questions de logique - E_Studium Thomas d`Aquin

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E_STUDIUM THOMAS D’AQUIN
GILLES PLANTE
QUESTIONS DE LOGIQUE
ILLUSTRATIONS
JEAN LASSÈGUE
ET «L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE»
© Gilles Plante
Beauport, 8 mars 2004
UNE SAGESSE SPÉCIEUSE
Jean Lassègue est membre d’un groupe de recherche réuni au sein du laboratoire
LaTTICe (CNRS), qui gravite autour du département d'Études cognitives à l'École Normale
Supérieure. Ce groupe rassemble des linguistes et des mathématiciens-informaticiens.
La contribution de Jean Lassègue, à titre de philosophe, est épistémologique. C’est ainsi
que, dans «L'intelligence artificielle : pensée et calcul», 1 il «[tente] de décrire d'un point de
vue philosophique ce que l'on a coutume d'appeler depuis une quarantaine d'années
"l'intelligence artificielle"», une «discipline relativement nouvelle (...) [qui] vise à étudier
objectivement l'activité de pensée en tant qu'elle manifeste de l'intelligence».
«L'appellation même d'“intelligence artificielle” (...) a beaucoup fait pour la discréditer»,
note Jean Lassègue, et «les rodomontades d'un certain nombre de ses thuriféraires n'ont
rien fait pour arranger la situation». «N'oublions pas en effet que ce que le français
appelle le "renseignement" se dit en anglais "intelligence" : il y a très certainement cette
connotation dans l'expression d'intelligence artificielle», ajoute Jean Lassègue, dont la
thèse porta sur les travaux d’Alan Turing : «L'intelligence artificielle et la question du
continu ; remarques sur le modèle de Turing».
Alan Turing est un mathématicien qui contribua à la Bataille de l’Atlantique, à Bletchley
Park, où il s’employa à «décrypter les messages codés envoyés de Berlin à tous les
sous-marins allemands envoyés en patrouille dans l'Atlantique pour faire le blocus de
l'Angleterre», écrit Jean Lassègue.
Dès la déclaration de la guerre à l’Allemagne par le Royaume-Uni, l’amiral Karl Doenitz
mit en œuvre sa tactique de la Meute de loup, conçue pour s’attaquer aux navires
marchands naviguant en convoi protégé. Il disposait ses sous-marins en ligne
d’observation dans l’Atlantique. Dès qu’un sous-marin repérait un convoi, il en rapportait
la position et la route à son quartier général, par radio. Le quartier général ameutait alors
tous les sous-marins disponibles et les dirigeait vers un point de rassemblement d’où ils
pouvaient se jeter en meute sur le convoi, dans une action coordonnée.
Les communications entre les sous-marins et le quartier général se faisaient par
messages codées grâce à Enigma, une machine d’encryptage réputée inviolable. Alan
Turing s’y attaqua en participant à la création d’une machine de décryptage de ces
messages. Il devenait alors possible de déjouer la Meute de loup en détournant les
convois de la route où ils étaient attendus.
Alan Turing «interprète immédiatement [la naissance de l’ordinateur] comme un moyen
d'investigation de l'intelligence, autrement dit comme le premier modèle scientifique
d'investigation du fonctionnement de l'esprit», écrit Jean Lassègue. Après la guerre, en
1950, Alan Turing publia Computing Machinery and Intelligence,2 un article qui commence
comme suit : «I propose to consider the question, "Can machines think?"».
Selon Jean Lassègue, «l'aspect automatisé, et partant mécanique, du décryptage a pris
de plus en plus d'importance (...). [Car] réussir à décoder pour un temps les messages
1
2
On peut s’en procurer le texte à : www.ltm.ens.fr/chercheurs/lassegue/ exposes/academie.pdf
A. M. Turing (1950) Computing Machinery and Intelligence. Mind 49 : 433-460.
1
radio de la Kriegsmarine, c'est connaître la position de l'ennemi, c'est-à-dire pénétrer
dans l'état de son esprit à un moment donné (...). C'est cette leçon que Turing n'oubliera
pas dès 1945 au moment où l'électronique (...) rend possible concrètement la réalisation
de ce qui, en 1936, n'était qu'une idéalité, celle de la machine de Turing». Jean Lassègue
réfère ici à ce qu’il est convenu d’appeler les «fonctions calculables au sens de Turing».3
Dans «L'intelligence artificielle : pensée et calcul», Jean Lassègue propose «de
s'affranchir de l'attitude naturelle de rejet qui entoure encore l'appellation d'intelligence
artificielle», afin de «[l’]envisager (...) comme un projet scientifique et technologique
exigeant, comme tous les autres, une critique épistémologique».
À ce propos, Jean Lassègue soulève la question suivante : «S'agit-il d'une science à part
entière, d'une technologie liée à l'invention de l'ordinateur ou ne serait-elle pas plutôt
devenue, au cours de sa brève histoire, ce que l'on appelle aujourd'hui une “technoscience” ?» Et, dans sa conclusion, il dit qu’elle est «devenue (...) une “techno-science”» :
[L'intelligence artificielle] (...) vise d'abord à comprendre un certain nombre de
phénomènes, à tester des hypothèses et à faire des expériences par le biais de
simulations informatiques. Or l'appréciation de la justesse d'une simulation est très
subjective et c'est pourquoi l'intelligence artificielle est loin de prétendre à la même rigueur
que les mathématiques ou la physique. L'intelligence artificielle, comme son histoire l'a
amplement montré depuis sa naissance, fait plutôt partie de ce que l'on a coutume
d'appeler la "techno-science", c'est-à-dire ce passage obligé où la science mesure ces
impacts technologiques à l'aune des impératifs sociaux.
Comme «premier trait distinctif» de «l’intelligence artificielle», prise comme «projet
scientifique et technologique», Jean Lassègue retient, «dans une première
approximation, que l'ambition de l'intelligence artificielle consiste à vouloir préciser de
façon objective et scientifique la vieille image platonicienne du colombier», que Platon
emploie «dans le Théètète» (197 a-b). Et «pour justifier ce premier trait distinctif et le
développer», il s’engage dans une «argumentation [à] deux volets, le premier
épistémologique et le second historique». Nous nous intéressons au «premier».
«[L’]argumentation» que Jean Lassègue propose au sujet du «volet (...) épistémologique»
est tributaire de ses «options philosophiques» qu’il «résume (...) aux deux points
suivants» :
Il n'y a pas de domaine théorique commun à la philosophie et à la science. Le domaine du
théorique relève exclusivement du domaine de la science tandis que la philosophie couvre
entièrement le domaine du théorétique. Le théorétique est une approche réflexive dans le
domaine du concept : c'est un point de vue qui ne cherche pas à constituer sur le mode de
l'objectivité scientifique un rapport à l'objet mais sur le mode de la mise au jour de ses
conditions de possibilité. La distinction entre théorique et théorétique n'est pas spécieuse ;
elle a été pensée sous de multiples formes au cours de l'histoire de la philosophie depuis
Platon ; elle n'implique pas que l'esprit de quiconque en particulier soit intégralement et
continûment rangé dans l'une ou l'autre catégorie : le théorétique ne manque pas au
scientifique même s'il n'apparaît pas directement dans ses travaux, ni le théorique au
philosophe, même s'il ne cherche pas de contact privilégié avec la science, car il hérite d'un
contexte culturel qui lui en fournit toujours un certain état. Une épistémologie qui veut tirer
parti de l'inspiration mutuelle, toujours possible, entre la philosophie et la science implique
3
Stephen C. Kleene, Logique mathématique, traduction de Jean Largeault, Paris, 1971, Librairie Armand Colin,
p. 240
2
de se placer non pas seulement du point de vue des acteurs mais du point de vue des
parcours interprétatifs qu'ils engendrent presque malgré eux.4
S’il «n'y a pas de domaine théorique commun à la philosophie et à la science», explique
Jean Lassègue, c’est que «le domaine du théorique relève exclusivement du domaine de
la science tandis que la philosophie couvre entièrement le domaine du théorétique».
Évidemment, si «le domaine du théorique relève exclusivement du domaine de la
science», il est nécessaire qu’il «n’y [ait] pas de domaine théorique commun à la
philosophie et à la science». Même si cette division en deux «catégories» «n'implique pas
que l'esprit de quiconque en particulier soit intégralement et continûment rangé dans l'une
ou l'autre catégorie», il demeure que le «domaine» de la philosophie, comme
«catégorie», n’est en rien «théorique», puisque «le domaine du théorique relève
exclusivement du domaine de la science».
Le «domaine» de la philosophie, comme «catégorie», c’est le «théorétique».
Évidemment, rien n’empêche «l'esprit de quiconque en particulier», s’il est «scientifique»,
d’explorer l’autre «catégorie». De même en est-il pour «l'esprit de quiconque en
particulier» qui est un «philosophe». Par contre, au plan des «catégories», si «la
philosophie couvre entièrement le domaine du théorétique», le «domaine du théorique
[qui] relève exclusivement du domaine de la science» n’est en rien «théorétique». Si,
comme le dit, Jean Lassègue, «la distinction entre théorique et théorétique n'est pas
spécieuse», c’est que, au plan des «catégories», le «théorique» et le «théorétique» se
divisent l’un de l’autre.
