Cette note a été réalisée en collaboration avec Vincent Hirsch Etudiant dans le Master Economics and Public Policy de l’Ecole Polytechnique, de l’Ecole Nationale de la Statistique et de l’Administration Economique (ENSAE) et de Sciences-Po. La Médecine de ville 1/ Ce qui a changé La maîtrise des dépenses de santé : un thème récurrent La médecine de ville est au cœur du système de soins français. En 2009, les soins ambulatoires1 représentent près de 30% de la consommation de soins et de biens médicaux (contre 25% en 1995) et leur montant s’élève à environ 37 milliards d’euros. Derrière l’hôpital, c’est le second poste de dépenses en matière de santé, mais depuis le milieu des années 1990 c’est le premier poste de progression des dépenses médicales, loin devant l’hôpital, où la tutelle maîtrise plutôt mieux les dépenses. La gestion de la progression des dépenses de santé en ambulatoire n’est donc pas un sujet marginal. En outre, c’est un sujet déjà ancien, puisque, dans le but affiché de contenir la progression des dépenses, les pouvoirs publics ont mis en place dès les années 1970 un certain nombre de mécanismes de régulation des dépenses, avec un bilan en demi-teinte jusqu’à présent. Concernant le secteur de la santé, le projet présidentiel de Nicolas Sarkozy était resté très vague. Il mettait simplement en avant un objectif général d’efficacité : « Tout euro dépensé dans la santé doit être un euro utile, qui serve à guérir ou à soulager la souffrance ». Ce n’est que le 18 septembre 2009, lors d’un discours prononcé devant les journalistes spécialistes du secteur social et des sujets de santé, que le Président de la République a présenté ses objectifs en matière de réforme de la médecine de ville : « les libertés d'installation, de prescription et de choix pour les patients de leur médecin, auxquelles nous tenons profondément, ne sont compatibles avec le caractère collectif de l'assurance maladie que si les acteurs du système de santé font preuve de responsabilité ». Il affirmait par ailleurs un objectif fort de maîtrise des dépenses et promettait également de s’atteler à la question, délicate dans le cadre de la médecine libérale, et relativement L’OCDE définit le secteur ambulatoire comme le secteur de santé qui dispense des soins médicaux généraux (prénatal, obstétrique, petite chirurgie, soins dentaires et à domiciles) et que l’on distingue des soins nécessitant une hospitalisation de moyenne ou longue durée. 1 1 urgente au regard des déséquilibres français, de la répartition territoriale des médecins, notamment généralistes. Le quinquennat de Nicolas Sarkozy aura été marqué, en matière de réforme du système de santé, par la loi « hôpital, patients, santé, territoires » (loi HPST), portée par la ministre de la Santé et des Sports de l’époque, Roselyne Bachelot. Cette loi a été promulguée le 21 juillet 2009 après de longues discussions au sein des assemblées et d’âpres débats au sein de la communauté médicale, ainsi que dans la société civile. Elle concerne principalement l'organisation des soins à l'hôpital. Sur la médecine de ville, elle comporte un volet sur le sujet sensible de la répartition des médecins sur le territoire national avec, en arrière-plan, la question des « déserts médicaux ». Par ailleurs le gouvernement a lancé plusieurs pistes de réflexion sur un autre sujet sensible, à savoir la réforme du mode de rémunération des médecins, mais rien de concret n’a été réalisé à ce jour. Les Contrats Santé-Solidarité Le gouvernement de François Fillon avait introduit dans son projet de loi HPST les contrats santé-solidarité (CSS) pour les médecins libéraux. Le CSS est un dispositif calqué sur celui déjà existant pour les infirmières et infirmiers libéraux. En cas d'installation dans une zone « très sous dotée » en infirmiers libéraux, le CSS permet de percevoir une aide forfaitaire annuelle et de bénéficier d'une prise en charge des cotisations sociales dues au titre des allocations familiales2. Ce sont les autorités régionales de santé qui déterminent les zones « très sous-dotées » où le CSS peut être mis en place. Il est par ailleurs impératif d’exercer en groupe ou de recourir à un remplaçant pour assurer la continuité des soins en cas d’absences prévues. En outre, l’adhésion à un CSS impose un certain nombre d’engagements, notamment d’exercer au moins les 2/3 de l’activité libérale en zone très sous dotées et d’assurer le suivi des patients atteints de pathologie chronique. Sous réserves du respect de ces engagements, l’Assurance maladie s’engage à prendre en charge la totalité des cotisations URSSAF au titre des allocations familiales, et verser pendant 3 ans, une aide à l’équipement de 3000 euros au maximum. A priori, le « CSS-médecins » devait reprendre les dispositions issues du mécanisme prévu pour la profession d’infirmier libéral et évoquées ci-dessus. Ainsi l’article 43 du projet de loi HPST modifiant l’article L. 1434-8 du Code de Santé Publique, prévoyait que les autorités régionales de santé « en établissant les schémas régionaux d’organisation des soins, déterminent les zones où l’offre de soins est particulièrement élevée et celle où elle est faible ». Face aux 2 La cotisation d'Allocations Familiales a un taux de 5,40%. Toutefois, le taux à la charge du médecin généraliste secteur 1 est de 0,40% sur la totalité des revenus et de 2,5% sur les revenus excédant 34620 €. 