MISE AU POINT Dépression du sujet âgé : quelles perspectives pour individualiser le traitement antidépresseur ?1 Depression in elderly patients: how to personalize antidepressant treatment? P. Vandel* L a dépression représente le trouble psychiatrique le plus fréquent chez la personne âgée et pourrait atteindre la deuxième place au classement des maladies invalidantes d’ici à 2020. En médecine générale, 15 à 30 % des personnes âgées qui consultent présentent des symptômes dépressifs significatifs. Les études menées chez les patients âgés hospitalisés en gériatrie mettent en évidence un taux de dépression de 20 à 40 %, et la fréquence est similaire dans les maisons de retraite et les services de soins de longue durée (1). Dépression du sujet âgé : les problématiques * Service de psychiatrie de l’adulte, CHU de Besançon; université de Franche-Comté, Besançon. Congrès de la Société de psycho­ gériatrie de langue française, Toulouse, 14-16 septembre 2011 : symposium “Dépression du sujet âgé : évaluation bénéfices/risques des traitements antidépresseurs”. 1 Cette affection est souvent non diagnostiquée ou insuffisamment traitée. Les médicaments antidépresseurs sont en effet sous-utilisés chez les personnes âgées présentant un état dépressif majeur, puisque moins de 20 % des patients âgés identifiés comme dépressifs sont traités avec des antidépresseurs. Les posologies utilisées sont le plus souvent faibles, avec pour conséquence une efficacité médiocre (2). Enfin, les benzodiazépines sont fréquemment prescrites de façon inadaptée pour traiter un état dépressif. Les antidépresseurs ont aujourd’hui démontré leur efficacité, mais il reste des obstacles à cette thérapie. Ces obstacles concernent à la fois l’efficacité thérapeutique, le délai d’action, qui peut atteindre plusieurs semaines, et enfin les effets indésirables. 34 | La Lettre du Psychiatre • Vol. VIII - no 1 - janvier-février 2012 Chez le sujet âgé, les études de cohorte s’appuyant sur les essais cliniques ont montré que l’efficacité des traitements antidépresseurs, définie par la rémission à 3 mois, est nettement inférieure à ce qu’on obtient dans la population générale. Les données des études de la méta-analyse de la base Cochrane comparant les traitements antidépresseurs à un placebo chez les sujets âgés déprimés trouvent en effet que 28 % des patients traités par inhibiteur de la recapture de la sérotonine (IRS) et 47 % des patients recevant un antidépresseur tricyclique sont efficacement traités à 3 mois (3). Cependant, ces résultats restent assez éloignés des 60 % attendus. Il est admis par ailleurs que la plupart des antidépresseurs montrent un délai d’action de 2 à 4 semaines avant qu’une amélioration clinique ne soit notable chez les patients. Ce délai diffère peu en fonction des molécules utilisées mais est en général plus long chez les personnes âgées (4 à 8 semaines) [4]. Les antidépresseurs sont souvent prescrits aux personnes âgées à des posologies réduites. Une étude récente a ainsi montré que 43 % des individus d’une cohorte rétrospective de 12 130 patients de plus de 65 ans sous antidépresseurs n’étaient pas traités de manière optimale (5). En particulier, 35 % recevaient un traitement insuffisant (du fait de sa dose ou de sa durée). Cette attitude est principalement due à la crainte ou à la survenue d’effets indésirables. Les effets indésirables surviendraient en effet plus fréquemment chez les personnes âgées (6), et sont responsables d’une moins bonne observance. Résumé La dépression, qui constitue le trouble psychiatrique le plus fréquent chez la personne âgée, est souvent non diagnostiquée ou insuffisamment traitée. L’individualisation de la prescription dans cette population représente un défi pour le clinicien. La pharmacogénétique, qui vise à utiliser l’analyse du génome pour évaluer son implication dans la réponse au traitement (efficacité, délai d’action et effets indésirables), est un des outils de cette adaptation thérapeutique. La prescription d’un traitement antidépresseur, souvent indispensable, se