CR intervention Le Roy version web

publicité
Groupe de travail « Les Communs »
Agence française de développement (AFD)
30 octobre 2015
Etienne Le Roy est professeur émérite d’anthropologie du droit à l’Université de Paris I, ancien directeur
du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris I – Panthéon Sorbonne. Il a dirigé la revue Politique
Africaine. Il collabore depuis une vingtaine d’années au comité technique foncier de l’AFD.
Se familiariser avec une culture des communs
Contribution à une alphabétisation fonctionnelle de l’AFD (1)
Etienne Le Roy
Je participe actuellement à la publication d’une présentation en anglais de la problématique des communs à
l’échelle internationale, notamment en compagnie de David Bollier et d’environ quarante autres
contributeurs. Cet ouvrage illustre la prise de conscience à l’international d’une révolution qui est peut-être
en marche.
Les communs permettent d’interpréter ce que j’ai vécu au cours de ma carrière. Je commence ma thèse de
droit en 1965 auprès de Michel Alliot qui m’incite à s’intéresser au Sénégal et aux Wolofs, auxquels aucun
anthropologue ne s’est intéressé jusqu’à maintenant. Cette société s’est construite au XIVème siècle et a
apporté de nombreuses réponses et solutions. Restait à formuler la bonne question. Ce n’est qu’à travers
une remise en question de mon héritage culturel, de ma formation juridique et ethnologique et une mise à
distance avec la culture institutionnelle que mes questionnements ont pu commencer à émerger.
Je me suis aussi beaucoup intéressé à l’histoire des institutions et à la politique, qui restent au cœur de ma
réflexion dans mon étude de l’anthropologie politique du droit (qu’il faut entendre comme juridicité). Le
droit comme universalité est un produit de la modernité, qui s’est développé au XVIIème siècle, s’est
standardisé au XVIIIème siècle et est en crise depuis le milieu du XXème siècle. Il faut avoir une vision
sur le long terme afin de retrouver les éléments de refondation des sociétés.
Je pars au Sénégal à partir de 1969. Le pays est alors en train d’expérimenter une réforme foncière datant
du 17 juin 1964. Cette réforme s’appuie sur une expérimentation dans les villages en instaurant une
nouvelle politique partant de la base. Je travaille alors avec le ministre de l’Agriculture et du
développement rural, afin de déterminer comment promouvoir une organisation à la base, une dynamique
paysanne de prise en charge des mouvements de réforme par les organisations paysannes.
1 Ce texte reprend l’exposé oral présenté par Etienne Le Roy au séminaire AFD sur les Communs du 30
octobre 2015. Les notes de séances, prises par Clémence Lobut de l’AFD, ont été revues et le texte réécrit
par l’auteur.
1
En 1970, ma thèse est envoyée à Senghor qui la transmet au ministre de l’Intérieur, Jean Collin. Mais cet
ancien administrateur colonial y voit tout ce qui empêche son projet de jacobinisation du pays et me fait
interdire de séjour. Le rôle du politique est central et la question du foncier est éminemment politique.
Contraint à changer de terrain, je deviens un généraliste de l’Afrique. Au Mali, je travaille à la demande de
l’AFD sur l’hydraulique pastorale dans les années 80. Le monde pastoral invite à questionner la manière
géométrique de penser l’espace sous influence occidentale avec le cadastre. Les sociétés africaines ont
d’autres représentations de l’espace, en particulier les pasteurs. Ceux-ci ont développé une science du
cheminement (approche odologique de l’espace) et remettent en question le droit de propriété, le jus in re,
en établissant un rapport à la ressource sans pour autant mobiliser de droit sur le fond. Il est donc
important de percevoir les logiques au cœur des représentations par les acteurs à la base, car celles-ci
peuvent avoir de nombreuses implications.
En 1990, je suis envoyé au Mali afin d’appuyer la filière coton qui est en blocage complet car les paysans
sont en grève. La solution que je promeus alors est de considérer les organisations de paysans non selon
les critères de la loi 1901 sur les associations mais en termes de « communs ». Cette vision permet une
nouvelle approche des dynamiques et une relance des relations entre les cadres politiques et la population.
Je fonde l’observatoire foncier du Mali qui sera finalement bloqué par le ministère car j’avais suggéré le
blocage d’une loi foncière jugée trop hâtive. L’observatoire est fermé en 1997. Aujourd’hui encore, les
Maliens ne se sont pas penchés sur cette question et les problèmes perdurent. Cette situation a de
nombreuses conséquences et est génératrice de conflits dont celui de 2012 n’est que la dernière
illustration.