2 déserts médicaux, les autorités régionales auraient ainsi pu proposer aux médecins d’adhérer aux Contrats Santé Solidarité et de s’implanter dans des zones où les besoins médicaux ne sont manifestement pas satisfaits, moyennant une compensation financière. Par ailleurs, les médecins qui auraient refusé d’adhérer à ce type de dispositifs se seraient vus appliquer des pénalités. Le projet de loi HPST modifiait l’article L.1434-8 du code de la santé publique et précisait que « les médecins qui refusent de signer un tel contrat, ou qui ne respectent pas les obligations qu'il comporte pour eux, s'acquittent d'une contribution forfaitaire annuelle, au plus égale au plafond mensuel de la sécurité sociale » (en pratique cette somme pouvait atteindre 3000 euros). Ces avancées, encore timides au regard de la faiblesse des mécanismes d’incitations, ont été fortement combattues, notamment par le puissant lobby des médecins généralistes, qui y voyaient là une entorse à l’un des principes fondateurs de la médecine libérale, la liberté d’installation. Le dispositif CSS-médecin va connaître un cheminement mouvementé. Il est d’abord supprimé par la commission des affaires sociales lors de l'examen du projet de loi HSPT au printemps 2009, puis réintroduit par le gouvernement. Mais dans la version de la loi HPST votée en juillet 2009, la mise en place effective des CSS se trouve subrepticement reportée à 2013, et l’histoire ne s’arrête pas là. En février 2011, le sénateur UMP Jean-Pierre Fourcade dépose une proposition de loi qui supprime les pénalités et incitations financières prévues dans le cadre des CSS applicables aux généralistes des zones sur-dotées refusant de contribuer à l'offre de soins dans les zones sous dotées. Il est à noter que les sénateurs de la majorité de l’époque, et quelques-uns de l’opposition3, ont soutenu cette modification du CSS, lui préférant un contrat négocié entre médecins généralistes et organismes de tutelle mais ne prévoyant aucune pénalité et aucune véritable obligation ! En revanche les sénateurs du groupe Socialistes et apparentés ont combattu la suppression des CSS, en insistant sur le rôle régulateur de l’État dans l’organisation de la médecine ambulatoire. La proposition de loi de Jean-Pierre Fourcade est adoptée par les sénateurs le 9 mars 2011, puis par l’assemblée nationale le 12 juillet. Plus de deux ans de lobbysme des syndicats de médecins libéraux, relayé principalement par les élus de la majorité, auront réussi de vider de toute substance les CSS-médecins. La rémunération des médecins Les sénateurs du groupe Communiste, Républicain et Citoyen (CRS) soutenait en effet que les contrats tels qu’ils étaient prévus par la loi HPST étaient inapplicables et purement théoriques (soumis à l’initiative des ARS), et posait la question de la participation financière des collectivités locales à ces contrats. 3 3 Un deuxième axe de réforme, annoncé par Nicolas Sarkozy en décembre 2010, lors d’une rencontre sur la médecine de proximité, concernait une refonte du système de rémunération des médecins libéraux. Ces annonces font notamment suite à la publication en novembre 2010 du rapport sur le futur de la médecine de proximité, commandé à l’ancienne ministre de la Santé, Elizabeth Hubert4. La tarification à l’activité est aujourd’hui une des pierres angulaires du système de soins ambulatoires français. Dans ce système, les médecins sont rémunérés sur la base du nombre et du type d’actes réalisés. Ce mode de paiement, associé à une hausse des densités médicales, peut donc mener à une hausse des actes produits. Il est établi aujourd’hui que le paiement à l’activité est un des vecteurs de l’inflation des dépenses de santé en France (voir la troisième partie de cette note). Deux autres principaux modes de rémunération existent à l’étranger. La « capitation » correspond à un montant forfaitaire par patient, versé au médecin. Suite à ce versement, le médecin devient le fournisseur de soins pour une clientèle donnée pour une période de temps fixée. Ce montant est défini de façon prospective, en fonction des caractéristiques des patients concernés et du lieu où le médecin exerce. Il est indépendant de la consommation de soins finalement observée chez un patient (nous verrons plus bas que la capitation est utilisée aux Etats-Unis et en Allemagne par exemple). Un autre mode de