
dans la mesure où, sensualiste, il
rejette la métaphysique;
et il est nominaliste dans
la mesure où pour lui tout savoir abstrait enregistre
des données expérimentales dans une classification:
son Discours préliminaire de l'Encyclopédie (1751)
pose le principe objectif d'une classification selon
l'ordre « naturel»
des connaissances, c'est-à-dire
l'ordre encyclopédique et chronologique. Le sensualiste Condorcet (1743-1794), « prédécesseur immédiat » d'Auguste Comte selon Comte lui-même, a
étudié les grands faits de l'histoire humaine dans
leur rapport avec le progrès humain, du point de
vue des « lumières» et du point de vue de l'émancipation sociale. Aussi, on comprendra le projet théorique de Comte d'établir la politique comme science
sociale par le détour encyclopédique et historique;
projet théorique formulé en vue de l'objectif pra10
tique: rénover la société. Partant de tous les faits
scientifiques, y compris les faits sociaux, pour aboutir à un système social total qui soit la théorie et la
pratique d'une société nouvelle, le positivisme d'Auguste Comte, premier positivisme déclaré, est une
théorie critique et constructive appuyée sur une
épistémologie créatrice. Le critère n'y concerne pas
simplement les faits qui-sont l'objet de la pensée
scientifique, mais encore le progrès réel de la pensée
dans son résultat abstrait, les sciences positives.
C'est un positivisme scientifique.
Pris au sens large, le positivisme a été la philosophie de Claude Bernard, de Berthollet et de Berthelot. John Stuart Mill dans la direction de l'utilitarisme, Spencer dans la direction de l'évolutionnisme, Mach et Avenarius dans la direction de
l'empiriocriticisme
en sont proches, tout comme
le conventionnalisme de Duhem, Henri Poincaré,
Ed. Le Roy, le pragmatisme de Peirce, William
James, John Dewey, la sémiotique de Morris.
L'empirisme logique des héritiers du Cercle de
Vienne et, dans ce Cercle, le physicalisme de N eurath
et le constructivisme de Carnap, enfin la méthodologie
opérationnelle des sciences de Bridgman sont classés
sous la rubrique du néo-positivisme ou positivisme
logique.
Il
CHAPITRE II
LE POSITIVISME SCIENTIFIQUE
D'AUGUSTE COMTE
I.
-
L'anthropologie
positiviste
Pour la première fois avec Auguste Comte la
philosophie a abandonné la théorie de la con.n~is.
sance traditionnelle pour une théorie de la science.
Et il faut dire : une théorie de la science comprise
comme le produit de la société dans son histoire.
Il est facile de se convaincre de l'attitude nouvelle
qu'un tel abandon implique. Qu'Auguste Comte en
soit à l'origine justifie assez qu'on lise ce philosophe.
Chez Auguste Comte, le sujet, comme chez Kant,
devient le pivot de la connaissance, mais, en outre,
il ne se maintient dans son identité de sujet connaissant que dans sa relation à l'objet connu ou à
connattre, qui le fait être, lui donne son statut.
Ainsi le sujet connaissant n'a-t-il que l'objet qu'il
mérite; mais encore, l'objet scientifique ne se trouve
plus coupé du sujet qui l'énonce. Sujet et objet
s'avèrent subordonnés au monde qui les porte, à
un même « milieu commun ». En effet, Auguste
Comte découVTe ce qu'il appelle la « véritable
économie intellectuelle ». La première loi de la
théorie statique de l'entendement
est la base de
cette économie; c'est la « subordination totale de
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l'homme envers le monde» (SPP, III, p. 18). Notre
dépendance intellectuelle du réel est calquée sur
notre dépendance corporelle du milieu physique,
comme il en est également de tout élément individuel relativement au tout de la société. L'ordre réel
qui fournit aux fonctions corporelles l'aliment, le
stimulant et le régulateur régit aussi l'entendement.
Telle est la conception anthropologique
possible
avec la prééminence philosophique de la sociologie
et c'est ce que Comte ramène à la biologie statique comme à la statique sociale d'Aristote (SPP,
I, p. 574, et SPP, II, p. 351). Cette première loi
de l'entendement
tient lieu de toute l'Analytique
transcendantale de la Critique de la raison pure.
L'Analytique des principes montre pour Kant comment le schème détermine le sens intérieur selon
les conditions de la forme reconnue du temps; elle
montre aussi comment il est une détermination a
priori du temps s'ordonnant aux opérations explicitées pour l'Analytique des concepts: c'est-à-dire
aux catégories, ou concepts purs de l'entendement
les catégories correspondant
elles-mêmes aux
fonctions logiques des jugements de l'entendement.
Le développement
de l'Analytique des principes
confirme donc que la possibilité de l'expériènce a
pour condition le temps; et si, derrière Heidegger,
on apprécie le ~ 10 de la 3e section du 1er chapitre
de l'Analytique des concepts, on comprendra la signification de cette condition de l'expérience qu'est
le temps, car dans ce ~ 10 consacré aux catégories
Kant affirme que l'espace et le temps sont les
-
-
conditions
de la réceptivité
de notre esprit
- condi-
tions qui par conséquent doivent aussi en affecter
le concept. La pensée pure s'ordonne donc au pur
divers. C'est aussi ce qu'Auguste Comte positivement énonce dans la première loi de sa théorie
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statique de l'entendement.