Or, Jean Lassègue ajoute : «Une épistémologie qui veut tirer parti de l'inspiration
mutuelle, toujours possible, entre la philosophie et la science implique de se placer non
pas seulement du point de vue des acteurs mais du point de vue des parcours
interprétatifs qu'ils engendrent presque malgré eux». Ce plan «des acteurs» concerne
«l'esprit de quiconque en particulier».
On peut bien admettre que «des acteurs» agissant dans leur «domaine» prennent le
«point de vue des parcours interprétatifs qu'ils engendrent presque malgré eux». On peut
encore admettre que «le théorétique ne manque pas au scientifique même s'il n'apparaît
pas directement dans ses travaux, ni le théorique au philosophe, même s'il ne cherche
pas de contact privilégié avec la science, car il hérite d'un contexte culturel qui lui en fournit
toujours un certain état».
Ce «contexte culturel» évoque manifestement l’épistémè du «contexte philosophique
dominé (...) par ce qu'il est convenu d'appeler la “Pensée française postmoderne”»,
notamment avec Michel Foucault. Mais cet épistémè ne doit pas être confondu avec
l’analutikê epistêmê d’Aristote qui, lui, s’intéresse à la division en «catégorie» de deux
«domaines» : le «domaine du théorique» et le «domaine du théorétique».
Au plan de cette division, comment est-il «toujours possible» de «tirer parti de l'inspiration
mutuelle (...) entre la philosophie et la science» ? Que ce soit «toujours possible» pour
les «acteurs», ou à «l'esprit de quiconque en particulier [de ne pas être] intégralement et
continûment rangé dans l'une ou l'autre catégorie», on peut bien l’admettre. Mais il en va
4
http://lattice.linguist.jussieu.fr/article.php3?id_article=123
3
autrement de «la philosophie et [de] la science», si «la distinction entre théorique et
théorétique n'est pas spécieuse».
S’il y avait un «domaine (...) commun à la philosophie et à la science», un domaine qui ne
serait ni «théorique» ni «théorétique», on pourrait comprendre qu’une «épistémologie»
puisse «tirer parti de l'inspiration mutuelle, toujours possible, entre la philosophie et la
science». Et, bien sûr, cette «épistémologie» appartiendrait alors à ce «domaine (...)
commun», de quelque manière. Pourtant, afin de «développer» le volet
«épistémologique» de son «argumentation», Jean Lassègue «[se place] du point de vue
de la nature de la science».
Si «le domaine du théorique relève exclusivement du domaine de la science», un «point
de vue» qui tient à «la nature de la science» ne peut être que «théorique», comme tout ce
qui «relève exclusivement du domaine de la science». Car «la nature de la science», c’est
d’être «théorique». Et une «épistémologie» qui consiste à élucider «la nature de la
science» ne peut qu’être «théorique» ; elle élucide le «théorique».
Pour «tirer parti de l'inspiration mutuelle, toujours possible, entre la philosophie et la
science», il s’impose donc de «tirer» d’embarras cette «épistémologie». Jean Lassègue,
qui «[se place] du point de vue de la nature de la science» pour développer sa «critique
épistémologique» de «l'intelligence artificielle», en vient à situer le «théorétique» comme
suit :
Le théorétique est une approche réflexive dans le domaine du concept : c'est un point de
vue qui ne cherche pas à constituer sur le mode de l'objectivité scientifique un rapport à
l'objet mais sur le mode de la mise au jour de ses conditions de possibilité.
Si «la philosophie couvre entièrement le domaine du théorétique», et que «le théorétique
(...) est un «point de vue», «la philosophie couvre entièrement» ce «point de vue». Or, un
tel «point de vue» est celui de l’un des «acteurs», celui du «philosophe». Et il se distingue
du «point de vue» de l’autre des «acteurs», celui du «scientifique». Comme il convient de
ne pas se «placer (...) du point de vue des acteurs», selon Jean Lassègue, il s’impose de
découvrir un autre «point de vue», qui ne serait pas l’un des «parcours interprétatifs [que
les acteurs] engendrent presque malgré eux».
Mais comment cet autre «point de vue» peut-il être un, alors que le «domaine du
théorique» et le «domaine du théorétique» s’excluent mutuellement ? Les deux seules
possibilités sont que :
1. ces «parcours interprétatifs» présentent un «domaine (...) commun», que saisit le
«point de vue», qui en explore l’unité ;
2. un des «parcours interprétatifs», celui du «théorétique», que «la philosophie couvre
entièrement», voisine le «domaine du théorique» en quelque manière.
Jean Lassègue choisit la seconde position : «Le théorétique est une approche réflexive
dans le domaine du concept». Le «domaine du théorique», celui qui «relève
exclusivement du domaine de la science», est aussi un «domaine du concept». La
«science» formule et emploie des «concepts». Or, «le domaine du concept» ne «relève
[pas] exclusivement du domaine de la science», puisqu’une «approche réflexive dans le
4
domaine du concept» est ouvert au «théorétique», «que la philosophie couvre
entièrement».
Jean Lassègue articule cette «approche réflexive» comme «un point de vue qui ne
cherche pas à constituer [un rapport à l'objet] sur le mode de l'objectivité scientifique». Ce
«point de vue [cherche plutôt à constituer un rapport à l'objet] sur le mode de la mise au
jour de ses conditions de possibilité». Et ce «mode de la mise au jour», c’est une
«approche réflexive» du «domaine du concept», qui voisine celui du «théorétique». Sauf
qu’il devient de moins en moins évident que «la distinction entre théorique et théorétique
n'est pas spécieuse».
«Ab esse ad posse valet illatio.». Admettons que «le mode de l'objectivité scientifique»
consiste en «un rapport à l’objet», «rapport» qu’il «constitue», et que ce «constituer» est
un «esse». Alors, de ce «constituer» (esse) aux «conditions de possibilité» (posse) de ce
«constituer», la conséquence est valide. «Sed, ab posse ad esse non valet illatio».
«Puisqu’en effet le contingent n’est pas nécessaire, et que le non-nécessaire peut ne pas
être, il est clair que s’il est contingent que A appartienne à B, il est contingent aussi qu’il
ne lui appartienne pas».5
Bref, des «conditions de possibilité» (posse) du «constituer un rapport à l'objet» au
«constituer un rapport à l'objet» (esse), la conséquence n’est pas valide. Et «une
épistémologie qui veut tirer parti de l'inspiration mutuelle (...) entre la philosophie et la
science [n’est plus] toujours possible» en ce qui concerne la conséquence. Comme «la
philosophie couvre entièrement le domaine du théorétique», et que le «théorétique» se
limite au «mode de la mise au jour [des] conditions de possibilité» du «constituer (...) un
rapport à l’objet», «la philosophie couvre entièrement le domaine du [contingent]».
Comme «le contingent n’est pas nécessaire, et que le non-nécessaire peut ne pas être»,
il est clair «n'y a pas de domaine théorique commun à la philosophie et à la science».
Mais le «domaine du théorique» est précisément celui où «le mode de l'objectivité
scientifique» parvient à «constituer [un rapport à l'objet]». Dès lors «le domaine du
théorétique» peut, certes, considérer «la mise au jour [des] conditions de possibilité» du
«constituer (...) un rapport à l’objet», sauf que cette «approche réflexive» n’apporte rien au
«mode de l'objectivité scientifique», qui est le fondement même de la seule conséquence
valide.
En somme, Jean Lassègue, qui «résume (...) [à] deux points» ses «options
philosophiques», l’une qui divise «la philosophie et la science», l’autre que les compose
dans une «épistémologie qui veut tirer parti de l'inspiration mutuelle, toujours possible,
entre la philosophie et la science», donne dans le paralogisme.
Cependant, il ne s’ensuit pas que «l’approche réflexive» soit irrémédiablement confinée
aux «options philosophiques» de Jean Lassègue. À cet égard, Thomas d’Aquin écrit :
L’intelliger humain lui-même n’est pas [à la fois] un acte et la perfection de la nature
intelligée, de telle sorte qu’il puisse se faire qu’en un [unique] acte la nature de la “res” soit
intelligée ainsi que l’intelliger lui-même, comme si, d’un seul acte, était intelligée la “res”
5
Aristote, Premiers analytiques, 32a 35-39
5
avec sa perfection. D’où l’acte par lequel (l’intellect) intellige la pierre et celui par lequel il
inteIlige qu’il intellige la pierre sont-ils deux actes distincts.6
Le premier acte de l’intelliger humain donne le concept direct ; le second, le concept
réflexe. Les deux sont nécessaires à «la perfection de la nature intelligée», qu’on soit
«scientifique» ou «philosophe». Thomas d’Aquin l’exprime ainsi :
572. Aristote (...) montre en quoi la dialectique et la sophistique ressemblent à la
philosophie, et en quoi elles diffèrent.
