Essai de psychanalyse du « moins

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« Essai de psychanalyse du « moins »
Michel Balat
C’est dans la classe de CE1 (enfants de 7/8 ans) que la soustraction est enseignée pour la
première fois. La présentation s’opère de la manière suivante. Inscrivant au tableau une
« situation additive » du type : 8 + 3 = ∆, l’enseignant fait remarquer que le « ∆ » n’a de sens que
si, comme c’est le cas, le premier nombre est plus grand que le second. L’inconnu est alors
nommé : ce sera « la différence de 8 et de 3 ». Ceci est du langage, pas de la formalisation
mathématique. Le passage à la formalisation va suivre comme ceci :
— L’équation (i) 8 + 3 = ∆ est inscrite au tableau,
— L’équation (ii) 8 + 3 = ∆ lui succède.
Il est alors fait remarquer que si (i) est calculable directement, on sait faire la somme
indiquée, il est par contre impossible de faire la somme 3 + ∆! De plus la condition 8 > 3
s’impose. On ne retrouve pas dans ce système l’équilibre de l’addition.— Le signe « — » est
alors présenté ainsi aux enfants : « Nous avions écrit la somme de huit et de trois, ‘8 + 3’, nous
écrirons la différence de huit et de trois, ‘8 — 3’ ». On écrit alors au tableau : ∆ = 8 — 3, puis
l’équivalence suivante :
(E) 8 = 3 + ∆  8 — 3 = ∆
A la suite de quoi les enfants sont invités d’une part à trouver une des équations connaissant
l’autre, d’autre part à remarquer que le calcul de « ∆ » se fait à partir de la première des deux
équations. Notons en passant ici que cette présentation d’un nouveau signe est en général suivie
d’une série d’exclamations joyeuses des enfants et d’un « mais on le connaissait déjà ! » collectif.
Cela est à rapprocher de l’« interprétation » en psychanalyse, qui produit souvent les mêmes
effets.
La présentation du signe « — » se fait donc, sur le plan grammatical, en parfaite isomorphie
avec le signe « + », même place, même sens, celui d’une opération. On semble dès lors lui
attribuer le même rôle. Or, l’équivalence (E) qui vient, semble-t-il, affirmer cette position de
symétrie, révèle, à l’analyse, une hiérarchie : car le calcul se fait à partir de la première des deux.
Cette hiérarchie est parfaitement mise en lumière par le développement ultérieur des
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mathématiques qui a archétypé l’addition et la multiplication — en particulier dans la théorie des
groupes et des anneaux. Il est vrai que « + » et « x » sont les opérations fondamentales.
L’implication,
8—3=∆8=3+∆
est l’opération qu’Alkhovarismi désigne par « al gabr » dont on sait que dérive notre terme
« algèbre ». Le sens de « al gabr » est « réparation, solidification de tout ce qui est cassé ou
brisé ». Le verbe dont il découle, « jabara », signifie « réparation de l’os après la cassure ». Tout
est donc présent pour que le symbole « 8 — 3 = ∆  8 = 3 + ∆ » ait un sens corporel : celui d’un
membre cassé que l’on réduit et solidifie, opération physique naturelle (la formation d’un cal)
nécessitant toutefois une intervention humaine (la réduction). L’image assumée est la suivante :
« 8 — 3 » est le « membre » cassé de l’égalité « 8 — 3 = ∆ », et « 3 + ∆ » celui qui est solidifié. Il
y a là un jeu d’opposition, brisure/solidification, dont le support corporel est celui indiqué et le
support mathématique, non-calculable/calculable. En quelque sorte « al gabr » est l’opération qui
permet à quelque chose qui a perdu sa fonctionnalité de la retrouver — car le calcul est la visée
fonctionnelle fondamentale de l’arithmétique.
Il y aurait donc dans l’existence de la « différence », et plus précisément du signe « — »,
l’instauration d’une brisure à ce point symbolique des préoccupations générales de la
mathématique qu’elle porte en elle toute l’arithmétique par le biais du nom d’« algèbre ».
« Algèbre » appelle à l’existence la totalité de l’arithmétique comme réduction des formes au
calculable, en quelque sorte, « fonctionnalise » les formes arithmétiques.
Le rapport au corps que nous venons de découvrir n’est-il pas un leurre ? Pour répondre à
cela, nous allons envisager un autre problème concernant les formes de l’arithmétique, aussi
fondamental que celui des opérations, à savoir celui de la numération. Eh bien là aussi tout
commence par le corps. Dans son Histoire Universelle des chiffres, G. Ifrah fait remarquer
qu’effectivement la référence première du chiffre est le corps. Doigts et phalanges, mains, bras et
épaules, tout est chiffré dans la préhistoire du calcul. Tout... sauf le sexe. Le lieu du sexe n’est
porteur d’aucun chiffrage, aucun nombre ne lui est affecté en tant que partie réelle du corps. C’est
bel et bien l’inverse qui va se produire : le membre viril a servi, par l’intermédiaire de son nom,
voire de son dessin, à désigner l’unité, le chiffre « 1 ».
