« Les Règles de la méthode sociologique »

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« Les Règles de la méthode sociologique »
Dans Les Règles, Durkheim s’est fixé deux objectifs. D’abord, de démontrer et de
définir la spécificité de la sociologie ; ensuite, de décrire les méthodes propres à cette
discipline. Certaines des propositions émises par Durkheim à ce propos ont choqué des
contemporains et donné lieu à de nombreuses discussions dont on retrouve l’écho dans la
préface à la seconde édition du livre. Elles continuent quelquefois à donner lieu à
contestation.
Une de ces propositions est que «les faits sociaux doivent être considérés comme
(s’ils étaient) des choses». On y a vu soit un paradoxe, soit l’affirmation d’un scientisme
intempérant visant à assimiler les faits sociaux aux faits de la nature. En réalité, ce que
Durkheim veut dire, c’est non que les faits sociaux soient de même ordre que les faits de
la nature, mais que le sociologue doit avoir à leur égard la même attitude mentale que le
savant qui s’intéresse aux phénomènes naturels : « Est chose, écrit-il, tout objet de
connaissance qui n’est pas naturellement compénétrable à notre intelligence, tout ce dont
nous ne pouvons nous faire une idée adéquate par un simple procédé d’analyse mentale,
tout ce que l’esprit ne peut arriver à comprendre qu’à condition de sortir de lui-même,
par voie d’observation et d’expérimentation. » En conséquence, la proposition selon
laquelle « les faits sociaux doivent être considérés comme des choses » revient à affirmer
que l’explication des faits sociaux ne peut généralement être donnée directement, mais
suppose une démarche inductive analogue à celle qu’utilisent les sciences de la nature.
Cette proposition a été et continue d’être contestée, précisément parce que les faits
sociaux sont parfois – ce que ne sont jamais les phénomènes naturels – directement
intelligibles pour l’observateur. Cette remarque fonde les réflexions des sociologues ou
philosophes des sciences qui, de Dilthey à Weber, insistèrent sur la spécificité des
Geisteswissenschaften, arguant du fait que, dans les sciences de l’homme, l’observateur
et l’observé appartiennent au même ordre de la nature. Sans nier le bien-fondé de telles
remarques, il faut pourtant reconnaître que les faits sociaux apparaissent souvent
opaques à l’intelligence ; le phénomène du totémisme, le caractère sacré qui s’attache à
certains symboles, comme le drapeau, notamment dans la période de nationalisme qui
précède la Première Guerre mondiale, ne sont pas immédiatement « compénétrables à
notre intelligence ». De même si l’on considère les statistiques de suicides : on y observe
que, sous toutes les latitudes, les célibataires se suicident plus que les gens mariés.
Pourquoi ? Sans doute est-il facile d’imaginer des hypothèses explicatives de ce
phénomène. Mais ces hypothèses seront multiples, voire contradictoires. Comment donc
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décider entre elles si ce n’est par la voie, non de la réflexion, mais de
l’« expérimentation » ? Que l’on remonte en deçà de ce résultat et qu’on l’ignore pour
un instant, il apparaît que, si les célibataires ont de bonnes raisons de se suicider, les gens
mariés en ont autant. Or il n’est qu’une manière simple de décider entre ces arguments,
c’est précisément de recourir aux faits.
Durkheim a donc raison d’avancer que sa proposition de « considérer des faits
sociaux comme des choses » est un « truisme », car seuls les préjugés qui proviennent du
poids de la tradition philosophique fondent la croyance selon laquelle les phénomènes
sociaux seraient immédiatement transparents pour l’intelligence humaine.
Toutefois, la démarche inductive que Durkheim propose d’appliquer aux
phénomènes sociaux n’implique pas que nous méconnaissions la familiarité que nous
entretenons avec eux. La compréhension intuitive de ces phénomènes (le Verstehen des
philosophes et sociologues allemands), si elle ne peut constituer une méthode spécifique
de la sociologie, doit cependant être considérée comme un critère de l’analyse.
Cette remarque conduit à une seconde proposition importante des Règles, selon
laquelle «l’explication d’un fait social doit toujours être recherchée dans un autre fait
social».
La proposition peut être illustrée par la critique que Durkheim adressera plus tard,
dans Le Suicide, aux positivistes italiens. Ces derniers prétendaient interpréter
directement des relations qu’ils avaient observées empiriquement entre certains
phénomènes sociaux, tels que les taux de suicide ou de crime, et certains phénomènes
naturels, tels que les saisons. Ainsi, ils avaient remarqué que le suicide est plus fréquent
en été qu’en hiver et ils expliquaient cette liaison en postulant un état d’excitation
physique due à la chaleur. Pour Durkheim, une telle explication est inacceptable ; elle est
obscure pour l’intelligence, dans la mesure où elle explique le phénomène social par des
déterminants physiques. Réfléchissant sur les relations observées par les Italiens entre
phénomènes cosmiques et suicide, il démontre alors que ces phénomènes cosmiques
agissent sur le suicide non directement, mais par l’intermédiaire d’un autre fait social, à
savoir l’intensité de la vie sociale, avec lequel ils sont en rapport. L’explication est ainsi
ramenée à une relation entre deux faits sociaux : c’est parce que la vie sociale est plus
intense en été que le suicide y est plus fréquent. L’interprétation est confirmée par le fait
que le rythme des suicides suit non seulement le rythme des saisons mais l’ensemble des
rythmes qui modifient l’intensité de la vie sociale. La règle qui consiste à expliquer un
fait social par un autre fait social conduit non seulement à une preuve mieux assurée,
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mais aussi à une plus grande clarté du phénomène pour l’intelligence : alors que nous ne
comprenons pas comment la chaleur pouvait expliquer l’accroissement du taux de
suicide, nous comprenons que ce dernier varie avec l’intensité de la vie sociale.
Aussi, bien que des phénomènes sociaux doivent être conçus comme « extérieurs »
aux individus, et comme des « choses » non immédiatement intelligibles pour le
sociologue, bien que leur analyse doive suivre la démarche inductive de toute science, ils
ne peuvent être expliqués par des déterminismes extérieurs.
Finalement la « méthode » à laquelle Durkheim aboutit représente – bien qu’il ne
pose pas directement lui-même le problème en ces termes – une position de synthèse
entre le positivisme des Italiens, qui traite les faits sociaux non comme des « choses »
mais comme des faits physiques, et la tradition de la méthode « compréhensive ».
L’analyse doit aboutir à une transparence pour l’intelligence (c’est pourquoi la cause
d’un fait social ne saurait être recherchée que dans un autre fait social), mais, en même
temps, cette transparence n’est pas donnée d’emblée et doit être conquise par la
comparaison et l’«expérimentation».
La "méthode comparative" : qu’entendre par « expérimentation » dans une
discipline où il n’est précisément pas possible de monter des expériences ? Il s’agit
essentiellement d’une comparaison systématique ou, comme nous dirions aujourd’hui,
d’une analyse des relations entre variables. Durkheim qui, comme le montrent les
comptes rendus de L’Année sociologique, n’ignorait pas la statistique croyait cependant
que les méthodes proposées par Stuart Mill dans sa Logique, notamment l’analyse des
variations concomitantes, représentaient le dernier mot de la méthodologie sociologique.
Il est vrai que ce sont ces méthodes qu’il applique dans ses ouvrages « qualitatifs »
comme la Division du travail ou Les Formes élémentaires. Mais dans Le Suicide, il fait
preuve d’une ingéniosité dans l’analyse des distributions statistiques du suicide (voir
SLSBTES, p.7) qui dépasse de loin les canons rudimentaires de Stuart Mill.
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