fonde alors sur des recommandations en population générale, adaptées en fonction de l’expérience du médecin et de l’observation des réactions individuelles au traitement. Les recommandations nous engagent à commencer le traitement par des doses faibles en veillant aux interactions médicamenteuses. Cependant, cette règle de prescription risque de conduire à un sous-dosage de l’antidépresseur, susceptible d’avoir pour conséquence une efficacité diminuée, voire nulle. Tableau. Polymorphismes étudiés dans la dépression du sujet âgé et résultats obtenus. Polymorphisme étudié CYP2D6 Bibliographie Antidépresseur Pollock et al., 1992 (9) Résultats La proportion de phénotypes et la corrélation génotype/phénotype sont conservées dans la population âgée Murphy et al., 2001 (10) Nortriptyline Corrélation négative entre la présence d’allèle mutant et la concentration plasmatique Murphy et al., 2003 (11) Paroxétine Mirtazapine Pas de corrélation établie entre le génotype et l’apparition d’effets indésirables CYP2C9, CYP2D6 et CYP2C19 Egger et al., 2005 (12) Amitriptyline Citalopram Pas de corrélation établie entre le génotype et l’apparition d’effets indésirables 5HTTLPR Kim et al., 2006 (13) Pollock et al., 2000 (14) Murphy et al., 2004 (15) Schillani et al., 2011 (16) 5HTR2A 5HTTLPR et 5HTR2A Fréquence des génotypes conservée dans la population âgée Paroxétine – Génotype ll lié à une diminution du délai d’action – Pas de corrélation avec le nombre de répondeurs Nortriptyline Pas de corrélation entre le génotype et le délai d’action ou le nombre de répondeurs Paroxétine – Relation linéaire entre le nombre d’allèles S et les effets indésirables – Pas de corrélation avec l’efficacité du traitement Mirtazapine – Relation linéaire entre le nombre d’allèles L et les effets indésirables – Pas de corrélation avec l’efficacité du traitement Escitalopram Correlation entre le nombre d’allèles S et l’efficacité sur l’anxiété Murphy et al., 2003 (11) Murphy et al., 2004 (15) Mots-clés Dépression Personnes âgées Pharmacogénétique CYP2D6 Transporteur de sérotonine Summary Depression is one of the leading causes of disability and the most frequent psychiatric disorder in the elderly. Depression in the elderly is underdiagnosed and undertreated. A “tailored” treatment based on individual characteristics is a challenge for the physician. One of the tools for this tailored medication is the use of pharmacogenetics, leading to an evaluation of the human genome implications in the treatment response (efficacy, time of onset and adverse events). Keywords Depression Elderly Pharmacogenetic CYP2D6 Serotonin transporter Fréquence des génotypes conservée dans la population âgée Paroxétine Relation linéaire entre le nombre d’allèles C et les effets indésirables Mirtazapine Pas de corrélation entre le génotype et les effets indésirables Paroxétine Mirtazapine Les effets des polymorphismes s’additionnent mais n’interagissent pas La Lettre du Psychiatre • Vol. VIII - no 1 - janvier-février 2012 | 35 MISE AU POINT Dépression du sujet âgé : quelles perspectives pour individualiser le traitement antidépresseur ? Peut-on individualiser la prescription ? L’individualisation du traitement dans le but d’optimiser son efficacité et d’en diminuer les effets indésirables prend tout son sens chez la personne âgée. La première approche concernant l’individualisation du traitement en caractérisant le métabolisme du patient s’est faite par le dosage plasmatique des médicaments (Therapeutic Drug Monitoring [TDM]). Le dosage plasmatique cherche à évaluer la posologie médicamenteuse individuelle après instauration du traitement (7). Dans les années 1990, la pharmacogénétique est venue compléter le TDM (8). La pharmacogénétique est un aspect de la pharmacologie clinique qui vise à évaluer les implications de la variabilité du génome humain dans les différents aspects de la réponse à un traitement tant en termes d’efficacité, de délai d’action que d’effets indésirables. Elle est particulièrement indiquée chez les patients de plus de 65 