NOBODY Cyril Teste théâtre & performance filmique Du 3 au 21 novembre 2015 DOSSIER PÉDAGOGIQUE Contacts Chloé Bourret & Camille Auger [email protected] Jean Personne est consultant en restructuration d’entreprise. Intelligence, charisme et assurance de mise. Soumis aux lois du benchmarking, lui et ses collègues notent, évaluent, évincent à l’autre bout du monde comme de l’autre côté du couloir. A viser l’efficacité et la concurrence, on oublie l’affect et on altère la confiance. Héros cynique d’un jeu dont il n’a pas le contrôle, à la fois acteur de l’éviction des autres et de sa déchéance, Jean perd pied et s’enfonce dans une torpeur, monde flottant où se déversent ses peurs et les réminiscences de sa vie privée .Entre documentaire et fiction, Nobody incise en tension, avec humour et lucidité, la violence sourde d’un système qui infiltre nos structures intimes. Un écran, un espace clos, des acteurs. Mise en abyme d’une société peut être amené à surveiller l’autre, la caméra redouble le jeu et le sens, révèle les rouages d’une mécanique implacable. Nobody est une performance filmique : immergé dans un dispositif cinématographique en temps réel et à vue, le spectateur complice de la création assiste simultanément à la projection du film et à sa fabrication. Un instantané en cohérence avec les préoccupations du collectif MxM : la fictionnalisation du réel, la déperdition de soi, l’influence des puissances économiques et médiatiques sur nos modes de vies. Du plateau à l’écran en front de scène, les différentes temporalités coïncident et mettent en perspective la réalité. Un temps au sein duquel s’entrechoquent de réalisme du plateau et l’image filmique. A travers cette dernière, s’observe la tension d’écoute entre les acteurs et le public. Dans une scénographie essentielle les cadreurs opèrent, munis de caméras HF développées spécialement pour servir la netteté du cadre, le rythme et la réactivité du récit. Distribution Avec Elsa Agnès, fanny Arnulf, Victor Assié, Laurie Barthélémy, Pauline Collin, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Mathias Labelle, Quentin Ménard, Sylvère Santin, Morgan Llyod Sicard, Camille Sulerin, Vincent Steinebach, Rébecca Truffot Metteur en scène Cyril teste / Assistante à la mise en scène Marion Pelissier / Dramaturgie Anne Monfort / Chef opérateur Nicolas Doremus / Scénographie Julien Boizard et Cyril Teste / Musique originale Nihil Bordures / Cadreur Christophe Gaultier / Régies générales, lumière et plateau Guillaume Allory, Simon André et Julien Boizard (en alternance / Régie son Thibault Lamy / Interprétation live Nihil Bordures et Thibault Lamy (en alternance) / Montage en direct Mehdi Toutain-Lopez / Construction Ateliers du Théâtre du Nord et Side Up Concept / Administration et production Anaïs Cartier / Chargée de production pour le Fresnoy Barbara Merlier / Diffusion et production Florence Bourgeon NOTE D’INTENTION de CYRIL TESTE « Images et sons comme des gens qui font connaissance en route et ne peuvent plus se séparer » Rober Bresson Avec la performance filmique, nous projetons sur le plateau l’écriture d’un cinéma éphémère, qui n’existe que dans le présent du théâtre. Les recherches que nous menons depuis 2000 sur la grammaire commune du théâtre et de l’image amènent aujourd’hui à une convergence du processus, de la forme et du sujet, en rupture avec l’esthétique de nos projets antérieurs. La performance filmique repose sur une charte ouverte qui définit en sept points son territoire de création. Filmer, monter, étalonner, diffuser l’image en direct : cette nouvelle écriture scénique et cinématographique est un nouvel enjeu artistique et technique. A la suite des performances filmiques - laboratoires réalisés en décor naturel, Patio d’après On n’est pas là pour disparaitre de Olivia Rosenthal en 2011 et Park de Cyril Teste en 2012 – Nobody – créée en 2013 dans les bureaux du Printemps des Comédiens à Montpellier – en signe véritablement l’acte de naissance. La recréation en 2015 au plateau lors du Printemps des Comédiens impulse un autre sens au concept et prolonge ce qui s’élaborait déjà pendant la création d’Electronic City en 2007 : la confrontation des temporalités théâtrales et cinématographiques, l’écriture d’histoires parallèles entre ce qui se déroule dans le film et ce qui se passe sur scène, l’enrichissement du sens par la multiplication des points de vue. CHARTE DE LA PERFORMANCE FILMIQUE « Pour un acteur, la caméra est l’œil du spectateur » Robert Bresson Tel le dogme95 qui s’était donné une série de règles pour établir une charte de cinéma, nous écrivons au fil de nos laboratoires une charte de création qui consiste à identifier ce qu’est la performance filmique : 1- La performance filmique est une forme théâtrale, performative et cinématographique 2- La performance filmique doit être tournée, montée et réalisée en temps réel sous les yeux du public 3- La musique et le son doivent être mixés en temps réel 4- La performance filmique peut se tourner en décors naturels ou sur un plateau de théâtre, de tournage 5- La performance filmique doit être issue d’un texte théâtral ou d’une adaptation libre d’un texte théâtral 6- Les images préenregistrées ne doivent dépasser 5 minutes et sont uniquement utilisées pour des raisons pratiques à la performance filmique 7- Le temps du film correspond au temps du tournage COLLECTIF MxM / CYRIL TESTE Le collectif MxM saisit le temps à vif. Autour des écritures théâtrales d’aujourd’hui, il invente une langue vivante, une poétique sensible qui place l’acteur au cœur d’un dispositif mêlant image, son, lumière et nouvelles technologies. Cette partition de l’ici et maintenant donne à voir la fabrique de l’illusion et aiguise nos perceptions. Comment le système dans lequel nous vivons structure