Ces langages qui font notre médecine

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Pierre Gallois
Président fondateur
de l’Unaformec
Ces langages qui font
notre médecine...
éditorial
Jean-Pierre Vallée
Rédacteur en chef
de Médecine
Mots clés : garantie
qualité soins,
médecine factuelle,
patientèle, soins
centrés sur le patient
[Evidence Based
Medicine; Quality
Assessment, Health
Care; Patients;
Patient Centred Care]
ÉDITORIAL
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 25/05/2017.
Notre langage conditionne plus ou moins nos
comportements. Il influence profondément ceux
à qui nous nous adressons, ceux qui font appel à
notre médecine aujourd’hui tout comme ceux qui
se préparent à celle de demain. Or quelle est la
logique des mots que nous utilisons au quotidien ? Celle qui utilise un vocabulaire en cohérence avec la société du profit, donc celle du mesurable ? Celle qui prolonge l’usage persistant
d’un langage hérité du passé ? L’irruption de la
société dans la relation entre le malade et son
médecin, notamment du fait de la solidarité « financière » créée par les systèmes d’assurance,
a introduit une logique économique de plus en
plus forte dans cette relation. Parallèlement, les
progrès techniques de la médecine ont pu sembler la recentrer sur la maladie – la pathologie,
donc aussi ses coûts – plus que sur la personne,
au moment même où la posture « traditionnelle »
des deux protagonistes était bouleversée par une
évolution sociologique profonde. Alors, qu’y a-t-il
donc au-delà des mots d’aujourd’hui ou d’hier ?
DOI : 10.1684/med.2012.0793
Un nouveau langage
conditionné par les aspects
économiques ?
Dans un tout récent éditorial du New England
Journal of Medicine, deux médecins de la Harvard Medical School rappellent le nombre incalculable d’heures passées durant leur formation à
apprendre le vocabulaire spécifique de la médecine [1] : « ces termes ont été utilisés pendant
plus de trois siècles. Le mot patient vient de “patiens”, ce qui signifie souffrant ou atteint d’une
affection ; Docteur vient de “docere”, qui signifie
apprendre... ». Puis ils disent leur surprise de découvrir maintenant « un nouveau langage en médecine », dominé par les questions économiques.
Le patient est devenu un customer, un usager,
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voire un consommateur, le médecin un provider,
un fournisseur. Harztband et Groopman montrent
alors comment l’évolution du système de santé
s’est trouvée conditionnée par des planificateurs
et des économistes de la santé qui proposent que
les soins médicaux soient standardisés et en
quelque sorte industrialisés. Ce n’est pas une
simple question de langage : la relation entre professionnel de santé et patient devient dans ce
nouveau cadre conceptuel une transaction
commerciale entre acheteur et vendeur de soins,
ignorant les dimensions psychologiques, spirituelles et humaines de la relation, oubliant aussi
le rôle « éducateur » du médecin, la nécessité
d’aider le patient à comprendre sa maladie et les
moyens de son traitement.
Soins standardisés, médecins
interchangeables ?
En effet, dans cette logique, qu’importe le fournisseur pour peu qu’il suive des protocoles prédéterminés ? Ainsi, l’obsolète jugement clinique doit
disparaître au profit d’une evidence-based medicine que les planificateurs conçoivent comme des
guides scientifiques et objectifs considérés
comme intangibles [2-4] ; là encore, comme le rappellent les auteurs, c’est ignorer que ces guidelines ont des limites, sont souvent fondés sur des
données subjectives : « travaillant avec les mêmes données scientifiques, différents groupes
d’experts vont rédiger des guidelines différents
pour la définition de marqueurs aussi communs
que les seuils d’hypertension ou d’hypercholestérolémie ou pour l’utilisation de tests de dépistage
des cancers de la prostate ou du sein... ». Si la
place des données scientifiques dans la décision
médicale n’est pas nouvelle, le rôle du jugement
clinique reste fondamental dans l’application de
ces données à un malade particulier [5].