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Dans l’hypothèse où les parties du corps concernées par la numération, pour un peuple
donné, jouent d’abord comme parties du corps différenciées permettant des mises en relation
bijective avec les objets extérieurs, c’est-à-dire comme prototypes de nombres cardinaux, la
fixation des nombres dans le corps est, elle, une ordination. On constate par exemple que le 1 est
réservé à un doigt ou une phalange (petit doigt de la main gauche ou de la main droite, parfois le
pouce, la base du pouce ou du petit doigt, ou leur dernière phalange — suivant les peuples). Le
sexe semble donc n’avoir aucune place dans ce qu’on pourrait appeler l’ordination du corps, et
soit donc évité dans cet extraordinaire recensement.
Ce relatif détour nous permet d’attester de l’inscription dès l’origine de l’arithmétique dans
le corps et, par ailleurs, du rôle particulier du sexe dans la symbolique constituée. Car le pénis
apparaît comme symbole de ce qui engendre le reste du corps, et dès lors comme impossible à
nommer numériquement. Soit encore : c’est l’extériorité, l’impossibilité d’installer dans l’ordre le
pénis qui l’installe comme symbole premier de cette ordination.
Est-ce là le prototype de la production des symboles mathématiques ? nous ne répondrons
pas à cette question, nous contentant de la garder en arrière-fond de cette sorte de réflexion à
haute voix que nous menons ici.
Nous avions précédemment noté que « al gabr » permettait de passer d’un impossible à
calculer à du calculable, comme un bras qui, d’abord brisé, se solidifie et retrouve sa fonction.
Gardons l’image : le bras, c’est la structure : « … = . » ou « . = … » (notons que le signe « = »
pourrait alors jouer le rôle du poignet, et que le point solitaire serait ce que la main peut ou ne
peut pas compter). La fonction est de résoudre l’équation ; ainsi « = » devient le symbole du
calculable, alors que le « — » est celui de l’impossible à calculer : le « — » de la brisure doit
advenir en un « + » de la solidification. Nous nous trouvons ainsi devant un impossible. Mais
cette fois non plus dans l’ordre de la numération, de l’ordination, mais dans celui du calcul.
Nous pouvons alors avancer l’hypothèse suivante : le pénis n’a trouvé aucune place dans
l’ordination et devient par sa figuration (écrite ou parlée) l’origine même de l’ordination
symbolique. Dans l’ordre du calcul (et de ses repères corporels— cf. le calcul digital), ce qui
n’est pas calculable, donc non-inscrit dans cet ordre, accède au calculable par la création du « —
», symbole même de la maîtrise du calcul (l’« algèbre »). Ce « moins », « — », 1 couché, pénis
coupé, paraît assurer la présence de l’angoisse de castration et de sa réparation symbolique. Car
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ce signe garde les stigmates nominaux de son origine : « retrancher », « diminuer », « moins »,
« différence », « soustraire » (notons en passant que le mot « différence » qui nomme l’exécution
de l’opération, a le double sens originel de « différer » : « être différent de », mais aussi
« éloigner l’accomplissement de quelque chose ».
Le signe « — » apparaît ainsi comme une extension du champ d’application de
l’arithmétique, une extension de la formalisation qui fait donc rentrer l’impossible dans les
formes possibles. Réparation d’une brisure, il constitue une nouvelle arithmétique qui, passé le
moment de clarté où elle s’affirme, redevient aussi insaisissable dans ses fondements.
Profondément dissymétrique dans sa constitution (trace du non-arithmétique primitif), il est
néanmoins isomorphe au « + » dans sa présentation. Pour lever cet apparent paradoxe, peut-être
faudrait-il analyser la phase nouvelle de l’enrichissement du signe, à savoir celle de
l’« invention » des nombres négatifs. Ce sont eux, en effet qui vont libérer le « — » de sa
fondamentale servitude, la condition « 8 > 3 », mettant ainsi en parfaite symétrie les deux
opérations, et rendant parfaitement inutile l’opération « al gabr » dont ils sont issus.
Celle-ci ne restera donc qu’à l’état de trace — certes majestueuse — dans l’« algèbre », et
ne sera plus en pratique que l’une des insignes transformations dont les équations sont capables.
Le 26 novembre 1982
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