t-il nos relations ? Comment les gouvernances médiatiques ou économiques influencent-elles nos émotions ? avec les auteurs vivants, MxM fait parler le monde du travail, la famille et ses secrets, questionnant le politique par l’intime. Des récits, contes ou fantasmagories qui appellent l’imaginaire de l’adulte, de l’adolescent et de l’enfant. Impulsé en 2000 par le metteur en scène Cyril Teste, le créateur lumière Julien Boizard et le compositeur Nihil Bordures, le collectif se constitue en noyau modulable d’artistes et techniciens, réunis par un même désir de rechercher, créer et transmettre ensemble ; de questionner l’individu simultanément en tant que spectateur du réel, de la représentation et de la fiction. Une quinzaine de créations, satellites (pièces sonores, installations, courtmétrages...) et le laboratoire nomade d’arts scéniques (réseau de transmission transdisciplinaire) forment une constellation créative dont l’expansion porte le nom de performance filmique. Noyau du collectif : Julien Boizard (créateur lumière & régisseur général) / Nihil Bordures (compositeur) / Florence Bourgeon (production & diffusion) / Anaïs Cartier (administration & production) / Nicolas Doremus (chef opérateur & régisseur vidéo) /Patrick Laffont (vidéaste) / Cyril teste (directeur artistique & metteur en scène) / Mehdi Toutain-Lopez (vidéaste) / et les comédiens, techniciens, dramaturges, professionnels qui gravitent avec et autour… Le collectif MxM est artiste associé à Lux, Scène Nationale de Valence, au Canal, Théâtre Intercommunal du Pays de Redon, et au CENTQUATRE-Paris, en résidence et soutenu par la Direction Régionale des affaires Culturelles d’Ile-de-France – Ministère de la culture et de la communication et la Région Ile-de-France. www.collectifmxm.com LE TEXTE & L’AUTEUR « J’ai vu Nobody et j’ai trouvé le concept et le jeu des comédiens très forts. Cyril Teste comprend mes textes, ma façon de penser, ce que je ressens, et le message que je veux transmettre. J’ai trouvé vraiment intéressant qu’il utilise des extraits de mes différentes pièces. Il connait maintenant tellement mon travail, qu’il peut choisir différents textes, les assembler et créer ainsi une nouvelle pièce, qui fait sens également. J’aime la manière dont Cyril donne à mes textes un sens sincère. Il y a dans toutes les scènes une noirceur poétique ainsi qu’un humour cynique. Je suis impressionné par le fait qu’il s’empare parfois de scènes que j’ai écrites, comme des extraits de monologues, pour en faire de réels moments d’actions, et cela fonctionne parfaitement ; avec Nobody, j’ai pris conscience que mes textes fonctionnement face à la caméra, et notamment en français. Le style de jeu particulier des acteurs et les émotions qu’ils véhiculent passent parfaitement bien à l’image » Falk Richter Cyril Teste au sujet de l’adaptation : « Nous tentons de saisir les questions de notre temps à travers l’œuvre politique de Falk Richter – autour de Sous la glace, des fragments de Electronic City, Le Système et Ivresse – qu’il décompose et réassemble à un matériau documentaire. Emprunté du réel et des acteurs qui la composent, Nobody constitue un scénario sur les dérives managériales et la déshumanisation au travail » Marion Pelissier au sujet de l’adaptation : Le travail d’écriture de Nobody s’est effectué en plusieurs étapes. Durant une année nous avons rêvé, inventé pas tant un scénario qu’une méthode de travail axée sur l’écriture de plateau, l’échange avec les comédiens de l’ENSAD de Montpellier et les textes de Falk Richter. Dans un premier temps nous avons lu, écouté les mots de Richter, parcourant ainsi tout son répertoire afin d’en comprendre les mécanismes, comme on apprend une langue étrangère pour atteindre ce miracle séculier d’arriver à en faire une langue qui serait la notre. Alors nous pouvions réutiliser ses mots, les scènes pour raconter l’histoire de Jean, héros cynique noyé dans les méandres de la restructuration, participant actif de l’éviction des autres et acteur également, de sa propre déchéance, l’histoire de Nobody. La méthode de travail s’est révélée être celle d’un puzzle dont nous empruntions les pièces à Falk Richter. La collaboration d’Anne Monfort a été d’une aide précieuse pour la décortication de son œuvre. Faisant des allers-retours entre textes et improvisations des comédiens, nous découpions petit à petit les éléments qui allaient construire la fable. Nous avons sélectionné une centaine d’extraits qui pouvaient possiblement participer à l’histoire. Le scénario ciblait le choix des textes, les textes influençaient la tournure du scénario. Sous la glace a été, entre autre, le gouvernail de notre séquencier. A l’instar des scénaristes, nous avons donc d’abord bâti un canevas et les figures dramatiques qui le composeraient, puis nous avons introduit d’autres textes de Richter qui ont contrasté, rendu plus complexes et réels les rapports entre les personnages. Lors du dernier mois de conception du projet, deux étudiants de l’université Paul Valéry Montpellier III nous on rejoint pour composer l’histoire que serait Nobody. Nous avons ensemble répertorié toute la matière textuelle puis nous avons travaillé avec les acteurs au ciselage des scènes pour que les éléments se tissent. Nous rassemblions toutes les composantes du puzzle afin que d’un patchwork de textes naisse le vertige de notre narration. Cyril Teste a su rassembler autour de lui une équipe qui servirait à la fois l’écriture de Richter et la sienne, celle de l’écriture de plateau. Trouvant dans la justesse de la langue de l’auteur la vérité qu’il voulait défendre, nous avons alors créé un mode d’écriture vivant, emprunté du réel et des acteurs qui le composent. Falk Richter, par Anne Monfort, dramaturge du spectacle « Nobody » et traductrice