573. Elles s’accordent (...) en tant qu’elles ont un point commun (...) ; comme toutes
choses n’ont en commun que l’être, il est manifeste que la matière de la dialectique est
l’être et ce qui s’y rapporte, choses que le philosophe aussi considère. De même la
sophistique a aussi une certaine ressemblance avec la philosophie : la sophistique, en
effet, est une sagesse spécieuse, c’est-à-dire apparente, non réelle, or, ce qui a les
apparences d’une autre chose, doit avoir quelque ressemblance avec elle. Aussi faut-il que
le philosophe, le dialecticien et le sophiste considèrent les mêmes choses.
574. Mais ils diffèrent entre eux. (...) Le philosophe, en effet, dans l’étude des données
communes qu’on a dites procède démonstrativement, aussi lui revient-il d’en avoir la
science, et les connaît-il avec certitude, car la connaissance certaine, ou science, est l’effet
de la démonstration. Le dialecticien, au contraire, procède à l’étude de tout ce qu’on a dit
à partir de probabilités, aussi n’atteint-il pas à la science, mais à une certaine opinion. Et la
raison en est que l’être est double : l’être de raison et l’être de la nature. Or, on appelle à
proprement parler être de raison ces notions que la raison découvre dans les choses en
tant qu’elles sont considérées par elle : ainsi les notions de genre, d’espèce etc., qui ne se
trouvent pas dans la nature, mais résultent de la considération de la raison, et c’est cet
être de raison qui est proprement le sujet de la logique. Mais ces notions intelligibles sont
coextensives aux êtres de la nature, du fait que ceux-ci tombent tous sous la considération
de la raison, et c’est pourquoi le sujet de la logique s’étend à tout ce qui mérite le nom
d’être de la nature. Aussi Aristote conclut que le sujet de la logique est coextensif au sujet
de la philosophie qui est l’être de la nature.7
Le sujet d’étude de la logique, discipline «réflexive» par excellence, prenant comme objet
la science, commence avec le concept réflexe, parce que c’est le point d’ancrage du
«philosophe», qui «procède démonstrativement». Le philosophe met en œuvre «ces
notions que la raison découvre dans les choses en tant qu’elles sont considérées par
elle : ainsi les notions de genre, d’espèce etc., qui ne se trouvent pas dans la nature, mais
résultent de la considération de la raison». «Ces notions intelligibles sont coextensives
aux êtres de la nature, du fait que ceux-ci tombent tous sous la considération de la
raison» ; et c’est le lieu d’une «approche réflexive» qui est à la portée de «l’esprit de
quiconque», pour prendre l’expression de Jean Lassègue, pour autant qu’il s’y éduque.
Mais «ces notions intelligibles», «en tant qu’elles sont considérées» par la raison,
relèvent de «[l’]être de raison qui est proprement le sujet de la logique». «C’est pourquoi
le sujet de la logique s’étend à tout ce qui mérite le nom d’être de la nature», et que «le
sujet de la logique est coextensif au sujet de la philosophie qui est l’être de la nature».
Cette «coextension» entre le «sujet de la logique» et le «sujet de la philosophie» pose et
résout le problème que Jean Lassègue pose, mais sans le résoudre, avec sa division
entre «le domaine du théorique» et le «domaine du théorétique».
6
Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, Q. 87, art 3, ad 2 (notre traduction)
Com. Met. liber IV, lectio IV. La traduction française est prise de : H.D. Gardeil, Initiation à la philosophie de S.
Thomas d’Aquin, Tome I, Introduction, Logique, Éditions du Cerf, Paris, 1956, pp. 231-232
7
6
Et cette «coextension» parvient à la résoudre en échappant au piège des «conditions de
possibilité» qui est exprimé par : «Sed a posse ad esse non valet illatio». Thomas d’Aquin
l’écrit comme suit :
En effet, ce qui est en puissance n’est amené à l’acte que par quelque chose qui est en
acte. Et ainsi en est-il de la science en puissance, qui ne devient une science en acte, ni
en découvrant [le vrai], ni en se séparant [du faux], si ce n’est par quelque science
préexistant en acte ; parce que toute doctrine et discipline intellectives viennent d’une
connaissance préexistante, comme il est dit au livre premier des Seconds analytiques.8
Quelle peut bien être cette «science préexistant en acte» ? Remarquons que Thomas
d’Aquin emploie ici le verbe «inveniendo», que nous traduisons par «en découvrant». Or,
dans son commentaire de la Métaphysique, lorsqu’il identifie le sujet de la logique,
comme nous l’avons lu plus haut, il précise sa pensée, comme suit :
Or, on appelle à proprement parler être de raison ces notions que la raison découvre
(adinvenit) dans les choses en tant qu’elles sont considérées par elle : ainsi les notions de
genre, d’espèce etc., qui ne se trouvent pas (non inveniuntur) dans la nature des “res”,
mais résultent (consequuntur) de la considération de la raison, et c’est cet être de raison
qui est proprement le sujet de la logique».
Cette considération de la raison, qui est précisément en acte lors de la considération des
choses, découvre une «intention de l’intellect» que Thomas d’Aquin identifie comme suit :
J’appelle intention de l’intellect ce que l’intellect conçoit en lui-même de la chose pensée.
En nous, cette intention n’est ni la chose pensée même ni la substance même de
l’intellect ; mais c’est une certaine ressemblance, conçue dans l’intellect au sujet de la
chose pensée, et signifiée par les paroles extérieures ; de là vient qu’on nomme cette
intention verbe intérieur, lequel est signifié par le verbe extérieur. En nous, cette intention
n’est pas la chose pensée : on le voit si on remarque la différence entre penser un <être>
et penser cette intention même — ce que fait l’intellect lorsqu’il réfléchit sur sa propre
opération ; c’est de là que vient la différence entre le savoir des choses et le savoir des
intentions de l’intellect. Et en nous, cette intention n’est pas l’intellect lui-même : c’est
évident si l’on remarque que l’être de cette intention consiste dans l’être-pensé lui-même,
alors que ce n’est pas le cas pour notre intellect, dont l’être n’est pas la pensée.9
Les «intentions de l’intellect» concerne la «science préexistant en acte» grâce à laquelle
toute autre «science en puissance (...) devient [elle-même] une science en acte». «Ce que
fait l’intellect lorsqu’il réfléchit sur sa propre opération» est constitutif de la «science
préexistant en acte» par laquelle une «science en puissance (...) devient une science en
acte». Et «c’est de là que vient la différence entre le savoir des choses et le savoir des
intentions de l’intellect», de même que la différence entre «cette intention [qui] n’est pas
l’intellect lui-même» et «l’intellect lui-même». «Le savoir des intentions de l’intellect», i.e.
la logique, est la «science préexistant en acte» par laquelle un «savoir des choses» qui
n’est encore que «science en puissance (...) devient une science en acte».
Alors que «le savoir des intentions de l’intellect» est un, le «savoir des choses» n’est pas
un, parce que les «choses» à «savoir» sont diverses. C’est pourquoi le «savoir des
choses» se divise en plusieurs sciences. Par ailleurs, même si «le savoir des intentions
de l’intellect n’est pas l’intellect lui-même», car «ce que fait l’intellect lorsqu’il réfléchit sur
8
9
Thomas d’Aquin, Com., De anima, L, III, 1, x, 740 ; notre traduction.
Thomas d’Aquin, Contra gentiles, IV, c. 11. Voir aussi : De potentia (Q. 8, art 1).
7
sa propre opération» consiste à connaître «sa propre opération», rien n’empêche la
«science préexistant en acte» de mettre en œuvre une «science en puissance» visant à
connaître «l’intellect lui-même», et à faire en sorte qu’elle «[devienne] une science en
acte» de «l’intellect lui-même». «L’intellect lui-même» est alors considéré comme sujet
d’opération. Et alors, la «science en puissance» cherchant à connaître «l’intellect luimême», et à en «[devenir] une science en acte», «vise à étudier objectivement l'activité de
pensée en tant qu'elle manifeste de l'intelligence» : c’est une psychologie de «l’intellect
lui-même».
Que, «depuis une quarantaine d'années», une «discipline relativement nouvelle»,
nommée «l'intelligence artificielle», «(...) vise à étudier objectivement l'activité de pensée
en tant qu'elle manifeste de l'intelligence», n’est que «relativement [nouveau]», puisque
«décrire d'un point de vue philosophique» ce qu’est «l’intellect lui-même» a non
seulement été «[tenté]», mais réussi depuis longtemps.
Étant donné ses «options philosophiques», il en va autrement pour Jean Lassègue. Dans
son «argumentation [à] deux volets», dont «le premier [est] épistémologique», ce dernier
«[commence] par exposer un argument qui a beaucoup fait pour nourrir la prévention des
philosophes à l'égard de cette nouvelle discipline qu'est l'intelligence artificielle». «Il
«[l’appelle] : “l'argument de Vico”».
Jean Lassègue en expose «la teneur [comme suit] : toute étude scientifique de l'activité
de pensée ne sera jamais que pseudo-objective parce que la pensée étant la source de
l'objectivité, elle ne peut pas elle-même être étudiée objectivement».
Pour qui s’inspire de la philosophie proposée par Aristote et Thomas d’Aquin, il est
«évident (...) que l’être de cette intention consiste dans l’être-pensé lui-même, alors que
ce n’est pas le cas pour notre intellect, dont l’être n’est pas la pensée», comme on vient
de le lire.