Il est important de remettre en question la conception monologique à la base du dispositif institutionnel à
l’occidentale qui domine en Afrique depuis l’époque coloniale alors que les sociétés africaines sont
traditionnellement plurales. J’ai également travaillé aux Comores sur la réforme foncière de 1986, pour la
FAO. Cette société musulmane est cependant totalement communautaire. On y observe la construction
d’un dispositif reposant sur les communs à l’échelle des villages car tous les vendredis les hommes se
retrouvent à la sortie de la mosquée pour discuter de la gestion. Il y a donc une patrimonialisation de la
question foncière qui perdure aujourd’hui encore. Mais les projets de réforme n’ont pas abouti en raison
de l’assassinat d’Ahmed Abdallah en 1989.
Exposé :
L’objectif de cette présentation est de « se familiariser » avec le thème des communs, c’est-à-dire réduire
les incompréhensions et les interrogations qui perdurent et qui font que nous observons des modèles
existants depuis des siècles, tout un faisceau de réponses sans pourtant parvenir à se poser les bonnes
questions. Aujourd’hui, ces questions ne sont pas encore totalement maitrisées et il existe toujours un
problème de vocabulaire car certains mots clés sont interprétés de diverses façons. Une définition claire de
ces mots clés est une première étape nécessaire à un vrai dialogue.
Je souhaite partager son expérience de chercheur de terrain, qui a vu émerger un certain nombre de
questions, dont celle des communs qui est devenue à partir de 1992-1993 à Madagascar et des travaux
d’Elinor Ostrom un thème fondamental.
Les enjeux soulevés par les communs sont étrangers aux francophones alors qu’ils sont mieux
appréhendés dans le monde anglo-saxon, qui a connu le mouvement des enclosures, question qui a
essaimé par la suite aux Etats-Unis. La vision française de la propriété repose sur une construction
remontant à 1793 et 1804 avec le Code Civil. En Angleterre, le droit s’est construit de façon empirique
avec la Common Law et les enclosures sont au cœur de la construction du droit de propriété. Nous
sommes donc face, en France, à une question avec laquelle nous ne nous sommes pas familiarisés.
2
Une révolution des communs ?
Les communs sont une révolution en plusieurs aspects. Si on prend le terme de révolution dans sa
définition astronomique, nous observons une redécouverte de pratiques qui dominaient le monde avant la
rupture du capitalisme au XVIIIème siècle. Cette redécouverte nous invite à nous interroger sur la manière
dont les politiques de développement se sont construites au début des années 1960. Mais les communs
sont aussi une révolution au sens politique, comme on le perçoit dans l’ouvrage de P. Dardot et C. Laval
(2014) pour qui « le commun est une alternative politique pour le XXIème siècle ». Cette thèse est
cependant trop simpliste. La question est bien plus compliquée si l’hypothèse d’alternative radicale n’est
pas crédible mais qu’un renouvellement des bases « usées » du pouvoir, de l’économie et de la socialisation
est indispensable. En effet, les sociétés sont complexes et il y a donc une part d’incertitude à l’origine
d’une pluralité de possibilités parmi lesquelles il faudra choisir, ce qui relève du rôle du politique.
Ce que nous savons ou ignorons
Ce que nous savons : la question des communs est dominée par trois problématiques distinctes mais en
interaction. La première est celle de la propriété privée qui est la plus incommensurable et la plus délicate.
La deuxième est celle de la notion de partage. Elle se différencie, et sans doute s’oppose dans nombre de
cas, à la notion d’échange qui est tenue, dans des travaux anthropologiques qui font autorité, ainsi chez
Marcel Mauss ou Claude Lévi-Strauss comme la catégorie rectrice des sociétés humaines mais qui semble
devoir être associée à la place et au rôle que nous reconnaissons dans les sociétés modernes à l’économie
et au Marché. Il n’en est pas ainsi dans les sociétés communautaires africaines. Par exemple au Sénégal,
cette idée du partage est très importante et s’exprime à travers un langage lié à la parenté et à la
parentalisation, une extension de notre conception de la parenté « par le sang » à des partages de résidence
ou d’interdits communs. Le partage induit une idéologie de la communautarisation reposant, d’une part,
sur des formules de multiples communautés superposées et de l’autre sur la valorisation des ressources
gérées par et pour ces communautés et où apparaît le thème des communs. Cependant, la reconnaissance
institutionnelle de tels dispositifs dans le contexte des réformes foncières contemporaines se heurte à un
ensemble d’obstacles qui renvoient à l’extrême sensibilité du foncier au politique.