et spécialiste de Falk Richter en France Du théâtre pop à la politique fiction. Falk Richter, une écriture de la perception. Falk Richter, auteur et metteur en scène de théâtre allemand, offre une lecture du monde contemporain entre surréalisme et de l’humour noir. Dans ce théâtre de la perception, l’auteur questionne le langage et l’image, l’image dans le langage, l’individu et l’individuation. C’est un des rares auteurs allemands à autant travailler sur la langue elle-même comme processus théâtral, à faire de la perception la base de son travail sur le langage. Après des pièces relevant plus nettement de ce qu’on appellerait aujourd’hui le « théâtre pop », ses textes s’orientent aujourd’hui vers une facture beaucoup plus noire, montrant un monde à venir totalitaire et dur. Falk Richter a commencé par se tailler une réputation de jeune homme en colère en Allemagne, notamment avec ses deux pièces Dieu est un DJ et Nothing hurts (1999). Ces textes sont fondés sur des structures musicales, très référencées. Dieu est un DJ, dont les héros sont un couple de performers filmés en permanence dans une salle d’exposition, repose sur le système du sampling, mais dans l’écriture. La pièce est constituée de variations sur le même thème : dans une vie où les sentiments les plus personnels sont contaminés par le télévisuel, où trouver son authenticité ? De facture plutôt réaliste et trash, Dieu est un DJ est une pièce que Richter qualifie lui-même de théâtre pop. « C’était aussi une simple stratégie marketing de ma génération pour occuper certaines positions : il fallait admettre d’être réduit à la pop ne serait-ce que pour apparaître dans les médias, car pour quelqu’un qui avait moins de trente ans, il n’existait que le qualificatif de metteur en scène pop ou d’auteur pop, sinon on n’était même pas digne d’être mentionné. Il s’agissait, via de nouveaux auteurs, d’amener au théâtre de nouveaux contenus : souvent c’était une association folle entre une critique brutale de la société et le message d’un sentiment par rapport à la vie que les spectateurs voulaient partager. On aimait bien les héros, qui vivaient en marge du capitalisme leur critique au vitriol contre le tchatchérisme et les nouveaux centristes1 comme dans Shopping and Fucking, Polaroid ou même Dieu est un DJ, on avait envie d’être un peu comme eux. La critique fonctionnait différemment que dans les années soixante et soixante-dix, elle était plus affirmée, elle savait qu’il est aussi agréable de vivre à l’Ouest, la musique est cool et les soirées sont sympa.2 » Les situations des personnages sont très claires et marquées, ils s’en échappent cependant par un langage déstructuré, où le poétique est fréquemment désamorcé. Les personnages de Richter sont nos parfaits contemporains, tels que les décrit le sociologue Richard Sennett, une des grandes références de l’auteur : ce sont des êtres ironiques, qui s’auto- 1 La Neue Mitte en allemand (nouveau centre) est le terme employé par certains sociaux-démocrates (notamment Gerhard Schröder) pour se désigner, non comme socialistes, mais comme des hommes politiques cherchant une troisième voie alliant à la fois la justice sociale et la mondialisation. 2 « Le théâtre, lieu d’une pensée libre » (Theater ist der Ort des freien Gedankens), Schweizer Wochenzeitung (WoZ), décembre 2001, Entretien avec Falk Richter et Schorsch Kamerun, www.falkrichter.com commentent.3 Dans Tout. En une nuit (1997), la première pièce de Richter qui met en scène une femme seule tentant de joindre l’homme qui l’a quittée par téléphone, s’interroge après une longue litanie de chiffres : « C’est possible que cet amour soit devenu un peu abstrait ? » Tout. En une nuit. et Dieu est un DJ, comme plus tard Electronic city interrogent d’emblée une des problématiques centrales pour Falk Richter : la capacité d’individuation dans un monde où l’image, télévisuelle comme cinématographique, est devenue fondamentale. La femme de Tout. En une nuit essaie en permanence de retrouver ses réactions et ses envies en se projetant dans des scènes de films ; dans Dieu est un DJ, deux ans plus tard, la référence n’est plus le cinéma mais la télévision sous toutes ses formes, de la télé-réalité aux émissions de cuisine en passant par les feuilletons larmoyants. Du théâtre postdramatique au sens lehmannien4 du terme ? Oui et non. Non, car on reste dans une écriture d’auteur qui n’est pas remplacée par l’écriture du metteur en scène, même s’il s’agit parfois de la même personne. Oui, car Falk Richter –dont les personnages se disent « cools et tragiques », comme la Sylvana de Nothing hurts- constate que le drame n’est plus une catégorie applicable non seulement en art mais dans la vie. Richard Sennett parle de drame et de récit à propos de la génération de travailleurs d’avant le néolibéralisme. Cette génération avait le sentiment de gérer son propre temps y compris à travers la routine et l’accumulation et d’être l’auteur de son propre itinéraire.5 Tous les textes de Richter constatent l’impossibilité du drame : les personnages le vivent par une procuration en images ou constatent son inefficience. De même, les textes de Richter nient rarement la situation d’adresse théâtrale. C’est parfois dans le moins dramatique qu’il est le plus fictionnel. Ses personnages sont souvent eux-mêmes le signe de cette perception et nous font part du monde dans lequel ils vivent et nous avec. A partir de la situation théâtrale –deux 3 « La vision ironique de soi est une conséquence logique de la vie dans un temps flexible, sans normes d’autorités ou de responsabilité », Richard Sennett, Le travail sans qualités. Les conséquences humaines de la flexibilité, traduction de Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, 1998, 2000, Albin Michel, 10/18, p. 164. Sennett insiste sur le caractère auto-destructeur de cet « homme ironique ». 