102 ROUBINE, Jean-Jacques, Introduction aux grandes théories du théâtre, Paris, Dunod-Bordas, 1990: III. Le principe de réalité 103 4. La mutation naturaliste opposées, et souvent les plus éloignées du naturalisme saura se souvenir que le réel peut aussi faire du théâtre. Et qu'il a une «présence», comme on dit, d'une extraordinaire intensité! L'intérêt de la mise en scène naturaliste, c'est au fond qu'elle n'a pas clairement désigné son objectif: croyant simplement développer l'art du mimétisme, améliorer les techniques de reproduction du réel, elle déplace insidieusement la vocation de la représentation. Le théâtre n'est plus seulement le lieu d'une illusion plus ou moins «parfaite». Il devient un espace d'hallucination. Le spectateur croyait laisser le réel à la porte du théâtre. Le réelle rattrape au cœur du spectacle et le jette dans la confusion délicieuse d'une perception sans repères stables. Plus que l'exactitude «scientifique» de la reproduction mise en avant pour justifier les mutations dramaturgiques et scéniques qu'il préconise, c'est la recherche de ce vertige qui estle rêve secret du théâtre naturaliste. Et c'est lui qui fait sa modernité. En 1879, l'adaptation pour la scène de l'Assommoir est un triomphe. Et Zola commente ainsi la mise en scène du huitième tableau: «C'est le tableau que je préfère. Toutes mes idées sont là, dans celte reproduction exacte de la vie. Les acteurs ne jouent plus, ils vivent leurs rôles. La mise en scène est une merveille de vérité; ces hommes qui entrent, qui sortent, qui consomment assis à des tables ou debout devant le comptoir, nous transportent chez un véritable liquoriste.» (Préface de l'Assommoir). • Stanislavski A la fin du siècle, en Russie, Stanislavski met en pratique avec un mélange de rigueur exigeante et de sensibilité poétique, une théorie de la représentation qui doit beaucoup à l'idéal naturaliste. Elle s'enracine dans une expérience multiple. Stanislavski a été tour à tour ou simultanément acteur et metteur en scène, chef de troupe et pédagogue. Il a mis au point une «méthode», le «Système», qui révolutionne l'art de l'acteur et les techniques d'interprétation des rôles. Son influence sera notable sur le théâtre occidental, mais inégalement répartie. Les pays anglo-saxons seront incontestablement plus réceptifs à son enseignement que les pays de tradition latine. Par exemple, aux Etats-Unis, le fameux Actor Studio où se sont exercés les meilleurs interprètes américains est un centre d'autoformation fortement imprégné, à l'origine, des thèses et des orientations méthodologiques de l'école stanislavskienne. En France, ce sont les metteurs en scène (qui sont aussi souvent des pédagogues) d'ascendance ou de culture slaves qui contribueront à diffuser ses idées sur le jeu du comédien et les techniques à travers lesquelles elles peuvent se réaliser, en particulier Georges et Ludmilla Pitoëff entre les deux guerres, puis, après 1945, Tania Balachova, Michel Vitold, et, aujourd'hui Peter Brook ou Antoine Vitez ... En tant que metteur en scène, Stanislavski actualise la théorie naturaliste dans des réalisations d'une rare perfection. Le metteur en scène, à ses yeux, est responsable de la cohérence globale de la représentation de l'articulation significative de tout ce qui y contribue. Il n'y a pas de détail mineur. La forme et la matière du moindre objet ont un potentiel de suggestion et d'émotion qui justifie qu'on lui accorde autant de soin qu'aux éléments scéniques ou interprétatifs qui passent pour essentiels. Il fait sensation en utilisant les techniques les plus récentes. Il tire parti des nouveaux moyens d'éclairage pour créer des atmosphères d'une force prenante. Il joue volontiers du clair-obscur. Il découvre les ressources expressives du bruitage qu'il met en œuvre avec un grand souci d'exactitude et de raffinement, notamment dans ses mises en scène de Tchekhov. Monte-t-il un drame historique ? Il consulte les spécialistes les plus éminents de la période ou de la civilisation concernées, il