Biographie d`Emile Durkheim

publicité
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
Sommaire
Introduction ......................................................................................................... 2
I - Biographie d’Emile Durkheim ...................................................................... 2
II - Postulats et hypothèses ................................................................................. 5
1) Les postulats ...................................................................................................... 5
2) Les hypothèses .................................................................................................. 6
III - Le mode de démonstration ......................................................................... 6
IV - Résumé de l’ouvrage ................................................................................... 8
1) Le contexte de l’ouvrage ................................................................................... 8
2) Le suicide est un fait social ............................................................................... 8
A/ Qu’est-ce qu’un suicide et pourquoi s’y intéresser ? ....................................... 8
B/ Les facteurs extra-sociaux ne suffisent pas à expliquer les taux de suicide .... 9
3) Les causes profondes du suicide sont l’intégration et la régulation sociales . 13
A/ Le facteur intégration ..................................................................................... 13
B/ Le facteur de régulation.................................................................................. 16
4) Le taux de suicide de cette fin de XIXème siècle est révélateur d’une crise
qu’il s’agit de résoudre ........................................................................................ 18
A/ Le suicide est-il moral ? ................................................................................. 18
B/ Le suicide est-il normal ? ............................................................................... 19
C/ Comment rétablir la cohésion social et guérir le « mal de l’infini » ? .......... 19
V - Commentaires et critiques.......................................................................... 20
1) Commentaires ................................................................................................. 20
2) Critiques .......................................................................................................... 21
VI - Bibliographie complémentaire ................................................................. 25
Olivier DELACOTE
1
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
Introduction
Durkheim est sans doute, de tous les sociologues classiques, celui qui reste le plus présent
dans la sociologie contemporaine. Cela constitue une sorte de paradoxe. Conservateur, voyant
dans le socialisme plutôt une conséquence des dérèglements engendrés par l'évolution des
sociétés modernes qu'un remède possible à leurs maux, convaincu que l'individu ne peut être
heureux que dans une société qui lui impose normes et contraintes, Durkheim n'est guère au
goût du temps. Pourtant, le visage qu'il donna à la sociologie, la méthodologie qu'il élabora
sont aujourd'hui revendiqués par la communauté scientifique des sociologues comme un bien
commun. S'il n'échappa pas complètement à l'esprit de système, il démontra, peut-être le
premier avec une telle force, que la sociologie pouvait être une science positive.
Afin de mieux comprendre cette partie de l’œuvre de Durkheim à savoir Le Suicide, nous
allons tout d’abord effectuer un rappel historique des moment clés de sa vie. Puis nous
verrons, les postulats et hypothèses de Durkheim, son mode de démonstration puis le résumé
de cet ouvrage. Enfin, nous nous attacherons à voir les différentes critiques qui lui ont été
faites.
I - Biographie d’Emile Durkheim
Émile Durkheim est né le 15 avril à Épinal en 1858 et appartenait à une brillante lignée de
rabbins érudits. Brillant élève au collège de cette ville, il se décida très tôt pour le professorat.
Il prépara au lycée Louis le Grand, le concours d'entrée à l’École normale supérieure où il
entra en 1879. Il y trouva, parmi ses condisciples, Bergson, Blondel, Jaurès et Janet. Il n’aima
pas le climat de l’École: les jeunes normaliens lui paraissaient s’abandonner à une philosophie
superficielle. Il eut cependant pour deux de ses professeurs, Fustel de Coulanges et Émile
Boutroux, une admiration réelle.
C’est surtout par la lecture qu’il découvrit ses véritables maîtres: Spencer, Renouvier et
surtout Auguste Comte. De Spencer et de Comte, il retint le modèle d’une recherche sur les
lois guidant l’évolution des sociétés. De Comte, il conserva la préoccupation de constituer la
sociologie en une discipline autonome, ayant son champ d’application propre. De Renouvier,
Olivier DELACOTE
2
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
il hérita l’idée de faire de la morale une science positive. Ces trois préoccupations constituent
des traits permanents de l’œuvre de Durkheim.
Dans De la division du travail social, il tente de mettre en évidence une grande loi évolutive,
un peu à la manière de Comte. Ensuite, il renoncera à faire de la recherche de telles lois le
centre du travail du sociologue, mais il gardera toujours le souci d’analyser « l’évolution » des
institutions, comme il le montre notamment dans son œuvre pédagogique.
Le souci de constituer la sociologie en science autonome le guida toute sa vie. Toutes ses
œuvres, Les Règles de la méthode sociologique, Le Suicide ou ses écrits sur l’éducation,
illustrent le désir de réserver à la sociologie des méthodes propres et une manière spécifique
d’aborder son objet.
Quant à l’idée de faire de la morale une science positive, elle est présente à chacune de ses
pages. Aussi bien la spéculation philosophique pure, à l’égard de laquelle il éprouva une
grande répulsion à l’École normale, que la science désintéressée lui parurent toujours vaines.
Ce qu’il lui importait avant tout était de constituer une science capable d’éclairer les sociétés
sur leurs maux, capable d’indiquer les lignes d’action à partir desquelles il serait possible
d’améliorer les rapports entre l’individu et la société. C’est pourquoi nous trouvons mêlées
tout au long de son œuvre une analyse du fonctionnement des sociétés et une réflexion sur
l’éducation: l’éducation n’est-elle pas le chemin privilégié par lequel l’individu s’insère dans
la société?
Durkheim fut en effet très sensible aux problèmes sociaux de son temps, marqué par les
problèmes de son époque et ses problèmes personnels : l'affaire Dreyfus, la défaite de 1870, la
commune, la guerre de 1914, la mort de son fils tué en 1917.
Deux de ses livres parmi les plus importants: De la division du travail social et Le Suicide,
sont nés d’une réflexion sur les désordres sociaux qui découlent de l’industrialisation massive
des sociétés de son temps. Cette réflexion est d’ailleurs guidée par le climat de la IIIe
République et par le souci que manifestent les hommes d’État de constituer une morale
civique.
La convergence entre les préoccupations du jeune Durkheim et l’esprit du temps expliquent
sans doute que le ministère ait jugé utile de lui attribuer une chaire de pédagogie et de science
sociale à la faculté des lettres de Bordeaux, et cela dès 1887, alors qu’il n’était encore que
l’auteur de trois articles dans la Revue philosophique: « Les Études récentes de sciences
sociales », « La Science positive de la morale en Allemagne », « La Philosophie dans les
universités allemandes ».
Olivier DELACOTE
3
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
Ces trois articles étaient la conséquence d’un voyage entrepris par Durkheim en Allemagne
pour y étudier les sciences sociales auprès de Wundt.
