vocabulaire Évidence… Fabrice Lakdja, Pierre-Olivier Lakdja* L a médecine fondée sur les faits ou sur les preuves, ou médecine factuelle, tient lieu de règle actuellement pour remettre en question cette discipline qui a prospéré dans un certain désordre et dont le but, au moins affiché, est de mieux soigner les malades. Les Anglo-Saxons parlent d’evidence-based medicine : une véritable révolution de la pensée médicale depuis quelques décennies pour assurer des soins conformes aux données actualisées de la science biomédicale. L’évidence, c’est ce qui s’impose à l’esprit. C’est une certitude, une lapalissade, un truisme, c’est ce qui va de soi, c’est le caractère de ce qui est immédiatement perçu par les sens, et en particulier par la vue. Ce qui a fait dire à Gustave Flaubert, dans Le dictionnaire des idées reçues, que l’évidence vous aveugle, quand elle ne crève pas les yeux. Ce nom féminin est emprunté en 1314 au latin evidentia, lui-même dérivé de evidens, -entis : “qui se voit de loin” et “évident”, formé de e- (“ex-”) et de videre (“voir”) : “qui se voit au-dehors”. Il existe deux types d’évidence (selon Locke) : l’évidence de la démonstration et celle de l’intuition sur laquelle elle est fondée. L’évidence de l’intuition est antérieure à l’autre, lui est supérieure et représente le plus haut degré de la connaissance. Mais “l’évidence paralyse la démonstration”, affirme Pierre Reverdy dans Le gant de crin, et, par conséquent, anéantit la réflexion, la critique et la liberté. Ainsi, il y a de l’évidence et de l’obscurité pour éclairer les uns et obscurcir les autres ; mais l’évidence est telle qu’elle surpasse ou égale pour le moins l’évidence du contraire (Pascal, Pensées). Rapprochons-nous alors de Eric Temple Bell pour qui, en mathématiques, “évident” est le mot le plus dangereux. Et allons même plus loin, rejoindre Jacqueline Rémy dans Je meurs d’envie, qui aime les gens qui se battent, même contre l’évidence. Mais rassurons-nous, car c’est souvent l’évidence qui exige le plus de démonstrations, comme nous le rappelle Jean-Marie Poirier dans Le prix du souvenir : ouf ! la raison l’emporte une nouvelle fois… La doctrine canonique d’Épicure dispose de l’existence de quatre sortes d’évidence : la passion (le plaisir), la sensation (qui est toujours véridique car les erreurs de sens proviennent uniquement d’une mauvaise interprétation de la sensation), l’anticipation (ou prolepse, résidu de nos expériences passées), la réflexion (qui, comme la passion, provient d’expériences réelles). Ces quatre types d’évidence fondent la connaissance objective de la réalité. La philosophie a libéré l’homme des dogmes et évidences des dieux et de leurs pouvoirs. Mais l’evidence-based medicine, qui a tout “pouvoir de certitude”, a-t-elle remplacé les dieux ? On pourrait se poser la question de la médecine : est-ce une science biomédicale ou est-ce un art ? Cette approche est, de toute évidence, réductrice – dans la première acception –, car on occulte la dimension humaine, le sujet, si l’on ne doit plus considérer le patient que comme un “objet pathologique”. Par ailleurs, ne serait-il pas dangereux de soustraire à l’art médical l’espace de liberté nécessaire au praticien pour son propre développement malgré le “risque solitaire, celui de l’éclair intuitif et de l’incertitude qu’ignorent bien souvent les titres réducteurs de certaines études” (F. Fourrier, “Evidence-based medicine”. In: Dictionnaire de la pensée médicale. Paris: PUF, 2004:462-666) ? Et la liberté ne passe-t-elle pas aussi par le doute, l’improbable, l’obscur, le vague, l’incertain ? L’évidence est-elle toujours synonyme de vérité ? Et les évidences n’entretiennent-elles pas une certaine forme d’ignorance ? Certains iront-ils jusqu’à adhérer à la réflexion de François Villon, ce poète lyrique aventurier, à qui Charles d’Orléans au Château de Blois a commandé une ballade : Riens ne m’est seur que la chose incertaine, Obscur, fors ce qui est tout evident, Doubte ne fais fors en chose certaine, Scïence tiens a soudain accident. … Traduite ainsi par Jean Teulé dans Je, François Villon : “Rien ne m’est sûr si ce n’est la chose incertaine, obscur seulement ce qui tout à fait évident ; je ne doute que face à la chose certaine et, pour moi la science est fruit du hasard” ? En tout cas, entre l’évidence et la pensée unique, il peut n’y avoir qu’un pas, qu’il serait périlleux de franchir, évidemment. ■ * Institut Bergonié, Centre de lutte contre le cancer, Bordeaux. Pour en savoir plus… • Churchill’s Medical Dictionary. Londres: Churchill Livingstone, 1989. • Bloch O, von Wartburg W. Dictionnaire étymologique de la langue française (11e éd.). Paris: PUF, 1996. • Conseil international de la langue française. Dictionnaires (cédérom). Éditions CILF (2004). • Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française. Sous la direction d’A. Rey (3e éd.), janvier 2000. • Le Robert. Dictionnaire culturel en langue française (2005), sous la direction d’Alain Rey. • Trésor de la langue française informatisé (cédérom). CNRSÉditions TLFi (2004). La Lettre de l’Hépato-gastroentérologue • Vol. XII - nos 1-2 - janvier-février/mars-avril 2009 | 53