Portrait Un vieux lettré chinois par Roger Grenier * Dans son dernier livre, Claude Roy réussit la synthèse de tous les Claude Roy que nous admirions en ordre dispersé LA DEROBEE par Claude Roy. Gallimard, 256 p., 16 F. LA NUIT EST LE MANTEAU DES PAUVRES par Claude Roy. Gallimard, 224 p., 13 F. A près la guerre, j'ai suivi beaucoup de procès comme chroniqueur judiciaire de « Combat ». La première fois, je me suis perdu dans le Palais de Justice et, après avoir suivi un petit couloir et un escalier obscur, je me suis retrouvé dans le box des accusés. Ça me va bien, diront ceux qui prétendent que, pour la culpabilité, je ne crains personne. Peu importe, ce n'est pas mon portrait qu'on me demande, mais celui de Claude Roy. Et si j'évoque cet incident, c'est que, ce jour-là, remis dans le droit chemin, je me suis retrouvé sur le banc de la presse au •côté de Claude Roy. Il y avait aussi un grand type à lunettes, la tignasse ébouriffée, qui nous récitait du Pichette : « Ils ont oblitéré les chardonnerets! » C'était Maurice Clavel. Le sérieux de la jeunesse Claude Roy, je l'admirais depuis longtemps, parce que, dans ma province, je lieds, comme beaucoup d'étudiants, les textes qu'il publiait dans « Poésie 41 », 42 ou 43, pour se moquer des moeurs de Vichy et des modes de l'époque. La description d'une bibliothèque de gare telle qu'elle était composée le 20 mai 1943, ou l'histoire du bon jeune homme qui montait à Paris découvrir les nouveaux lieux à la mode, le café de Pomone et les Trois Chinois, nous les savions quasiment par cœur. L'auteur de ces articles fameux m'apparut avec un visage raboté de boxeur, le sourcil en ligne brisée, une - Page 38 24 avril 1968 - rousseur espagnole qui vient peutêtre d'une arrière-grand-mère ibérique. C'est fou ce que les intellectuels, lorsqu'ils s'y mettent, peuvent ne pas ressembler à des intellectuels. Nous avons commencé à sympathiser parce que nous avions le même goût pour les petits journaux confidentiels, les brûlots anarcho-syndicalistes, ou de quelque fraction trotskiste extrême. Le jeu, c'était de trouver une feuille que ne connaissait pas l'autre. Vous me direz que, pendant ce temps-là, il y avait des gens, dans le box d'en face, qui attrapaient des années de prison, ou pis. Ceux qui ont vécu cette époque savent que cela ne nous empêchait pas de prendre la justice au sérieux, plus qu'elle ne le méritait sans doute. C'est incroyable ce que les jeunes journalistes de la Libération, même un brillantissime comme Claude Roy, étaient sérieux. « On leur presserait le nez, il en sortirait du lait, et ça écrit comme Royer-Collard ! » nous disait Georges Altman, rédacteur en chef de « Franc-Tireur ». La légèreté est venue avec l'âge. Le 13 mai 1958, nous nous sommes retrouvés, Claude Roy et moi, enfermés dans la bibliothèque de Gallimard, en train de signer le service de presse, lui du « Malheur d'aimer », moi des « Embuscades ». Comme si l'encombrant général n'avait fait son putsch que pour nous montrer Ia vanité de toute littérature, sauf la sienne. Nous nous sentions bien ridicules avec nos révolutionnaires amoureux et transis (on en trouvait dans les deux romans) qui venaient au monde le jour de l'avènement du Second Empire. Cé n'était qu'un mauvais tour de plus — celui-là plutôt comique joué par l'histoire aux hommes d'une génération qui n'en demandait pas tant. Prenez Claude Roy, parmi bien • CLAUDE Rov Tout dire avec un arbre autres. Il lui a fallu s'arracher, non s ns douleur, à l'emprise de partis 'p litiques possessifs, perdre la foi à ux ou trois reprises, sauter de son c ar en flammes en 1940, vivre plus d défaites que de victoires et apendre que les victoires sont toujours t ahies, volées, défigurées. Et tout cela ur que ses livres d'aujourd'hui t ouvent une douceur un peu triste, ton de confidence, une hésitat on qui manquaient peut-être à ses uvres du début. Certes, je ne connais rien de plus é ouvant que Maria, l'amnésique de La nuit est le manteau des paues », •roman de 1949, réédité auurd'hui. Maria que les malheurs temps expédient, entre autres, en aponie, dans un cirque. Elle avec s s cheveux noirs et le dromadaire ec sa bosse, voilà de quoi faire riler les Lapons. Mais il n'y avait 'une Maria, même si on ne savait el passé lui attribuer (républicaine pagnole, putain française, espionne glaise, pianiste viennoise...). Maint nant, les originaux se pressent en ule dans les romans de Claude Roy, es gens de mérite rendus un peu f us par la férocité des temps. Léone et les siens » et « la Déroee » sont peuplés d'épaves sympat i igues, d'hommes et de femmes risés. - Une absence - On commence en se proposant d'inenter de nouveaux héros stendhaliens t, le vingtième siècle n'étant pas le ix-neuvième, on finit avec des pernuages qui ressemblent moins à Farice qu'au conférencier piteux des Méfaits du tabac ». Dans « Léone t les siens », les vaincus se regroupent ileusement autour d'une bonne hôsse, la silencieuse Léone. Dans «-la érobée », ce qui les unit, c'est une absence. Leur ami Nicolas, le peintre, a disparu. Pour ces ombres, une ombre suffit à représenter l'amitié ; un chagrin commun la société ; une inquiétude l'altruisme. Mais sort-on vraiment de soi-même ? Un tour de force « Ce qui me frappait avant tout, c'est qu'à la question que pouvait poser l'absence de Nicolas, chacun faisait face en répondant d'abord à ce qu'il se demandait sur lui-même. Les coureurs de plaisir lui prêtaient leur quête, les croyants leur recherche, les suicidaires leur vertige, et les préoccupés leur préoccupation. » Dans « la Dérobée », Claude Roy a réussi à maîtriser son art, je veux dire à nous apporter la synthèse de tous les Claude Roy que nous admirions en ordre dispersé : le romancier, le poète, le critique d'art et, bien entendu, le témoin de son temps. Cela paraît simple, comme tous les tours de force. Nicolas, le héros perdu de « la Dérobée », est peintre et, pour nous parler de lui, l'auteur décrit son œuvre. Il y a ainsi, épars dans le roman, la description de trente-cinq tableaux et aquarelles de ce peintre qui n'existe pas. Souvent, le tableau représente un arbre. Et chacun de ces textes est un poème, mais aussi une vraie critique de peinture, et un effort vers l'intelligence d'un caractère qui est le sujet du roman. •Un vieux poirier tordu, un pommier sage, des hêtres menaçants, et nous devinons • la sagesse du peintre, sa mélancolie, son inquiétude. Tout dire avec un arbre, pas même, avec la peinture imaginaire d'un arbre, il faut être un vieux lettré chinois pour réussir ce prodige, ou bien ce disciple de Li Po qu'est notre ami Claude Roy. • R. G.