Ce que nous ignorons : comment les acteurs de la société vont-ils se situer par rapport à ces nombreux
enjeux ? Comment les capitalistes et les « Modernes » vont-ils réagir face à une nouvelle éthique citoyenne
et comment se résoudra l’équation entre moins d’exclusion, plus de solidarité pour plus de vivre ensemble
à l’échelle de l’humanité ? Par exemple, pour la COP21, les configurations se mettent déjà en place. Il faut
essayer de se projeter et favoriser le dialogue pour confronter des expériences afin de faire le diagnostic
permettant de nouvelles politiques.
I. Ce que nous savons, ou que nous croyons savoir :
Le commun peut se définir par l’équation suivant : commun = propriété privée + partage + politique, par
ordre de décroissance des difficultés épistémologiques.
A- La propriété privée, obstacle et enjeu
1) La propriété, obstacle conceptuel mais composante incontournable de notre actualité :
On ne peut pas faire l’économie de parler de la propriété mais il faut pouvoir la maitriser. Les régimes de
communs ne relèvent pas de régimes de propriété, ni public ni privé. C’est un contre-sens de parler de
propriété ‘en commun(s)’ puisque ces deux termes sont contradictoires, l’un renvoyant à l’exclusion et
l’autre à l’inclusion. L’expression « bien commun » est, elle aussi, fausse puisque le terme « bien » est utilisé
juridiquement pour désigner ce qui peut être l’objet de propriété et renvoie à une valeur pécuniaire.
3
L’objectif est de comprendre ce qui est en jeu dans la relation sociale qui constitue le rapport au commun
avec des modes d’appropriation originaux (appropriation est pris dans ses deux sens avec les deux préfixes
latins possibles : ab, se retirer, et ad, ajouter). Il s’agit de regarder comment le terme d’appropriation peut
être mis en œuvre avec « approprier à » et « approprier par ». Dans le premier cas, le commun est possible
car le mode d’appropriation privilégie l’usage et « l’entre soi » tandis que le second renvoie au régime de
propriété collective puis privée car « par » devient de plus en plus particulier, une unique personne et
privilégie le bénéficiaire. Il est important de prendre en compte ces deux aspects dans l’étude des
communs. Mais dans la première situation, comment permettre la co-construction entre tous les
participants ? David Bollier met en avant l’importance des règles autour desquelles se construit la
communauté.
2) L’invention de la propriété privée, un acquis de la modernité
Nous sommes face à un obstacle conceptuel : dans notre vision du monde, tout peut devenir marchandise
et donc matière à propriété. Selon la doctrine juridique moderne, les objets qui en sont exclus sont des
choses, non des biens, et leurs titulaires sont frappés d’une sorte d’ostracisme, voire de disqualification qui
s’étend du droit au politique. Selon les législations dominantes en Afrique depuis l’époque coloniale, ceux
qui ne sont pas susceptibles d’afficher des titres de propriété voient leurs droits s’inscrire dans la catégorie
des « terres vacantes et sans maître », souffrant ainsi avec d’une forme d’exclusion de la vie juridique que
seule justifie une fiction qui n’est compréhensible que dans notre monde. Peut-être deux milliards d’êtres
humains sont étrangers à la propriété et vivent en « communs », sans que leur expérience n’ait été encore
labélisée et encore moins protégée. Leur vie est comme entre parenthèses, disqualifiée selon des principes
dont l’injustice leur paraît flagrante puisque leurs ancêtres ont toujours fait ainsi.
Face aux communs classiques, pré-capitalistes, et donc étrangers au propriétarisme, on observe
l’émergence de nouveaux communs qui créent une rupture sur un certain nombre de thèmes (économie
numérique, logiciels…). Cette nouvelle vague provoque un regain d’intérêt à l’échelle internationale pour
les communs et nous invite à poser le problème d’une manière différente. Le règne de la propriété semble
incontournable dans la société capitaliste, il faut donc apprendre à gérer ces nouveaux communs entre
anciens communs et société propriétariste.
3) Comment expliquer qu’une société puisse se reproduire sans propriété (publique ou privée) de ses ressources, spécialement
foncières ?
La célèbre « tragédie des communs » de Hardin a été une catastrophe intellectuelle car elle a profondément
stérilisée la réflexion intellectuelle tout en étant scientifiquement nulle car aucune société ne peut
fonctionner dans le cadre qu’il décrit sans un minimum de règles, qu’il ne prend pas en compte. Dans nos
sociétés, l’absence de propriété rime avec zizanie et il règne une forme d’addiction à l’exclusivisme. Il nous
faut séparer par des frontières, des normes autonomes tendant à l’absolutisme, à la souveraineté et à la
libre et discrétionnaire aliénation.
