DOSSIER THÉMATIQUE La dépression, une pathologie fréquente à dépister systématiquement Depression, a frequent pathology to screen systematically M. Reich* L a dépression représente une comorbidité importante chez les patients traités pour cancer, caractérisée par la permanence dans le temps (quotidiennement et pendant au moins 2 semaines) d’une association de symptômes dépressifs. Cependant, elle reste sous-évaluée, car elle est souvent déniée par les malades et banalisée ou méconnue par le clinicien, en raison d’une intrication des symptômes dépressifs et de ceux liés au cancer et à ses traitements. Même si sa prévalence varie, on estime qu’au moins 1 patient sur 4 sera concerné durant sa maladie. Il s’agit d’un trouble fréquent, dont les facteurs prédictifs sont en grande partie connus et pour lequel des méthodes de dépistage existent : sa recherche doit faire partie de toute prise en charge oncologique. Prévalence des troubles dépressifs chez les patients atteints de cancer En pratique clinique, la dépression se révèle 2 à 3 fois plus fréquente en oncologie que dans la population générale (1). Toutefois, au regard des chiffres rapportés dans la littérature, on est surpris par la grande hétérogénéité des taux de prévalence. Cela est essentiellement dû aux différents critères diagnostiques utilisés pour définir la dépression et ses formes cliniques (épisode dépressif majeur, trouble de l’adaptation avec humeur dépressive, dysthymie, symptômes dépressifs) et aux diverses approches méthodo­l ogiques pour la mesurer (entretien clinique associé ou non à des échelles). D’autres éléments ont un impact sur la variabilité et la fiabilité des chiffres de prévalence (2, 3) : ➤➤ la diversité des populations étudiées selon le type, la localisation et le stade du cancer (localisé, métastatique) ; ➤➤ le traitement en cours et le statut médical du patient (survivant, en rémission, ambulatoire ou hospitalisé) ; ➤➤ l’inclusion ou non des items somatiques de la dépression dans l’évaluation (facteur confondant avec le cancer et ses thérapeutiques, tels que la fatigue, les troubles du sommeil, l’anorexie, la perte de poids et la diminution de la libido) ; ➤➤ l’assimilation abusive des symptômes dépressifs à des réactions psychologiques normales face à la maladie grave ; ➤➤ la mesure de diverses entités mixtes (troubles dépressifs seuls ou associés aux troubles anxieux ou à la détresse psychologique) ; ➤➤ la variabilité des méthodologies utilisées, compte tenu de la diversité des outils de dépistage et de mesure (questionnaires) disponibles (Hospital Anxiety and Depression Scale [HADS], Beck Depression Inventory [BDI], Hamilton Rating Scale [HRS], General Health Questionnaire-28 [GHQ-28], Rotterdam Symptom CheckList [RSCL], Profile Of Mood State [POMS], Structured Clinical Interview for DSM [SCID], Symptom CheckList-90 [SCL-90], Center for Epidemiological Studies-Depression scale [CES-D], Patient Health Questionnaire-9 [PHQ-9], Distress Thermometer), dont les seuils significatifs considérés dans les échelles utilisées ne sont pas forcément rapportés dans les études publiées ; * Équipe de psycho-oncologie, centre Oscar-Lambret, Lille. La Lettre du Psychiatre • Vol. VI - n° 5 - septembre-octobre 2010 | 151 Mots-clés Dépression Épidémiologie Dépistage Facteurs de risque Échelle HADS Hightlights Depression is a frequent comorbidity among cancer patients. Prevalence rates of depressive episodes during cancer and its treatment are estimated around 25%, with increased rates more than 50% in advanced cancer. Screening can be done by semi-structured interview and a screening tool such as HADS. Risk factors of depression are important to be known, because it can impact patients’ quality of life and increase psychosocial disorders. Keywords Depression Epidemiology Screening Risk factors HADS Résumé La dépression est une comorbidité fréquente chez les patients atteints de cancer. La prévalence des épisodes dépressifs au cours du cancer et de ses traitements est estimée aux alentours de 25 %, avec une majoration durant les phases avancées jusqu’à plus de 50 %. Son dépistage est fait par l’entretien semi-directif et par la passation d’une échelle de type HADS. Les facteurs de risque de dépression sont importants à connaître, car celle-ci impacte la qualité de vie des patients et majore les troubles psychosociaux. ➤➤ les modalités de détection (patients randomisés parmi les nouveaux cas de cancer, patients adressés par des médecins ou des infirmières, pré-dépistage effectué). Ainsi n’est-il pas surprenant de retrouver des taux de prévalence variant, selon les études, entre 5 et 26 % (4), ou entre 0 et 38 % (2) pour les épisodes dépressifs majeurs et entre 0 et 58 % pour les différents symptômes dépressifs observables chez les patients atteints de cancer (2). Schématiquement, retenons qu’environ 25 % des