4 Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, traduction de Philippe-Henri Ledru, Paris, 2002, L’Arche. 5 « Sans doute un snob le trouverait-il ennuyeux, mais Enrico lui-même vécut ces années comme un épisode dramatique où il ne cessa d’aller de l’avant, réparations après réparations, traites après traites. Le concierge avait le sentiment d’être devenu l’auteur de sa vie et, même s’il était en bas de l’échelle sociale, ce récit lui inspirait un sentiment de dignité. », Richard Sennett, op. cit., p. 16. comédiens sur un plateau qui s’adressent à un public-, Falk Richter construit la situation fictionnelle de Dieu est un DJ : nous sommes dans une salle d’exposition, ces deux personnages sont d’anciens DJ, VJ ou éphémères stars de la télé, et le public leur est livré pendant quelques heures. L’indication scénographique6 de Sous la glace (2004) –une grande salle de conférence anonyme, une longue et large table- reproduit l’espace d’une « conférence de presse » ou d’un « conseil d’entreprise », mais aussi celle du théâtre et de l’adresse directe des acteurs aux spectateurs. A propos de Sept secondes – In God we trust (2003), courte pièce sur la guerre en Irak, Richter parle de « lecture-performance », terme qui semble bien son endroit de recherche au théâtre. Dans toutes ces pièces, le centre est la perception de l’individu ou du moins sa tentative. Un tournant se marque avec PEACE (2000), une pièce centrale, très politique, qui traite de la guerre au Kosovo perçue par le milieu branché occidental et des manipulations médiatiques qui s’ensuivent. Dans les pièces précédentes, le je tentait de s’individualiser dans une masse d’images préexistantes. A partir de PEACE, la perception de l’individu crée des « monstres », des images virtuelles qui deviennent réalité. C’est une problématique éminemment politique pour Falk Richter, qui dit des attentats du 11 septembre : « J’ai toujours le sentiment que j’ai déjà vu ces images, sans pouvoir dire dans quel film. Je connais ces images où, dans les pays riches comme l’Allemagne ou les Etats-Unis, il y a perpétuellement des choses explosent en l’air, des attentats à la bombe contre les civils, des bâtiments importants sont perpétuellement évacués, il y a des soldats avec des masques à gaz dans les centre villes. Comme si l’Occident y était préparé depuis longtemps, du moins en imagination. Et actuellement les gens de l’industrie cinématographique hollywoodienne conseillent les militaires américains pour élaborer de nouveaux scénarios d’attaque. Le passage de la « réalité virtuelle » à la « réalité authentique » disparaît.7 » 6 « Une grande salle de conférence anonyme. Les personnages sont assis à une grande et longue table, derrière des micros, comme pour une conférence de presse ou un conseil d’entreprise. Tout donne l’impression que c’est le lieu où ils vivent, qu’ils n’en sortent pas, qu’ils se sont installés ici définitivement. » 7 Si proche, entretien de Falk Richter avec Peter Laudenbach dans le TIP Berlin, 2001, www.falkrichter.com Dans l’esprit du personnage de Sept secondes, un pilote militaire qui survole l’Irak, les images virtuelles de jeux vidéo ou de cinéma deviennent la réalité jusqu’à bombarder un mariage au lieu d’une cible ennemie. Les images de Falk Richter deviennent de plus en plus virtuelles et surréalistes. Dans Sous la glace, qui se passe dans le milieu des consultants, Jean Personne, le personnage principal, s’identifie à un chat qui tombe par la fenêtre d’un appartement, tombe dans un canal et meurt de froid dans l’eau verglacée. Cette image délirante contamine peu à peu toute la pièce, les autres personnages deviennent partie intégrante du « cauchemar » de Jean Personne. Ce travail sur la perception se retrouve dans le processus d’écriture. « J’ai renversé la langue des consultants sur un texte très poétisé comme un acide. Les souvenirs d’enfance de Jean Personne, qui sont vraiment consistants, sont toujours émaillés de cette langue du consulting et deviennent de plus en plus plats. Il ne finit par parler qu’avec ces figures de style bizarres.8 » Ce qui change avec l’expérience d’écriture dans Sous la glace et déjà dans Electronic city (2002) est que c’est l’interrogation sur le langage fait advenir la situation. D’où des textes faits d’images hallucinatoires, entre des scènes psychanalytiques et des bribes de scènes narratives : les consultants licenciés se congèlent sous la glace mais se restructurent mutuellement avant de mourir, Jean Personne tue les clients d’une banque comme s’il jouait à un jeu vidéo intitulé « Target the loser ». Dans Perturbation (2005), on est dans une virtualité qui est déjà devenue folle: le soir de Noël, les gens meurent de froid par centaines, l’absence de sentiment crée une ambiance glaciaire partout dans la ville. En même temps, les uns et les autres constatent que leur cœur se consume, brûle et disparaît. Depuis quelques années, Richter nous fait part d’une perception du monde qui touche à la politique-fiction. Une pièce assez intéressante dans cette perspective est Etat d’urgence (2005) qui commence sur le dialogue d’un couple en crise, qui devient ensuite un échange de méfiance réciproque et d’angoisse soumise face à un régime totalitaire. Difficile de trancher si la dramaturgie de la pièce révèle ce contexte totalitaire ou si c’est la méfiance réciproque de l’homme et de la femme qui crée une ambiance d’oppression politique. 8 SOUS LA GLACE-­ pièce radiophonique-­ entretien avec Falk Richter, ARD, 2005, www.falkrichter.com En quelque sorte, les personnages de Richter sont atteints de ce que Virilio appelle la « picnolepsie », les moments de brusque absence, en général matinal: « Les sens demeurent éveillés mais pourtant fermés aux impressions extérieures. Le retour étant tout aussi immédiat que le départ, la parole et le geste sont repris là où ils avaient été interrompus, le temps conscient se recolle automatiquement, formant un temps continu et sans coupures apparentes. 