Dès son arrivée à Bordeaux, il utilise le cadre de l’enseignement pour approfondir des thèmes
qui lui sont chers. Son premier cours, en 1887, est consacré à « la solidarité sociale »; puis il
traite des précurseurs de la sociologie (Aristote, Montesquieu, Comte), de « la famille et la
nature des liens de parenté », de « la physique du droit et des mœurs ».
En 1893, il donne à la Revue philosophique un article sur le socialisme. Plusieurs fois il
reviendra sur ce thème, comme cela est naturel puisque le socialisme fait, lui aussi, un
diagnostic des maux des sociétés industrielles et propose un remède. Mais Durkheim ne croit
ni au diagnostic ni au remède. Rien de bon pour la société ne lui paraît devoir sortir de
l’opposition des classes. Il voit bien plutôt dans les doctrines socialistes la conséquence des
dérèglements sociaux entraînés par l’évolution des sociétés industrielles. La même année, il
soutient sa thèse de doctorat, De la division du travail social. La thèse complémentaire en
latin sur La Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale fait de
nouveau écho à son intérêt pour ce précurseur.
En 1895, il publie Les Règles de la méthode sociologique et fonde en 1896 L’Année
sociologique. Cette revue recensera chaque année la production sociologique mondiale en de
longues analyses qui témoignent de la diversité et de l’évolution des intérêts de Durkheim.
Parmi ces études, beaucoup sont des chefs-d’œuvre du genre. Les premières portent sur « La
Prohibition de l’inceste et ses origines » et sur « La Définition des phénomènes religieux ».
On trouvera ensuite dans L’Année de nombreuses analyses, dues à sa plume, sur des ouvrages
de démographie (Bertillon, Prinzing, Juglar) ou de « statistique morale », sur la sociologie
religieuse, les théoriciens contemporains (Richard, Tarde), etc. Les premiers disciples,
Bouglé, Fauconnet, Simiand, Mauss, partagent la responsabilité des rubriques de L’Année et
signent les analyses.
En 1897, il publie Le Suicide, étude de sociologie. Ensuite, nous pouvons observer une
recrudescence de l’intérêt de Durkheim pour l’analyse des phénomènes religieux. Il n’est pas
impossible que ce fait soit pour une part au moins la conséquence de l’affaire Dreyfus, qui
l’avait profondément bouleversé. Ses réflexions sur les phénomènes religieux culmineront en
1912 avec Les Formes élémentaires de la vie religieuse, le dernier des grands livres de
Durkheim.
Si la nature de sa production se modifie à partir de 1900, c’est que Durkheim est nommé en
1902 suppléant de Ferdinand Buisson à la chaire de science de l’éducation de la Sorbonne – il
en deviendra titulaire à partir de 1906. Son activité essentielle se porte alors sur L’Année
Olivier DELACOTE
4
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
sociologique ainsi que sur son enseignement. Les cours et articles de cette période ont été
rassemblés par ses disciples: Éducation et sociologie (P. Fauconnet), Sociologie et
philosophie (C. Bouglé), L’Évolution pédagogique en France (M. Halbwachs), Leçons de
sociologie physique et science des mœurs (G. Davy).
En 1913, la chaire de Durkheim prend le titre de « chaire de sociologie de la Sorbonne ». La
même année, il fait une communication, demeurée célèbre, à la Société française de
philosophie sur « Le Problème religieux et la dualité de la nature humaine ». Puis vient la
Première Guerre mondiale qui lui inspire trois écrits de circonstance, dont « L’Allemagne audessus de tout ». Durkheim meurt le 5 novembre 1917.
Les principales œuvres de Durkheim :
-
De la division du travail social (1893),
-
Contribution de Montesquieu à la constitution de la science sociale (1893),
-
Les règles de la méthode sociologique (1895),
-
Le suicide, étude de sociologie (1897),
-
Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912).
II - Postulats et hypothèses
1) Les postulats
Après la publication en 1895 des Règles de la méthode sociologique, Durkheim fait paraître
en 1897 cette étude sur Le Suicide qui illustre sa méthode.
« Les volontés individuelles sont insuffisantes à expliquer ces lois qui traduisent la
régularité de certains évènements, comme le suicide. Il faut admettre que des forces
extérieures impersonnelles agissent, qu'il existe donc bien des phénomènes sociaux. C'est
le propre de la sociologie de les étudier, d'observer les habitudes collectives et leurs
représentations. »
Nous pouvons imaginer l'effet que pouvait produire à cette époque une démonstration de ce
genre. Si elle enthousiasmait les esprits scientifiques, désireux de démontrer la mécanique
sociale, comme celle des planètes ou des fluides, quelle pouvait être la réaction de l'homme,
même sans parti pris, pour lequel la décision de vivre ou de mourir représentait l'action la plus
personnelle et la plus libre que l'on puisse entreprendre.
Olivier DELACOTE
5
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
2) Les hypothèses
La première règle, fondamentale et issue des Règles de la méthode sociologique, est de
« considérer les faits sociaux comme des choses ». « Nous ne disons pas en effet que les
faits sociaux sont des choses matérielles, mais sont des choses au même titre que les choses
matérielles, quoique d'une autre manière. Qu'est -ce en effet qu'une chose ? La chose s'oppose
à l'idée, comme ce que l'on connaît du dehors à ce que l'on connaît du dedans [...] Traiter des
faits d'un certain ordre comme des choses, ce n'est donc pas les classer dans telle ou telle
catégorie du réel, c'est observer vis-à-vis d'eux une certaine attitude mentale. ».
Par ailleurs, pour Durkheim, il existe d’autres hypothèses sur lesquelles repose la sociologie :
-
Ecarter les prénotions (formule de Bachelard), observer les faits sociaux de
l’extérieur et éviter l’introspection.
Durkheim insiste sur la nécessité de substituer aux notions du sens commun une première
notion scientifique. Les notions ou concepts, « [...] ne sont pas les substituts légitimes des
choses. Produits de l'expérience vulgaire, ils ont avant tout pour objet de mettre nos actions en
harmonie avec le monde qui nous entoure. Ils sont formés par la pratique et pour elle. »
- La sociologie est science autonome et indépendante.
Pour Durkheim, l’objet de cette science est spécifique. Il se distingue des objets de toutes les
autres sciences. Mais, l’objet de cette science doit être observé et expliqué de manière
semblable aux autres sciences.
- L’observation ne doit pas être un simple compte rendu car le sociologue ne décrit
pas les faits, elle doit les constituer.
- Les observations doivent être faites de façons impersonnelles, utilisables et
vérifiables par tous, avant d'être systématisées rationnellement.
III - Le mode de démonstration
Le Suicide est une étude d'après des documents statistiques qui, à l’époque, commencent à se
multiplier. Durkheim s'aperçoit que la notion même de suicide est difficile à définir parce
qu'elle recouvre un même phénomène dont les causes peuvent être très différents.