rémunération des médecins, plus marginal celui là, existant dans les grands pays industrialisés est le salariat, comme pour certains médecins en Angleterre. Ces différents modes de rémunération ne sont pas idéaux. Le paiement à l’acte ne permet pas de remplir les objectifs en termes de maîtrise des dépenses, car il incite à la suractivité. En revanche, le paiement à l’acte permet la rémunération de la motivation et de l’efficacité des médecins : il encourage les médecins à satisfaire un surcroît de demande et induit une incitation à la qualité des soins. Le paiement à l’acte implique en effet une hausse de revenu pour le fournisseur de soins qui accepte une charge de travail plus importante, ou dont les prestations sont particulièrement appréciées. Au contraire, un système de paiement par capitation peut inciter les médecins à sélectionner les risques. Comme la rémunération du médecin est la même quel que soit le volume de soins, celui-ci peut donc être incité à refuser des patients ou à les renvoyer vers le secteur hospitalier, s’il a rempli ses propres objectifs. Les premières annonces faites par le Président de la République en matière de réformes des rémunérations des médecins semblaient s’orienter vers un système mixte. Il avait ainsi évoqué, fin 2010, un système « à trois étages », le socle du système demeurant le paiement à l’acte, un deuxième étage devant récompenser la participation à des activités contraignante (soins lourds, Consultable à l’adresse https://www.medecine.univ-paris5.fr/IMG/pdf/rapport_hubert.pdf Elizabeth Hubert fut Ministre de la Santé publique et de l'Assurance maladie pendant 6 mois en 1995. 4 4 permanence de soins), et enfin une troisième composante qui serait un complément de revenus en fonction d’objectifs en matière de performance de santé. Les deux derniers étages seraient ainsi des formes de paiement au forfait. Les premiers arbitrages auraient dû avoir lieu durant l’année 2011, mais aucune mesure n'est encore arrêtée. En revanche, le rapport d’Elizabeth Hubert évoquait une application du paiement au forfait dans le cadre de deux domaines en particulier : la coordination entre professionnels de santé à propos du diagnostic des patients, et le paiement des personnels affectés à l'organisation, la gestion et les relations avec les autres structures sanitaires. En tout état de cause, des expérimentations ont été menées en ce qui concerne le paiement au forfait, expérimentations qui devraient être étendues. La loi de financement de la sécurité sociale de 2008 a permis ce type d'innovation. Depuis 2008, et jusqu'à 2012, ces expériences ont été réalisées sous l'égide des Agences Régionales de Santé et sont en cours d'évaluation. Ces expérimentations, succinctement décrites dans le rapport Hubert, ont été menées dans le cadre de deux principaux dispositifs. D'abord le « forfait missions coordonnées », qui consiste à rémunérer au forfait le temps de coordination entre professionnels de santé pour les pathologies les plus lourdes. Autrement dit, le mécanisme de paiement au forfait ne rémunère pas les soins prodigués, au sens strict, mais la réflexion, la coordination, la communication entre médecins, afin de les inciter à échanger des connaissances ou des bonnes pratiques et donc à améliorer la qualité des soins. Ce forfait est calculé en fonction de la taille de la clientèle concernée et du nombre de professionnels de santé. La première année, le forfait est versé en totalité, les années suivantes le versement du forfait est conditionné à l'atteinte d'objectifs (les indicateurs sélectionnés mesure la prévention de la grippe, le dépistage des cancers, la prise en charge des diabétiques, la prévention de l'obésité, le dépistage de la maladie d'Alzheimer, mais aussi le bon usage des génériques et des transports médicaux). Un second projet concerné par le paiement au forfait est intitulé « nouveaux services aux patients ». L'idée de ce projet est d'inciter les médecins à accomplir une tâche de prévention des pathologies et d'information des malades. Les médecins et professionnels de santé reçoivent donc un forfait pour la prévention de certaines pathologies s'ils augmentent chaque année le nombre de patients a priori concernés. Derrière ces deux expérimentations, pour l’instant menées à l’échelle de quelques dizaines de cabinets médicaux, il y a l’idée qu’il faut inciter les médecins à accomplir des tâches essentielles comme la coordination entre professionnels de santé et l’éducation thérapeutique, mais trop souvent délaissées par les médecins généralistes, car non rémunérées. Ces tâches sont difficilement quantifiables autrement que par des indicateurs de performance. La difficulté réside, 5 entre autres, dans le choix des indicateurs. Les expérimentations actuelles visent à établir si un paiement au forfait fondé sur des indicateurs de performances précisément définis incite les médecins à effectuer des tâches autrefois non prises en compte et non rémunérées. Ainsi des pistes sont aujourd'hui envisagées en ce qui concerne la modification des règles de tarification de l'activité médicale et des rémunérations des médecins. Ces innovations sont encore timides, et appelées à se poursuivre, mais aucune réforme d'envergure n'a été lancée sur ce sujet crucial. 