ans, puisqu’elle prend en compte les facteurs de variabilité de la pharmacocinétique et de la pharmacodynamique spécifiques à cette population. Différentes études menées spécifiquement chez la personne âgée s’intéressent aux gènes candidats de la pharmacogénétique de la dépression du sujet âgé. Les cytochromes P450 (CYP), dont le CYP2D6, ont été les premiers étudiés : l’objectif était de mettre en relation leurs polymorphismes et l’efficacité des antidépresseurs (tableau, page 35). Les résultats de la plupart des études montrent que le lien entre la concentration plasmatique d’antidépresseur et le génotype CYP2D6 est conservé chez les personnes âgées, mais peut être modifié par les thérapeutiques concomitantes. Actuellement, cependant, l’étude du génotype CYP2D6 ne permet pas de prédire les effets indésirables et la discontinuation du traitement ni de déterminer des indications thérapeutiques (9-12, 17, 18). Les autres polymorphismes étudiés chez les sujets âgés concernent principalement le transporteur de la sérotonine (5HTT) [11, 13-16]. Les liens concernent principalement les antidépresseurs de la catégorie des IRS qui agissent en effet via l’inhibition du transporteur de la sérotonine (5HTT). Ainsi, les variations génétiques de 5HTT ont été considérées comme une cible évidente de l’étude de la pharmacogénétique de la dépression. Le polymorphisme le plus étudié est celui du promoteur (5HTTLPR) du gène du transporteur de la sérotonine. Les résultats montrent 36 | La Lettre du Psychiatre • Vol. VIII - no 1 - janvier-février 2012 un lien entre le nombre d’allèles s du 5HTTLPR, le nombre d’allèles C du 5HTR2A et les effets indésirables ainsi que l’efficacité du traitement par certains IRS (tableau, page 35). Il apparaît alors, comme dans les études sur le CYP2D6, que l’antidépresseur considéré conditionne le résultat obtenu et que l’on ne peut pas établir de loi générale concernant l’implication d’un génotype dans la réponse individuelle à un traitement antidépresseur quel qu’il soit, chaque molécule ayant des particularités pharmacologiques et des affinités pour des sites et des transporteurs différentes. Conclusion Les études effectuées chez les personnes âgées sont moins avancées que celles effectuées dans la population générale et ne permettent pas encore l’instauration d’un traitement “sur mesure” pour les patients âgés dépressifs. Les études en cours montrent quelques résultats encourageants, mais de nombreux paramètres sont à améliorer afin d’augmenter la pertinence des études fondées sur la pharmacogénétique. Il semble en effet intéressant de considérer l’ensemble des caractéristiques génétiques d’un patient et donc de prendre en compte son génotype pour différents gènes cibles, mais aussi le phénotype, résultant des interactions gènes-gènes et gènesenvironnement (19). Ces résultats restent cependant préliminaires et exigent d’être approfondis, même s’ils laissent entrevoir de nombreuses possibilités d’étude de la pharmacogénétique de la dépression, en particulier chez la personne âgée. Enfin, il faut également envisager l’utilisation d’autres méthodes associées à la génétique comme F. Holsboer le suggère dans son article publié dans Nature en 2008 (20). Il propose, entre autres, de rechercher des biomarqueurs (c’est-à-dire des métabolites) qui permettraient de classer les individus par sous-groupes pour un même diagnostic et qui représenteraient leur capacité à répondre aux différents traitements. ■ Conflit d’intérêts. L’auteur déclare avoir un conflit d’intérêts : honoraires, financements de congrès et subventions de recherche reçus de différents laboratoires pharmaceutiques (Bristol-Myers Squibb, GlaxoSmithKline, Wyeth, Servier, Janssen, Sanofi, Biocodex, Pfizer, Lundbeck, Lilly) depuis 10 ans pour conférences, coordination d’études et conseil ou expertise scientifique. MISE AU POINT Références bibliographiques 1. Baldwin R. Mood disorders. In : Jacoby R, Oppenheimer C, Dening T, Thomas A. Oxford text book of old age psychiatry. Oxford : Oxford University Press, 2008:524-56. 