9 » Or, c’est bien selon le paradigme de ce « temps conscient » que sont écrits les textes de Richter. Jean Personne est resté deux heures dans le congélateur en faisant les courses et a pu y dormir une minute. Tout Electronic city est vu dans la temporalité de Tom, enfermé à l’extérieur de sa chambre d’hôtel parce qu’il en a oublié le code, alors que son téléphone sonne à l’intérieur; toute la pièce est l’histoire de cette absence qui dure quelques secondes, probablement à peine le temps des cinq sonneries réglementaires du coup de fil de la femme qu’il aime, Joy, avant qu’elle ne soit envoyée sur la mailbox, et qui dure pourtant une heure et demi. L’un des personnages de Jeunesse blessée exprime cette expérience en des termes très proches du temps recollé de Virilio. L’écriture de Falk Richter est la tentative de ce recollement où les personnages essaient de se rattraper eux-mêmes, de rattraper leur propre temporalité. L’évolution des pièces de Falk Richter depuis presque dix ans retrace l’histoire de la perception de l’auteur et, par là même, de celle du monde actuel. Comme les travailleurs du néocapitalisme analysés par le sociologue Richard Sennett, les personnages de Falk Richter ne maîtrisent ni leur temps ni leur espace. Tom et Joy, les héros d’Electronic city, parcourent le monde au gré de leurs employeurs – une boîte financière pour lui, une chaîne de restauration rapide pour elle. Le désir de mouvement comme le désir d’arrêt est subi de l’extérieur. C’est cette maîtrise illusoire de temps et de l’espace qui rend la définition du « je » et du « nous » problématique. Pour Stiegler comme pour Sennett, c’est la maîtrise de son propre temps qui permet l’individuation et la synchronisation des comportements qui perd le « je » dans un « on ».10 Richter et Sennett utilisent à plusieurs 9 Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, 1989, Galilée, p. 13. cf. Bernard Stiegler, Aimer, s’aimer, nous aimer. Du 11 septembre au 21 avril, Paris, 2003, Galilée. 10 reprises l’image du déracinement, de la perte de son espace qui s’ajoute à la perte de son temps. C’est en cela que l’intérêt de Richter pour le cinéma et la vidéo est très loin d’être anecdotique. Pour Paul Virilio, l’apparition du cinéma et des doubles qu’il met en place peut donner la sensation d’une maîtrise du temps. Virilio rapproche le cinéma de l’image que nous voyons lorsque nous nous déplaçons, par la fenêtre d’un train, d’une voiture « notre vie tout entière passe par des prothèses de voyages accélérés dont nous ne sommes même plus conscients »11. L’espace comme le temps sont indéfinissables pendant le voyage ; Virilio pousse encore plus loin la problématique de Marc Augé dans ses Non-lieux12 en y ajoutant la dimension perceptive, esthétique au sens étymologique du terme. « La question n’est donc plus aujourd’hui de savoir si le cinéma peut se passer d’un lieu mais si les lieux peuvent se passer de cinéma »13 : tout est devenu cinématographique, de l’architecture au Boeing 747, la monotonie du voyage se compense par l’attrait de l’image et son défilement. Richter crée en quelque sorte un théâtre de l’imagemouvement au sens deleuzien du terme où, comme dans la perception cinématographique, le mouvement ne s’additionne pas à l’image, mais où s’effectue une synthèse perceptive immédiate perceptive immédiate qui saisit une image comme un mouvement. L’auteur travaille en quelque sorte sur une écriture visuelle, une écriture de la perception, qui inclue son propre mouvement mais aussi le mouvement des autres, du monde. La structure d’Electronic city se fonde sur ces perpétuels mouvements de caméra interne, créant une esthétique du surplomb. Chaque scène intime de Tom est relayée par une vue globalisante où l’on voit, comme dans un jeu vidéo ou un dessin animé, tous les clones de Tom qui agissent, pensent et ressentent en même temps que lui. « Seul mais semblable aux autres » dit Augé de l’utilisateur du nonlieu. La même expression pourrait s’appliquer à ce que dit Virilio du spectateur de cinéma, paradigme de l’utilisateur contemporain, qu’il s’agisse du danseur disco, de l’homme qui regarde la télé ou celui qui se confie à des oreilles anonymes plutôt qu’à une personne en particulier. Ce qui reste du traitement des références dans Perturbation montre cette évolution de l’individu au travers des pièces de Richter. Dans Tout. En une nuit ou dans Electronic city, les 11 Paul Virilio, op. cit., p. 70 Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, 1992, Seuil. 13 Paul Virilio, op. cit., p 74 12 personnages exprimaient souvent leurs sentiments par citation, de la chanson de Eurythmics à la série télévisée, signe de consciences qui ont perdu leur singularité au profit d’une histoire englobante. Dans Perturbation et Jeunesse blessée (2006), les personnages s’expriment parfois par citation, mais sur un mode toujours incomplet, une bribe des Trois sœurs de Tchéhkov, quelques vers d’une chanson… Le principe intertextuel de ces deux pièces va dans le même sens : Jeunesse blessée est à la fois la pièce répété par les personnages de Perturbation et un texte indépendant. L’auto-citation accentue cette difficulté à s’autodéfinir. L’esthétique de Richter naît directement de sa perception du monde extérieur et de ses évolutions. C’est ce qui crée le passage d’une pièce à l’autre ; pas de lien narratif, mais un lien perceptif, toujours en mouvement. Le monde aseptisé du consulting, effleuré dans Electronic city, va devenir le point central de Sous la