effectue, ou fait effectuer des recherches minutieuses, d'un point de vue archéologique, sur les accessoires, leurs matériaux, les étoffes des costumes, etc. A la fois empirique et pragmatique, Stanislavski invente toute sorte de techniques d'entraînement du comédien. Toutes ont un objectif commun: éliminer le formalisme et la mécanisation du jeu, casser les routines, annihiler les stéréotypes. A ses yeux, il n'y a d'interprétation digne de ce nom qu'irradiée par une intense vie intérieure. Voilà pourquoi il confère un tel poids à ces silences expressifs qui suggèrent un au-delà du discours et dont Tchekhov fait un instrument essentiel de sa dramaturgie. Dans le même esprit, il explore toutes les potentialités expressives qui émanent du corps même de l'acteur. C'est pourquoi il attache une telle importance à la question du contact: une partie essentielle de l'art du comédien consiste à tirer parti de tout ce qui lOS 104 Ifllrodllt:I;Ofl IIILI' grll1l1/,',I' 1111'111"',1' tllllllt!âlre LI: l'riflt:;l/(; dl: n<a/lll< peut suggérer la relation du personnage à son environnement, sa façon de regarder, d'écouter, d'évoluer dans un espace donné, d'utiliser un objet familier, de se rapprocher ou de s'éloigner d'autrui, etc. Il n'y a pas non plus, dans la conception stanislavskienne, d'incarnation vivante si elle ne se charge d'un double «vécu» que l'acteur doit s'efforcer de mettre en coïncidence : le «vécu» imaginaire du personnage et le «vécu» réel de l'interprète. Pour ce faire, Stanislavski n'hésite pas à doter protagonistes, comparses et figurants de «biographies» doublement fictives puisqu'elles sont une construction imaginaire appliquée à des figures qui ne le sont pas moins ! Quant au «vécu» réel de l'acteur, il est mobilisé pour assurer la singularité vivante de l'interprétation. La difficulté majeure, dans le travail du comédien, dit Stanislavski, est qu'il doit se battre chaque soir contre tout ce qui menace la fraîcheur, le jaillissement de son interprétation, contre tout ce qui en fait une chose morte : la routine, l'automatisme, l'insincérité, etc. En l'occurrence, le problème se complique du fait que l'acteur doit à la fois faire déferler en lui une émotion qui transfigurera son incarnation et qui plongera ses racines dans sa «mémoire affective», et rendre cette émotion perceptible et compréhensible au spectateur. Ce qui suppose un travail de formalisation complexe, et un contrôle constant de ses retentissements, tant sur le public que sur le comédien ou ses partenaires. Voilà pourquoi Stanislavski exige de ses acteurs une autodiscipline approfondie, une maîtrise de toutes les techniques corporelles et vocales. Cette maîtrise étant acquise, l'acteur sera en mesure de mettre en œuvre ce que Stanislavski appelle le revivre. Le revivre, dans sa terminologie, est l'antithèse du représenter. Le comédien qui «représente» se borne à utiliser des formes usagées, convenues des stéréotypes. Le revivre, au contraire, c'est la rencontre d'une situation dramatique donnée et du passé intime de l'acteur. Celui-ci s'approprie totalement la situation proposée par l'auteur en l'articulant à une expérience vécue identique ou homologue. Par exemple, s'il joue un crime passionnel (Othello), il cherchera à retrouver, en lui, la mémoire d'une souffrance passionnelle suraiguë ... Par là, l'interprétation échappera aux poncifs. Elle acquerra une singularité, une authenticité qui donneront au spectateur le sentiment d'une urgence complètement neuve ou si l'on veut, d'un «naturel» encore jamais atteint. Une fois de plus, le génie de l'homme de théâtre, c'est de déplacer les frontières entre le «réel» et la «représentation» et d'élargir le champ de cette dernière. La scène naturaliste : bilan et prolongements Bien sûr, la scène naturaliste prête le flanc à bon nombre de critiques. On lui reprochera de se perdre dans l'accumulation quasi documentaire ou pittoresque d'effets de réel qui finissent par se télescoper, s'enchevêtrer et manquer la fonction qui leur