D O U L E U R L a douleur en mémoire : une “trace” indélébile en périphérie comme au niveau central “ Quand on se rappelle de sa douleur, on l’éprouve à nouveau, quand on se rappelle du plaisir, ce n’est qu’un souvenir. ” Un douloureux chronique La douleur est une expérience individuelle subjective, comme l’a définie l’IASP en 1986. Cette expérience unique peut selon les cas, en fonction du terrain, du moment ou du type de douleur, entraîner des modifications durables du système nerveux qui vont favoriser le passage à la chronicité, par des modifications de la plasticité neuronale. Les liens entre la mémoire et la douleur sont mieux connus depuis quelques années, et l’on a pu montrer par plusieurs observations cliniques que la mémoire de la douleur échappait en partie aux circuits traditionnels de la mémoire. Si la douleur du membre fantôme, ou “algohallucinose des amputés”, reste le tableau dans lequel la mémorisation de la douleur est la plus évidente, cette mémorisation intervient aussi dans de très nombreux syndromes douloureux chroniques. Une connaissance des mécanismes et des liens entre la douleur et la mémoire est nécessaire pour envisager des approches thérapeutiques curatives, mais aussi préventives, des tableaux chroniques. Des mécanismes périphériques précoces : les oncogènes c-fos et c-jun Les études sur la mémoire ont permis d’identifier des oncogènes, gènes que l’on pensait seulement liés aux cancers, dans les neurones activés par de nombreux types de stimulus. Ainsi, un gène identique à l’oncogène v-fos (qui induit l’ostéosarcome du chat provoqué par les virus) permet de visualiser les modifications neuronales après un stimulus transitoire. Ce gène est un gène constitutif, donc normalement présent dans les neurones, et il est 34 appelé oncogène c-fos ; c’est un marqueur précoce de l’activation neuronale. Après une stimulation douloureuse, l’équipe de Hunt a montré que l’on pouvait retrouver un marquage spécifique c-fos dans les neurones de la corne dorsale de la moelle. Les gènes c-fos et d’autres gènes comme c-jun sont présents dans de nombreuses cellules activées par un stimulus douloureux. L’ARNm du c-fos, en particulier, est retrouvé dans la corne dorsale de la moelle quelques minutes après le développement d’une inflammation périphérique. L’expression de c-fos et c-jun est donc la première étape des modifications structurales de la corne dorsale de la moelle après une stimulation douloureuse. La sensibilisation périphérique et l’hyperalgésie secondaire Quelques minutes après une stimulation douloureuse, il se produit une réaction périphérique autour de la zone stimulée : c’est l’hyperalgésie secondaire. On trouve ainsi, dans une zone plus large que la zone lésée, une allodynie (douleur pour une stimulation normalement non douloureuse) et une hyperalgésie (douleur ressentie de façon exagérément intense par rapport à l’intensité de la stimulation appliquée). La sensibilisation périphérique induit une activation des fibres A-delta et C pour des stimulus habituellement non douloureux, avec un seuil d’activation diminué. – Dans l’inflammation aiguë, douleur par excès de nociception type, la sensibilisation périphérique est un phénomène très important. Le pH acide, l’histamine, les prostaglandines, les leukotriènes, la 5-HT, la bradykinine, la norépinéphrine... libérés dans le foyer inflammatoire entraînent une sensibilisation périphérique des récepteurs : l’inflammation est un facteur majeur de mémorisation périphérique de la douleur. Les cytokines pro-inflammatoires (TNFα, IL1ß, IL6, IL8) agissent comme sensibilisants du système nerveux au niveau périphérique, mais aussi central. – Après une lésion nerveuse ou lors d’une inflammation chronique, des canaux ioniques neuronaux vont être activés sur les neurones : ce sont les canaux sodiques (Na+) résistants à la tétrodotoxine (TTX), présents dans les fibres amyéliniques de faible diamètre, qui participent à l’excitation périphérique anormale. Des facteurs génétiques d’activation de ces canaux existent, qui peuvent expliquer des varia- La Lettre du Rhumatologue - n° 267 - décembre 2000 D tions d’activité (selon le sexe, l’âge, le terrain...). Les facteurs neurotrophiques comme le NGF ou le BDNF agissent aussi comme des neuromodulateurs des neurones nocicepteurs. La sensibilisation centrale est un élément majeur dans la pérennisation des circuits de la douleur La sensibilisation centrale implique la mise en jeu d’un nombre important de neurotransmetteurs. L’activation périphérique des fibres A-delta et C par une stimulation douloureuse