2/ A l’étranger Confrontés, comme la France, à des déficits importants des comptes sociaux, mais aussi à des inégalités d’accès aux soins et de couverture sociale, un certain nombre de pays ont entrepris depuis une quinzaine d’années des réformes conséquentes de leur système de santé. Si les systèmes de santé diffèrent parfois considérablement d’un pays à un autre, il est néanmoins intéressant d’étudier les réformes récentes opérées chez nos voisins. Ces réformes comportent quelques traits communs. D’abord, les caisses d’assurance maladies sont plus souvent mises en concurrence, leur activité étant néanmoins fortement régulée. Ensuite, la responsabilisation du patient s’accroît : il participe plus souvent aux dépenses. Enfin, la rémunération des offreurs de soins évolue, en direction de systèmes mixtes, le paiement à l’acte ayant tendance à être compléter, voire à céder le pas, au forfait. La Suisse La Suisse a mis en place une assurance maladie relativement tôt, dès 1912, par la loi fédérale sur l'assurance-maladie (LAMA). Ce système a été profondément remanié en 1996 avec l’adoption d’une nouvelle loi, la LAMAL. L’analyse de la réforme suisse permet également d’appréhender les contours d’une des pistes de réformes possibles de l’assurance complémentaire en France . La concurrence entre caisses d’assurance privées y est la règle, mais cette concurrence est très encadrée et régulée. Il existe un grand nombre d’exigences règlementaires régissant l’activité des caisses d’assurance. En particulier, elles ne peuvent refuser d’assurer toute personne qui le demande et l’assurance est obligatoire pour tous les résidents sur le territoire de la confédération. En outre, les caisses d’assurance ont obligation de proposer une couverture minimale avec des tarifs indépendants du sexe, de l’état de santé, et de l’âge des assurés5. 5 Pierre-Yves Geoffard, La lancinante réforme de l’assurance maladie, éditions rue d’Ulm, mai 2006. 6 Le trait principal du système suisse réside dans la mise en place de mécanismes de responsabilisation financière des patients. Le fonctionnement de l’assurance obligatoire de base est relativement simple : jusqu’à un certain seuil (la franchise minimale est de 300 Francs Suisse, soit environ 240 euros, mais on peut choisir des franchises plus élevées), les patients payent l’intégralité des soins. L’assuré participe ensuite à hauteur de 10% au financement des dépenses au-delà de sa franchise (c’est ce que l’on appelle en France le ticket modérateur). Les compagnies d’assurance ne peuvent pas prendre en charge le ticket modérateur et le montant de la franchise. Enfin, au-delà d’un nouveau plafond de dépenses qui dépend de l’assurance souscrite par l’individu, le coût des soins est intégralement pris en charge. Comme on le voit, les Suisses peuvent choisir de façon très libre le contenu de leur contrat d’assurance en fonction de leur profil de risques. Ils peuvent choisir le niveau de leur franchise par exemple à 500, 1000 ou 1500 Francs Suisse. Une franchise élevée augmente le montant des dépenses « out-of-pocket » (qu’ils payent sans être remboursés) mais diminue la prime d’assurance. Un système de bonus a également été mis en place pour les petits consommateurs de soins, les primes pouvant baisser de près de 45% au bout de 5 ans. Les subventions pour les personnes à faible revenu, les réductions de primes, ainsi que la couverture des patients atteints de maladie chroniques permettent de protéger efficacement les populations les plus fragiles malgré l’importance des payements directs de la part des particuliers (la Suisse arrive dans les tous premiers pays de l’OCDE en termes de contribution directe des assurés). L’examen du système de santé suisse par l’OCDE révèle ainsi que la réforme de 1996 et ses révisions ultérieures ont permis de réduire les inégalités en termes d’accès aux soins6. Enfin, la réforme de 1996 a également mis en place des « réseaux de prestataires de santé » (Health Maintenance Organisations, HMOs, selon la terminologie anglaise) affiliés aux compagnies d’assurance. Ce dispositif importé des Etats-Unis assure une clientèle stable aux professionnels de santé (les assurés ont un choix limité de prestataires) en échange de tarifs négociés pour les assurés et des primes inférieures. Près de 10% des assurés suisses souscrivent à ces contrats avec réseaux de prestataires, et ce chiffre serait sans doute plus élevé si ce type de polices était proposé dans l’ensemble des cantons et des villes. Nous verrons dans la partie 3 qu’un certain nombre de travaux sur les HMOs ont montré que ces dispositifs incitent les médecins à limiter la dépense de soins7. OECD/World Health Organization (2006), OECD Reviews of Health Systems: Switzerland 2006, OECD Publishing. 