était assignée. Mais son exigence même, dans ce qu'elle peut avoir, à nos yeux, d'excessivement vétilleux, doit être replacée, pour être correctement évaluée, dans le contexte de l'époque. Elle dénonce en effet le manque de rigueur de ces pratiques banales qui confondent trop facilement convention et facticité, stylisation et stéréotype. Les approximations en vigueur, les pseudo-trompe-l'œil (miroirs peints qui ne renvoient aucun reflet, fenêtres qui ne s'ouvrent pas, clair de lune qui semble sourdre du sol, etc.) tout cela, grâce à l'exigence naturaliste, sera de moins en moins toléré. Et le débat fondamental sera clairement posé : le théâtre ne saurait à la fois prétendre reproduire le monde de façon «véridique» ou «réaliste» et refuser de s'interroger sur la validité et l'efficacité des techniques mises en œuvre à cette fin. Affirmer le caractère incontournable de la convention théâtrale, n'est-ce pas insidieusement justifier la routine de certaines pratiques? Le naturalisme aura fourni à la scène de nouveaux instruments. On a beaucoup ironisé sur le recours à l'objet «vrai». Mais, au-delà de l'ingénuité mimétique qu'il semble révéler, il offre, transformé en «accessoire», une théâtralité d'une force imprévue. Brecht saura s'en souvenir et, après lui, ainsi que l'observait Bernard Dort en 1964, la scène «s'emplit de matériaux hétéroclites, lambeaux d'étoffes usées, fragments d'objets quotidiens arrachés à quelque désastre [ ... ] Le monde des choses a de nouveau accès au théâtre. Ce n'est sans doute plus ces «milieux» trop bien imités dont Antoine rêvait, mais c'est encore un milieu qui signifie notre dépendance vis-à-vis de la société, qui nous dit immédiatement 126 In/roduc/iofl III1X g/'(/fld,'.l' /Mo"'I',I' du tll/':(J/rt~ IV. Les six tentations du théâtre 2. Le théâtre, service du texte 127 Brecht. Evoquer les expériences du Living Theatre, c'est redire le rêve d'Artaud ... Une approche strictement «nationale» s'accordait, grosso modo, à la situation du théâtre des siècles précédents. Et encore! Après tout, les premières réflexions sur Aristote et l'invention de l'opéra nous venaient d'Italie. Les théoriciens allemands nourrissent le Romantisme français ... Mais à partir des années 1880, elle devient de plus en plus inadéquate. Avec le développement des voyages, des tournées, puis des festivals, le théâtre s'internationalise. On a mentionné le retentissement de Brecht sur la pratique française des années 1960. Il faudrait aussi évoquer une influence américaine, au cours de la décennie suivante, avec le Living Theatre, le Bread and Puppett, Bob Wilson. Ou les recherches polonaises d'un Grotowski, hier, et aujourd'hui d'un Kantor. Ou le courant italien avec Strehler, Ronconi. .. Ou la mise en scène allemande (peter Stein, Klaus-Michael Grüber, Matthias Langhoff, Peter Zadek ... ) Il est devenu courant qu'un metteur en scène étranger monte, en France, des spectacles français, c'est-à-dire en langue française, avec des interprètes français 1. Et un anglais tel que Peter Brook s'est fixé à Paris depuis 1974. Avec des comédiens de toute nationalité, il travaille sur des textes du grand répertoire occidental (Shakespeare, Jarry, Tchekhov ... ) mais aussi sur des traditions africaines (Les Iks, L'Os), persanes (La Conférence des oiseaux), indiennes (Le Mahabharata) ... Il Y a longtemps eu, à Paris, un théâtre des Nations. Il y a aujourd'hui un Théâtre de l'Europe ... Bref, le cosmopolitisme est devenu la marque même du théâtre français contemporain. Sans se dissimuler ce que l'entreprise peut avoir de hasardeux, pour baliser ce foisonnement théâtral, on regroupera des tentatives variées en les référant à une commune option théorique. Tentatives et tentations! L Quelques exemples récents: Les Italiens Giorgio Strehler et Luca Ronconi montent à la Comédie Française, le premier la Trilogie de la Villégiature de Goldoni (1978), le second Le Marchand de Venise (1987). L'Allemand K.M. GrÜber présente, dans le même théâtre, la Bérénice de Racine (1985) et