Notre pensée s’est construite autour de celle de Descartes pour lequel l’homme est maître et possesseur du
monde. Dans ce contexte, il faut un artefact institutionnel pour permettre de gérer cet exclusivisme en
réduisant ces implications. La Terre est le support essentiel pour ce type de réflexion. Elle est avant tout
une matière, un support, un milieu. Le droit sur la terre est abordé par une représentation géométrique de
l’espace permettant de mesurer afin de valoriser puis d’échanger. Ces explications, peu critiquées, restent
prévalentes et pour les dépasser il faudrait, comme l’a montré B. Latour dans son ouvrage sur Gaïa,
vulgariser des mythes fondateurs d’une nouvelle manière de penser, plurielle et communautaire.
Pour les communaux, c’est-à-dire les gens du commun, chaque collectif est une entité distincte qui ne vaut
et ne se reproduit que par son inscription dans un maillage plus vaste, de la famille à l’échelle de
4
l’humanité. Ces sociétés sont déstructurées par les évènements des trois derniers siècles et en particulier
par l’esclavage. Il faut commencer le récit avant ces facteurs de destruction. Prévaut alors un principe
d’hétéronomie, en particulier pour sa conception « coutumière » de la juridicité, du politique et du religieux
qui ne sont pas distincts dans ces sociétés. S’il existe une division, on trouve au-dessus un principe
commun qui réunit. On observe également un principe d’inclusion fonctionnelle centripède avec le vivreensemble basé sur le partage : tout humain extérieur à un collectif peut toujours lui être rattaché par un
lien à une autre échelle ou d’une autre nature. L’animisme est fondé sur des ensembles convergents selon
le principe de la complémentarité des différences et d’équivalences fonctionnelles. De plus, il existe une
primauté de la représentation topocentrique de l’espace qui autorise des superpositions et l’inclusion des
communautés, ainsi qu’un refus explicite de l’appropriation privative de la terre(-mère)2. Tous ces
principes ont été bouleversés par les colonisations.
4) Deux situations à distinguer
D’une part, existent les communs de l’âge pré-capitaliste, des « classiques », oubliés dans les sociétés
occidentales mais où les rapports se nouent en ignorant plus ou moins volontairement la propriété, avec
une logique d’ « entre soi ». Dans ce cas, il n’y a pas matière à propriété. D’autre part, les communs de
l’âge postmoderne concurrencent des droits de propriété dominants et doivent trouver leur place en se
différenciant par l’efficacité de l’ « entre soi » et l’ouverture solidaire du « faire commun ». Ici, au contraire,
la part respective du vocabulaire des communs et de la propriété dépend non seulement de l’attention des
usagers mais aussi de la ressource gérée qui peut se prêter à une double lecture et à une double logique
institutionnelle (à l’égard de l’extérieur) et fonctionnelle (dans les rapports internes) et peut ainsi accepter
de voir se superposer un régime de communs à un régime de propriété publique ou privé.
En effet, jusqu’à récemment, la logique institutionnelle parlant des droits de propriété et la logique
fonctionnelle parlant des communs étaient perçues comme contradictoires. Cependant, elles peuvent être
complémentaires lorsque les acteurs savent associer la gestion des rapports communs aux enjeux
environnants, donc lier l’inclusif à l’exclusif et inversement. Ainsi, dans une application du modèle des
maîtrises foncières à la situation foncière d’un village picard du Nord de la France, dans la moitié des
réponses observées sur le terrain, les communs et les régimes de propriété entrent en complémentarité. Il
faut sortir de l’idée d’alternative, c’est-à-dire de la division radicale (alter : autre dans sa différence radicale).
Il n’est pas nécessaire de choisir entre l’un ou l’autre, ce peut être l’un et / ou l’autre.
5) La propriété et le droit :
Les anciens et les nouveaux communs sont particulièrement vulnérables à l’aporie du droit moderne
(Code civil) en ce qui les concerne dès lors qu’ils sont confrontés à ses régimes de propriété (domaine
public, domaine privé, communaux et propriété privée, CC art. 537-544). Rien dans le Code civil n’est
susceptible d’apporter une réponse concernant la sécurisation des relations juridiques puisqu’il a
totalement aboli le régime des communs lors de la Révolution française en les transformant en
communaux.
La Common Law est beaucoup plus favorable à la reconnaissance des communs avec les « property
rights » tandis qu’en France, les communaux n’existent que par rapport aux notions de public et de privé.
Le droit civil avec la notion de communaux (art. 542 CC) nie l’originalité des communs en les traitant
comme une propriété publique avec jouissance privée.
B- Le partage, un principe de structure :
2
Ces donnés sont développées dans notre ouvrage, La terre de l’autre, une anthropologie des régimes d’appropriation foncière,
Paris, LGDJ, 2011.