Dans la partie de son article qu’il consacre à «l'une des difficultés proprement
épistémologiques de l'intelligence artificielle», et qu’il intitule «Épistémologie : la
controverse autour de "l'argument de Vico"», Jean Lassègue entend «montrer comment la
naissance même de l'intelligence artificielle est liée à la dissolution de ce paradoxe»,
celui qu’énonce «l'argument de Vico».
Il divise ainsi cette partie en deux sections :
1. «L'argument de Vico» ;
2. «La réponse à l'argument de Vico élaborée par l'intelligence artificielle».
L’ARGUMENT DE VICO
Comme «le projet de l'intelligence artificielle est (...) de parvenir à une certaine objectivité
dans la description de l'activité de pensée», Jean Lassègue note qu’un «obstacle tout à
fait considérable se présente d'entrée de jeu à nous : il faudrait réussir à s'entendre sur la
définition de la pensée».
8
Puisque «définir c’est montrer soit ce qu’est la chose, soit ce que signifie son nom, nous
pouvons en conclure que la définition (...) ne sera qu’un discours ayant la même
signification que le nom. Mais c’est là une absurdité (...) puisqu’on peut exprimer par un
nom même les choses qui n’existent pas». 10 Par ailleurs, «il est évident que la quiddité
d’une chose ne va pas sans son existence, car il est impossible de connaître ce qu’est
une chose quand on ignore si elle existe».11 De plus, «chercher ce qu’est une chose sans
savoir qu’elle existe, c’est assurément ne rien chercher du tout».12
Évidemment, on pourrait rétorquer que l’existence d’une «activité de pensée en tant qu'elle
manifeste de l'intelligence» est évidente. Sauf qu’Alan Turing «interprète immédiatement
[la naissance de l’ordinateur] comme un moyen d'investigation de l'intelligence» ; même
qu’il y voit «le premier modèle scientifique d'investigation du fonctionnement de l'esprit»,
selon Jean Lassègue.
Alors l’interrogation sur l’existence d’une «activité de pensée en tant qu'elle manifeste de
l'intelligence» demeure pertinente. Car il est évidemment impossible de prétendre que
«l’ordinateur» est un «modèle scientifique d'investigation du fonctionnement de l'esprit»
sans connaître le «fonctionnement de l'esprit». Et connaître le «fonctionnement de
l'esprit» requiert une démonstration qu’il existe un «esprit» et que ce «fonctionnement»
trouve un «modèle» en celui de «l’ordinateur», à moins d’admettre qu’on puisse «prouver
(...) en la montrant du doigt»13 la quiddité de l’esprit, comme on montre du doigt
l’ordinateur.
Pour «parvenir à une certaine objectivité dans la description de l'activité de pensée», Jean
Lassègue propose de «caractériser grossièrement cette discipline relativement nouvelle»
qu’est «l’intelligence artificielle». À cette fin, il soumet qu’on «pourrait dire qu'elle vise à
étudier objectivement l'activité de pensée en tant qu'elle manifeste de l'intelligence». C’est
ainsi que «l’activité de pensée» peut constituer un signe qui «manifeste de l’intelligence».
Aristote traite du signe en ces termes :
16. Parmi les signes, les uns présentent le rapport du particulier à l’universel ; les autres
celui de l’universel au particulier. De ces signes, celui qui a un caractère de nécessité est le
tekmèrion [l’indice] ; celui qui ne possède pas ce caractère n’a pas de nom particulier
traduisant cette différence.
17. J’appelle nécessaires les propositions qui servent de fondement au syllogisme ; c’est
pourquoi le tekmèrion est un de ces signes. (...)
10
11
12
13
18. Voici un exemple présentant la relation du particulier à l’universel : si quelqu’un disait :
«Un signe que les sages sont justes, c’est que Socrate était sage et juste». À vrai dire, ce
n’est là qu’un signe ; on peut réfuter la proposition, même si l’énoncé en est juste, car elle
ne suit pas la règle du syllogisme. En revanche, si l’on disait : «Le signe qu’il est malade,
c’est qu’il a la fièvre» ; ou : «cette femme a enfanté, du moment qu’elle a du lait», ce signe
a un caractère de nécessité qui n’appartient qu’au seul tekmèrion ; car c’est le seul, à
condition qu’il soit vrai, qui soit irréfutable. Voici maintenant un exemple de signe
présentant le rapport de l’universel au particulier. Si l’on disait : «Le signe qu’un tel a la
fièvre, c’est que sa respiration, est précipitée», l’affirmation serait réfutable, même si le fait
Aristote, Seconds analytiques, 92b 25-30
Aristote, op. cit., 93a 19-20
Aristote, ibidem, 93a 27
Aristote, ibidem, 92b 2
9
était vrai. Car on peut, même sans fièvre, avoir une respiration fréquente. (...) Nous avons
donné dans les Analytiques des précisions plus détaillées sur ces questions et sur la raison
pour laquelle certaines propositions sont impropres au syllogisme, tandis que d’autres ont
pu entrer dans les syllogismes.14
C’est dans les Premiers analytiques qu’il donne les «précisions plus détaillées sur ces
questions», particulièrement sur l’indice ou tekmèrion, le signe nécessaire, en ces
termes :
Le signe (...) dont l’existence (...) entraîne l’existence (...) d’une autre chose, soit
antérieure, soit postérieure, c’est là un signe de (...) l’existence de l’autre chose. (...) Par
exemple, la preuve qu’une femme a enfanté parce qu’elle a du lait résulte de la première
figure, car avoir du lait est le moyen terme (...). (...) De cette façon, on obtient donc des
syllogismes. Seulement celui qui procède par la première figure est irréfutable s’il est vrai
(car il est universel) (...).15
Comme l’enseignent A. Ernout et A. Maillet, «signum», entendu comme «marque
distinctive (joint à nota)» est «défini par Cicéron : quod sub sensum aliquem cadit et
quiddam significat. De inventione, I, 30, 48». Est un signe ce qui tombe sous quelque
sens, écrit d’abord Cicéron, qui complète avec «quiddam significat». A. Ernout et A. Meillet
écrivent : «Le neutre quiddam a le sens de “quelque chose”».16 Évidemment, le quiddam
ne «tombe [pas] sous quelque sens», sans quoi il n’est besoin d’aucun signe pour le
signifier.
Jean Poinsot définit plus amplement le signe, comme suit : «ce qui rend présent à une
faculté cognitive un autre que lui-même».17 Dans la connaissance, plusieurs causes sont
à l’œuvre, enseigne encore Jean Poinsot. La cause efficiente est donnée par la faculté
cognitive. La cause finale est fournie par l’objet auquel tend la faculté cognitive et qui la
meut à connaître. La cause formelle est l’acte propre de la faculté cognitive en tant que
connaissante de l’objet. La cause instrumentale est le moyen par lequel l’objet est rendu
présent à la faculté cognitive.
L’objet peut être envisagé de trois manières : en tant que relatif au mouvement de la
faculté cognitive seulement, en tant que terminatif seulement de ce mouvement, ou selon
l’un et l’autre de ces aspects pris simultanément. Il est relatif au mouvement seulement
en ce qu’il meut la faculté cognitive à la connaissance. En tant que terminatif seulement, il
est la res en tant que connue par la faculté cognitive.
Il s’ensuit que faire connaître est plus large que rendre présent, et rendre présent plus
large que signifier. Faire connaître se dit de tout ce qui concourt à la connaissance, ce qui
comprend les quatre causes à l’œuvre. Rendre présent se dit de tout ce par quoi une res
est rendue présente à une faculté de connaissance, ce qui n’implique que les causes
finale, formelle et instrumentale. Signifier se dit strictement de ce qui rend présent à une
faculté cognitive un autre que lui-même, et n’implique que les causes formelle et
14
Aristote, Art rhétorique, Livre I, chapitre II, 16-19
Aristote, Premiers analytiques, 70a 6 70b 5
16
A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine Histoire des mots, quatrième
édition,revue, corrigée et augmentée d’un index, Paris, 1959, Librairie C. Klincksieck, p. 624 et 556
17
Jean Poinsot, Outlines of Formal Logic, translated from the Latin with an Introduction by Francis C. Wade,
Milwaukee, 1955, Marquette University Press, p. 31, et passim
15
10
instrumentale ; alors que l’instrumentale est le moyen de connaître cet autre, la formelle
est cet autre en tant que connu en acte signifié.
En se plaçant du point de vue de la puissance cognitive, le signe se divise ainsi en
instrumental et en formel. Le signe instrumental est celui qui présente à une faculté
cognitive un autre que lui-même, et ce, à la suite d’une connaissance préalable de luimême. La fumée est un signe instrumental du feu. Le signe formel est celui qui présente
à une faculté cognitive un autre que lui-même, et ce, sans une connaissance préalable de
lui-même. Le concept direct est un signe formel, ainsi que l’image produite par
l’imagination ; ce sont les deux seuls signes formels. Le mot «image» (imago) vient du
verbe latin «imitari», qui signifie «être semblable».