7 Gaynor, Martin S., Rebitzer, James B. et Taylor, Lowell J., “Physician Incentives in HMOs,” Journal of Political Economy, août 2004. 6 7 Les études disponibles sur le système suisse mettent à jour plusieurs enseignements 8. D’abord, la mise en place d’une franchise, en dessous de laquelle les assurés payent l’ensemble de leur consommation de soins, a de forts effets incitatifs sur la demande de soins. Ainsi, sur les échantillons considérés (canton de Vaud, hommes âgés de plus de 26 ans), l’introduction du système des franchises a engendré une diminution de 25% des dépenses en médecine de ville, sans diminuer l’accès aux soins et leur qualité. La responsabilisation des patients, couplée avec des mécanismes aidant les personnes atteintes de maladie chronique ou d’affection de longue durée, a plutôt tendance à diminuer les dépenses inutiles qu’à provoquer des situations de rationnement. L’Allemagne Le système de santé Allemand se révèle être relativement proche du notre dans son schéma général, notamment par son système de financement (cotisations sociales et salariales) et la médecine ambulatoire est principalement exercée par des médecins libéraux opérant en cabinet. Cependant le système allemand se distingue du système français par le grand nombre de caisses publiques (près de 300) qui jouissent d’une très large autonomie, et qui, placées en situation de concurrence les unes avec les autres9, peuvent rivaliser sur le coût d’accès à l’assurance. En Allemagne, une réforme en deux temps, à 10 ans de distance, a été mise en place (en 1992, la réforme Seehoffer, puis en 2003, dans le cadre de l’Agenda 2010 de Gerhardt Schroeder). Dans un premier temps, la réforme a mis en concurrence les caisses d’assurance maladie avec un mécanisme de compensation des risques par lequel une caisse couvrant une population plus risquée (en raison de son âge, ou du milieu socioprofessionnel) reçoit des transferts financiers des autres caisses couvrant des populations moins risquées. Les caisses sont ainsi incitées à se concurrencer non sur les risques qu’elles assurent, mais sur les primes d’assurance ou les types de contrats10. Il s’agissait ainsi de responsabiliser les caisses d’assurance dans un contexte plus concurrentiel. Lucien Gardiol, Pierre-Yves Geoffard et Chantal Grandchamp, «An econometric study of Swiss health insurance claims data » dans P.A Chiappori et Ch. Gollier (éd.), Competitive failures in Insurance market : Theory and Policy Implications, Cambridge (Mass.), MIT Press 2006. 9 DREES, Réformes des systèmes de santé allemand, néerlandais et suisse et introduction de la concurrence, Etudes et Résultats, Paris 2007. 10 Les primes sont collectées au niveau national par un fond centralisé géré par le gouvernement. Ce fond redistribue ensuite les primes à plusieurs centaines de caisses indépendantes, non gouvernementales, en compétition (les Krankenkassen) que les assurés choisissent librement. Ainsi, si un individu A choisit le fond X, le fond centralisé distribue au fond X un paiement par capitation qui correspond au risque actuaire de A (risque qui est lui-même identifié le plus précisément possible par plus de 80 variables). Il existe par ailleurs un mécanisme de péréquation pour compenser les Krankenkassen qui concentrent les « mauvais » risques. 8 8 La réforme de 2003, menée par la ministre Ulla Schmidt (SPD), va s’attacher à responsabiliser le patient en accroissant sa participation financière à ses dépenses de santé. Tout d’abord, les tickets modérateurs sont accrus, et est introduite une « charge de cabinet médical », la Praxis Gebühr, d’un montant de 10 euros, versée une fois par trimestre à la première visite dans un cabinet médicale. Ensuite, le gouvernement a déremboursé un grand nombre d’actes comme les cures thermales et les frais d’ambulance. Par ailleurs, le système de rémunération des médecins a changé, ceux ci étant désormais payés par capitation : les unions de médecins et caisses d’assurances négocient chaque année le montant de l’enveloppe globale qui sera utilisée pour payer les médecins et gérer les coûts administratifs liés au fonctionnement du système de santé11. La négociation a pour objet de définir le montant de la capitation consacrée à la médecine ambulatoire que chaque caisse versera au médecin pour la prise en charge d’un an pour un assuré. La réforme allemande a également modifié l’organisation des soins. Le médecin traitant est désormais conçu comme un régulateur, un point d’entrée dans le système de soins à l’instar du « médecin traitant » français. La réforme a aussi instauré de fortes