5
1) Communs = partage
Le partage est un terme bisémique qui signifie à la fois séparer et réunir, diviser une masse et organiser un
ensemble « discret ». La réunion suppose une distinction d’avec ceux qui ne partagent pas la même
référence commune. Dans une vision individualiste, la séparation l’emporte sur la réunion, alors que dans
les sociétés communautaristes, c’est la réunion qui l’emporte. Le partage est le principe de base du
communautarisme. Il est à la fois l’opposé et le double de l’échange, spécialement marchand, qui suppose
une rupture entre le détenteur et l’objet dans la recherche anonyme du profit (Madjarian), là où le partage
suppose un lien et une identification mutuelle.
Le principe du partage est universel (concerne tous les groupes, tous les temps et tous les âges). Mais les
modalités du partage sont si diverses par les ressources, les acteurs et les règles concernés que seule
l’observation directe permet d’en comprendre les conditions pratiques d’efficacité. Il existe en effet une
multitude de solutions à la question du partage, solutions qui naissent d’interactions originales et
différentes. On ne peut donc pas en sortir des règles directement universalisables car on observe des
dynamiques qui sont très différentes.
Il n’existe donc pas de règles générales, abstraites et inconditionnelles mais, selon la contextualité, des
principes de bonne gestion. Les huit principes d’Elinor Ostrom (1990) ont été vus de 1994 à 2011 comme
une sorte de Bible, quasiment intangibles. Mais c’est plus complexe car la logique est plus fonctionnelle
qu’institutionnelle : sont en cause des « standards tacites et inférentiels » (R. Macdonald) ou des habitus
(P. Bourdieu).
2) Partager c’est « faire commun »
D. Bollier définit ainsi les communs : « ce sont des ressources plus une communauté définie et des
protocoles, valeurs et normes inventés par cette communauté pour gérer ces ressources » (2013), en vue
de « faire commun » comme on dit « faire société ». On distingue ainsi trois entrées, à mutualiser :
l’anthropologie (à propos de la communauté), l’économie (pour la gestion des ressources) et le politicojuridique (en relevant les règles et sanctions applicables). On ne peut faire l’économie d’aucun de ces
éléments.
3) Les habitus de la sécurisation « traditionnelle » du partage : partager dans le temps et dans l’espace
Dans les sociétés de la parole, il faut partir de ce qu’elles nous offrent pour comprendre comment elles
passent outre des normes écrites et parviennent à construire une forme de sécurisation et quelles sont les
modalités de construction d’un rapport juridique. Toutes les choses ou richesses étant partageables sur un
terme plus ou moins long, plus ou moins collectivement, la sécurité des rapports « en communs » repose
sur des modes de mises en corrélations des données sélectionnées comme pertinentes quand l’oralité et la
gestualité dominent (statuts, toponymies, iconologie juridique, etc.) Chaque groupe fait « son droit » qui
doit rester discret ou secret : sa coutume. Il y a autant de coutumes que de collectifs, il existe donc des
dizaines de milliers de coutumes, qui s’appliquent différemment selon chaque individu.
Mais les changements sont aussi essentiels que les continuités : tout change et la seule chose qui ne change
pas est que tout change (aussi bien pour les anciens que pour les nouveaux communs avec par exemple le
droit sur internet qui est en constante évolution). Il ne faut pas rester dans l’idée que ces sociétés, parce
qu’elles géraient des communs, sont restées immobilisées.
L’endogenèse est toujours privilégiée traditionnellement car elle permet de garder « entre soi », donc de
partager « en réunion ». La société occidentale est l’héritière d’une culture judéo-chrétienne avec un dieu
omniscient, une instance extérieure et supérieure à laquelle s’est substitué l’Etat. Nos sociétés sont régulées
par une instance exogène. Ce n’est pas le cas dans les sociétés africaines où le mythe de la fondation du
6
monde se base sur l’idée fondamentale d’un élément endogène. L’exogenèse y est un signe de faiblesse en
faisant dépendre de l’extérieur et du supérieur. Cet équilibre a été inversé avec la colonisation et la société
postmoderne.
C- Le politique, contrainte et opportunité
1) Pouvoir(s) et politique
Tout foncier est politique, donc les communs n’y échappent pas.
L’anthropologie a commis une erreur et une simplification en parlant de « société traditionnelle ». Ce sont
des sociétés plurales, fondées sur la pluralité du pouvoir. Dans le communautarisme, il y a une recherche
constante d’équilibre, de contre-pouvoirs. Les anciens communs sont liés à ces types de pouvoirs de
nature plurielle où tout est conçu comme « multiple, spécialisé, interdépendant », avec des représentations
spécifiques de l’espace. Le pluralisme juridique et normatif est inhérent à ces sociétés et des contrepouvoirs sont structurellement requis.