glace, et l’image dominante de Sous la glace va donner naissance au monde glaciaire de Perturbation. Une pièce fait naître l’autre. A travers tous ces textes cependant demeure une constante : comment se façonner comme individu afin de pouvoir créer une solidarité, un lien, un « nous », ce « pronom dangereux », pour reprendre le terme de Richard Sennett. PISTES PEDAGOGIQUES & REFERENCES Filmographie - The director ,de Lars von Trier (2013) - The Office, série télévisée 2005/2013, de Ricky Gervais et Stephen Merchant - Ils ne mourraient pas tous mais tous étaient frappés, documentaire de Marc-Antoine Roudil, Sophie Bruneau (2006) - SHAME, de Steve McQueen (2011) - La loi du marché, de Stéphane Brizé (2015) - Margin call, de J.C Chandor (2012) - La Question humaine, de Nicolas Klotz (2007) Bibliographie - Le managment desincarné, M-A DUJARIER - Benchmarking de Isabelle Bruno et Emmanuel Didier Laurence Parisot, février 2008. «Benchmarker, c’est la santé ! J’adore la langue française et je voudrais que Mesdames et Messieurs nos académiciens fassent un jour entrer dans notre dictionnaire le mot de benchmarker. Car il nous manque ! Benchmarker, c’est comparer, c’est étalonner, c’est mesurer ou, plus exactement, ce sont ces trois actions à la fois : benchmarker, c’est évaluer dans une optique concurrentielle pour s’améliorer. Benchmarker, c’est dynamique. C’est une grande incitation à ne pas rester immobile». Falk Richter, Notes Sur la glace, 2002 (traduction Anne Monfort) -Qui a besoin de moi? Et cette indifférence – dans une indifférence folle à travers le vide -Oui, « qui a besoin de moi », c’est une question que le capitalisme moderne semble nier en bloc. Le système rayonne d’indifférence. Il nous pourvoie en rapidité, il nous ôte nos repères, nous glissons, n’avons pas de patrie, nous sommes perpétuellement remplacés parce que notre entreprise fusionne, se dissout nous restructure et nous rend notre liberté, alors nous fonçons à travers l’univers comme des particules livrées à elles-mêmes. En fait, le système nous donne le sentiment qu’on s’isole complètement qu’on fonce seul à travers ce grand vide, et pendant cette chute libre, on doit acheter le plus possible. -jusqu’à s’effondrer -et être interné -comme une auto qui ne roule plus -ou un avion au moteur abîmé qu’on retire de la circulation pour qu’il n’entraîne pas dans sa chute cent autres personnes. -Car c’est ce que font ces hommes qui deviennent fous -et tirent soudain dans la foule -leurs familles, leurs collègues de travail, des gens qui se promènent dans la zone piétonne, ou dans la galerie marchande -ils les descendent tous -tu as écrit deux solutions -la folie meurtrière ou la clinique -Ce sont les seules alternatives que le système peut proposer en ce moment ? D’être tellement accéléré qu’on devient fou et tire aveuglément sur une masse d’homme ou être interné et se reposer, commencer un voyage mental, voir des images, laisser libre cours au cerveau ? -évidemment on peut aussi, si on a de la chance, s’absorber complètement dedans, s’effondrer épuisé devant son téléviseur la nuit et s’enfiler ces orgies hystériques d’applaudissements sur les chaînes privées, l’imagination joue un rôle important : il faut que je me construise mon film, sinon je ne peux pas supporter cette vie glauque et solitaire. Isabelle Bruno et Emmanuel Didier, Le Monde Diplomatique mai 2013 Une méthode de management qui gagne le service public L’évaluation, arme de destruction Parfois décrit comme une maladie de civilisation, le syndrome d’épuisement professionnel, ou burn-out, touche particulièrement les travailleurs les plus zélés. Peut-être parce que, en plus de générer une anxiété permanente, les exigences du management aboutissent à dénaturer l’activité et à en déposséder ceux qui l’exercent. Censé favoriser la « qualité », le « benchmarking » sévit aussi bien dans le public que dans le privé. « Benchmarker, c’est la santé ! », claironnait en 2008 Mme Laurence Parisot, reprenant le slogan de la convention du Mouvement des entreprises de France (Medef) réunie cette annéelà dans l’hémicycle du Parlement européen. Pour qui ignorait tout du benchmarking, son discours — qui en prônait l’application aux produits, aux services, aux idées, aux salariés, aux pays, etc. — avait de quoi désarçonner. De quoi s’agissait-il ? De vanter les mérites d’une technique managériale consistant à « évaluer dans une optique concurrentielle pour s’améliorer ». Pour Mme Parisot, « benchmarker » un pays, ce serait le « comparer à d’autres » en vue de repérer les « meilleures politiques » — entendre : « la fiscalité la plus avantageuse », « l’administration la moins pesante », « l’université la plus admirable (1) »... — et de s’en inspirer dans un souci de compétitivité (2). Une recette simple que les capitaines d’industrie s’évertuent depuis les années 1990 à transmettre aux dirigeants du monde entier. Ainsi, en 1996, la Table ronde des industriels européens (European Round Table, ERT) coorganisait avec la Commission européenne un séminaire pour promouvoir auprès des décideurs politiques un exercice susceptible d’« aider les gouvernements à justifier les inévitables choix difficiles (3) ». Difficiles pour qui ? Ce point n’était pas précisé. Le benchmarking produit des benchmarks (« repères »), c’est-àdire des objectifs à atteindre qui ne sont pas fixés dans l’absolu, en fonction des exigences d’un patron, mais relativement à ce qui est censé se faire de mieux dans le monde. La force du benchmark ne tient donc pas tant à la poigne d’un chef ou à la scientificité d’un pourcentage qu’à l’objectivation d’une performance. Aux sceptiques, il oppose la preuve d’un meilleur résultat enregistré ailleurs. Ainsi, au nom du fait concurrentiel, il serait plus facile de faire accepter les