2. Unützer J, Katon W, Callahan CM et al. Depression treatment in a sample of 1,801 depressed older adults in primary care. J Am Geriatr Soc 2003;51(4):505-14. 3. Wilson K, Mottram P, Sivanranthan A, Nightingale A. Antidepressant versus placebo for depressed elderly. Cochrane Database Syst Rev 2001;(2):CD000561. 4. Baldwin RC, Anderson D, Black S et al. Guideline for the management of late-life depression in primary care. Int J Geriatr Psychiatry 2003;18(9):829-38. 5. Wang PS, Schneeweiss S, Brookhart MA et al. Suboptimal antidepressant use in the elderly. J Clin Psychopharmacol 2005;25(2):118-26. 6. Mottram P, Wilson K, Strobl J. Antidepressants for depressed elderly. Cochrane Database Syst Rev 2006;(1): CD003491. 7. Reis M, Aamo T, Spigset O, Ahlner J. Serum concentrations of antidepressant drugs in a naturalistic setting: compilation based on a large therapeutic drug monitoring database. Ther Drug Monit 2009;31(1):42-56. 8. Dahl ML, Sjoqvist F. Pharmacogenetic method as a complement to therapeutic monitoring of antidepressants and neuroleptics. Ther Drug Monit 2000;22:114-7. 9. Pollock BG, Perel JM, Altieri LP et al. Debrisoquine hydroxylation phenotyping in geriatric psychopharmacology. Psychopharmacol Bull 1992;28: 163-8. 10. Murphy GM Jr, Pollock BG, Kirshner MA et al. CYP2D6 genotyping with oligonucleotide microarrays and nortriptyline concentrations in geriatric depression. Neuropsychopharmacology 2001;25:737-43. 11. Murphy GM Jr, Kremer C, Rodrigues HE, Schatzberg AF. Pharmacogenetics of antidepressant medication intolerance. Am J Psychiatry 2003;160:1830-5. 12. Egger T, Dormann H, Ahne G et al. Cytochrome p450 polymorphisms in geriatric patients: impact on adverse drug reactions–a pilot study. Drugs Aging 2005;22(3): 265-72. 13. Kim H, Lim SW, Kim S et al. Monoamine transporter gene polymorphisms and antidepressant response in Koreans with late-life depression. JAMA 2006;296:1609-18. 14. Pollock BG, Ferrell RE, Mulsant BH et al. Allelic variation in the serotonin transporter promoter affects onset of paroxetine treatment response in late-life depression. Neuropsychopharmacology 2000;23:587-590. 15. Murphy GM, Jr, Hollander SB, Rodrigues HE, Kremer C, Schatzberg AF. Effects of the serotonin transporter gene promoter polymorphism on mirtazapine and paroxetine efficacy and adverse events in geriatric major depression. Arch Gen Psychiatry 2004;61:1163-9. 16. Schillani G, Capozzo MA, Era D et al. Pharmacogenetics of escitalopram and mental adaptation to cancer in palliative care: report of 18 cases. Tumori 2011;97(3):358-61. 17. De Leon J, Susce MT, Murray-Carmichael E. The AmpliChip CYP450 genotyping test: Integrating a new clinical tool. Mol Diagn Ther 2006;10(3):135-51. 18. Monnin J, Haffen E, Sechter D, Vandel P. Pharmacogenetics of depression in elderly patients. Psychol Neuropsychiatr Vieil 2009;7(1):43-55. 19. Meisel C, Gerloff T, Kirchheiner J et al. Implications of pharmacogenetics for individualizing drug treatment and for study design. J Mol Med (Berl) 2003;81(3):154-67. 20. Holsboer F. How can we realize the promise of personalized antidepressant medicines? Nat Rev Neurosci 2008;9:638-46. Agenda Géographies de la folie : figures atypiques de la subjectivité et littérature Séminaire animé par Cécile Ladjali et Bruno Verrecchia De 18 h 30 à 20 h 30 au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 25, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, 75005 Paris Entrée libre et gratuite sur présentation de votre pièce d’identité Mercredi 1er février : I. Folie mythologique et folie biblique : les racines du haut mal Mercredi 30 mai, salle JA05 : IV. Russie, le thème du double Mercredi 28 mars, salle JA05 : II. Renaissance Mercredi 13 juin, salle JA05 : V. France, idéalisme et névrose fin de siècle Mercredi 2 mai, salle JA01 : III. Folie baroque et folie classique Mercredi 27 juin, salle JA01 : VI. Allemagne : le pacte avec le diable Pour tout renseignement, tél. : 01 44 41 46 80 ; www.ciph.org La Lettre du Psychiatre • Vol. VIII - no 1 - janvier-février 2012 | 37