ailleurs avec Jeanne Moreau, Le Récit de la Servante ZerIine (1986). Strehler inaugure son mandat de directeur du Théâtre de l'Europe avec une mise en scène de l'Illusion [comique] de Corneille (1984). Et l'Américain Bob Wilson s'attaque au Martyre de Saint-Sébastien de d'Annunzio et Debussy (1988) ... Ajoutons que les metteurs en scène français ne sont pas en reste et travaillent, eux aussi à l'étranger. Peut-être verra-t-oll sc dessiller un schéma théorique global, une structure complexe et souple dévoilant1cs po·stulats essentiels du théâtre moderne et aussi une combinatoire qui témoigne de sa faculté de rebondissement, de renouvellement créateur. L'image qui devrait venir à l'esprit serait sans doute celle du kaléidoscope ... 2. Le théâtre, service du texte L'art de la mise en scène dénature-t-il le texte dramatique dont il prétend rendre compte par les moyens propres de la représentation ? Le débat est sans doute oiseux. En tout cas, il est aussi vieux que le théâtre ! Au XVIIe siècle, déjà, Saint-Evremond déplorait que ce qu'on n'appelait pas encore «mise en scène» permît d’imposer, par l'éblouissement des sens, des livrets d'opéras ineptes : «Une sottise chargée de musique, de danses, de. machine~, de décorations est une sottise magnifique, mais toujours sottise ; c'est un vil~in fonds sous de beaux dehors, où je pénètre avec beaucoup de désagrément.» (Sur les opéras, 1677). Au XIXe siècle, la même critique à l'endroit du spectaculaire ne cesse d'être articulée par les zélateurs du texte. En 1834, Gustave Planche revendique un théâtre «sans costumes, sans trappes, sans changements à vue, sans décoration, un théâtre littéraire enfin.» (De la réforme dramatique). Et, on l'a vu (cf. supra, p. 109), la théorie symboliste s'édifie contre la mise en scène, contre les décors et costumes, contre les accessoires, contre les comédiens ... Du répertoire Cette arrière-plan explique la position des metteurs en scène français de la première moitié du siècle qui, derrière Copeau, s'emploient à rénover l'art de la représentation tout en proclamant l'éminente supériorité du texte sur toutes les autres composantes du théâtre. Un trait commun les unit: tous visent à se confronter aux textes majeurs du répertoire. Et tous rêvent de découvrir et de révéler de, grands textes modernes. Au théâtre du Vieux-Colombier, Copeau présente Barberine de Musset, en 1913, et, 1’année suivante, 128 IlIIroduc/;o" tl/LX 1-:rll/lIl/'.\' tlufo,{r,l' dll /!lNurc l'Echange de Claudel. Il montera aussi Shakespeare (La Nuit des rois, Comme il vous plaira), Baty se lance dans des adaptations pour la scène des plus grands romans (Crime et châtiment, 1933 ; Madame Bovary, 1936). Il monte Shakespeare, Molière, Racine, Musset ... Et si les contemporains qu'il choisit de mettre en scène (Gantillon, Pellerin, Lenormand, Jean-Jacques Bernard ... ) ne se sont pas imposés à la postérité, du moins témoignent-ils de l'importance que Baty attachait à la découverte d'un répertoire nouveau. On peut en dire autant de Pitoëff et Dullin. Le premier monte plusieurs Shakespeare et fait découvrir au public français Tchekhov et Pirandello, Gorki et O'Neill, Claudel et Cocteau, voire le jeune Anouilh. Le répertoire du second passe par Aristophane, Shakespeare, Corneille, Molière pour aboutir, en 1943, à la parabole d'un jeune philosophe qui s'essayait au théâtre (Sartre, Les Mouches). Les Molière de Jouvet (Dom Juan, Tartuffe, L'Ecole des femmes) sont restés fameux. Mais c'est le même Jouvet qui fait découvrir l'essentiel du théâtre de Giraudoux et n'hésite pas à offusquer son public en commandant une pièce à un jeune et sulfureux taulard qui, affirment alors Cocteau et Sartre, est aussi un grand romancier (Genet, Les Bonnes, 1947). Le flambeau sera repris, au tournant des années 1950, par Barrault qui montera Shakespeare et Kafka, Claudel et Marivaux, Beckett et Marguerite Duras, et par Vilar qui offrira à son public d'A vignon et du T.N.P., Corneille et Molière, Marivaux et Musset, Sophocle et Shakespeare, Kleist