va induire une activation postsynaptique plus longue et plus importante dans le cas d’une sensibilisation centrale. Cette amplification centrale est liée à l’activation de récepteurs N-methyl-D-aspartic acid (NMDA) par des acides aminés excitateurs comme le glutamate et à l’activation de récepteurs neurokinines par la substance P. Le monoxyde d’azote, ubiquitaire et impliqué dans de nombreux processus, est également très impliqué dans la sensibilisation centrale due à la douleur. Lors de certaines stimulations nociceptives, en particulier des douleurs viscérales ou neuropathiques, on a pu noter une activation de neurones de la colonne dorsale, donc de nouvelles voies de transmission de la douleur, habituellement non fonctionnelles : la mémorisation de la douleur induit un recrutement temporel, mais aussi spatial, au niveau central. Une mémorisation variable selon la douleur La mémoire d’une douleur est influencée par un grand nombre de facteurs, dont en premier lieu l’intensité de la douleur appliquée. Le jugement des patients semble plus influencé par l’intensité du stimulus que par sa durée. Différents facteurs peuvent agir sur la mémoire de la douleur : l’intensité de la douleur, l’émotion, l’intensité attendue de la douleur, le pic d’intensité d’autres douleurs précédemment ressenties. De nombreux auteurs ont montré que si une douleur sévère persistait plus de 24 heures, le développement de modifications neurologiques était inévitable. Les facteurs psychologiques sont fondamentaux Des modifications neurologiques peuvent survenir après une douleur, mais aussi après un choc psychologique. La mémorisation des phénomènes douloureux est bien sûr renforcée par des situations de stress ou de conflit psychologique. Le cerveau possède des systèmes pour masquer ou renforcer la douleur grâce aux endorphines, à la sérotonine et autres médiateurs. La sérotonine pourrait être impliquée dans la réminiscence de la douleur au cours de certaines dépressions. Les facteurs psychologiques sont au premier plan dans les douleurs chroniques, où la complexité du tableau ne permet souvent pas de définir ce qui les a favorisées ou ce qui en est le corollaire : états dépressifs, troubles de la personnalité, anxiété, atteinte du comportement ou du coping... Les approches cognitivo-comportementales insistent aujourd’hui également sur l’importance des croyances et des attentes des patients (douleur attendue avant une intervention, soulagement espéré après un traitement), également importantes dans l’effet placebo. Peut-on prévenir la mémorisation de la douleur ? L’analgésie préventive En général, la prise en charge de la douleur débute après l’apparition du stimulus O U L E U R douloureux. Récemment, certains auteurs ont développé le concept d’analgésie préventive. De nombreuses études ont en effet montré que chez l’animal, une intervention antinociceptive appliquée avant un stimulus douloureux ou une lésion est plus efficace que lorsqu’elle est appliquée après le stimulus. Par contre, une fois que l’hyperexcitabilité est induite, il faut utiliser de plus larges doses d’antalgiques pour supprimer la douleur. Dans la pratique, ce concept démontré chez l’animal est controversé chez l’homme, et n’a pas prouvé sa pertinence dans de nombreuses situations, en particulier en chirurgie. En revanche, on sait que les traitements qui agissent sur la mémoire, en particulier les benzodiazépines, mais aussi les cannabinoïdes, ont un rôle antalgique démontré : ils sont utilisés comme coanalgésiques dans de nombreuses situations. La mémoire de la douleur, qui compte parfois autant que la douleur ressentie par le patient au moment du traumatisme ou de la lésion, est un élément fondamental à prendre en compte, notamment en rhumatologie, où les atteintes chroniques sont prédominantes. Pour certains auteurs, la douleur chronique ne serait qu’une réminiscence de douleurs aiguës, alors même que l’agression tissulaire a disparu. Les facteurs favorisant cette mémoire sont très nombreux et variables d’un patient à l’autre. Cette approche nouvelle offre des perspectives intéressantes pour le traitement de nombreuses douleurs, avant tout neuropathiques, mais aussi en rhumatologie. S. Perrot, service de rhumatologie A et Centre de traitement de la douleur, hôpital Cochin-Tarnier, Paris ir plus... Pour en savo ! Arnstein PM. The neuroplastic phenomenon : a physiologic link between chronic pain and learning. J Neurosci Nurs 1997 ; 29 : 179-86. ! Eich E, Reeves JL, Jaeger B, Graff-Radford SB. 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