Pour l’ours dans la forêt en feu, l’odeur d’incendie est un signe instrumental qui, flairé,
devient aussi une image, qui est un signe formel, car un intellect n’est requis que pour le
concept direct abstrait de l’image. Même si le signe formel, image ou concept, n’exige pas
une connaissance de lui-même pour signifier son signifié, il peut néanmoins être connu
dans un acte de réflexion posé par l’intellect.
En se plaçant du point de vue de la res signifiée, le signe se divise en naturel,
conventionnel et usuel. Le signe naturel est celui qui provient de la nature d’une res et la
rend ainsi présente à la faculté cognitive qui la connaît. La fumée est un signe naturel du
feu. Le signe conventionnel est celui qui provient d’une imposition par la volonté d’une
autorité institutionnelle ; par exemple, le mot «homme», qui rend présent à une faculté
cognitive l’animal capable de parler avec des mots. Le dictionnaire de l’Académie
française est une telle autorité institutionnelle ; le Webster, pour l’anglais, en est une autre.
Le signe usuel est celui qui s’impose sans l’intervention d’une autorité institutionnelle.
L’exemple classique est celui de la table dressée pour le repas ; la poignée de mains en
est un autre.
Le terme (le mot) est un signe instrumental et conventionnel. C’est ainsi que le compris
(le nota de Cicéron) est signifié par le terme (signum), en le rendant présent à l’intellect
par une notation instrumentale, notation qui est aussi un vouloir dire conventionnel. «Or,
entre noms et choses, il n’y a pas ressemblance complète : les noms sont en nombre
limité, ainsi que la pluralités des définitions, tandis que les choses sont infinies en
nombre. Il est, par suite, inévitable que plusieurs choses soient signifiés et par une même
définition et par un seul et même nom» ; d’où s’impose le recours au «pouvoir de
distinguer en combien de sens une expression particulière est prise».18
Dans le cadre de sa contribution à la Bataille de l’Atlantique, Alan Turing cherche à
«décrypter les messages codés envoyés de Berlin à tous les sous-marins allemands
envoyés en patrouille dans l'Atlantique pour faire le blocus de l'Angleterre», comme l’écrit
Jean Lassègue. Ce problème de décryptage porte sur des signes instrumentaux et
conventionnels : «les messages codés». Si «réussir à décoder pour un temps les
messages radio de la Kriegsmarine, c'est connaître la position de l'ennemi, c'est-à-dire
pénétrer dans l'état de son esprit à un moment donné», comme le dit Jean Lassègue,
c’est que le signe instrumental qu’est le «message codé» présente à une faculté
cognitive un autre que lui-même, et ce, à la suite d’une connaissance préalable de lui18
Aristote, Réfutations sophistiques, 165a 10-14
11
même : un message décodé. Cet autre que lui-même, le message déchiffré, est aussi un
signe instrumental. Il présente à une faculté cognitive un autre que lui-même : un signe
formel. Ce signe formel est «la position de l'ennemi» dans «l’esprit» de l’amiral Karl
Dönitz. Cette «position de l'ennemi» dans «l’esprit» de l’amiral Karl Dönitz est aussi dans
«l’esprit» d’Alan Turing, qui a décodé le message codé.
En «[pénétrant ainsi] dans l'état [d’esprit]» de l’amiral Karl Dönitz, Alan Turing découvre un
signe formel qui présente à une faculté cognitive un autre que lui-même. Et l’autre que luimême que le signe formel présente ainsi à une faculté cognitive, c’est «la position de
l'ennemi» en mer. Cette «position de l'ennemi» en mer est un signe naturel, qui provient
de la nature d’une res et la rend ainsi présente à la faculté cognitive qui la connaît : c’est le
déploiement des sous-marins en mer par une «intelligence» stratégique.
Cette «description de l'activité de pensée» décrit des signes qui sont en relation de
signification avec leur signifié. Le signe instrumental est en relation de signification avec
son signifié : le signe formel. Et le signe formel est en relation de signification avec son
signifié : le signe naturel, qui tient à la nature d’une res.
Jean Lassègue écrit que «la recherche d'une (...) définition [de la pensée] semble
produire immédiatement un paradoxe [qu’il énonce comme suit] : comment la pensée
pourrait-elle se donner les moyens objectifs de s'observer de l'extérieur ? Comment la
pensée pourrait-elle, pour ainsi dire, sortir d'elle-même ?» Mais «il [lui] semble (...)
[néanmoins] qu'une définition de la pensée devient possible», et ce, «en utilisant les
ressources réflexives internes à la pensée». Cet acte de réflexion concerne le signe
formel, qui n’exige pas une connaissance de lui-même pour signifier son signifié, le signe
naturel, bien qu’il puisse être connu, précisément par un acte de réflexion.
Évidemment, les «ressources réflexives internes à la pensée» sont «internes à la
pensée». Et l’acte de réflexion ne consiste nullement à acquérir «les moyens objectifs de
s'observer de l'extérieur», puisque «les «ressources réflexives internes à la pensée» sont
«internes à la pensée». C’est le signe naturel qui fournit le moyen objectif de saisir ce qui
est «extérieur» à la pensée. Et la saisie du signe naturel est accomplie par le signe formel
qui est en relation de signification avec son signifié, précisément le signe naturel, qui tient
à la nature d’une res : «la position de l'ennemi» en mer. Pour accomplir cette saisie, le
signe formel présente à une faculté cognitive un autre que lui-même, le signe naturel, et
ce, sans une connaissance préalable de lui-même. Mais pour saisir le signe formel en ce
qu’il est, l’acte de réflexion est bien sûr requis.
Convaincu par «l’argument de Vico» que ce dernier «exposait un paradoxe propre à la
connaissance», Jean Lassègue en rend compte comme suit :
Mais alors, une partie de la pensée, celle qui observe, semble irrémédiablement échapper
à la partie de la pensée qui est observée. C'est bien ce que Vico avait remarqué quand il
exposait un paradoxe propre à la connaissance : premièrement, c'est seulement dans les
connaissances qui dépendent de l'homme, à savoir les connaissances mathématiques,
sociales et politiques, qu'une connaissance intégrale et certaine peut avoir lieu,
contrairement à ce qui se produit dans les connaissances de la nature, parce que c'est
seulement dans ces premières disciplines que l'homme maîtrise les conditions de
production des phénomènes, alors que l'homme ne produit pas la nature et qu'il se
12
contente de l'observer ; deuxièmement et a contrario, il y a une obscurité irréductible dans
la connaissance de la pensée par elle-même parce que la pensée ne s'est pas produite
elle-même mais qu'elle a été produite par la nature. Ainsi la connaissance relevant du
domaine humain est-elle en même temps la plus certaine dans les constructions externes
des hommes, c'est-à-dire dans les sciences mathématiques, sociales et politiques, et à tout
jamais obscure dans la réflexion de la pensée humaine sur elle-même.
Dans ce texte, Jean Lassègue distingue un «premièrement» et un «deuxièmement, et a
contrario»:
1. premièrement, c'est seulement dans les connaissances qui dépendent de l'homme, à
savoir les connaissances mathématiques, sociales et politiques, qu'une connaissance
intégrale et certaine peut avoir lieu, contrairement à ce qui se produit dans les
connaissances de la nature, parce que c'est seulement dans ces premières disciplines que
l'homme maîtrise les conditions de production des phénomènes, alors que l'homme ne
produit pas la nature et qu'il se contente de l'observer ;
2. deuxièmement et a contrario, il y a une obscurité irréductible dans la connaissance de la
pensée par elle-même parce que la pensée ne s'est pas produite elle-même mais qu'elle a
été produite par la nature.
Qu’avons-nous comme «premièrement» ? «Une connaissance intégrale et certaine» des
«connaissances qui dépendent de l'homme, à savoir les connaissances mathématiques,
sociales et politiques». Si une telle connaissance est bien «intégrale», «une partie de la
pensée, celle qui observe, [non seulement ne] semble [pas] irrémédiablement échapper à
la partie de la pensée qui est observé», mais encore elle est réunie avec la «partie de la
pensée qui est observée» dans un tout «intégral».
Alors prenons un exemple : «la somme de deux et de trois est cinq». C’est une des
«connaissances mathématiques» où «une connaissance intégrale et certaine peut avoir
lieu». Est-il vrai que ce soit une des «connaissances qui dépendent de l'homme» ?
Dépend-il vraiment de l’homme que la somme de deux et de trois soit cinq ? Admettons
qu’il s’agit d’une «connaissance relevant du domaine humain» ; car, pour autant qu’on le
sache, l’homme est le seul animal capable d’arithmétique. S’il dépend de l’homme qu’il
apprenne que la somme de deux et de trois est cinq, il demeure que la somme de deux et
de trois est cinq, que l’homme l’ait appris ou pas.
Qu’avons-nous comme «deuxièmement, a contrario» ? Si, du côté du «premièrement»,
nous avons «une connaissance intégrale et certaine [qui] peut avoir lieu», quel est le
contraire d’une «connaissance intégrale et certaine» ? Si, «premièrement», c’est vraiment
«une connaissance intégrale et certaine [qui] peut avoir lieu», et non «toute connaissance
intégrale et certaine [qui] peut avoir lieu», alors la locution «une connaissance intégrale et
certaine peut avoir lieu» n’a pas de contraire. Mais elle a une sous-contraire en : «une
connaissance intégrale et certaine [qui] ne peut pas avoir lieu».