Devant les difficultés de l'expérimentation, il reconnaît que « la méthode comparative est la
seule qui convienne à la sociologie ». Donnant la preuve de son esprit scientifique, il insiste
Olivier DELACOTE
6
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
sur la qualité d'une expérience, plus importante à son avis qu'une accumulation de
constatations secondaires. « Dès qu'on a prouvé que dans un certain nombre de cas, deux
phénomènes varient l'un comme l'autre on peut être certain qu'on se trouve en présence d'une
loi. »
En comparant l'évolution des taux de suicide des divers pays, Durkheim s'aperçoit que ceux-ci
sont fonction des groupes sociaux. Il en conclut que le suicide est un fait social, indépendant
de chaque décision individuelle. Restaient alors à découvrir les facteurs sociaux en cause. Se
livrant à des analyses que l'on a depuis perfectionnées et que l'on appelle aujourd'hui multi
variées, Durkheim isole les divers facteurs : sexe, état-civil, religion, pour en mesurer
l'importance. Il est également le premier à avoir utilisé la "variable intervenante", c'est-à-dire
le facteur non compris dans une statistique, mais que l'on soupçonne d'agir, et dont il faut
trouver un indice révélateur mesurable. C'est le cas par exemple de la cohésion sociale, qui
n’apparaît dans les documents administratifs et que Durkheim recherche à travers les taux de
divorce par exemple.
Par conséquent, Durkheim met en œuvre les principes qu'il avait énoncés dans les Règles de
la méthode sociologique (1895): il s'agit, à l'aide de statistiques, de comparer
systématiquement les variations du taux de suicide dans le temps comme dans l'espace, afin
de saisir les facteurs susceptibles d'affecter le phénomène. Le suicide révèle alors l'emprise
ou, au contraire, la faiblesse de l'emprise qu'exerce la société sur l'individu: «Le suicide varie
en raison inverse du degré d'intégration des groupes sociaux dont fait partie l'individu.»
Posant alors le problème des degrés d'intégration à la société, il découvre la notion d'anomie
qu'il rendit célèbre et que l'on peut définir comme l'état de trouble, d'absence d'intégration
sociale qui fait suite au dérèglement des besoins par rapport aux possibilités qu'offre la société
de les satisfaire.
Remarquons que ce sont ces innovations, les scrupules et l'extrême conscience avec laquelle
sont exploités les chiffres de cette étude qui ont permis de considérer Durkheim comme le
premier grand sociologue empirique.
Olivier DELACOTE
7
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
IV - Résumé de l’ouvrage
1) Le contexte de l’ouvrage
Le Suicide est paru en 1897, deux ans après Les Règles de la méthode sociologique. Dans cet
ouvrage, Durkheim pose les méthodes de la sociologie : la sociologie étudie les « faits
sociaux », qu’il définit comme « des manières de penser, d’agir et de sentir » qui existent en
dehors des consciences individuelles et qui ont un pouvoir de coercition en vertu duquel ils
s’imposent aux individus ; ces faits doivent être traités « comme des choses » (c’est-à-dire
comme un objet extérieur au sociologue, qui doit se défaire de ses idées préconçues) et
expliqués uniquement par d’autres faits sociaux antérieurs. Le Suicide, ouvrage fondamental
dans l’histoire de la sociologie, est une mise en application de ces méthodes grâce à laquelle
l’auteur démontre la pertinence de la démarche expliquant un comportement individuel par de
faits sociaux.
A sa parution, l’ouvrage a soulevé la controverse parce que Durkheim rejetait l’affirmation
des psychiatres de l’époque qui affirmaient que la maladie mentale était seule responsable du
suicide, mais aussi parce que cette étude a débouché sur des recommandations pratiques,
politiques et économiques. En effet, le but du Suicide n’est pas de relever toutes les causes
possibles des suicides individuels, mais d’expliquer les raisons qui font que chaque société,
quelle qu’elle soit, livre chaque année un certain nombre de suicides. Il essaie de n’appuyer
son étude que sur des faits et documents objectifs, en particulier les statistiques
administratives des principaux pays européens. Durkheim, après avoir réfuté les thèses
communément admises dans ce domaine et déterminé ses facteurs sociaux, pose, grâce à sa
typologie, le suicide comme révélateur de l’état de santé des sociétés et propose des moyens
de guérir la France malade de cette fin de XIXème siècle.
2) Le suicide est un fait social
A/ Qu’est-ce qu’un suicide et pourquoi s’y intéresser ?
« On appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte
positif ou négatif, accompli par la victime elle même et qu’elle savait devoir produire ce
Olivier DELACOTE
8
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
résultat ». Durkheim refuse de s’intéresser à l’intention de l’auteur de l’acte. En effet
l’intention est trop intime pour pouvoir être appréhendée de l’extérieur. L’étude portera donc
non sur le suicide individuel, acte privé, mais sur le niveau global de suicide dans la
société toute entière. Cela a pour conséquence de révéler la place du suicide dans la vie
morale sans isoler le phénomène comme une classe monstrueuse. Cette étude du suicide dans
sa globalité nous révélera qu’elle n’est pas une simple addition de comportements
indépendants. Le phénomène du suicide a son unité, son individualité et, surtout, sa nature est
éminemment sociale. Il se produit en effet chaque année dans les mêmes quantités, avec
régularité, et cela alors que les individus qui composent la société changent d’une année à
l’autre (le taux de suicide seraient plus « prévisibles que le taux de mortalité). Le nombre de
suicides reste le même tant que la société elle-même ne change pas. Chaque société semble
donc être « prédisposée à fournir un contingent déterminé de morts volontaires » et c’est
sur cette prédisposition sociale au suicide que Durkheim fait porter son étude.
Durkheim présente ensuite les outils statistiques dont il dispose. Le principal est le rapport
entre le chiffre global des morts volontaires et celui des morts volontaires au sein d’un
groupe. Le taux de suicide ainsi obtenu servira pour mettre en valeur l’influence de
différentes variables (religieuses, familiales, politiques, économiques). Durkheim entend, par
la rigueur qu’il s’impose, répondre à la nécessité d’apporter des preuves objectives pour
dépasser le dogmatisme dont la sociologie est souvent accusée. A partir de ces outils et d’une
masse immense de faits et de chiffres, Durkheim parviendra à dégager une typologie
théorique des causes sociales de suicide.
B/ Les facteurs extra-sociaux ne suffisent pas à expliquer
les taux de suicide
Durkheim passe une longue première partie de son étude à démontrer que les a priori de
l’opinion commune tout comme les démonstrations scientifiques ou pseudo scientifiques
souvent admises sur les causes du suicide sont irrecevables.