restructurations, les licenciements, la « rationalisation » budgétaire, et de faire taire les contestations « irréalistes ». Aux Etats-Unis, le benchmarking, développé dans le privé par des entreprises comme Xerox, accède à la notoriété publique au milieu des années 1980. Présenté comme l’arme de la reconquête des parts de marché perdues au moment de la « déferlante nippone », il est préconisé par les économistes du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) pour enrayer le déclin des performances industrielles du pays (4). Il devient également l’un des critères d’attribution du prix Baldrige, créé par l’administration Reagan pour récompenser les organisations qui recherchent avec le plus de zèle la « qualité totale », que ce soit dans le secteur des biens et des services, dans la santé, dans l’enseignement ou dans des activités non lucratives. « Enrôlement des puissances salariales » Le benchmarking conduit les agents à vouloir améliorer sans relâche leurs scores, à être continuellement en quête de « meilleures pratiques », à viser toujours de nouvelles cibles, à s’engager autant qu’ils le peuvent au service d’un idéal relatif, la « qualité ». L’enrôlement de tous dans un effort coordonné de compétitivité ne procède idéalement d’aucune contrainte, ni physique ni légale. Il se nourrit de la bonne volonté des participants. Etre volontaire, « proactif », apporter la preuve de sa « performance totale (5) », ou bien s’exclure du jeu : telle serait l’« alternative infernale (6) ». Il y a là une façon très singulière de gouverner les membres d’un collectif. En l’absence de moyens coercitifs, qu’est-ce qui les fait courir ? Les primes et les récompenses n’épuisent pas les ressources de ce mode de gouvernement, qui fonctionne à l’initiative, à l’autoévaluation, à l’engagement personnel, à la responsabilisation, au volontarisme. Certains parlent de « contrôle d’engagement subjectif (7) », ou d’« enrôlement des puissances salariales (8) ». Ces formules mettent en relief l’ambivalence d’une domination qui se nourrit de la liberté, de la créativité et de la subjectivité des dominés. Bien que ces concepts aient été forgés pour décrire les mutations des relations de travail dans l’entreprise, ils valent également pour l’administration publique. En période de vaches maigres budgétaires et de condamnation généralisée des excès bureaucratiques, hors de question d’intervenir plus (ou avec davantage de moyens) : il faut mieux organiser, afin de dispenser les meilleurs services à moindre coût. Au slogan libéral classique du « moins d’Etat » s’est ainsi substitué le mot d’ordre néolibéral du « mieux d’Etat ». Mais la définition de ce qui est « mieux » pour différentes institutions ne coule pas de source. Si les entreprises visent le profit, quelle finalité s’assignent l’Etat et ses administrations ? En régime démocratique, il appartient — en principe — au peuple de le déterminer. De fait, cette question suscite un dissensus politique fondamental. Dès lors, la pratique du benchmarking n’a rien d’évident ni de naturel. Que l’Etat fasse usage de chiffres n’est pas nouveau : dès sa naissance, au XVIIIe siècle, la statistique se présente comme la « science de l’Etat ». Ironie de l’histoire : ce que la puissance publique avait conçu comme son instrument privilégié sert aujourd’hui à la mettre en pièces sous couvert de « nouvelle gestion ». En mobilisant les statistiques, le benchmarking cherche à capter leur pouvoir de description transformatrice. Afin de distinguer l’appareil statistique, dont la formation est coextensive à celle de l’Etat, du réseau de chiffres tissé par le benchmarking, nous pourrions parler d’une « nouvelle quantification publique » (NQP), comme d’autres parlent d’une « nouvelle gestion publique ». Dans les deux cas, ces expressions ont l’avantage de pointer une constellation d’éléments à géométrie variable dont on peut faire apparaître les régularités et la cohérence d’ensemble. Cette NQP regroupe des composants dont on nous rebat les oreilles depuis une dizaine d’années. Il s’agit des indicateurs de performance, variables quantitatives que les agents doivent renseigner eux-mêmes pour démontrer l’efficacité de leur activité ; des objectifs quantitatifs, que les instances dirigeantes leur assignent tout en cherchant à leur insuffler la « culture du résultat » ; des tableaux de bord, qui permettent d’appréhender en un seul coup d’œil un grand nombre de données chiffrées ; des classements identifiant les « bons élèves » et les moins bons en vue de distribuer primes et sanctions, etc. Ces techniques ont été systématisées dans l’administration publique française par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et par la révision générale des politiques publiques (RGPP), rebaptisée par le nouveau gouvernement modernisation de l’action publique (MAP). S’ils s’appuient sur la « bonne volonté » de chacun, de tels dispositifs ne fonctionnent pas pour autant en roue libre ou en pilotage automatique. La domination managériale est exercée par une élite dont le cercle se resserre. En outre, si les dirigeants politiques et économiques parviennent à imposer le benchmarking en arguant de l’universalité de cette méthode managériale, supposée tout-terrain, ils se l’appliquent rarement à eux-mêmes. Le meilleur exemple en est sans doute l’expérience de notation et de classement des ministres au regard des objectifs chiffrés qu’avait fixés le président Nicolas Sarkozy. Si la publication du palmarès dans l’hebdomadaire Le Point a fait grand bruit en janvier 2008, l’idée a vite été abandonnée. Le développement du benchmarking a en outre rencontré l’opposition d’une catégorie particulière d’agents : médecins, magistrats, commissaires ou professeurs d’université. Tous ont vu leur autorité traditionnelle