et Büchner (cf. supra, p. 121). Et, s'il déplorait de ne pas trouver d'œuvres contemporaines à la mesure de l'immense plateau de Chaillot, il n'en révèle pas moins Brecht (Mère Courage, Arturo Ui), Eliot (Meurtre dans la cathédrale), voire Pichette avec l'échec courageux de Nuclea. Bref, tous ces metteurs en scène qui appartiennent à des générations différentes, qui font des choix esthétiques divers, affirment, par leur pratique, un lien fondamental, créateur, entre la représentation et le texte de iliéâtre. Tous témoignent d'une commune exigence intellectuelle, d'un commun refus de la médiocrité boulevardière. Le culte du texte Au fond de cette valorisation du texte, on retrouve sans doute la trace d'un spiritualisme hérité des Symbolistes. Par exemple, Lc.l' .l'Ix //:"/(///0/1,1' tlu /!lNJ/n: 129 Copeau reprend à son compte la vision mallarméenne transmise par Gide avec qui il entretient des liens étroits. Paradoxe d'un homme de théâtre qui en vient à récuser la matérialité même de la représentation ! «A ce qui a trait aux décors et aux accessoires nous ne voulons par accorder d'importance.» (<<Un essai de rénovation dramatique», in Critiques d'un autre temps, 1923). Ainsi conçue, la mise en scène doit être une confrontation directe et épurée entre les trois instances cardinales de la représentation : le texte, le metteur en scène, les acteurs. La scène n'est jamais que l'espace aménagé de cette confrontation: «Que les autres prestiges s'évanouissent et pour l'œuvre nouvelle qu'on nous laisse un tréteau nu !» (Ibid). La formule pourrait convenir à tous. Dans son évocation de l'œuvre de Pitoëff, Jacqueline de Jomaron peut observer: «Malgré l'importance extrême qu'il attachait à l'autonomie du metteur en scène, la mise en scène n'en restait pas moins pour lui un moyen au service du «texte» (Georges Pitoëff, metteur en scène, 1979). Sans doute Baty brandira-t-il l'étendard de la révolte contre la tyrannie du verbe : «En cinq ans, d'un bout à l'autre de l'Europe, une révolution renverse Sire le Mot.» (Le Masque et l'encensoir, 1926). Mais, en 1922, comme Copeau, il adhère à cette hiérarchisation qui définit le texte comme le cœur vivant de la mise en scène. C'est lui qui la surdétermine. Qui lui confère nécessité et cohérence : «Le texte est la partie essentielle du drame. Il est au drame ce que le noyau est au fruit, le centre solide autour duquel viennent s'ordonner les autres éléments.» (Bulletin de la Chimère, VI, octobre 1922). Et Jouvet ne dira pas autre chose: «C'est l'enseignement du texte seul qui guide, c'est ce texte seul qui conduit une représentation.» (Témoignages sur le théâtre, 1952). Mettre en scène, c'est avant tout se mettre à l'écoute du texte. La représentation n'est pas une fin en soi. Elle est au fond un art de l'illumination. Elle doit être capable de faire chatoyer toutes les facettes du texte sans s'imposer à lui. Elle doit aussi être un médium qui établit entre le texte et le spectateur une nécessaire déflagration amoureuse: 176 IIItroduc/ioll il/t" g"(/f/fl,t,~ tMIlI'/':,I' rJllthNJ/rc: IV. Les six tentations du théâtre 7. Croisements et métissages 177 Le texte, dénoncé, violé et ... perpétué Le modèle artaudien excommunie le texte. Pourtant, il faut bien avouer que, dans ses projets et dans ses trop rares réalisations, Artaud n'a guère fait autre chose que de se confronter à des textes. Quitte à les violenter plus ou moins rudement ! N'annonce-t-il pas que le théâtre de la Cruauté mettra en scène «sans tenir compte du texte» ... toute une série de textes illustres ou marginaux (Arden of Feversham, un extrait du Zohar, l'histoire de Barbe Bleue, un conte du Marquis de Sade, des mélodrames, le Woyzeck de Büchner ... ) ? Sans doute souligne-t-il clairement que ces textes seront «adaptés», «transposés», «habillés». Que «du théâtre élizabéthain […] on ne gardera que l'accoutrement d'époque, les situations, les personnages et l'action» (Le Théâtre et son Double, «Le Théâtre de la Cruauté», Premier Manifeste, 1932). Et