pénalités en cas de non-respect du parcours de soins -- la Praxis Gebühr est alors majorée -- et un important ticket modérateur de 10% sur les médicaments. A la suite de ces réformes et notamment sous l’effet cumulé des déremboursements et de la hausse de la participation financière des assurés, les caisses d’assurance maladie sont passées d’un déficit cumulé de plus de 3 milliards d’euros, à un surplus de près de 4 milliards d’euros entre 2003 et 2004. Aux Pays-Bas Aux Pays-Bas, depuis la réforme Simmons de 1991, la distinction entre assureurs privés et publics a été progressivement abolie et il est possible de choisir librement sa caisse d’assurance parmi un certain nombre d’offreurs privés à but lucratif ou non lucratif12. Un instrument essentiel de cette réforme est la mise en place d’un système de péréquation des risques, comme dans le système allemand, pour réguler la concurrence entre les caisses d’assurance. Le mécanisme de compensation est tel que les compagnies d’assurance n’aient pas d’incitations à se faire concurrence sur les risques qu’elles assurent. La concurrence se fait plutôt sur les primes d’assurance ou les types de contrats. Avec ce mécanisme, une compagnie d’assurance qui couvrirait une population au profil de risque défavorable (en raison de l’âge, des caractéristiques Alain Vasselle et Bernard Cazeau, Préserver la compétitivité du "site Allemagne" : les mutations de la protection sociale outre Rhin, Rapport d'information n° 439 (2005-2006) fait au nom de la mission d'évaluation et de contrôle de la sécurité sociale et de la commission des affaires sociales du Sénat, déposé le 29 juin 2006. http://www.senat.fr/rap/r05-439/r05-439.html 12 DREES, Réformes des systèmes de santé allemand, néerlandais et suisse et introduction de la concurrence, Etudes et Résultats, Paris 2007. 11 9 socio-économiques des assurés, ou de la localisation) bénéficierait d’une compensation de la part des caisses couvrant une population moins exposée. En outre, la réforme oblige les caisses à accepter toutes les demandes d’adhésion, même si un individu souffre d’une affection connue de lui-même et de l’assureur au moment de souscrire une police d’assurance, et tout individu résidant aux Pays-Bas est obligé de s’assurer. Enfin, une franchise minimale de 250 euros par an a été introduite en 2006. Ainsi, les premiers 250 euros sont à la charge des assurés. 3) L’état des connaissances Modes de rémunération des médecins et dépenses de santé Les asymétries d’informations entre le médecin et son patient ainsi que la solvabilisation de la demande par l’assurance maladie donnent une certaine latitude aux offreurs de soins pour manipuler la demande. Ce comportement de « demande induite » est aggravé en France par le fait que les médecins sont rémunérés à l’acte et sont donc incités à en faire beaucoup13. En s’appuyant sur des données microéconomiques Brigitte Dormont et d’Eric Delattre14 évaluent que la demande induite par le paiement à l’acte est responsable pour un septième de l’augmentation des dépenses de médecine ambulatoire en France sur la période 1988-2000. Imaginer un nouveau mode de rémunération des médecins est donc un enjeu de taille pour gérer la progression des dépenses de santé. Un exemple intéressant provient des Etats-Unis, où la pratique des « réseaux de soins », ou HMOs, contribue à limiter la progression des dépenses de santé. Les HMOs (Health Maintenance Organizations) consistent à intégrer organismes d’assurance et fournisseur de soins dans une même structure. Les HMOs contribuent à réduire les dépenses de santé et le coût pour les assurés de deux manières. Premièrement, en contractant avec des fournisseurs de soins particuliers (c’est-à-dire en créant un réseau de professionnels de santé) et en couvrant un grand nombre d’assurés, l’organisme d’assurance peut négocier les tarifs, ce que les individus par eux même n’auraient pas pu faire. Par ailleurs, la compagnie d’assurance gérant le réseau peut décider d’exclure certaines pratiques considérées inefficaces ou trop couteuses. Dans ce système, le médecin traitant (primary care physician, PCP), l’équivalent du médecin référent, agit comme un D’autres facteurs peuvent influencer le phénomène de demande induite, comme la densité de médecin sur un territoire donné, le taux de remboursement des soins médicaux et l’étendue de la couverture de l’assurance... 