Olivier DELACOTE
9
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
- Les facteurs psychopathiques
Durkheim rappelle que de nombreux aliénistes (Esquirol, Falret et Moreau de Tours)
considèrent le suicide comme « offrant tous les caractères de l’aliénation mentale ».Le taux
d’aliénés variant dans chaque pays, il serait facile de conclure que le suicide est une affection
particulière.
La question est de savoir s’il existe une folie-suicide. Si oui, il s’agit d’une monomanie c’est à
dire d’un délire restreint. Le monomane est un malade dont la conscience est parfaitement
saine sauf en un point. Le suicide a souvent été considéré comme une monomanie (par Brierre
de Boismont entre autres). Cependant il semble qu’il n’existe pas un seul exemple incontesté
de monomanie : toutes les fois qu’une faculté est lésée, les autres le sont en même temps. « Il
est tout à fait impossible qu’elle puisse altérer une idée ou un sentiment particulier sans que
la vie psychique soit altérée dans sa racine. » Il ne saurait donc y avoir une monomanie
suicide, le suicide n’est pas une folie distincte.
Il pourrait cependant être un indice d’une aliénation mentale. Pour cela il faudrait que les
différents types de suicide commis par des fous soient les cas les plus répandus de mort
volontaire. Or, un grand nombre de suicide ne sont ni dus à des délires, ni à une dépression
extrême, ni à l’idée fixe de la mort. La plupart des morts volontaires trouvent leur fondement
dans la réalité : on ne saurait donc voir un fou dans tout suicidé.
Il convient néanmoins de se demander si une perversion moindre du système nerveux, la
neurasthénie, suffirait à expliquer la mort volontaire. En effet, il existe différents
intermédiaires entre l’aliénation mentale et le parfait équilibre. La neurasthénie peut
prédisposer au suicide en ce que les neurasthéniques sont comme prédisposés à la souffrance.
Quelle part a-t-elle dans la production des morts volontaires ? En reprenant les résultats du
recensement de la population d’aliénés effectué par Koch, Durkheim constate que les sujets
féminins sont plus portés à la neurasthénie. Ainsi, les femmes devraient se tuer plus, ou au
moins autant, que les hommes. Or, le suicide est une manifestation essentiellement masculine
(on observe 4 fois plus de suicides chez les hommes). Le rapport de cause à effet entre le
taux de suicide et neurasthénie n’est pas effectif.
Durkheim s’intéresse ensuite à l’alcoolisme pour déterminer son rôle sur le suicide. Pour cela
il dispose d’une carte représentant le nombre des poursuites pour délit de boisson et d’une
Olivier DELACOTE
10
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
carte de France des suicides. Ces deux cartes n’ont entre elles aucun rapport : le foyer
principal de suicide est situé en Ile-de-France tandis que ceux de l’alcoolisme se répartissent
entre Normandie, Rhône et Finistère. En se penchant sur le cas de l’Allemagne, la conclusion
est la même : aucun rapport entre consommation d’alcool et suicide ne peut être constaté.
Certaines régions où l’on se suicide le plus sont même celles où l’on consomme le moins
d’alcool.
- La race et l’hérédité
Le suicide pourrait-il être une tendance présente chez l’homme hors de tout état anormal ou
perversion psychologique ?
Pour vérifier cet état organique, il va en étudier deux aspects : la race et l’hérédité. Le
problème de la notion de race tient en sa définition. Durkheim s’en tiendra à retenir quelques
grands types présents en Europe entre lesquels se répartissent les peuples. Il distinguera: le
type germanique, le type celto-romain, le type slave. Il remarque qu’au sein d’une même race
des disparités sont constatées (entre l’Allemagne et l’Autriche par exemple). Cela tendrait à
prouver que la cause des suicides n’est pas dans le sang qui coule dans les veines mais dans
la civilisation. Pour Morselli, le taux de suicide varie selon les différents types raciaux qui
composent le peuple français. Mais d’une part le taux de suicide au sein d’une même race
n’est pas sans variation au cours des siècles, d’autre part il semble difficile de différencier ces
races en France notamment parce que de nombreux brassages ont eu lieu. Durkheim préfère
expliquer les variations régionales par les divisions morales et ethnologiques de notre
pays.
Admettre que la race est un facteur important du penchant au suicide, c’est reconnaître
implicitement l’importance de l’hérédité. L’hérédité en matière de suicide c’est admettre
« une tendance à se tuer qui passerait directement et intégralement des parents aux enfants,
donnant naissance au suicide avec un véritable automatisme. ». Or, on observe que le suicide
progresse sans interruption d’âge en âge, cette tendance se développe donc à mesure que
l’homme vieillit. L’hérédité supposerait que le caractère hérité apparaisse chez les
descendants à peu près au même âge que chez les parents. De même, un déterminisme
héréditaire prédestinerait autant les hommes que les femmes. Or, nous avons pu voir que le
taux de suicide féminin ne représente qu’une petite fraction des suicides masculins.
Olivier DELACOTE
11
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
- Les facteurs cosmiques
Nous avons souvent attribué une influence suicidogène au climat et à la température
saisonnière.
En observant la répartition des suicides selon les degrés de latitude géographique, on constate
que le taux le plus élevé de suicide se trouve en Europe tempérée. Au sein de cette zone, on
remarque des variations dans la hiérarchie des provinces en matière de suicide. Or, le climat
dans ces régions est resté le même. Rien ne semble prouver l’influence exacte du climat sur le
phénomène que nous étudions.
L’influence de la température saisonnière paraît, elle, mieux établie. La simple observation
nous conduirait à penser que l’automne, avec sa nature désolée, serait susceptible de faire
varier le taux de suicide. Falret acceptait cette théorie. La statistique l’a définitivement
réfutée. En effet, le suicide atteint son maximum en été, et cela dans tous les pays. De cela,
Morselli et Ferri ont conclu que la chaleur avait une influence directe sur le suicide, entraînant
l’homme à se tuer. S ‘il est vrai que les chaleurs violentes excitent l’homme à se tuer, les
froids violents ont la même influence. La chaleur n’explique donc en rien l’augmentation du
nombre des suicides en été. Pour arriver à un début de réponse, il faut comparer la part
proportionnelle de chaque mois dans le total annuel des suicides avec la longueur moyenne de
la journée au même moment de l’année. On réalise alors que plus les jours sont longs, plus le
nombre des suicides augmente. En analysant par ailleurs la répartition des suicides selon les
jours de la semaine, nous sommes amenés à déduire que le suicide augmente lorsque
l’activité humaine est la plus intense (de jour, le matin ou l’après-midi et entre le lundi et le
vendredi).
De cette étude apparemment anodine du phénomène saisonnier, Durkheim nous fait entrevoir
que c’est la variation de l’intensité de la vie sociale qui entraîne la variation du nombre de
morts volontaires nous préparant ainsi à sa réflexion sur les causes sociales du suicide.
