Professeur Magloire SOME - Fondation Joseph Ki Zerbo

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PRESENTATION DU LIVRE DE JOSEPH KI-ZERBO :
« A QUAND L’AFRIQUE ? » EDITION 2013
JOSEPH KI-ZERBO : COMBAT POUR L’AFRIQUE, COMBAT POUR L’HISTOIRE
Professeur Magloire SOME / 17 Juin 2013
Au cours des années 1940, naissait en France le mouvement philosophique du
relativisme culturel à partir de l’anthropologie de terrain. Le relativisme culturel prenait le
contrepied de l’anthropologie du XIXe siècle qui établissait des hiérarchies de cultures. Avec
le relativisme culturel, on admettait désormais que toutes les sociétés ont une culture et que le
bon sens voudrait qu’on établisse plus de hiérarchie entre les cultures d’autant que chaque
culture, fondement de l’organisation sociale des peuples, en détermine l’identité. Je range
parmi ces relativistes culturels Eugène Guernier, historien et professeur à l’Institut d’études
politiques de Paris. Il publia en 1952 aux éditions Payot un ouvrage intitulé L’apport de
l’Afrique à la pensée humaine. Il y affirme que « l’Afrique (…) peut être considérée comme
le berceau de l’homme et de sa conscience, mais encore comme l’atelier, (…) le miracle grec
(…) qui est la base même de la civilisation occidentale. » Pour Guernier, l’origine de l’art est
africaine ; on peut même dire que l’art est un don de l’Afrique. Cet ouvrage allait
profondément influencer Joseph Ki-Zerbo et particulièrement Cheik Anta Diop.
Le mouvement du relativisme culturel et l’ouvrage de Guernier apportent de l’eau au
moulin des idéologues de la négritude qui défendaient l’identité et la personnalité culturelle
négro-africaines. En 1947, le Sénégal Alioune Diouf avait créé la Société africaine de culture
(SAC) qui était un cadre de rencontres entre les partisans de la négritude. La création en 1948
de la revue Présence Africaine allait permettre aux négrilogues de défendre l’identité
culturelle africaine à travers des congrès et des conférences.
Au même moment émergeait dans le cercle des intellectuels catholiques français, le
mouvement de la Conscience chrétienne qui dénonçait les aspects négatifs de la colonisation
et proposait le concept de la bonne colonisation qu’il opposait au colonialisme considéré
comme la forme la plus mauvaise, la plus répréhensible de la colonisation. Les Africains du
continent et de la diaspora réagirent pourtant violemment contre le mouvement de la
Conscience chrétienne qu’ils considéraient comme une pure hypocrisie. Parmi ces humanistes
catholiques, un certain Robert Delavignette, ancien commandant de cercle de Banfora qui
parraina le baptême de Daniel Ouezzin Coulibaly et qui était alors administrateur de la France
d’outre-mer et directeur de l’Ecole coloniale. Il voyait dans la colonisation une « greffe qui
brise l’isolement des sociétés extra-européennes, les réintègre dans la modernité, leur infuse
une part du génie technique et organisateur de l’Occident et qui constitue pour ces sociétés un
moyen privilégié de revitalisation.» La colonisation aiderait ainsi les peuples attardés à
progresser, voire à rattraper leur retard. De ce point de vue, ils condamnaient le nationalisme
qui, en dénonçant l’impérialisme européen, occultait consciemment les bienfaits de la
colonisation. Le Togolais Robert Codjo répliquait à Delavignette et aux humanistes chrétiens
que c’était la finalité même de l’entreprise coloniale qu’il fallait rejeter, car l’humanitaire fut
le prétexte pour justifier la domination politique et l’exploitation économique : « Le but secret
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et avoué de la colonisation, c’est de faire du colonisé un instrument au service du
colonisateur… ». Aimé Césaire renchérissait sur ce propos de Codjo en rétorquant aux
humanistes chrétiens que la colonisation « n’est point : ni évangélisation, ni entreprise
philanthropique, ni volonté de reculer les frontières de l’ignorance, de la maladie, de la
tyrannie, ni élargissement de Dieu, ni extension du droit. »
Les trois mouvements intellectuels avaient en commun de dénoncer les méfaits de la
colonisation, le racisme chez bon nombre d’Européens qui restaient influencés par les
conceptions de la hiérarchie des cultures et qui considéraient que ceux qui n’avaient pas
d’écriture n’avaient ni culture ni histoire. Joseph Ki-Zerbo fit ses études dans ce contexte.
Diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris en 1954, et agrégé d’histoire en 1956, il
était au cours des années 1950 en France, un combattant politique et intellectuel dans les
milieux estudiantins africains. Il était nationaliste, opiniâtre partisan de la libération de
l’Afrique du joug colonial et socialiste. Il croyait au socialisme africain, mais pas au
socialisme scientifique défendu par les marxistes-léninistes. Et pour cause, il est catholique,
admirateur de Francis Kwame Nkrumah, lui-même catholique, un farouche combattant pour
la libération de l’Afrique, même s’il avait entretemps troqué foi chrétienne contre le
marxisme-léninisme. Ki-Zerbo fut tenté d’écrire un livre sur le mode de production africain
pour justifier le socialisme africain. Mais le combat pour l’Afrique et pour l’histoire africaine,
pour répondre aux racistes qui déniaient à l’Afrique toute histoire, l’obligea à privilégier le
combat pour l’histoire dans le combat pour l’Afrique. Il ne se mêla pas de la controverse
contre le mouvement de Conscience chrétienne engagé par les nationalistes africains. Pour lui
le combat pour l’Afrique se trouvait ailleurs, dans sa libération et la construction de son
identité à travers la connaissance historique.
Il partageait avec Cheik Anta Diop, une vision commune sur l’histoire africaine. Les
deux historiens étaient à la fois anticolonialistes et nationalistes. Dans leurs travaux, ils étaient
enclins à l’héroïsation du passé, mais s’attachaient surtout à montrer la négation des apports
de la métropole. Ils avaient une vision globale et totale de l’histoire africaine. Cheik Anta
Diop en l’occurrence, publiait en 1958 un ouvrage intitulé L’unité culturelle de l’Afrique
noire dans lequel il montre que les dirigeants africains doivent créer un Etat fédéral à la
grandeur historiquement fondée sur la brillante civilisation égyptienne, commune à toute
l'Afrique. Cet Etat devrait promouvoir une langue véhiculaire, utilisée comme langue
nationale en remplacement des langues des colonisateurs, projet d'autant plus réalisable
politiquement que toutes les langues africaines se rattachent à l'égyptien ancien. Pour
construire cet Etat, la connaissance de l’histoire est indispensable.
En 1961, les Etats africains vivent dans l’euphorie de l’indépendance. Joseph Ki-Zerbo,
comme pour orienter la construction de l’Etat-nation insiste sur le rôle de l’histoire : il publie
dans Présence Africaine nº 37 un article intitulée « Histoire : levier fondamental » dans lequel
il indique le rôle combien incontournable de l’histoire dans la construction nationale et surtout
dans la construction d’un Etat fort et prospère. Il montre que la connaissance du passé
introduit à la connaissance de son identité et est indispensable à la culture de la citoyenneté. Il
rejoignait ainsi C.A. Diop qui pensait que le facteur historique est le ciment de l’unité
culturelle de l’Afrique. Ce qui comptait pour les deux historiens africains, c’était l’Afrique
dans sa globalité comme objet d’histoire. Joseph Ki-Zerbo dès 1964, présente d’abord Le
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monde africain noir : histoire et civilisation, avant de s’attaquer à la rédaction d’une histoire
générale de l’Afrique (1972, rééditée en 1978). De 1961 à 2003, date de la première édition de
A quand l’Afrique ?, on retrouve une constante dans les idées de Joseph Ki-Zerbo : la
connaissance historique, facteur de construction identitaire, doit permettre de transcender les
ethnies et les Etats issus de la balkanisation coloniale pour unir l’Afrique, réaliser son
intégration à travers de grands ensemble, de grandes fédérations ; promouvoir son
développement.
Le concept d’histoire comme levier fondamental de la construction de l’Etat-nation fit
fortune dans le monde anglophone au cours des décennies 1970 et 1980. L’historien ghanéen
Albert Adu Boahen reprit le concept dans ses travaux. Il écrivit en 1975 un texte sur Clio and
Nation building in Africa : An inaugural lecture. Le Kenyan Gideon S. Were fit un exposé
magistral à la rentrée universitaire de l’Université de Nairobi de 1981 sur le thème History,
public morality and nation building. A survey of Africa since independence. Inaugural
lecture.