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Quelles sont les conséquences de ce « nouveau
langage » sur les médecins et sur les patients ?
Pour les premiers, on peut craindre un changement de comportement, un moindre professionnalisme, une négligence des vrais besoins du patient : « La reconfiguration de la médecine en
termes économiques et industriels a peu de
chance d’attirer des cerveaux créatifs et indépendants ayant non seulement une expertise dans
les sciences et la biologie, mais aussi un humanisme authentique et le souci de soins bienveillants. » Pour les seconds, on peut craindre un
consumérisme guidé par le principe « méfiezvous des marchands » qui oublie la nécessité
d’une atmosphère de confiance, centrale dans la
relation médecin-patient. « Les termes de marché et d’industrie peuvent être utiles aux économistes, mais ce vocabulaire ne devrait pas redéfinir notre métier. » Réduire la médecine à des
données économiques est une parodie des liens
entre santé et maladie.
Cette dérive n'est pas limitée
au système de soins
nord-américain...
Il est toujours nécessaire de rappeler que cette
vision économiste de l’evidence-based medicine
n’est pas celle de ses créateurs pour qui les données scientifiques, et donc les recommandations, doivent être adaptées à chaque patient
particulier, à travers une véritable approche clinique [5, 6]. Dans notre pays comme dans beaucoup d’autres se développe une croyance
inconsidérée en la toute-puissance de la science
et des techniques, que traduirait caricaturalement chez les professionnels de santé un devoir
d’application brute des « recommandations ».
Chez les patients, le développement d’une approche consumériste conduit, comme dans l’expérience américaine, à un changement de la perception du médecin et à la recherche d’une
réponse technique immédiate à tout problème
ressenti, avec bien souvent une consultation directe du spécialiste de l’organe qui est considéré
comme responsable. Mais le principal semble
bien venir des responsables de santé publique
et des économistes qui pensent et imposent des
critères purement quantitatifs dans les procédures d’évaluation. L’évaluation des pratiques est
bien sûr indispensable à la qualité des soins. Il
est relativement facile de décliner ces critères
en indicateurs aisément quantifiables et l’on
conçoit bien l’attractivité de ce simple système
de mesure permettant des « améliorations » immédiatement lisibles. Mais résumer l’évaluation
à cette vision simpliste de la qualité des soins
méconnait d’une part l’importance de l’écoute et
de la relation dans l’observance des prescriptions, d’autre part les nécessaires variations de
prescriptions en fonction des particularités du
malade. S’il est concevable d’utiliser une approche quantitative pour jauger des gestes techniques ou l’efficacité d’un médicament, ce qui
n’est déjà pas si simple, il est au mieux inconscient d’oublier l’importance de la part qualitative
dans toute évaluation [7].
Un langage du passé tout aussi
inadapté...
Si ce nouveau et préoccupant langage a fait son
apparition sous l’influence des économistes et
des gestionnaires, le langage ancien n’est pas
mieux adapté à l’évolution sociologique actuelle.
Notre langage quotidien reste profondément
marqué par l’idée que l’on se faisait du malade
au XIXe siècle et durant la plus grande partie du
XXe. Notre vocabulaire est plus policier ou judiciaire que médical : nous parlons d’une prise en
charge de nos patients que nous interrogeons,
examinons, pour lesquels nous décidons, prescrivons une ordonnance, surveillons leur observance dans la mise en œuvre de nos prescriptions. Comment un tel vocabulaire pourrait-il ne
pas être le reflet des attitudes et comportements
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des siècles passés ? S’agit-il vraiment de simple
sémantique ? L’interrogatoire, s’il n’est pas policier, est encore celui du médecin paternaliste traditionnel ; le mot même ne devrait-il pas être remplacé par écoute et entretien ? L’examen intègre
aujourd’hui information et explications : la décision ne peut être réellement partagée que si
cette information est claire et objective, à défaut
d’être toujours et immédiatement exhaustive. La
prescription devrait être conçue comme un
conseil qui sera souvent difficile à suivre et qui
demande explication et dialogue. Reste l’observance : le mot lui-même dans le petit Robert 2008
se limitait à l’exécution des règles de la pratique
religieuse, l’obéissance à ces règles. Nos confrères suisses et anglo-saxons, cherchant un mot
plus adapté, ont d’abord proposé celui de
compliance, mais il évoque tout autant une obéissance passive du patient. Le terme adhérence
qu’ils proposent maintenant implique peut-être
mieux une démarche positive d’adhésion, substituant un accompagnement à la surveillance traditionnelle du médecin, passant d’une relation paternaliste à une relation de partenariat [8]. Quant
au terme de prise en charge, qui, dans le Robert,
signifie que celui qui prend en charge se met à
la place de l’autre pour ce qu’il ne peut faire, ne
résume-t-il pas toute une tradition paternaliste ?