14 Eric Delattre et Brigitte Dormont, "Fixed fees and physician-induced demand: A panel data study on French physicians," Health Economics,, 12(9), 2003, pp. 741-75. -Delattre E. et Dormont B, « La régulation de la médecine ambulatoire en France : quels effets sur le comportement des médecins libéraux», Dossiers solidarité et santé, n°1, 2005, pp. 135-161. http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/dossier200501.pdf 13 10 point d’entrée qui détermine les traitements et les soins à prodiguer. Il peut ainsi envoyer le patient vers un spécialiste s’il le juge nécessaire. Il doit par ailleurs respecter des objectifs en matière de performance et de coûts, et est le plus souvent rétribué en fonction du respect ou non de ces objectifs15. Il a été établi que ces dispositifs propres aux médecins dans les HMOs permettaient d’atteindre une diminution de près de 5% des dépenses de santé par rapport à un système où ces dispositifs n’auraient pas existés16. Malgré quelques études critiques obtenant des résultats moins probants en matière de réductions des dépenses de santé17, un consensus s’est établi parmi les économistes pour reconnaitre que les HMOs sont une source d’économie. L’efficacité douteuse du ticket modérateur à la française Si la participation financière des patients peut effectivement contribuer à limiter la surconsommation de soins, et donc éviter des dépenses non justifiées, elle peut également dresser des barrières à l’accès aux soins des assurés les plus modestes ou atteint de maladies chroniques lourdes. Selon Pierre-Yves Geoffard18, le ticket modérateur tel qu’il existe en France est un très mauvais instrument. Son effet de responsabilisation est faible et il offre une couverture insuffisante contre les risques de dépenses élevées. Comme il s’applique indifféremment à tous les types de dépenses, et est fixé à un niveau bas pour éviter un coût trop important pour l’assuré, cet instrument ne répond ni aux exigences d’équité, ni d’incitations des patients. Il pénalise les patients les plus fragiles financièrement ainsi que les patients atteints d’affection de longue durée. Par ailleurs, comme son montant est identique pour toutes les consultations, qu’il y en ait une ou plusieurs dans l’année, il peut au bout du compte représenter de fortes sommes pour des personnes gravement malades. Enfin, comme le ticket modérateur est le plus souvent pris en charge par les mutuelles, son rôle de modération de la dépense est limité. Il n’a un effet de freinage que pour la petite partie de la population qui n’a pas droit à la CMU-C (gratuité de la complémentaire pour les individus dont le revenu n’excède pas un plafond donné), mais qui a des revenus insuffisants pour s’offrir une couverture complémentaire. Le ticket modérateur, dans le système français, n’est donc pas un outil fin, et fonctionne moins bien que les systèmes de franchise étrangers. Un ticket modulable selon les dépenses engagées dans l’année, ou selon le revenu de l’assuré permettrait Il est possible que les médecins négligent de faire examiner leurs patients par des spécialistes s’ils risquent de ne pas respecter leurs objectifs en termes de maîtrise des dépenses, fixés par l’organisme d’assurance 16 Gaynor, Martin S., Rebitzer, James B. et Taylor, Lowell J., “Physician Incentives in HMOs,” Journal of Political Economy, août 2004. 17 Jaeun Shin et Sangho Moon, "Do HMO Plans Reduce Expenditure in the Private Sector?", Economic Inquiry, janvier 2007 18 Pierre-Yves Geoffard, La lancinante réforme de l’assurance maladie, éditions rue d’Ulm, mai 2006. 15 11 sans doute un meilleur dosage de ses effets, entre incitation financière et protection des patients fragiles. Concilier maîtrise des dépenses et bon niveau de santé L’existence d’information cachée rend complexe la prise de décision en matière de régulation médicale. Limiter la surconsommation de soins est un exercice difficile, puisqu’il impose de connaître précisément les déterminants des dépenses de santé. Plusieurs études ont été menées à ce sujet, comme l’expérience fondatrice de la Rand corporation, dans les années 80 aux Etats-Unis. L’expérience de la Rand Corporation19 attribuait de façon aléatoire divers programmes (15 au total) de couverture à un groupe représentatif de 8 000 Américains. Ces programmes différaient entre autres par le niveau du ticket modérateur (montant restant à charge pour les individus) et le plafond des dépenses médicales (consultations et consommation de médicaments) au-delà duquel l’ensemble des dépenses était pris en charge. Enfin, en début de chaque année (l’expérience dura 7 ans), chaque ménage participant recevait une somme représentant une estimation des dépenses éventuelles. Complexe par son ampleur, son niveau de détails, sa méthodologie, il n’en reste pas moins que cette étude a permis d’obtenir des résultats relativement clairs et, dans une certaine mesure, généralisables. Tout d’abord, la consommation de soins dépend des incitations monétaires : les ménages les moins bien couverts consomment moins de soins. Ainsi lorsque le ticket modérateur passe de 0 à 25%, le niveau des dépenses de soins d’un ménage diminue d’environ 30%. En revanche, la santé ne se détériore pas, sauf pour les ménages les plus modestes. Le programme avec prise intégrale des dépenses (ticket modérateur de 0%) améliore significativement l’état