Dans A quand l’Afrique ?, Joseph Ki-Zerbo présente d’abord les facteurs de blocage de
l’Afrique avant d’esquisser des solutions. Pour lui, le blocage de l’Afrique est dû depuis le
XVIe siècle au traumatisme de l’esclavage et de la traite des Noirs, puis à partir du XIXe siècle
au colonialisme et néo-colonialisme dont le stade suprême est la mondialisation. La
mondialisation est l’aboutissement logique du système capitaliste de production » (p. 22). En
situation postcoloniale, le néocolonialisme a confiné l’Afrique à un rôle d’exportateur des
matières premières. Or, ces ressources sont pillées par les multinationales qui provoquent des
tensions à l’intérieur des pays comme au Rwanda (p.63-64), ou arment des factions les unes
contre les autres comme au Congo Brazzaville où Elf Aquitaine chasse Pascal Lissouba du
pouvoir par la guerre. En RDC, elles avaient armé Laurent-Désiré Kabila pour marcher sur
Kinshasa et jetait l’assaut sur les ressources minières en signant des concessions avant même
sa prise du pouvoir (p.54). Dans la mondialisation où les Africains sont des mondialisés, ils ne
sont que des figurants dans l’arène des échanges économiques. Les Etats africains y perdent
leur autonomie et sont incapables de sortir leurs populations de la pauvreté. De ce point de
vue, les Etats africains pris isolément ne peuvent pas se développer. Les pays anglophones
habitués à la politique du let it do yourself ont des économiques plus compétitives que les
francophones incapables de sortir de la logique du pré-carré français qui est une stratégie de la
perfusion économique. Quoi qu’il en soit le développement du continent passe par une
solution panafricaine. Joseph Ki-Zerbo affirme alors que « la libération de l’Afrique sera
panafricaine ou ne sera pas » (p. 41).
La pauvreté ambiante, les guerres sont autant de facteurs de bouleversements des
Africains qui ont fini par ressentir une crise profonde d’identité (p. 63) du fait de la
méconnaissance même des valeurs sociales pourtant si richesses de leur passé. L’Afrique
contemporaine doit renouer avec les valeurs du passé. Les systèmes politiques africains
reposaient sur le principe du consensus qui s’imposait à tous, et dans le débat permanent sous
l’arbre à palabre chacun avait non seulement la liberté d’expression, mais l’obligation de
s’exprimer (p.81). Dans cette optique, en renouant avec le passé, l’ensemble des citoyens
participera d’une manière responsable à la gestion du bien commun. Les ethnies ne
s’affronteront plus ou ne seront pas récusées, mais seront reconnues dans un système fédéral.
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Il est alors indispensable de développer les grandes langues africaines (haoussa, dioula, le
haoussa, bambara, etc.) qui sont indispensables pour libérer l’imagination des populations (p.
94). Il faut faire attention à ne pas liquider la chefferie traditionnelle qui joue un rôle
important au niveau de la culture, mais il faut prendre garde de les soumettre aux lois de la
république. Joseph Ki-Zerbo défend la position de la femme africaine : elle a d’énormes
capacités et sera l’artisan principal de sa propre libération des arcanes coutumiers qui la
confinent au statut définitif de cadet pour contribuer, grâces à ses grandes capacités, au
développement de l’Afrique.
En conclusion, dans A quand l’Afrique ? Joseph Ki-Zerbo prend le contrepied de l’afropessimisme. Il est conscient que l’Afrique est confrontée cinquante ans après l’indépendance
à des graves problèmes économiques, politiques, à des crises dont elle n’est pas la seule
responsable en raison des manifestations du néocolonialisme, mais il pense qu’il y a un espoir
pour l’Afrique de demain. Le développement de l’Afrique doit être panafricain en recourant
aux solutions keynésiennes ; il passe nécessairement par la reconquête par les Africains euxmêmes de leur identité afin de reprendre l’initiative historique comme pour dire que « on ne
développe pas, on se développe ».
Complément bibliographique
Christophe Wondji, La Côte Ouest-africaine du Sénégal à la Côte d'Ivoire : Géographie,
société, histoire (1500-1800). Préface de Joseph Ki-Zerbo, Paris, L’Harmattan, 1985.
Arhin, K. & Ki-Zerbo, J., 1996, « Etats et peuples de la boucle du Niger et de la Volta »,
Ajayi, Ade J.F., Histoire générale de l’Afrique, tome VI. L’Afrique au XIXe siècle jusque
vers les années 1880, Paris, Unesco, pp. 725-740.
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