Ne faudrait-il pas le remplacer par un autre témoignant de l’échange indispensable dans toute rencontre soignante ?
Une médecine centrée
sur le patient
L’apparition il y a quelques décennies déjà dans
le langage médical du mot patientèle préféré à
celui de clientèle traduisait une évolution importante à l’initiative de militants généralistes qui refusaient que leur métier soit assimilé à un
commerce. Encore absent du petit Robert 2008
et des vieux Larousse, le mot fait son apparition
dans le petit Larousse 2012. Ce n’est sans doute
pas une révolution, mais redisons-le : « le patient
a de nouveaux droits. Ils concernent d’abord la
manière de l’informer, particulièrement quand il
s’agit de mauvaises nouvelles. Ils concernent
aussi son autonomie, de l’automédication au partage de la décision. Ils concernent encore la place
des associations de patients dans le partenariat
médecin-patients [...] Cette place du patient est
un phénomène de société. Elle reflète tous les
aspects de la « société de l’information » que
nous vivons, avec ses dérives, souvent autour
des excès du consumérisme. Mais elle est aussi
notre façon de respecter et d’aider ce patient »
[9]. N’oublions pas que les jeunes ont été formés
dans une société dominée par la technique ;
maintenir un langage privilégiant le mesurable et
le profit ne les aidera pas à adopter une médecine
centrée autant sur le malade que sur la maladie.
Il ne s’agit pas là d’humanisme, mais de qualité
et d’efficacité des soins. Commençons par le langage : cela pourrait traduire une évolution en profondeur des mentalités.
Références :
1. Hartzband P et Groopman J. The new language of Medicine. NEJM. 2011;365(15):1372-3.
2. O’Connor PJ. Adding value to evidence-based clinical guidelines. JAMA. 2005;294:331-2 et741-3
3. Krahn M, Naglie G. The next step in guidelines development. Incorporating patient preference. JAMA. 2008;300:436-8.
4. Gallois P, Charpentier JM, Drahi E, Le Noc Y, Vallée JP. Médecine au quotidien... Montreuil: Unaformec; 2009 (pp. 452-4).
5. Sackett DL, Rosenberg WMC, Muir Gray JA, Haynes RB, Richardson WS. Evidence-based Medicine: what it is and what it is’nt. It’s about integrating individual clinical expertise and
the best external evidence. BMJ. 1996;312:71-2.
6. Gallois P, Charpentier JM, Drahi E, Le Noc Y, Vallée JP. Médecine au quotidien... Montreuil: Unaformec; 2009 (pp. 33-40).
7. Gallois P, Vallée JP, Le Noc Y. Pratiques professionnelles : quelle évaluation ? Médecine. 2009;5(3):120-5.
8. Osterberg L, Blaschke T. Adherence to medications. N Engl J Med. 2005;335:487-97.
9. Gallois P, Charpentier JM, Drahi E, Le Noc Y, Vallée JP. Médecine au quotidien... Montreuil: Unaformec; 2009 (pp. 78 et 477-80).
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