Dès lors, le «deuxièmement» n’est pas «a contrario», mais «a subcontrario». La
différence est importante ; pour des contraires, si l’un est vrai, l’autre est faux, mais ils
peuvent être l’un et l’autre faux ; pour des sous-contraires, si l’un est faux, l’autre est vrai,
mais ils peuvent être l’un et l’autre vrais. Cependant, il s’impose encore de prendre en
considération le «peut» dans : «une connaissance intégrale et certaine peut avoir lieu».
13
Reconsidérons le «premièrement» :
premièrement, c'est seulement dans les connaissances qui dépendent de l'homme, à
savoir les connaissances mathématiques, sociales et politiques, qu'une connaissance
intégrale et certaine peut avoir lieu, contrairement à ce qui se produit dans les
connaissances de la nature, parce que c'est seulement dans ces premières disciplines que
l'homme maîtrise les conditions de production des phénomènes, alors que l'homme ne
produit pas la nature et qu'il se contente de l'observer ;
Jean Lassègue oppose «les connaissances qui dépendent de l'homme» et «les
connaissances de la nature» selon un «contrairement». Considérons le premier membre
de l’opposition : «c'est seulement dans les connaissances qui dépendent de l'homme (...)
qu'une connaissance intégrale et certaine peut avoir lieu». Réécrivons l’énoncé comme
suit : «Une connaissance intégrale et certaine peut avoir lieu seulement dans les
connaissances qui dépendent de l'homme». Alors, que veut dire Jean Lassègue quant au
«peut» :
1. est-ce : «Il est nécessaire qu’une connaissance intégrale et certaine [ait] lieu (...) dans les
connaissances qui dépendent de l'homme» ?
2. ou est-ce : «Il est possible qu’une connaissance intégrale et certaine [ait] lieu (...) dans les
connaissances qui dépendent de l'homme» ?
Si «dans ces premières disciplines (...) l'homme maîtrise les conditions de production
des phénomènes», alors il est nécessaire qu’une connaissance intégrale et certaine [ait]
lieu (...) dans les connaissances qui dépendent de l'homme. Il est même nécessaire
qu’une connaissance qui a lieu dans les connaissances qui dépendent de l'homme soit
intégrale et certaine. C’est même de toute connaissance qui a lieu dans les
connaissances qui dépendent de l'homme qu’il est nécessaire qu’elle soit intégrale et
certaine.
Considérons : «Il est nécessaire que toute connaissance qui a lieu dans les
connaissances qui dépendent de l'homme soit intégrale et certaine». Sa contraire est : «Il
est nécessaire que toute connaissance qui a lieu dans les connaissances qui dépendent
de l'homme ne soit pas intégrale et certaine». Puisque Jean Lassègue préfère s’exprimer
avec «peut», nous pouvons réécrire ces contraires comme suit :
1. «Il n’est pas possible que toute connaissance qui a lieu dans les connaissances qui dépendent de
l'homme ne soit pas intégrale et certaine».
2. «Il n’est pas possible que toute connaissance qui a lieu dans les connaissances qui dépendent de
l'homme soit intégrale et certaine».
Remarquons que cette opposition entre contraires se situent «dans les connaissances
qui dépendent de l'homme». Selon cette opposition, si l’une est vraie, l’autre est fausse,
mais elles peuvent être toutes deux fausses. Laquelle est vraie ? Jean Lassègue propose
une démonstration de la première, en Barbara :
Il est nécessaire que toute connaissance dans les disciplines où l'homme maîtrise les
conditions de production des phénomènes soit intégrale et certaine.
Toute connaissance qui a lieu dans les connaissances qui dépendent de l'homme est une
connaissance dans les disciplines où l'homme maîtrise les conditions de production des
phénomènes.
14
Il est nécessaire que toute connaissance qui a lieu dans les connaissances qui dépendent
de l'homme soit intégrale et certaine.
La majeure est-elle vraie ? Prenons un exemple : «La somme de deux doigts et de trois
doigts de la même main est cinq doigts». Est-ce que «l’homme maîtrise les conditions de
production des phénomènes» qui concernent les cinq doigts de sa main ? N’est-il pas
vrai que «l'homme ne produit pas la nature [de sa main] et qu'il se contente de
l'observer» ? N’est-il pas vrai que la somme de cinq doigts est une des «connaissances
qui [ne] dépendent [pas] de l'homme» ? Est-ce que l’abstraction qui résulte en : «La
somme de deux et de trois est cinq.» est l’un des «phénomènes» dont «l'homme maîtrise
les conditions de production» ?
Il est incontestable que «l’homme maîtrise» l’abstraction, une fois éduqué. Mais
l’abstraction est-elle un «phénomène» ? N’est-ce pas plutôt un acquis de la logique que
la distinction entre l’abstraction d’un universel conçu avec son extension, dit «universel
concret», et l’abstraction d’un universel conçu avec séparation de son extension, dit
«universel abstrait» ? La logique n’étudie pas des «phénomènes».
Ce que Vico cherche à nous dire, par l’entremise de Jean Lassègue, c’est que la
connaissance procédant par universel abstrait est plus certaine que la connaissance qui
procède par universel concret. Ainsi, les mathématiques procèdent par universel abstrait.
Mais la philosophie de la nature procède par universel concret. C’est pourquoi la
connaissance mathématique est plus certaine que la connaissance de la nature. Quant
aux «connaissances (...) sociales et politiques», il n’est pas évident qu’elles soient une
«connaissance intégrale et certaine».
Quoi qu’il en soit, l’abstraction est certainement une «activité de pensée en tant qu'elle
manifeste de l'intelligence». Et, à ce jour, aucun ordinateur n’est parvenu à accomplir une
abstraction ou à produire un concept direct abstrait d’une image.
Qu’avons-nous du côté du «deuxièmement et a contrario» ? Selon Jean Lassègue, «il y a
[là] une obscurité irréductible dans la connaissance de la pensée par elle-même parce
que la pensée ne s'est pas produite elle-même mais qu'elle a été produite par la nature».
Si nous lisons bien, une «pensée (...) a été produite par la nature». Cette prédication
indirecte se réécrit en une prédication directe comme suit : «Une nature a produit une
pensée». Dans un tel cas, «il y a une obscurité irréductible dans la connaissance de la
pensée par elle-même parce que la pensée ne s'est pas produite elle-même».
Il s’ensuit que, dans : «Une nature produit une pensée», la «pensée» est «irréductible» à
la «nature». Autrement dit, le prédicat «pensée» et le sujet «nature» ne sont pas
identiques. Par contre, lorsque «la pensée (...) s'est (...) produite elle-même», nous avons
une identité : «La pensée produit une pensée». Et le prédicat «pensée», de même que le
sujet «pensée», sont identiques. Lorsque «la pensée produit une pensée», non
seulement la pensée pense, mais elle se pense ; c’est un acte de réflexion.
Nous admettons parfaitement que «ce que fait l’intellect lorsqu’il réfléchit sur sa propre
15
opération», consiste à connaître «sa propre opération». Nous pouvons également
admettre que l’intellect, comme «nature», produit de la pensée, et que la pensée est
«irréductible» à l’intellect, intellect «dont l’être n’est pas la pensée». Nous admettons
aussi que «l’intellect lui-même», alors considéré comme sujet d’opération, est
connaissable par une «science en puissance» cherchant à connaître «l’intellect luimême», «science en puissance [qui] devient science en acte» par une «science
préexistant en acte».
Mais qu’en est-il de la pensée qui pense que : «La somme de deux et de trois est cinq» ?
Est-ce qu’elle se pense ? Si oui, elle se pense comme quoi ? Comme une somme de
deux et de trois ? Comme cinq ? «Ce que fait l’intellect lorsqu’il réfléchit sur sa propre
opération», c’est connaître «sa propre opération». Est-ce que l’opération d’addition
arithmétique dont il s’agit, que l’intellect connaît comme une de ses opérations, est sa
«propre opération», une opération «réflexive» ?
Dans la mesure où l’enfant apprend à l’école que la somme de deux et de trois est cinq,
l’appropriation de cette connaissance que lui procure la scolarisation dépend d’une
«nature» qui est en lui et qui le rend apte à l’apprendre : l’intellect. Il en fut de même de
celui qui, le premier, a découvert que la somme de deux et de trois est cinq. Mais que la
somme de deux et de trois soit cinq doive être découverte ou apprise, elle ne provient pas
d’un acte proprement réflexif de l’intellect sur sa propre opération. L’opération d’addition
arithmétique est, certes, une opération accomplie par l’intellect. Mais l’opération propre de
l’intellect n’est pas une addition arithmétique.
Jean Lassègue écrit : «On voit comment la description du savoir telle qu'elle est effectuée
par Vico a des conséquences fâcheuses pour un projet scientifique tel que celui de
l'intelligence artificielle». Certes ! Remarquons néanmoins l’expression : «description du
savoir».