2) Le politique et les ruptures de la modernité en Occident
Les interventions coloniales ont eu un effet dévastateur car en Occident, l’héritage n’est pas pluraliste mais
au contraire monolithique. Cette conception monologique du pouvoir dont nous sommes les héritiers est
une notion inventée, selon Paul Veyne, par les anciens Hébreux sous la forme d’une monolâtrie générant
monothéisme et monarchie et transmise, suite à la réforme grégorienne, par la structure ecclésiale du
Christianisme romain : l’Eglise est dite, après le concile de Trente, « une, sainte, catholique, apostolique et
romaine ». Cette structure unitaire est reprise par l’Etat et la modernité.
Cette tradition est à l’origine d’une triple invention excluant la logique des communs. La première est celle
de l’Etat-nation comme instance centralisée, monologique, transposant le monothéisme en monarchie puis
en nation unitaire. La deuxième est le marché généralisé comme lieu d’échange, de la réalisation de la
valeur et du profit, de l’accumulation de la richesse par la confiscation de la rente et l’exclusion des
prolétaires. Enfin, l’individualisme a conduit à une société de l’individu poursuivant un idéal
d’accumulation et de consommation, au risque de l’addiction.
En parallèle de cette triple invention, trois valeurs antérieures sont rejetées par les sociétés occidentales : la
communauté n’est plus reconnue par le droit et doit être associée soit aux syndicats (1884), soit aux
associations (1901), soit à l’entreprise ; les communs deviennent en 1793 des communaux (art. 542 CC) ; le
communautarisme est associé à l’enfermement sectaire et combattu au nom de la laïcité.
3) Crise de la modernité et réponses de la société civile, vers une co-civilisation ?
Ces trois points sont des éléments qui sont presque sortis de nos espaces de réflexion. Mais depuis 1945,
et surtout depuis les années 1990, nous vivons une triple crise de l’Etat, du marché et d’un surindividualisme. Face à cette crise ont émergé des manifestations diverses de recherches d’alternatives : les
contestations partisanes de l’Etat néo-libéral par l’ultra-gauche et l’ultra-droite (ex : le courant républicain
extrémiste aux Etats-Unis), les expériences d’économies solidaires et de néo-corporatisme et les modes de
vivre ensemble (co-location, co-working, co-construction…) Ces alternatives ont cependant leurs limites
et ne correspondent pas toujours à la philosophie du partage ou des communs ou pourraient être une
forme déguisée de marchandisation.
Allons-nous vers une co-civilisation ? Il ne faut pas penser en termes d’alternative mais de
complémentarité, en prenant en compte la complexité de chaque société. Les communs immatériels sont
aujourd’hui prépondérants (essor des logiciels libres et partagés en communs, réseaux) mais n’entrent pas
7
en concurrence avec l’Etat, le marché ou l’individu triomphant. Il y a au contraire une forme de
complémentarité qui devra être soigneusement travaillée mais dont on trouve des prémices dans les
modes de gestion des forêts communautaires en Afrique centrale. .
II. Ce que nous ignorons ou tentons de deviner
Ce que nous ignorons : comment les capitalistes vont réagir face à une nouvelle éthique citoyenne et
comment se résoudra l’équation moins d’exclusion, plus de solidarité pour plus de vivre ensemble à
l’échelle de l’humanité ?
A- Comment va réagir la sainte alliance des conservatismes ?
Les investisseurs, les hommes politiques et les experts ne semblent pas prêts à changer et cette attitude ne
concerne pas seulement les conservateurs patentés, pas simplement l’appareil de l’Etat mais chacun d’entre
nous. Sont en fait visés ici les intellectuels organiques germanopratins, les institutions internationales et les
bailleurs, chacun pris dans la facilité de la reproduction de ses discours canoniques et aucun ne semblant
prêt à initier le mouvement.
B- Que devient la société civile ?
La société civile est un mythe, sans doute commode, mais qui ne doit pas cacher l’extrême diversité des
acteurs, des intérêts et des enjeux. A cette échelle, on peut pourtant y associer des principes de vivre
ensemble plus restreints que l’intérêt général géré par l’Etat : des intérêts communs, pouvant apporter,
chacun pour ce qui concerne un collectif singulier, des régulations propres et autonomes si elles répondent
aux exigences identifiées par D. Bollier. Ces principes essayent d’organiser une forme de réponse aux
enjeux que l’Etat et le marché ne peuvent prendre en charge. Par exemple, il existe des pratiques de
médiation aux marges de la justice, une juridicité dans le silence du droit de la consommation ou de
l’entreprise, un droit des repères dans la justice des mineurs… Pour l’instant, ce ne sont que des
« bricolages » mais c’est ainsi que font toutes les sociétés. Les sociétés africaines sont particulièrement
inventives.