- L’imitation
Durkheim définit l’imitation comme « un acte qui a pour antécédent immédiat la
représentation d’un acte semblable, antérieurement accompli par autrui, sans que, entre cette
représentation et l’exécution s’intercale aucune opération intellectuelle, explicite ou implicite,
Olivier DELACOTE
12
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
portant sur les caractères intrinsèques de l’acte reproduit. ». L’auteur constate que le nombre
de suicide augmente à mesure que l’on s’approche de Paris. Cependant, des variations
importantes entre arrondissements voisins existent. Au niveau européen, les cartes nous
révèlent qu’il ne saurait y avoir de foyers de suicides desquels partiraient de façon
concentrique le taux des suicides pour gagner les régions voisines. Ainsi, si l’imitation peut
être contagieuse, elle ne saurait affecter le taux social global des suicides. Elle ne fait que
renforcer l’action des autres facteurs, que révéler une prédisposition au suicide tellement forte
qu’il a suffit de peu de chose pour passer à l’acte. L’imitation, phénomène social, joue alors le
rôle de révélateur d’une prédisposition de cause strictement sociale.
3) Les causes profondes du suicide sont l’intégration et la
régulation sociales
Durkheim utilise tout au long de son étude un indicateur qu’il a appelé « coefficient de
préservation », soit « le nombre qui indique combien, dans un groupe, on se tue de fois
moins que dans un autre considéré au même âge ». Remarquons que si ce coefficient est
inférieur à 1, il devient coefficient d’aggravation. Cet indicateur permettra à l’auteur de
déchiffrer les statistiques et de dégager les matrices de sa typologie à venir : intégration et
régulation.
Pour Durkheim, l'intégration sociale est le fait que les individus partagent une conscience
commune, qu'ils soient en relation permanente les uns avec les autres et se sentent voués à des
objectifs communs.
Il présente la régulation sociale comme l'autorité morale de la société sur les individus, qui
leur fixe des limites et qui circonscrit leurs désirs.
A/ Le facteur intégration
- Les facteurs sociaux du suicide
Avant de construire une quelconque typologie, Durkheim examine les faits. Il remarque
d’abord que les protestants se suicident plus que les catholiques et s’interroge sur les causes
d’un tel décalage. Les doctrines catholiques et protestantes rejettent toutes deux aussi
Olivier DELACOTE
13
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
clairement le suicide mais la seconde admet le libre examen plus largement que la seconde (le
goût plus prononcé pour les sciences des protestants l’atteste, celles-ci comblant le déficit
d’organisation et d’autorité intellectuelle d’une religion donnée). Le cas de la religion juif est
également très instructif : alors que le judaïsme ne proscrit pas formellement le suicide, ce
sont les membres de cette confession qui se suicident le moins, parce que les juifs sont une
minorité et parce que c’est une communauté très intégrée. Si donc la religion est un facteur
remarquable d’aggravation ou d’amélioration du taux de suicide, ce n’est pas dû à la
nature des conceptions religieuses mais au fait que la communauté religieuse est une société,
un groupe humain, plus ou moins intégré.
Puisque la religion a une influence sur le suicide dans la mesure où elle est une société,
d’autres sociétés telles que la famille ou le groupe politique doivent aussi jouer un rôle dans le
taux de suicide.
Et en effet, Durkheim constate que :
-
plus on se marie tôt, plus on se suicide,
-
à partir de 20 ans, les célibataires se suicident plus que les personnes mariées,
-
en France, les hommes mariés ont un meilleur coefficient de préservation par rapport aux
garçons que les femmes mariées par rapport aux filles (mais dans d’autres sociétés c’est
l’inverse qui se produit).
Mais ce n’est pas bien plus que le simple fait d’être marié, de vivre en couple, c’est la
présence d’enfants qui diminue les taux de suicide. Cela est flagrant chez les femmes puisque
celles qui sont mariées mais n’ont pas d’enfant se tuent plus que les célibataires alors que les
mères se suicident moins. Ainsi donc « la société conjugale » nuit à la femme au lieu
d’améliorer son sort. C’est donc bien « la société familiale » qui préserve du suicide.
Pourquoi ? Durkheim se rend compte que plus il y a de membres dans une famille, moins
celle-ci compte de suicides, et ce parce que les liens collectifs y sont plus forts, partagés par
un plus grand nombre. C’est ainsi que l’auteur conclut : « la famille est un puissant
préservatif contre le suicide et cette préservation est d’autant plus complète que la famille est
plus dense ».
Par un raisonnement analogue (pour reprendre l’expression de démonstration mathématique),
on constate que si les révolutions, les troubles politiques, les guerres voient une baisse du
taux de suicide, c’est parce qu’ils renforcent, dans un réflexe de défense, la cohésion
nationale.
Olivier DELACOTE
14
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
- Le suicide égoïste
De l’analyse des facteurs sociaux du suicide, Durkheim conclut que « le suicide varie en
raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu ». Le
dénominateur commun à ce type de suicides est un trop fort individualisme, autrement dit,
une trop faible intégration. Durkheim les qualifie de suicides « égoïstes », caractéristiques,
donc, des sociétés où l’individu n’est plus suffisamment soumis aux normes sociales pour ne
reconnaître d’autres règles que celles fondées sur ses intérêts privés. Dans ces situations, le
« moi individuel » a pris le pas sur le « moi social ».
Durkheim profite de cette conclusion pour réaffirmer l’idée selon laquelle les causes
immédiates et superficielles du suicide, celles que l’on note dans les registres administratifs,
ne sont en quelque sorte que des causes conjoncturelles. Ces éléments déclenchant ne
déclencheraient rien du tout s’il n’y avait pas chez le suicidé de problèmes structurels liés à
l’état de la société.
- Le suicide altruiste
Ce type de suicides est caractéristique des sociétés tellement intégrées, où la collectivité a
tellement plus d’importance que l’individu que celui-ci peut être amené à oublier son instinct
de conservation par pur respect des impératifs sociaux. Il s’agit là d’un excès d’intégration.
Durkheim distingue trois types de suicides altruistes :
-
le suicide altruiste obligatoire : plus particulièrement répandu dans les sociétés
primitives (à solidarité mécanique), il répond à un devoir (la veuve indoue avait ainsi
l’obligation sociale de se tuer à la mort de son mari) ; dans ce cas, véritablement,
l’individu n’est rien et la société est tout.
-
le suicide altruiste facultatif : la conduite de l’individu est également dictée par la
communauté. Si le suicide n’est cette fois pas expressément exigé, il est en quelque sorte
une vertu, car la vie a peu de valeur. Les suicidés, tels que les adeptes du hara-kiri
japonais, gagnent l’estime d’autrui alors que ceux qui tiennent trop à la vie sont méprisés.