Nous avons lu que Jean Lassègue «[se place] du point de vue de la nature de la
science». Que «la description du savoir telle qu'elle est effectuée par Vico» élucide «la
nature de la science», c’est pour le moins douteux. Par contre, une «description du
savoir» le peut, si cette «description du savoir» est une «description» de «la nature de la
science». Aussi, Jean Lassègue poursuit-il son exposé en ces termes :
Il paraît en effet impossible de mener à bien, dans ces conditions, le projet en question,
qui cherche à opérer une description objective de l'activité de pensée, interprétée comme
un produit de l'esprit. L'idée même d'une description objective de l'activité de pensée
apparaît dès lors comme une contradiction dans les termes puisque la source de
l'objectivité qu'est la pensée semble, en tant que source, échapper à toute détermination
objective.
Notons l’expression «une description objective de l'activité de pensée, interprétée comme
un produit de l'esprit». Avec Vico, nous avions : «Une nature produit une pensée». Jean
Lassègue propose maintenant : «Un esprit produit une pensée». Cette substitution du
nom «esprit» au nom «nature» modifie-t-elle le problème de «[l’]obscurité irréductible» ?
Selon Jean Lassègue, «l'idée même d'une description objective de l'activité de pensée
apparaît dès lors comme une contradiction dans les termes puisque la source de
l'objectivité qu'est la pensée semble, en tant que source, échapper à toute détermination
16
objective». Si «un esprit produit une pensée», c’est que «l’esprit» est «source» de la
«pensée» qu’il «produit». Or, selon Jean Lassègue, «la pensée» est «la source de
l'objectivité».
Si «l’esprit» est «source» de la «pensée», et que «la pensée» est «la source de
l'objectivité», est-ce que «l’esprit» est «source» de «la source de l'objectivité» ? C’est ici
que les «options philosophiques» de Jean Lassègue sont mises à l’épreuve.
Il écrit qu’il «n'y a pas de domaine théorique commun à la philosophie et à la science».
«Le domaine du théorique relève exclusivement du domaine de la science tandis que la
philosophie couvre entièrement le domaine du théorétique». Or, «le théorétique est une
approche réflexive dans le domaine du concept : c'est un point de vue qui ne cherche pas
à constituer sur le mode de l'objectivité scientifique un rapport à l'objet mais sur le mode
de la mise au jour de ses conditions de possibilité».
Si nous lisons bien, nous avons ainsi «un point de vue qui (...) cherche (...) à constituer sur
le mode de l'objectivité scientifique un rapport à l'objet», et qui concerne le «théorique». Et
nous avons «un point de vue qui ne cherche pas à constituer sur le mode de l'objectivité
scientifique un rapport à l'objet mais sur le mode de la mise au jour de ses conditions de
possibilité», et qui concerne le «théorétique». Autrement dit, avec le «théorétique», nous
avons «un point de vue qui (...) cherche (...) la mise au jour [des] conditions de possibilité
[d’]un rapport à l'objet».
Alors, si «l’esprit» est «source» de la «pensée», et que «la pensée» est «la source de
l'objectivité», est-ce que «l’esprit» est «source» de «la source de l'objectivité» ? Selon
Jean Lassègue, «ce n'est pas une des moindres vertus de l'intelligence artificielle que de
s'être confrontée à ce problème épistémologique délicat et d'y avoir apporté une réponse
originale».
Est-ce bien «l'intelligence artificielle» qui s’est «confrontée à ce problème
épistémologique délicat» et qui y a «apporté une réponse originale» ? Si oui, la «réponse
[est, certes,] originale». Alors examinons cette «réponse originale».
LA RÉPONSE À L’ARGUMENT DE VICO
Jean Lassègue dresse le bilan de la «difficulté» que lui pose «l’argument de Vico»
comme suit :
L'argument de Vico consistait à dire que le dédoublement réflexif de la pensée sur ellemême interdisait à tout jamais une connaissance objective et intégrale de l'activité de
pensée. C'est pourquoi le dédoublement réflexif de la pensée apparaît aux yeux des
tenants actuels de l'argument de Vico comme une limitation originelle qui voue à l'échec le
projet objectiviste d'une étude de la pensée par elle-même.
Cette phrase est une proposition conditionnelle : «Si le dédoublement réflexif de la
pensée sur elle-même interdit à tout jamais une connaissance objective et intégrale de
l'activité de pensée, alors le dédoublement réflexif de la pensée apparaît comme une
limitation originelle qui voue à l'échec le projet objectiviste d'une étude de la pensée par
17
elle-même». La locution «interdit à tout jamais» signifie : «rend impossible». L’antécédent
est donc une proposition modale universelle. C’est cette modalité de l’impossible qui est
reprise dans le conséquent avec : «apparaît comme une limitation originelle».
Une fois cette redondance éliminée, «l’argument de Vico» se formule ainsi : «Si le
dédoublement réflexif de la pensée sur elle-même rend impossible une connaissance
objective et intégrale de l'activité de pensée, alors le dédoublement réflexif de la pensée
voue à l'échec le projet objectiviste d'une étude de la pensée par elle-même».
Cette proposition conditionnelle se résout en un syllogisme en Barbara, comme suit :
Ce qui rend impossible une connaissance objective et intégrale de l'activité de pensée
voue à l'échec le projet objectiviste d'une étude de la pensée par elle-même.
Le dédoublement réflexif de la pensée sur elle-même rend impossible une connaissance
objective et intégrale de l'activité de pensée.
Le dédoublement réflexif de la pensée sur elle-même voue à l'échec le projet objectiviste
d'une étude de la pensée par elle-même.
Concentrons-nous sur la majeure. La locution-sujet est conjonctive : «Ce qui rend
impossible une connaissance objective et intégrale de l'activité de pensée». Elle se réécrit
comme suit : «Ce qui rend impossible une connaissance objective de l'activité de pensée
et [ce qui rend impossible une connaissance] intégrale de l'activité de pensée». Par
contre, dans la locution-prédicat, l’aspect «intégral» n’apparaît pas : «voue à l'échec le
projet objectiviste d'une étude de la pensée par elle-même».
Le développement complet de la majeure donne : «Ce qui rend impossible une
connaissance objective de l'activité de pensée voue à l'échec le projet objectiviste d'une
étude de la pensée par elle-même, et ce qui rend impossible une connaissance intégrale
de l'activité de pensée voue à l'échec le projet “intégraliste” d'une étude de la pensée par
elle-même». Or, le «projet objectiviste» et le «projet “intégraliste”» sont deux projets
distincts. Dès lors, nous devons écrire deux syllogismes en Barbara :
1) un syllogisme du «projet objectiviste», comme suit :
Ce qui rend impossible une connaissance objective de l'activité de pensée voue à l'échec
le projet objectiviste d'une étude de la pensée par elle-même.
Le dédoublement réflexif de la pensée sur elle-même rend impossible une connaissance
objective de l'activité de pensée.
Le dédoublement réflexif de la pensée sur elle-même voue à l'échec le projet objectiviste
d'une étude de la pensée par elle-même.
2) un syllogisme du «projet “intégraliste”», comme suit :
Ce qui rend impossible une connaissance intégrale de l'activité de pensée voue à l'échec
le projet “intégraliste” d'une étude de la pensée par elle-même.
Le dédoublement réflexif de la pensée sur elle-même rend impossible une connaissance
intégrale de l'activité de pensée.
18
Le dédoublement réflexif de la pensée sur elle-même voue à l'échec le projet “intégraliste”
d'une étude de la pensée par elle-même.
Le syllogisme du «projet “intégraliste”» détermine une «faiblesse principielle» dont
«l'intelligence artificielle a entreprit de faire une force», soumet Jean Lassègue :
De cette faiblesse principielle due à la limitation de la connaissance de la pensée par ellemême, l'intelligence artificielle a entreprit de faire une force, grâce au contre-argument
suivant qui, au premier abord, ne paye pourtant pas de mine : la limitation de la
connaissance par elle-même n'est pas différente de la limitation de la connaissance en
général. Autrement dit, tout domaine de connaissance, y compris les domaines de
connaissance qui dépendent de l'homme, et donc aussi les mathématiques, ne peuvent
être connus que de façon partielle. Les conséquences de cet argument sont les
suivantes : si même le domaine mathématique possède des objets inaccessibles et que la
connaissance que l'on a des objets mathématiques n'en est pas moins objective, alors le
domaine de la connaissance de la pensée peut lui aussi être à tout jamais inaccessible
dans sa totalité, cela n'empêche pas de faire porter sur lui une analyse objective. Bref, il
faut distinguer intégralité de la connaissance et objectivité de la connaissance, deux traits
distinctifs que l'on avait tendance à identifier dans l'argument de Vico.
Il s’ensuit que, si «l’esprit» est «source» de la «pensée» et que «la pensée» est «la
source de l'objectivité», il est impossible de connaître si «l’esprit» est «source» de «la
source de l'objectivité». Mais cette impossibilité n’est pas pertinente au «projet
objectiviste».
Voyons de plus près ce «contre-argument (...) qui, au premier abord, ne paye pourtant pas
de mine».