le même Artaud, curieusement, spécifie que, s'il se propose de monter Woyzeck, c'est «par esprit de réaction contre nos principes, et à titre d'exemple de ce que l'on peut tirer scéniquement d'un texte précis.» (Ibid). Ironie d'intellectuel à l'égard du modèle qu'il est en train d'élaborer ? Ou souci de construire une théorie «ouverte», de dire qu'un modèle n'est pas un dogme ? Les héritiers d'Artaud se donneront la même liberté de répudier le texte sans jamais cesser d'y revenir! Le Living Theatre proposera «sa» version d'Antigone. Celle de Sophocle, mais déjà réécrite par Brecht qui avait fortement affirmé, - paradoxe pour un auteur! - son total irrespect de la lettre et du caractère prétendument intouchable des grandes œuvres du répertoire 1. La pratique et l'évolution du Théâtre du Soleil sont encore plus suggestives. D'abord il refuse l'intervention même du dramaturge au profit de la création dite collective (orientée et structurée, il est vrai, par Ariane Mnouchkine). Cela donne les deux spectacles sur la Révolution, 1789 et 1793, puis l'Age d'or. Ensuite, retour 1. Brecht a réécrit, souvent en en bouleversant de fond en comble la signification, outre Antigone, l'Edouard II de Marlowe, le Coriolan de Shakespeare, le Dom Juan de Molière ... Il est juste d'ajouter qu'il recommandait d'user de la même liberté avec ses propres œuvres, de les transformer, voire de les réécrire en fonction d'un public donné, de sa mémoire, de sa culture et de sa re1ation à une actualité spécifique. oblique à la pratique du texle : Ariane Mnouchkine adapte, pour son théâtre, le roman de Klaus Mann, Mephisto (1979). Un peu plus tard encore, ce retour au texte est affiché et triomphal (les Shakespeare). Aujourd'hui, enfin, un équilibre paraît s'être établi. Dramaturgie, mise en scène et écriture se fondent en un travail commun. Hélène Cixous écrit de véritable pièces (Norodom Sihanouk, l'Indiade) mais au plus près des recherches théâtrales d'Ariane Mnouchkine et du Théâtre du Soleil. En somme, le modèle contemporain se caractérise par une approche beaucoup moins dogmatique de la question du texte. Sans doute est-ce qu'aujourd'hui l'impérialisme de l'auteur n'est plus guère à l'ordre du jour. Tout peut faire texte, et l'essentiel est qu'un lien de nécessité profondément ressentie s'établisse entre le metteur en scène, ses comédiens, d'un côté et le texte de l'autre. Tout se passe comme si désormais le théâtre refusait de s'enfermer dans des définitions-carcans, de s'imposer des contraintes au nom de tel ou tel a priori théorique. A cet égard, un Peter Brook donne l'exemple d'une liberté souveraine. Sans proclamation fracassante, il utilise l'admirable ruine des Bouffes du Nord pour y monter tantôt des œuvres canoniques du répertoire international : Timon d'Athènes de Shakespeare (1974), l'Ubu de Jarry (1977), la Cerisaie de Tchekhov (1981), tantôt des spectacles dont les sources d'inspiration sont extrêmement variées, les Iks d'après un ouvrage d'ethnologie (1975), la Conférence des oiseaux d'après un conte persan (1979) ou le récent Mahabharata d'après l'un des textes essentiels de la cosmogonie indienne (1985). L'auteur, en l'occurrence Jean-Claude Carrière, travaille alors en symbiose étroite avec Brook et ses acteurs, voire avec le lieu qui servira de cadre à la représentation. Autre exemple caractéristique de ce refus des frontières et des interdits, la Tragédie de Carmen (1981). Le «texte», en l'occurrence, c'est l'une des œuvres emblématiques du répertoire lyrique français. Peter Brook, avec l'aide de JeanClaude Carrière et du compositeur Marius Constant n'hésite pas à le bouleverser. Il rapproche le livret de la nouvelle originale de Mérimée. A l'orchestre chatoyant de Bizet, il substitue quelques instrumentistes ... Le titre affiche d'ailleurs la différence: non pas Carmen, mais la Tragédie de Carmen. Le spectacle est admirable, mais les puristes s'indignent qu'on ait osé «porter la main» sur Carmen. Or là est précisément l'une des caractéristiques du théâtre