-
le suicide altruiste aigu : c’est le suicide mystique, celui de l’homme qui croit que son
essence est ailleurs qu’en lui-même, qui pense n’avoir pas d’existence propre.
Olivier DELACOTE
15
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
Les sociétés modernes paraissent être immunisées, grâce au vaccin de l’individualisme, contre
le suicide altruiste, mais Durkheim dit que si les militaires se tuent plus que les civils, ce n’est
pas, comme le croit l’opinion commune à cause du célibat, de l’alcoolisme ou du « dégoût du
service » mais en raison de l’esprit d’abnégation qu’entretient l’armée, ce corps social
nécessairement très compact.
B/ Le facteur de régulation
- Le suicide anomique
Ce type de suicide est celui qui va mener Durkheim à des réflexions sur l’organisation sociale
de son époque.
C’est en constatant que les crises économiques, tout comme les périodes de soudaine
croissance, sont systématiquement contemporaines d’augmentations des suicides, que
Durkheim dégage un autre facteur, à côté de l’intégration, influant sur le taux de suicide : la
régulation. En effet, on se tue plus dans les périodes où les perspectives d’avenir sont
instables, en fonction de la façon dont est réglementée la société. Et, encore une fois, la
misère ne saurait être considérée comme cause directe de mort volontaire puisque les
statistiques prouvent que, souvent, les plus pauvres se suicident moins que les plus riches.
Comment expliquer ce phénomène ? Si les crises économiques augmentent autant les suicides
que la prospérité, c’est parce qu’elle sont des crises, parce qu’elle perturbe un équilibre. Cela
est lié à l’insatiabilité des désirs humains. En effet si ses désirs ne sont pas limités, si l’homme
ne peut se fixer de fin, il est condamné à rester dans un état d’insatisfaction perpétuelle
absolument insupportable selon le Durkheim philosophe. Il faut donc qu’une puissance
régulatrice les limite, et cette puissance est forcément la société, seule autorité acceptée de nos
jours. C’est ainsi qu’elle fixe une échelle sociale économique dans laquelle chaque classe
trouve son plafond et est censée s’en contenter. Lors des crises, les individus se retrouvent
brusquement « sous-classés » ou « sur-classés » et ne le supportent pas. Cet état de
dérèglement, Durkheim le qualifie d’ « anomique ».
Olivier DELACOTE
16
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
L’auteur entame alors une critique radicale du libéralisme économique, celle de De la
division du travail social paru quatre ans plus tôt. Si l’anomie se retrouve à l’état chronique
dans la sphère économique, c’est que au cours du XIXème siècle, « le progrès économique a
principalement consisté à affranchir les relations industrielles de toute réglementation » (p.
283). L’Etat est désormais au service de la vie économique, le commerce est devenu une fin
en soi pour les individus. Puisque, dans ce cadre, les désirs et les possibles deviennent infinis,
il n’est pas étonnant de voir que les professions industrielles et commerciales sont les plus
touchées par le suicide, et, en leur sein, le patronat.
D’une façon analogue, Durkheim décrit l’anomie matrimoniale. Il considère en effet le
mariage comme une institution réglant les rapports entre les deux sexes, et le divorce comme
indicateur de l’anomie conjugale. L’homme, en se mariant, borne ses désirs à une seule
femme mais en lui ouvrant d’autres horizons avec la possibilité de divorcer, on diminue la
force régulatrice du mariage. En revanche, l’épouse, « parce que sa vie mentale est moins
développée », parce qu’elle n’a pas intellectualisé autant l’amour que l’homme peut se
contenter de suivre ses instincts et rester avec le même homme sans avoir besoin de la
contrainte du mariage. Celui-ci ne fait que lui borner l’horizon sans lui apporter d’avantage.
Elle a donc tout à y perdre et c’est pourquoi l’institution du divorce la préserve, au contraire
de l’homme, du suicide. Bien qu’elles aient des effets opposés pour les hommes et les
femmes, les institutions du mariage et du divorce illustrent donc l’idée que l’anomie est une
cause profonde de suicide.
- Le suicide fataliste
Durkheim ne s’attarde pas sur ce type de suicide puisque celui-ci n’est évoqué que dans une
note de bas de page. Il s’oppose au suicide anomique comme le suicide égoïste et le suicide
altruiste s’opposent entre eux : « C’est celui qui résulte d’un excès de réglementation, celui
que commettent les sujets dont l’avenir est impitoyablement muré, dont les passions sont
violemment comprimées par une discipline oppressive. C’est le suicide des époux trop jeunes,
de la femme mariée sans enfants » (p.311). Le suicide est fataliste lorsqu’on a le sentiment
qu’on ne peut modifier son destin, lorsqu’on n’a pas d’espoir. Il se retrouve principalement
dans les régimes despotiques aux règles intransigeantes, totalement inflexible, et auxquelles
on n’adhère pas.
Olivier DELACOTE
17
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
On peut résumer schématiquement cette typologie des suicides de la façon suivante :
DEFAUT
SUICIDE EGOISTE
EXCES
SUICIDE ALTRUISTE
DEFAUT
SUICIDE ANOMIQUE
EXCES
SUICIDE FATALISTE
INTEGRATION
REGULATION
Remarquons que ces types de suicides se retrouvent rarement à l’état pur. Généralement les
causes sont mixtes.
4) Le taux de suicide de cette fin de XIXème siècle est
révélateur d’une crise qu’il s’agit de résoudre
Les constats précédents amènent Durkheim à conclure que « les courants suicidogènes ont
pour origine non l’individu, mais la collectivité. » Il est donc un indicateur de « l’état moral »
des sociétés.
A/ Le suicide est-il moral ?
Durkheim ne se pose pas la question d’un point de vue purement philosophique. Il ne déduira
sa réponse qu’après une étude historique sur la façon dont les sociétés apprécient moralement
ce phénomène. Durkheim remarque que le suicide a toujours été condamné mais qu’il y avait
eu un durcissement avec le passage des sociétés à solidarité mécanique aux sociétés à
solidarité organique : en particulier, si la civilisation gréco-romaine tolérait le suicide quand
un individu en demandait l’autorisation aux institutions et l’obtenait, les sociétés de la fin du
XIXème rejetait la mort volontaire en bloc. L’auteur attribue cela à la nouvelle conception de
l’homme rangé désormais au rang de divinité. Finalement, le suicide niant la nouvelle
« religion de l’humanité » est bien un acte immoral.
Olivier DELACOTE
18
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
B/ Le suicide est-il normal ?
L’enjeu est de taille puisque s’il apparaît que le suicide est normal, nous serons contraint de
l’admettre en le blâmant, alors que s’il est anormal, nous pourrons chercher des façons de le
combattre.