Nos langages scientifiques nous montrent ce que nous devons reconnaître pour notre monde compte tenu des systèmes
de signes de notre société, le langage étant l'un
d'eux.
La seconde loi de la théorie statique de l'entendement donne le pas à la perception sur la représentation, aux images extérieures sur les images
intérieures reprenant à sa manière ce qu'affirme,
par ailleurs, Kant:
connaître un objet, c'est en
en avoir le concept et l'intuition, tandis que le
penser c'est n'avoir que le concept sans l'intuition
qui le donne. Et la troisième loi d'Auguste Comte
invoque la prépondérance de l'image normale; celleci règle les produits de l'intuition en réponse à la
nécessité de sa ({ normalité » : Auguste Comte
semble reprendre ici une autre affirmation de Kant,
à savoir que l'entendement opère la synthèse transcendantale de la diversité des intuitions, produisant
ainsi le concept. Cette dernière loi comtienne institue donc la règle qui rend possible la normalité de
la perception. Cette idée de la prépondérance de
l'image normale « naturalise », pour ainsi dire, ce
qui chez Kant est pure catégorie. Avec Auguste
Comte, l'hypothèse des catégories de l'entendement
est rendue inutile du fait de la double théorie statique et dynamique de l'entendement.
En effet, là
où la théorie statique souligne le rapport de la
normalité du cerveau avec le bon choix des représentations d'un entendement régulé, la théorie dynamique implique cet entendement historiquement et
socialement constitué; d'une part, l'histoire humaine
entraîne l'acceptation
de la règle d'un mode de
pensée dépendant du système prévalant dans le
temps social; et, d'autre part, l'histoire naturelle
dicte le mode permanent
d'appréhension
de la
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pensée
soumise à l'observation et au raisonnement.
Comme l'a justement noté Jürgen Habermas (1),
ce que perd une théorie de la science (positiviste)
par rapport à une théorie de la connaissance (métaphysique), c'est le point de vue de la constitutioll
des objets de l'expérience possible; le seul recours
dans la perspective comtienne n'est plus alors qu'historique. Tandis qu'elle en était encore à son origine
et avant même sa formulation comme science positive, la science nouvelle « positive» a été la réponse
historique à la querelle des anciens et des modernes:
elle a prouvé par le mouvement que, selon le mot
de Giordano Bruno, « la vérité est en progrès» et
que « nous sommes plus vieux que nos ancêtres ».
C'est ainsi que la science positive dès l'origine a eu
partie liée avec le progrès temporel, c'est-à-dire
l'histoire. L'auteur qui semble avoir le premier
formulé la pensée et l'expression de « science positive » est J uvenel de Carlencas; la préface de la
première édition de ses Essais de 1740 constitue
peut-être la première apologie de l'histoire des
sciences. Quand on se rappelle qu'Auguste Comte,
pour lui-même, proposera vainement en 1832 et
en 1846 la création d'une chaire d'histoire des
sciences au Collège de France, et qu'elle sera créée
plus tard et occupée par son disciple Pierre Laffitte,
on peut voir dans cette apologie plus qu'un signe.
Car c'est le point de vue historique qui déjà s'affirme avec Juvenel de Carlencas contre le point de
vue ontologique. Dans le Catéchisme positiviste,
Auguste Comte évoque l'analyse fondamentale qui
est la sienne, et qui, écrit-il, « ramène l'étude des
êtres à celle des événements» (éd. G.-F., p. 91).
Les structures du positivisme sont anthropolo(1) Cf. Connaissance
et intér~t, Paris, éd. Gallimard,
1976.
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giques dans la mesure où le sujet de la science positive qui les pense subordonne
sa pensée aux
matériaux objectifs, et ses images intérieures aux
images extérieures. L'agitation cérébrale devient
cogitation sous la régulation de l'image normale;
cette dernière résulte du développement de notre
intelligence sous la domination du milieu physique
et social qui l'alimente,
la stimule et la règle.
C'est dire la participation des sens nécessaire à la
constitution de la science positive, ainsi que l'absence de coupure délibérée entre le niveau perceptuel et le niveau conceptuel: le passage de l'un à
l'autre est une élaboration théorique dans laquelle
le concept abstrait garde ses racines dans le concret.
Il ne faut pas oublier qu'Auguste Comte considère
la Géométrie analytique de Descartes comme le
modèle de la science positive, car elle allie parfaitement l'intuition géométrique au raisonnement algébrique, c'est-à-dire la logique des images à la
logique des signes; elle met ainsi en œuvre la relation du concret à l'abstrait, qui est pour Comte le
véritable schème explicatif du monde. « Positif »
caractérise dès lors un type de connaissance s'exprimant par la formulation d'une « loi naturelle»
reliant des observations
elles-mêmes formulées.
C'est ainsi qu'Auguste Comte participe au courant
anthropologique du début du XIXe siècle, à l'origine
duquel se trouvent Buffon, Barthez et Cabanis. Il
ne fait qu'accomplir une pensée virtuellement comprise dans la notion même de science positive qui
implique la positivité du phénomène humain et
même d'une nature humaine concrète, objet de
connaissance abstraite, c'est-à..dire réductible aux
jeux abstraits de la diversité des langages scienti..
fiques.
Déterminée par cette science d'observation
ne
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