C- Des pratiques communes, dans l’ombre ou dans le clair-obscur
Ces pratiques restent dans l’ombre ou le clair-obscur car il y a une sorte de honte à parler de tout cela, car
ça ne rentre pas dans les statistiques, dans la vision classique de l’efficacité. Mais ces pratiques se
développent de plus en plus, le mouvement étant déjà sensible aux Etats Unis. La marginalité n’est plus
signe d’exclusion mais d’une forme atypique d’intégration.
Si l’idéal communautaire d’un partage « d’une même vie, de la totalité des spécificités et d’un champ
décisionnel commun » (M. Alliot, 2003, 73-75) n’est plus tenable, des partages plus restreints, à temps
partiel, solidaires, caractérisent notre vie quotidienne, ne serait-ce que par nos appartenances (Le Roy,
2014) aux associations et nos investissements dans les échanges locaux, festifs ou productifs. Ce champ de
recherche reste à théoriser. Leur principe de régulation est à trouver dans l’éthique puis dans la juridicité
comme application de l’art. 1134 du Code civil : « les conventions librement formées tiennent lieu de loi à
ceux qui les ont faites ».
D- Un facteur essentiel de démocratie participative et de citoyenneté
Les communs supposent la participation de tous ceux qui se sentent concernés non seulement par la
gestion des ressources mais aussi par l’élaboration « politique » des normes. Au-delà de leur incidence
gestionnaire, dans le cadre d’économies solidaires, les Communs (comme collectifs) sont des écoles de
démocratie à la base de la citoyenneté, par l’apprentissage de la responsabilité et des contraintes du vivre
8
ensemble. La gestion commune suppose des qualités de leadership non directif et de créativité
fonctionnelle qui peuvent renouveler l’art de faire du politique.
Ces nouvelles pratiques recèlent la potentialité de transformer la participation politique car, dans nombre
d’entre elles, on observe une forme de démocratie participative. Emerge donc une nouvelle pratique
politique dans les lieux des communs, une nouvelle manière de gérer les ressources. Si les communs sont
source d’espoir, c’est parce qu’ils permettent de remobiliser la société autour de la démocratie
participative, alors que la démocratie représentative est à bout de souffle.
E- Du propriétarisme à la patrimonialité
Le mouvement de patrimonialité s’est amorcé dans les politiques foncières, comme apte à rendre compte
d’une tranmodernité (Le Roy, 2011). A côté du propriétarisme, le mouvement de patrimonialité offre la
possibilité de rester dans le système de propriété tout en le dépassant par la conception du patrimoine
comme l’avenir de nos enfants et favorise la construction de nouvelles politiques. Elle permet un passage
d’une économie politique à une écologie politique. La notion de « patrimoine commun » est très
intéressante sur le plan anthropologique. Elle a été développée comme une nouvelle interprétation de la res
communis. Mais elle est plus limitée sur le plan juridique car l’humanité n’a pas de personnalité juridique.
Elle n’a pas de base juridique assurée en droit international, sauf en droit de la mer. On se heurte ici à une
difficulté fondamentale.
Un dépassement proposé : les droits de l’humanité
C. Lepage a remis le 25 septembre 2015 à F. Hollande un projet de déclaration universelle des droits de
l’humanité, qui « fait clairement entrer dans le champ juridique contemporain un objectif de maintien
durable de la jouissance des droits fondamentaux, qu’ils soient individuels ou collectifs. Elle doit assurer
un respect inédit envers les générations futures et la Nature. La mission est claire : il s’agit de poser les
droits et les devoirs qui contribuent à construire un horizon commun de responsabilité à l’échelle
universelle, de manière à la fois transpatiale et transtemporelle » (Rapport, p.9) Mais l’Etat garde sa place
d’unique acteur légitime sur la scène internationale. Ce rapport est particulièrement intéressant car il
aborde la question de la personne juridique au profit de l’humanité.
Il faut apprendre à conjuguer les échelles de l’individu au collectif. Les communs sont l’échelle de gestion
la plus proche des utilisateurs. Une société complexe doit savoir gérer complémentairement les intérêts
individuels, communs, généraux et de l’humanité.
Et l’AFD ?
Il ne faut pas penser en termes d’alternative mais d’enrichissement de politiques dans un monde
définitivement complexe.