patients cancéreux présenteront au cours de leur maladie un syndrome anxio-dépressif et, dans 5 à 6 % des cas, un épisode mélancolique (2). Dans sa pratique clinique, l’oncologue devra être plus vigilant devant certaines localisations tumorales, classiquement susceptibles d’être associées à une plus forte prévalence d’épisodes dépressifs (2, 4, 5) : cancers oropharyngés (22 à 57 %), du pancréas (33 à 50 %), du sein (1,5 à 46 %), du poumon (11 à 44 %). À l’opposé, une plus faible prévalence serait observée dans les localisations colique (13 à 25 %) et gynécologique (12 à 23 %) ainsi que dans les lymphomes (8 à 19 %) [2]. Par ailleurs, le contexte palliatif de certains cancers à un stade avancé peut favoriser le développement de syndromes dépressifs et donc majorer les taux de prévalence, estimés pour certains auteurs entre 23 et 58 % voire jusqu’à près de 77 % en phase terminale, dont 7 à 13,1 % d’épisodes dépressifs majeurs (6, 7). Facteurs prédictifs du risque dépressif L’oncologue ne doit pas négliger de rechercher les facteurs de risque prédictifs du développement de troubles dépressifs chez les patients souffrant de cancer. En effet, ces facteurs de risque peuvent majorer les troubles psychosociaux et altérer la qualité de vie des patients (6). Leur évaluation doit tenir compte du contexte temporel de survenue des troubles de l’humeur au regard de la situation carcinologique : troubles préexistants, contemporains de la survenue ou de l’évolution du cancer, ou secondaires à la prise en charge instaurée (8). Une fois le rapport temporel établi entre l’apparition d’un syndrome dépressif et 152 | La Lettre du Psychiatre • Vol. VI - n° 5 - septembre-octobre 2010 le cancer et ses traitements, l’enquête anamnestique se focalisera sur la recherche de facteurs de risque personnels et individuels, sociaux, liés au cancer, aux traitements ou à une autre cause médicale. Facteurs de risque personnels et individuels La survenue de la maladie à un jeune âge et la présence d’événements de vie négatifs dans ­l’histoire personnelle de l’individu, comme un deuil ou des pertes successives durant la période précédant le diagnostic de cancer ou concomitamment à celui-ci, sont des éléments à rechercher. De plus, la présence d’antécédents psychiatriques de dépression, personnels ou familiaux, de tentative de suicide ou d’addictions est également à prendre en compte. Certaines caractéristiques de la personnalité individuelle – telles que la tendance à la répression des affects ou à un fatalisme exacerbé (considérer les événements de vie comme inévitables), une faiblesse de l’estime de soi et du soutien émotionnel ou une tendance au pessimisme – sont aussi des facteurs prédisposants (9). Ainsi, chez les femmes traitées précocement pour un cancer du sein, le risque dépressif serait plus associé à certains facteurs personnels de vulnérabilité qu’à des variables liées au cancer et à la durée des traitements (10). Facteurs de risque sociaux La vulnérabilité dépressive peut être en rapport avec des conditions de vie précaires telles qu’un isolement social, un statut marital fragile (divorce, séparation, veuvage), un faible niveau de vie socio-économique, l’appartenance à une minorité ethnique à faible revenu, un faible accès aux soins et un manque de relations interpersonnelles (11, 12). Facteurs de risque liés à la maladie cancéreuse Le type histologique du cancer n’est pas à proprement parler un facteur de risque. En revanche, le stade au moment du diagnostic (métastatique plutôt que DOSSIER THÉMATIQUE locorégional) est classiquement considéré comme un facteur de risque. Certaines périodes peuvent être à plus haut risque de décompensation sur un mode dépressif : première année suivant l’annonce du diagnostic, phase de rémission et confrontation au syndrome de Damoclès (crainte de la récidive), récidive, entrée en phase palliative et fin de vie. La présence de symptômes physiques non contrôlés – tels que douleur, fatigue, troubles digestifs, lymphœdème et autre handicap associé (paralysie, stomie, trachéostome, perte d’autonomie, mutilation corporelle), entraînant des troubles de l’image du corps et une atteinte narcissique prononcée – est un facteur de risque important. Des douleurs physiques mal ou non soulagées multiplieraient par 2 à 4 le risque d’un épisode dépressif, et ce indépendamment de l’âge (13). De même, certains “clusters” (groupes) associant fatigue, douleur et dépression seraient prédictifs d’une vulnérabilité psychologique et d’une altération de la qualité de vie (14). Facteurs de risque liés aux traitements Les traitements tels que la radiothérapie intra­cérébrale, certaines chimiothérapies (vinblastine, procarbazine) ou immunothérapies à base d’interféron et d’interleukine sont réputés être dépressogènes, de même que les corticostéroïdes au long cours (15). Concernant l’effet