L’interrogation sur la normalité peut paraître étrange dans la bouche d’un sociologue mais
pour le comprendre il faut se rappeler ce que Durkheim qualifie de « normal » ou de
« pathologique » : le normal et le pathologique se distinguent par le degré de généralité du
phénomène. Est considéré comme normal ce que l’on rencontre fréquemment dans un type de
société donné (c’est ainsi que Durkheim peut considérer comme normal un certain taux de
criminalité). Or, l’auteur remarque qu’en toute époque et en tout lieu on s’est suicidé, il y a
donc un taux de suicide « normal » : « un taux modéré de suicide n’a rien de morbide ». Mais
il se trouve que le taux de suicide a terriblement augmenté dans les sociétés modernes (+
385% en France de 1826 à 1888, + 411% en Prusse de 1826 à 1890 entre autres - p. 420)
pour arriver à un taux véritablement pathologique. C’est la déréglementation et
l’individualisme moderne qui en sont à l’origine.
C/ Comment rétablir la cohésion social et guérir le « mal
de l’infini » ?
Un régime judiciaire plus sévère à l’égard des suicides ne suffirait certainement pas à
« réveiller notre sensibilité morale ». De plus, ni l’éducation (reflet de la société), ni la
religion (qui suppose une moindre liberté de pensée), ni la patrie (à l’efficacité restreinte aux
périodes de bouleversement politique), ni la famille (celle-ci est de plus en plus éphémère et
tend à se réduire au seul couple conjugal) ne sont en mesure de restaurer un sentiment de
solidarité. En revanche le groupe professionnel peut assurer cette cohésion. Ses membres en
effet sont unis par un même métier et des intérêts communs et que sa présence morale est
effective à chaque instant, partout et pendant la majeure partie de la vie. De plus, la
corporation a la souplesse qu’il manque à l’Etat pour réguler la société. Pour Durkheim, on
n’aurait pas dû abolir les corporations mais plutôt les réformer pour qu’elle assure la cohésion
générale au lieu de défendre simplement des intérêts particulier. Ainsi le suicide de type
Olivier DELACOTE
19
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
égoïste diminuerait. Et pour ce qui est de l’anomie, la corporation fixerait la part et les espoirs
de chacun
Mais les corporations ne résolvent pas le problème de l’anomie conjugale qui n’a pour
solution que l’abrogation ou tout au moins la moindre facilité à divorcer. Cependant, si cela
diminue le suicide des hommes, cela augmente celui des femmes. Heureusement, Durkheim
prévoit que la femme finira par être aussi socialisée que l’homme mais de manière différente,
dans des rôles propres à son sexe.
V - Commentaires et critiques
1) Commentaires
Tout d’abord, nous pouvons effectuer quelques commentaires relatifs à cette hypothèse
majeure dans l’intégralité de l’œuvre de Durkheim à savoir « les faits sociaux doivent être
considérés comme des choses ».
En réalité, Durkheim ne veut pas dire que les faits sociaux soient de même ordre que les faits
de la nature, mais que le sociologue doit avoir à leur égard la même attitude mentale que le
savant qui s’intéresse aux phénomènes naturels.
En conséquence, la proposition selon laquelle « les faits sociaux doivent être considérés
comme des choses » revient à affirmer que l’explication des faits sociaux ne peut
généralement être donnée directement, mais suppose une démarche inductive analogue à celle
qu’utilisent les sciences de la nature.
Dans Le Suicide, Durkheim illustre certaines des propositions essentielles qu’on voit
apparaître tout au long de son œuvre. On y trouve tout d’abord une gageure: démontrer la
spécificité du social à propos d’un phénomène relevant apparemment surtout de la
psychologie individuelle. En effet, Durkheim tente de démontrer d’une part que les thèses qui
font dériver le suicide d’ « états psychopathiques » ne sont pas convaincantes, d’autre part que
le suicide est incontestablement un phénomène social, puisque les taux de suicide varient
considérablement et régulièrement en fonction des milieux sociaux: les protestants se
suicident plus que les catholiques et d’autant plus qu’ils sont davantage majoritaires; le
Olivier DELACOTE
20
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
suicide est plus fréquent dans les pays où le divorce est plus répandu; il est également plus
fréquent à la campagne qu’à la ville, etc.
Nous trouvons aussi dans Le Suicide la préoccupation centrale de Durkheim: celle de
l’insertion de l’individu dans la société, de l’analyse des désordres sociaux et de leur influence
sur l’individu.
2) Critiques
Le suicide est donc bien un phénomène social. La proportion d’individus se donnant la mort
dans une société donnée est liée à ses degrés d’intégration et de régulation, et plus
précisément aux degrés d’intégration et de régulation des sous-groupes qui la composent
(famille, religion, communauté politique, économique…). Or il se trouve que la société
contemporaine de Durkheim est sujette à de nombreux suicides « par défaut », égoïstes et
anomiques. S’il y a bien un taux de suicide « normal », celui-ci est largement dépassé à la fin
du XIXème siècle. Cet acte immoral aux yeux de la nouvelle religion du sujet social peut être
combattu en recréant une société rendant leur repères et leur sociabilité aux hommes : les
corporations.
Le sociologue moderne peut certes adresser de nombreuses critiques à Durkheim. Il est
incontestable que Durkheim fut aussi un passionné et qu’il se fit surtout vers la fin de sa vie
une conception de la société qui tendait de plus en plus vers une forme de spiritualisme. La
permanence du thème de la « conscience collective », du thème de la contrainte de la société
sur l’individu révèle un certain esprit de système. Mais il indiqua en même temps, dans Le
Suicide et dans Les Règles de la méthode sociologique, la direction que pouvait prendre une
sociologie positive. Le premier de ces deux livres constitue encore un modèle de recherche,
caractérisé à la fois par une puissante imagination théorique et par une grande ingéniosité
méthodologique; le second, si l’on en modernise le langage, exprime, de façon générale,
l’idéal de méthode auquel le sociologue contemporain continue d’obéir.
En même temps, ses hypothèses ou ses découvertes indiquent des pistes de recherche : Le
Suicide annonce les recherches sur le rôle de la famille dans l’insertion sociale de l’individu
par exemple.
Olivier DELACOTE
21
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
Durkheim a été vivement critiqué dans sa tentative d'établir la sociologie comme une science.
Certains ont considéré sa définition du fait social comme une vision minimaliste du monde
réel. D'autres, comme Robert K. Merton, voient dans les hypothèses de Durkheim « une
orientation [qui] ne fournit qu'un cadre très large à l'enquête empirique ».