Les communs ne sont pas des formules ou des terminologies mais des logiques à respecter. Il n’y a pas de
formules que l’on peut appliquer. Les acteurs doivent décider de partager les ressources pour inventer des
règles qui répondront à leurs enjeux.
Il faut considérer les acteurs et leurs pratiques avant les normes et leurs contraintes. Ce point est la source
de nombreux blocages institutionnels en Afrique.
Il faut respecter le principe de subsidiarité au bénéfice des communs qui sont créateurs de démocratie
participative et de citoyenneté. Il ne faut pas penser à partir du haut mais à partir du bas.
9
Bibliographie - Travaux spécialement dédiés aux communs et à une théorie transculturelle du
droit
Le Roy Étienne, 1996, La sécurisation foncière en Afrique, pour une gestion viable des ressources renouvelables, (en
association avec A. Karsenty et A. Bertrand), Paris, Karthala. 2° ed. 2016.
Le Roy Étienne, 1999, Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit, Paris, LGDJ, col. Droit et société,
série anthropologie.
Le Roy Étienne, 1999b, « Au-delà de la relation public-privé, l’apparition de la notion de ‘communs’ dans
les expériences actuelles de décentralisation administrative en Afrique francophone ”, in Rösel Jacob et
von Trotha Trutz (eds.), Dezentralisierung, Demokratisierung und die lokale Repräsientation des staates, Köln,
Rüdiger Köppe Verlag, pp. 69-78.
Le Roy Étienne, 2009, « Autonomie du droit, hétéronomie de la juridicité », in Sacco Rodolfo (ed.), Le
nuove ambizioni del sapere del giurista: anthropologica giuridica e traducttologia giuridica, Rome, Academia Nazionale
dei Lincei, Atti dei convegni Lincei 253, p. 99-133.
Le Roy Étienne, 2011, La terre de l’autre, une anthropologie des régimes d’appropriation foncière, Paris, LGDJ, col.
Droit et société, série anthropologie.
Le Roy Étienne, 2011b, « À qui, à quoi sert la propriété foncière dans les pays du Sud ? Itinéraire d’une
recherche », Transcontinentales [En ligne], 10/11/ 2011, document 9, mis en ligne le 19 octobre 2011.
URL : http://transcontinentales.revues.org/1138
Le Roy Étienne (ed.), 2013, La terre et l’homme, espaces et ressources convoités entre le local et le global, Paris,
Karthala.
Le Roy Étienne, 2013b, “ Pluralisme juridique et taxation foncière”, Techniques Financières et Développement,
Les collectivités territoriales en Afrique subsaharienne - Décentralisation et financement, N° 112 Septembre 2013 p. 81-95.
Le Roy Étienne, 2014[2012], « Sous les pavés du monologisme juridique, prolégomènes
anthropologiques », dans Parance Béatrice, Saint Victor Jacques de (sous la dir. de), Repenser les biens
communs, Paris, CNRS éditions, p. 81-101.
Le Roy Étienne, 2015[2011], “Interactionisme et anthropologie du droit. La révolution de la juridicité, une
réponse aux mondialisations”. Dans Emmanuel Jeuland et Emmanuel Pierrot (coord.) Interactionisme et
norme, Paris, Iris éditions, Bibliothèque de l’institut de recherche juridique de la Sorbonne-André Tunc,
tome 6, p. 139-166.
Le Roy Étienne, 2015b, “Les appropriations de terres à grande échelle et les politiques foncières au regard
de la mondialisation d’un droit en crise. A propos de Chouquer Gérard, Terres porteuses, entre faim de
terres et appétit d’espace” Arles, Actes-Sud & Paris, Errance, 2012, 247 p., Droit et société, vol. 89, p. 193206.
Le Roy Étienne, 2015c « Les communs et le droit de la propriété foncière, entre concurrences et
convergences », La Revue foncière, mars-avril, p. 39-45.
Le Roy Étienne, 2015d, « How I Have Been Conducting Research on the Commons for Thirty Years
Without Knowing It”, David Bollier and Silke Helfrich (eds.), Patterns of Commoning (Amherst), MA, Off
the Common Books, 2015, pp. 277-296.
10
Le Roy Étienne, à paraître, “ L’Afrique noire et les « communs », Rétrospectives foncières et
confrontation au Marché”. Version rédigée de la communication présentée, sous forme de power point et
sous le titre « Black Africa and the Commons, Land, Law and Land Tenures, from Stewardship to
Commoditisation », le 10 septembre 2015 au congrès Rural History 2015 à l’université de Gérone
(Catalogne), panel « Land and Natural Resources, appropriation and re-appropriation, and their dynamics,
16th to 20 th centuries ».
11
Téléchargement