dépressogène du tamoxifène (dû à son action anti-estrogénique), les études restent contradictoires. En dehors de cas anecdotiques, l’étude de cohorte rétrospective de K.C. Lee et al. (16), réalisée sur 2 329 cancers du sein traités par tamoxifène versus 614 non traités par hormonothérapie, n’a pas mis en évidence de lien de causalité entre dépression et prise au long cours de tamoxifène ni de différence significative entre les 2 groupes. Des conclusions similaires ont été faites lors de 2 essais randomisés en double aveugle concernant 488 cancers du sein (254 sous tamoxifène versus 234 sous placebo), rapportant l’absence d’impact psychosocial de l’utilisation au long cours du tamoxifène (17). Facteurs de risque liés à une autre cause médicale Les atteintes neurologiques (métastases cérébrales ou tumeur primitive), endocriniennes (dysthyroïdie, insuffisance surrénale) et métaboliques (sodium, calcémie, kaliémie, déficit en vitamines B12 et folates) peuvent être associées à la survenue de troubles dépressifs (3, 15). Dépistage Le dépistage des troubles dépressifs par l’oncologue nécessite l’utilisation d’outils rapides, simples dans leur administration et efficaces en pratique clinique quotidienne. Un des biais potentiels des échelles utilisées est constitué par la présence d’items somatiques (perte de poids, anorexie, fatigue, troubles du sommeil, douleur, troubles de la libido) qui peuvent artificiellement majorer les scores supposés de dépression mais qui sont en fait rattachés au cancer et/ou à ses traitements, et qui rendent donc ce type d’échelles peu discriminant pour diagnostiquer objectivement un état dépressif (18). En oncologie, l’échelle de dépistage d’auto-évaluation la plus fréquemment utilisée, car elle ne contient pas d’items somatiques, est l’HADS (Hospital Anxiety and Depression Scale) [19, 20]. Cet auto-questionnaire mesurant l’anxiété et la dépression par le biais de 14 items est couramment utilisé en pratique clinique d’oncologie, car il répond à des critères de simplicité et de rapidité dans sa passation (quelques minutes) [19]. Toutefois, l’efficacité d’un auto-questionnaire, aussi performant soit-il, ne peut remplacer l’expertise clinique apportée par un psychiatre ou un psycho-oncologue dans le cadre d’un entretien clinique structuré. Ce dépistage effectué par le remplissage d’un questionnaire peut être complété par une anamnèse s’appuyant sur des questions ouvertes (“Comment est votre moral ces derniers temps ?”) ou fermées (“Durant les 15 derniers jours, avez-vous ressenti des moments d’abattement, de tristesse, de perte d’espoir ?”, “Durant les 15 derniers jours, avez-vous noté une perte de capacité à vous intéresser et à prendre plaisir à vos activités habituelles ?”). Des réponses affirmatives, fortement évocatrices d’un état dépressif, vont inciter le clinicien à recourir à l’intervention d’un professionnel de la santé mentale (21). Dans le cadre de la recherche, d’autres échelles peuvent être utilisées, telles que celle de Zung (22) ou de Beck (18). Toutefois ces 2 échelles comprennent des items somatiques (respectivement fatigue et appétit, pour l’échelle de Beck, et sexualité, constipation, tachycardie et fatigue, pour celle de Zung) qui impliquent de pondérer le score de dépression en oncologie, puisque celui-ci peut être majoré par ces items somatiques. La Lettre du Psychiatre • Vol. VI - n° 5 - septembre-octobre 2010 | 153 DOSSIER THÉMATIQUE Dépression et cancer La dépression, une pathologie fréquente à dépister systématiquement Conclusion La dépression représente en cancérologie une complication fréquente qui ne doit pas être sousestimée par l’oncologue. Au regard de sa prévalence élevée et de ses implications sur la qualité de vie des patients, son dépistage précoce et systématique doit s’intégrer dans les bonnes pratiques cliniques. Le clinicien pourra s’appuyer, dans sa démarche diagnostique rationnelle, sur l’utilisation d’outils simples de dépistage et sur la connaissance des facteurs de risque favorisant les décompensations sur le plan thymique. Une fois la dépression dépistée, il pourra, s’il le souhaite, faire appel à un psychiatre ou à un psycho-oncologue, gage d’une prise en charge optimisée de ce trouble. ■ Références bibliographiques 1. Fisch M. Treatment of depression in cancer. J Natl Cancer Inst Monogr 2004;32:105-11. 2. Massie MJ. Prevalence of depression in patients with cancer. J Natl Cancer Inst Monogr 2004;32:57-71. 3. Chochinov HM, Wilson KG, Enns M, Lander S. Prevalence of depression in the terminally ill: effects of diagnostic criteria and symptom threshold judgements. Am J Psychiatry 1994;151(4):537-40. 4. Miovic M, Block S. Psychiatric disorders in advanced cancer. Cancer 2007;110(8):1665-76. 5. Brintzenhofe-Szoc KM, Levin TT, Li Y, Kissane DW, Zabora JR. 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