radicalement mise en cause par l’introduction de ce type d’évaluation comparative et gestionnaire, qui tend à se substituer au jugement par les pairs. Habituellement peu enclins à l’action collective, ces « patrons » ont alors rallié la cause d’agents subalternes mobilisés contre des dispositifs dont ils sont les premières cibles. En revanche, d’autres travailleurs, qui ne bénéficiaient pas du même capital social, ont espéré que ces nouveaux systèmes d’évaluation leur permettraient de faire mieux reconnaître leurs qualités et de valoriser leur position. C’est donc par une alliance entre les plus hauts responsables et certains agents intermédiaires faisant figure d’« outsiders » (9) que le benchmarking est parvenu à surmonter les résistances et à s’imposer dans le secteur public. Les promesses d’objectivité et d’équité formulées par ses promoteurs n’ont toutefois pas été tenues, et de nombreux effets pervers sont apparus de façon flagrante. Les agents de tous niveaux ont senti s’abattre sur eux une pression psychologique énorme, qui, en particulier dans la police, haut lieu de la « politique du chiffre », a mené certains d’entre eux au suicide. Le nombre d’appels téléphoniques reçus par le service de soutien psychologique opérationnel des forces de l’ordre a presque quadruplé en dix ans. Obligés de poursuivre des objectifs peu consistants, toujours mouvants, les agents souffrent d’un manque de clarté et de stabilité dans leur activité. Ils parlent souvent d’une « perte de sens ». Quant aux usagers des services publics, ils ont pu constater que le prétendu « mieux d’Etat » signifiait en réalité une baisse de la qualité des services publics. On a par exemple assisté à une explosion du nombre de gardes à vue pour des personnes qui, auparavant, n’auraient pas été inquiétées. Et le tri à l’entrée des urgences hospitalières, présenté comme le gage d’un traitement plus rapide des malades, a provoqué une augmentation du taux de retour, signe d’une insuffisance de la prise en charge. Les agents évalués par des variables quantitatives ont dû apprendre à « faire du chiffre », ou à présenter leurs résultats de la façon la plus flatteuse pour eux. Des policiers ont procédé à des arrestations faciles, mais sans effets réels sur la délinquance ; des médecins ont écarté les pathologies les plus complexes pour traiter plus de cas simples ; des chercheurs ont saucissonné leurs articles pour en publier trois plutôt qu’un seul consistant. Comment les blâmer de se protéger, de défendre leurs intérêts ? Mais, du coup, la réalité sur laquelle portent les chiffres censés évaluer leur réactivité, leurs initiatives, est elle-même construite par la technique de management. Elle n’est plus le juge de paix final qui soupèse l’action de l’Etat : elle est susceptible d’être, elle aussi, construite. Première victoire en justice Une opposition au benchmarking en tant que tel commence à s’organiser, notamment en France. Le 4 septembre 2012, le tribunal de grande instance de Lyon a estimé que la mise en concurrence des salariés suscitait un stress permanent qui nuisait gravement à leur santé. Aussi a-t-il interdit à la Caisse d’épargne Rhône-Alpes Sud de fonder son mode d’organisation sur le benchmarking. Depuis 2007, cette banque avait en effet instauré un système de gestion des personnels qui consistait à comparer quotidiennement les résultats de chacun et à afficher un classement. Engagée par le syndicat Solidaires, unitaires, démocratiques (Sud), qui dénonçait la terreur engendrée par de telles méthodes, l’action en justice marque un tournant dans la résistance au dispositif. Ce jugement sans précédent ouvre la voie à de nombreux recours partout où le benchmarking est à l’œuvre. Isabelle Bruno et Emmanuel Didier Auteurs de Benchmarking. L’Etat sous pression statistique, La Découverte, coll. « Zones », Paris, 2013. Faites un don (1) « Benchmarker, c’est la santé ! », Medef, 8 février 2008. (2) Lire Gilles Ardinat, « La compétitivité, un mythe en vogue », Le Monde diplomatique, octobre 2012. (3) ERT, « Benchmarking for policy-makers : The way to competitiveness, growth and job creation », rapport issu du séminaire, octobre 1996. (4) The MIT Commission on Industrial Productivity, « Made in America : Regaining the productivity edge », MIT Press, Cambridge, 1989. (5) Florence Jany-Catrice, La Performance totale : nouvel esprit du capitalisme ?, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuved’Ascq, 2012. (6) Philipe Pignarre et Isabelle Stengers, La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, Paris, 2007. (7) Philippe Zarifian, « Contrôle des engagements et productivité sociale », Multitudes, no 17, Paris, été 2004. (8) Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La Fabrique, Paris, 2010. (9) Nicolas Belorgey, L’Hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », La Découverte, Paris, 2010. 2 Olivier Meyrou / Yoann Bourgeois / Ktha compagnie Ninon Brétécher / Anna Mouglalis / Arnaud Cathrine Claire Diterzi / Cyril Teste / Martin Legros / DakhaBrakha Dorian Rossel / Cirque Inextrémiste / Norah Krief / Éric Lacascade / David Lescot / Théâtre Dromesko / Joris Mathieu / Pierre-Marie Baudoin / sébastien Barrier / Benoît Bonnemaison-Fitte / Nicolas Lafourest / Kaori Ito / olivier Martinsalvan / Justine Berthillot / Frédéri Vernier / Adrien Béal / Angela Laurier / Olivier Coulon-Jablonka / Juan Ignacio Tula / Stefan Kinsman / Mathurin Bolze / Karim Messaoudi / Guy Alloucherie / Cie Defracto / Sylvain Décure/ Matias Pilet / Olivier Dubois / Aurélien Bory Gwen Aduh / Fragan Gehlker / Alexis Auffray / Maroussia Diaz Verbèke / Thibault Rossigneux / Festival Futur Composé / Christophe Rauck Le Monfort Établissement culturel de la Ville de Paris Codirection Laurence de Magalhaes & Stéphane Ricordel