LETTRES ARTS SPECTACLES THÉÂTRE brille un soleil pâle, un simple parquet mobile de grosses planches laquées qui s'entrouvre pour faire surgir Caliban ou servir de coffré de rangeMent. Devant la scène; trois rangs d'orchestre ont été supprimés pour représenter la mer, comme dans le kabuki. 'Les vagues faites d'un voile bleu s'enflent, se déchaînent sans que nous cessions d'être au théâtre, niais avec une telle technique que la tempête devient vraie. Un peu de sable blanc, un coquillage — Ariel y écoute le bruit de la mer —, des ombres qui cheminent : ces hommes sont bien « de l'étoffe dont sont faits nos rêves Strehler a pris Shakespeare au mot : cette réalité est fragile. Théâtre et métaphysique ne se sont jamais aussi sûrement rejoints. Pas un instant 'de la mise en scène qui ne soit justifié par le texte. . L'ÉTOFFE MÊME DE NOS RÊVES Jamais « la Tempête » de Shakespeare n a ,été mieux compris que par Giorgio Strehler, le dernier des platoniciens LA BEAUTÉ DE CALIBAN LA TEMPÊTE de' Shakéspearé Traduction italienne d'Agostino Lombardo Théâtre de l'Europe (Odéon). - ublime. Sublime de beauté, de Sensibilité. Sublime d'intelligence. Jamais la dernière oeuvre de•Shakespeare, son adieu au théâtre,' da été mieux comprise. On a vu récemment le téléfilm réalisé par les comédiens anglais : aVait naïvement reconstitué un décor naturel, aussi, antithéâtral que pôssible. Strehler, lui, 'a compris igue « la Tempête » était avant tout une pièce sur le théâtre, considéré comme une crismologié. Bien sûr, il a italianisé Shakespeare;profitant, non sans raison, des noms de lieux (Naples, Milan) et de personnes, de cette fascination qu'avait exercée une Italie mythique sur l'Angleterre :du xvio siècle. Dans sa mise en scène, les clowns, sortent tout droit de la commedia dell'arte. C'est l'ancien Arlequin, Ferrucio. ,Sto. léri, qui joue l'un d'eux. Mais à travers la tradtiCtion, le sens profond de la féerie demeure, même et surtout si Strehler a confondu son destin'd'honime de théâtre avec celui de Prosiiérb. Rarement metteur en scène ne s'est engagé aussi ° • • • "C'est à peine indiqué, suggéré plutôt : magicien, 'Prospero est tout naturellement dramaturge. Le vieux parchemin qu'il tire de teririps à autre de sa' poche est 4i.tssi une brochure de théâtre. Tantôt acteur sur la scène, tantôt dans la salle, il dirige les acteurs du drame qu'il a imaginé. Quand, à la fin, il va quitter son île, il détruit le décor, qui s'effondre Sous nos yeux comme, jadis, à la fin des « Géants de la montagne », le rideau de fer écrasait le chariot des comédiens. Les trucs de théâtre sont clairement montrés. Ariel, par exemple — une formidable jeune actrice, moitié clown, moitié danseuse —, virevolte dans les airs au bout d'un filin d'acier. L'illusion du vol est si parfaite qu'on s'irrite - - 108 Vendredi 18 novembre 1983 '7. PROSPERO ET ARIEL Du Moyen Age aux Temps modernes naïvement de voir ce fil. Eh bien, il joue aussi son rôle. C'est Prospero qui y a attaché Ariel. Chaque fois que l'esprit aérien demande sa liberté, il supplie qu'on le détache — ce qui arrive à la fin. Ainsi Strehler ne nous demandet-il pas de croire à la magie, mais, •ce qui est plus fort, à la magie du théâtre qui, effectivement, enchaîne les personnages, les comédiens à l'auteur ou au metteur en scène — au démiurge. Conçue par Luciano Damiani, l'île de Prospero est un lieu abstrait, onirique. Une toile de fond délicatement teintée de tous les gris, où L'histoire est aussi présente. Seule entorse à une tradition figée : Caliban est beau. Quoique joué par un acteur italien, c'est un Noir, un indigène. Sa monstruosité, les fantasmes de viol liés à son apparence sont pour Strehler — et le traducteur qui s'en explique dans le programme — la marque de la vision que pouvaient avoir d'un native les premiers découvreurs de continents... « La Tempête », c'est aussi, comme pour bien d'autres pièces de Shakespeare, le passage du Moyen Age aux Temps modernes, sous le double patronage de Montaigne et de Bacon. Au « brave new world » que salue Miranda éblouie répond l'adieu nostalgique de Prospero, accoucheur de ce monde que les anciennes pratiques avaient tenu enchaîné. S'il ne se fie plus qu'à la prière pour terminer sa vie, c'est qu'au sein de l'illusion suprême la liberté des êtres jeunes est la plus forte. Il détruit le théâtre qu'il a construit, non sans désespoir. Ce désespoir, dont parle Shakespeare, est-ce aussi celui de Strehler ? Au moins depuis l'adieu du Juge, alter' ego de Goldoni, dans « Barouf à Chioggia », ne sait-on pas que le théâtre de Strehler, cet Italien bondissant, inépuisable, est un théâtre de la nostalgie.'? On le. sentait d'autant plus, cette fois, que Strehler, malade, n'avait pu assister aux débuts du Théâtre de l'Europe qu'il dirige désormais à l'Odéon et qu'a inauguré cet admirable spectacle. • Les représentations de « l'Illusion comique », de Corneille, qu'il doit mettre en scène avec des comédiens français sont fortement retardées. Mais on sent déjà, à travers cette « Tempesta », qui date de la saison 77-78 du Piccolo Teatro, ce que pourra être cette nouvelle pièce du « théâtre dans le théâtre », où, là non plus, on ne sait pas où commence et où finit la réalité. Je crois décidément que, dans son raffinement esthétique indépassable, Giorgio Strehler est le dernier platonicien. GUY DUMUR Prochains spectacles du Théâtre de l'Europe.: « l'Illusion comique », de Corneille, mise en scène de Strehler (prévu pour début janvier) ; « Lumière de bohème », de Valle Inclan, mise en scène de Lluis Pasqual (en espagnol, 13 février) ; « la Bataille d'Arminius », de Kleist, mise en scène de Claus Paymann (en allemand, le 28 février). Plusieurs spectacles au Petit-Odéon à 18 h 30.