Alors que Durkheim tentait d'expliquer les phénomènes sociaux à partir des collectivités, un
de ses contemporains, Max Weber, étudiait une toute autre approche de la sociologie,
parfaitement à l'opposé du holisme de Durkheim. Pour Weber, en effet, « l'action humaine
[est] orientée significativement par rapport à autrui », et les phénomènes sociaux s'expriment
à travers l'individu. Alors même que la sociologie en tant que telle venait d'apparaître, deux
tendances extrêmes voyaient déjà le jour : le holisme de Durkheim (très critiqué par Raymond
Aron) et l'individualisme de Weber, l'opposition entre les structures sociales et le jeu des
acteurs dans les phénomènes sociologiques.
Toutefois, beaucoup de thématiques abordées par Durkheim sont toujours d’actualité comme
l’individualisation croissante, les dangers de la recherche du bonheur par le toujours plus
matériel, ou même « l’intégration » (bien que son sens ait évolué). De même, la plupart de ses
conclusions sur le suicide restent valables : les pays de tradition protestante ont aujourd’hui
encore des taux de suicide plus élevés que les pays catholiques, en temps de guerre les
suicides sont moins nombreux, le mariage continue à protéger les époux sauf si ceux-ci sont
très jeunes, et le fait d’avoir des enfants contribue à baisser les taux.
Si Durkheim se montre parfois réactionnaire (très kantien à propos de la morale, peu habile
dans ses réflexions sur les femmes), il apparaît aussi comme un homme moderne et
visionnaire en considérant notamment la morale comme relative et en formulant finalement
l’hypothèse d’une socialisation plus grande des femmes dans l’avenir.
La sociologie de Durkheim paraît comme mise au service des idéaux de la République mais
l’œuvre a dépassé l’ambition du maître. Cette étude à permis à Durkheim de cumuler et de
synthétiser les grands objectifs de sa mission morale et intellectuelle : il prouve la pertinence
de la nouvelle science sociologique (acte en apparence privé, le suicide est avant tout un bien
fait social prévisible qui échappe au destin individuel).
Il expose sa parfaite méthode
sociologique : étude technique et spécialisée, méthode mathématique mais qui ignore toute
expérience de terrain. La statistique est en effet le meilleur moyen d'étudier le phénomène du
suicide. D'une part, parce que celui-ci ne se prête pas à l'observation directe et peu à
Olivier DELACOTE
22
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
l'entretien. Et parce que les enquêtes, menées par certains psychiatres ou suicidologues auprès
de personnes ayant survécu à une tentative de suicide, ont toujours montré que tentatives et
suicides consommés constituent deux faits distincts, non seulement par le résultat, mais aussi
par les caractéristiques des populations concernées. Ainsi, de beaucoup majoritaires parmi les
tentatives de suicide, les femmes et les jeunes sont pourtant les catégories où l'on dénombre le
moins de suicides effectifs.
Les facteurs choisis par Durkheim comme références n'ont changé que dans la mesure où les
valeurs sociales ont changé. Ainsi, le rapport suicide-société est le même.
Un siècle après, la statistique moderne, améliorée, perfectionnée dans ses techniques
d'analyse, ne dément donc pas les travaux de Durkheim. Certes, le suicide a changé, mais en
fonction des changements du régime socio-économique et dans le seul cadre de ce régime.
Durkheim a été critiqué sur ces questions méthodologiques mais c’est aussi à ce niveau que
l’œuvre de Durkheim fût appréciée. Peu d’ouvrages ont égalé la clarté avec laquelle
Durkheim a disposé de ses données empiriques.
L'oeuvre de Durkheim a exercé une influence souvent indépendante des idées de son auteur.
Les sociologues américains ont trouvé chez lui, sur le plan théorique, les notions de fonction,
de solidarité et d'anomie et sans doute un moraliste convenant à leur puritanisme. Parsons en
particulier y a puisé des éléments pour sa théorie de l'équilibre social. Sur le plan pratique, les
règles de la méthode donnaient aux chercheurs des Etats-Unis la garantie scientifique qu'ils
recherchaient. En France, Durkheim a occupé à la Sorbonne la première chaire de sciences de
l'éduction et de sociologie. Ses élèves les plus éminents, (Mauss, Fauconnet, Davy) ont
constitué ce que l'on a appelé l'école française de sociologie.
La fondation de L'année sociologique en 1898, deux ans après l'American Journal of
Sociology a permis le contact entre sociologues d'horizons divers et la publication de
nombreuses recherches, en particulier d'ethnologie. Mais l'impérialisme de Durkheim qui
visait le regroupement de toutes les sciences sociales sous la protection de la sociologie,
irritant les économistes et les historiens. Enfin son esprit dogmatique, moralisateur, et
totalement dépourvu d'humour, ne facilitait pas l'acceptation de tendances scientifiques, qui
heurtaient un grand nombre de ses collègues.
L'influence directe de Durkheim après la disparition de ses disciples subit une éclipse. Elle se
fera à nouveau sentir en France par le détour des Etats-Unis, dans la recherche d'une réflexion
théorique plus scientifique.
Olivier DELACOTE
23
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
Cet ouvrage Le Suicide a marqué des générations de chercheurs, dans la mesure où Durkheim
y a appliqué avec rigueur sa méthode à un phénomène que l'on regardait jusqu'alors comme
individuel. L'apport de Durkheim à la sociologie est fondamental en ce sens que sa méthode,
ses principes et ses études exemplaires, comme celle sur le suicide, constituent jusqu'à nos
jours les bases de la sociologie moderne.
Cette œuvre majeure consacre la sociologie comme une science à part entière, et la fera vivre
en influençant et en suscitant des vocations de sociologues.
Olivier DELACOTE
24
UNIVERSITE PARIS DAUPHINE
Le Suicide d’Emile DURKHEIM
MASTER CMA
VI - Bibliographie complémentaire
-
BERTHELOT J.-M., « 1895
DURKHEIM :
L’Avènement
de
la
Sociologie
Scientifique », Presses Universitaires du Mirail, 1995.
-
BOUDON R., « Etudes sur les sociologues classiques », Presses Universitaires de
France, 1998.
-
BOURREAU R. « Sociologie Générale», Montchrestien, E.J.A., 1999.
-
BRECHON P., « Les Grands Courants de la Sociologie », Presses Universitaires de
Grenoble, 2000.
-
De MONTLIBERT C., « Introduction au raisonnement sociologique », Presses
Universitaires de Strasbourg, 1990.
-
DURKHEIM E., « De la division du travail social », Presses Universitaires de France,
1893.
-
DURKHEIM E., « Les règles de la méthode sociologique », Presses Universitaires de
France, 1895.
-
DURKHEIM E., « Les formes élémentaires de la vie religieuse», Presses
Universitaires de France, 1912.
-
STEINER P., « La Sociologie de Durkheim », 3émeédition, Editions La Découverte,
Paris, 2000.
Olivier DELACOTE
25
Téléchargement