de la vision et l’état dentaire de ces derniers. Ainsi, il semble possible de calibrer un système où les individus prennent une part plus importante dans le financement de leurs soins, sans qu’ils se rationnent et détériore leur état de santé. L’étude de la Rand Corporation conclut qu’un ticket modérateur supérieur à 25% n’apporterait pas de résultats probants en matière de diminution des dépenses inutiles. En revanche, introduire un ticket modérateur de l’ordre de 25% permet de diminuer des dépenses de santé apparemment inutiles (diminution des dépenses de soins de 30 à 40%), sans diminution du niveau de santé à moyen terme (entre 5 et 7 ans). L’étude de la Rand est unique en son genre car 19 L’enquête de la Rand Corporation a donné lieu à de nombreuses analyses. Un compte rendu détaillé et accessible au grand public se trouve dans Joseph Newhouse, Free for all ? lessons form the Rand Health Insurance Experiment, Harvard, Harvard University Press, 1993. 12 elle a permis de mesurer non seulement les comportements des agents mais aussi, en suivant les individus sur une longue période de mesurer l’évolution de leur état de santé. Ainsi, on a pu noter des différences très marquées en termes de comportement dans la consommation de soins (notamment une réduction des dépenses), entre le début et la fin de l’étude sans que cela se traduise par une détérioration des conditions de santé. Ainsi, de ces études émergent un modèle d’assurance qui permettrait de concilier à la fois un bon niveau de santé et d’éliminer les dépenses inutiles. Ce système combinerait par exemple une franchise annuelle, un ticket modérateur à la charge des assurés et non pris en charge par les assurances sur les dépenses allant jusqu’à un certain plafond, puis, au-delà de ce plafond, une prise en charge complète. Par ailleurs, les ménages les plus modestes seraient intégralement couverts. * **** Dans le domaine du système de santé, le quinquennat de Nicolas Sarkozy aura été principalement marqué par la promulgation le 21 juillet 2009 de la loi « hôpital, patients, santé, territoires » (loi HPST). Pour la médecine de ville, elle prévoyait un dispositif de Contrat Solidarité-Santé (CSS). Celui-ci consistait en une combinaison d’incitations et de pénalités financières afin de rééquilibrer la répartition territoriale de l’offre de soins en faveur des zones sous dotées en généralistes. Mais après plus de deux ans de lobbysme des syndicats de médecins libéraux, relayé principalement par les élus de la majorité, le CSS est vidé de toute substance le 12 juillet 2011 par une loi « modifiant certaines dispositions de la loi du 21 juillet 2009 » qui supprime les incitations et pénalités financières. Le Président de la République avait aussi promis d’orienter la rémunération des médecins libéraux vers un système mixte combinant paiement à l’acte et paiement au forfait. Les premiers arbitrages auraient dû avoir lieu durant l’année 2011, mais aucune mesure n'est encore arrêtée. Des expérimentations ponctuelles et localisées sont en cours, sur mode du volontariat, comme toujours en France De fait les conclusions que l’on pourra en tirer ne pourront être généralisées afin de fonder une action réformatrice. La plupart des réformes dans les pays voisins et comparables à la France ont emprunté le même chemin. Il combine la concurrence entre les assureurs, une participation raisonnée des assurés aux dépenses de santé (via le plus souvent une franchise annuelle et un ticket modérateur 13 non pris en charge par les assurances) et la protection des populations les plus fragiles. Ces réformes ont abouti à des résultats plutôt satisfaisants en matière de gestion des dépenses, sans porter atteinte à l’équité et à l’efficacité du système de santé y compris pour les ménages les plus modestes. Le quinquennat de Nicolas Sarkozy se caractérise par une action maintenue en direction de la responsabilisation des patients, ce qui se traduit par des tickets modérateurs et des restes à charges accrus pour les patients et par un développement de la part des soins couverte par les assurances complémentaires, sans qu’aucune réforme de vienne réguler ce secteur en émergence. Il en résulte une augmentation rapide des primes pour accéder à l’assurance complémentaire, jointe à des grandes inégalités dans les taux d’effort pour y accéder. Tout ceci risque de conduire rapidement à un renoncement à l’assurance complémentaire de la part des ménages modestes ou âgés, et en corolaire à des renoncements aux soins. Dans le même temps, à part la réforme de l’hôpital portée par la loi HPST, rien n’a été fait pour responsabiliser les offreurs de soins, alors que les comportements de demande induite sont un élément déterminant de la croissance des dépenses de santé et qu’un développement rapide des dépassements d’honoraires menace la couverture offerte par la Sécurité Sociale. 14