Commençons avec la proposition : «Tout domaine de connaissance, y compris les
domaines de connaissance qui dépendent de l'homme, et donc aussi les
mathématiques, ne peuvent être connus que de façon partielle». Si nous dégageons la
modalité de manière explicite, nous obtenons la première équipollente (I) de Iliace : «Il est
n’est pas possible que tout domaine de connaissance, y compris les domaines de
connaissance qui dépendent de l'homme, et donc aussi les mathématiques, soit connu
de façon intégrale» (I). Les trois autres équipollentes sont :
Il n’est pas contingent que tout domaine de connaissance, y compris les domaines de
connaissance qui dépendent de l'homme, et donc aussi les mathématiques, soit connu de
façon intégrale (li)
Il est impossible que tout domaine de connaissance, y compris les domaines de
connaissance qui dépendent de l'homme, et donc aussi les mathématiques, soit connu de
façon intégrale. (a)
Il est nécessaire que tout domaine de connaissance, y compris les domaines de
connaissance qui dépendent de l'homme, et donc aussi les mathématiques, ne soit pas
connu de façon intégrale. (ce)
La proposition en (e) se réécrit : «Il est nécessaire qu’aucun domaine de connaissance, y
compris les domaines de connaissance qui dépendent de l'homme, et donc aussi les
mathématiques, ne soit connu de façon intégrale. (e)». Cette proposition est précisée par
cette autre : «Si même le domaine mathématique possède des objets inaccessibles et
19
que la connaissance que l'on a des objets mathématiques n'en est pas moins objective,
alors le domaine de la connaissance de la pensée peut lui aussi être à tout jamais
inaccessible dans sa totalité».
Dans le «domaine des mathématiques», Jean Lassègue distingue «des objets
inaccessibles» et «des objets» dont on a une «connaissance (...) objective». Évidemment,
les «objets inaccessibles» sont inconnus, même dans leur existence, alors que les
«objets» dont on a une «connaissance (...) objective» sont «accessibles» et même
connus. Jean Lassègue propose d’abord les deux prémisses suivantes, dans la
première figure du syllogisme :
Il est nécessaire qu’aucun domaine de connaissance ne soit connu de façon intégrale.
Le domaine des mathématiques est un domaine de connaissance.
Et la conclusion à en tirer, en Celarent, est : «Il est nécessaire que le domaine des
mathématiques ne soit pas connu de façon intégrale», en (e). En (I), nous avons : «Il est
n’est pas possible que le domaine des mathématiques soit connu de façon intégrale».
Jean Lassègue propose ensuite les deux prémisses suivantes, toujours dans la
première figure du syllogisme :
Il est nécessaire qu’aucun domaine de connaissance ne soit connu de façon intégrale.
Le domaine de la pensée est un domaine de connaissance.
Et la conclusion à en tirer, en Celarent, est : «Il est nécessaire que le domaine de la
pensée ne soit pas connu de façon intégrale», en (e). En (I), nous avons : «Il est n’est pas
possible que le domaine de la pensée soit connu de façon intégrale». Jean Lassègue
l’exprime comme suit : «Le domaine de la connaissance de la pensée peut lui aussi être
à tout jamais inaccessible dans sa totalité».
Passons maintenant à la proposition suivante : «Si (...) le domaine mathématique
possède des objets inaccessibles, la connaissance que l'on a des objets mathématiques
n'en est pas moins objective». Des «objets inaccessibles», nous n’avons évidemment
aucune «connaissance (...) objective». Mais, des «objets mathématiques» dont «on a»
une «connaissance», elle est «objective».
Opérons la conversion simple du dictum dans : «Il est nécessaire que le domaine des
mathématiques ne soit pas connu de façon intégrale». Nous obtenons : «Il est nécessaire
qu’aucune connaissance intégrale ne soit du domaine des mathématiques». Réécrivons :
«des objets mathématiques dont on a une «connaissance, elle est objective» comme
suit : «Toute connaissance objective d’objets mathématiques est du domaine des
mathématiques».
Nous obtenons ainsi les prémisses d’un syllogisme en Cesare :
Il est nécessaire qu’aucune connaissance intégrale ne soit du domaine des mathématiques.
20
Toute connaissance objective d’objets mathématiques est du domaine des mathématiques.
Et la conclusion que nous pouvons en tirer est : «Il est nécessaire qu’aucune
connaissance objective d’objets mathématiques ne soit une connaissance intégrale».
«Bref, il faut distinguer intégralité de la connaissance et objectivité de la connaissance,
deux traits distinctifs que l'on avait tendance à identifier dans l'argument de Vico», comme
le dit Jean Lassègue.
En ce qui concerne le «domaine de la pensée», nous pouvons aussi opérer la conversion
simple du dictum dans : «Il est nécessaire que le domaine de la pensée ne soit pas
connu de façon intégrale». Nous obtenons : «Il est nécessaire qu’aucune connaissance
intégrale ne soit du domaine de la pensée». Mais qu’en est-il de la «connaissance
objective» ? Jean Lassègue en traite comme suit :
Si même le domaine mathématique possède des objets inaccessibles et que la
connaissance que l'on a des objets mathématiques n'en est pas moins objective, alors le
domaine de la connaissance de la pensée peut lui aussi être à tout jamais inaccessible
dans sa totalité, cela n'empêche pas de faire porter sur lui une analyse objective.
Éliminons les «objets inaccessibles», dont on ne peut rien dire, tant dans le «domaine
mathématique» que dans le «domaine (...) de la pensée». Nous demeurons avec : «Si (...)
la connaissance que l'on a des objets mathématiques n'en est pas moins objective, alors
(...) cela n'empêche pas de faire porter sur [le domaine de la pensée] une analyse
objective».
La réécriture donne : «Si la connaissance qu’on a d’objets du domaine des
mathématiques est objective, alors rien n’empêche que la connaissance qu’on a d’objets
du domaine de la pensée soit objective». Certes, il est évident que les «objets du
domaine des mathématiques» sont des «objets du domaine de la pensée». Mais le
«domaine des mathématiques» n’est qu’une partie du «domaine de la pensée».
Même si rien n’empêche la connaissance objective dans la partie, comment Jean
Lassègue peut-il être connaître qu’il va de même pour le tout ? Jean Lassègue répond :
«Ainsi, si l'on peut s'autoriser à passer du cas mathématique au cas de la connaissance
en général — passage nécessaire pour rendre valide l'argument de Turing —, c'est que
l'on part du principe que toute analyse rationnelle revient à en élaborer un modèle
mathématique, ce que Vico n'aurait certainement pas nié».
«S'autoriser à passer du cas mathématique au cas de la connaissance en général»
consiste à affirmer qu’une conséquence est valide pour fonder ce «passage». Et c’est ce
que Jean Lassègue prétend explicitement : «passage nécessaire pour rendre valide
l’argument».
Comme les «objets du domaine des mathématiques» sont des «objets du domaine de la
pensée», et que le «domaine des mathématiques» n’est qu’une partie du «domaine de la
pensée», le «domaine des mathématiques» est plus restreint ou moins ample que le
«domaine de la pensée», qui est plus ample. Autrement dit, «tout objet du domaine des
21
mathématiques est un objet du domaine de la pensée». D’où la conversion : «Quelque
objet du domaine de la pensée est un objet mathématique».
Si «on part du principe que toute analyse rationnelle revient à en élaborer un modèle
mathématique, ce que Vico n'aurait certainement pas nié», il demeure que, dans le
«passage» d’un terme moins ample à un terme plus ample, la conséquence n’est pas
valide, tant dans une énonciation affirmative que négative, lorsqu’on procède avec
l’universalité du terme plus ample. Par exemple, la conséquence n’est pas valide dans :
Quelque homme est âgé de vingt ans, donc tout homme est âgé de vingt ans. Quelque
homme n’est pas âgé de vingt ans, donc aucun homme n’est âgé de vingt ans.19
«S'autoriser à passer du cas mathématique au cas de la connaissance en général»
revient à prétendre que la conséquence suivante est valide : Quelque objet du domaine de
la pensée donne lieu à un passage nécessaire pour rendre valide l’argument. Donc, tout
objet du domaine de la pensée donne lieu à un passage nécessaire pour rendre valide
l’argument.
Or, elle ne l’est pas. Mais Jean Lassègue, qui prétend le contraire, soumet
l’argumentation suivante :
Cet argument - appelons-le "l'argument de Turing" du nom du génial logicien anglais serait purement rhétorique si l'on n'avait pas les moyens de décider si oui ou non il y a une
limitation intrinsèque de toute connaissance en général. Or ce que Turing a démontré à la
suite de Gödel, c'est qu'il y a bien une limitation intrinsèque dans la connaissance que
nous avons des objets mathématiques et en particulier de ses objets les plus primitifs, les
nombres : il y a des nombres qui échapperont à tout jamais à la connaissance, c'est-à-dire
qui resteront à tout jamais incalculables. La connaissance mathématique joue donc un
double rôle dans ce que j'appelle "l'argument de Turing". Tout d'abord, un rôle interne : par
le biais d'une preuve que l'on appelle d'"impossibilité", il est possible de démontrer dans le
domaine logique que la connaissance mathématique est nécessairement limitée. Ensuite
un rôle externe : les mathématiques sont une source de modèles pour toute connaissance
objective. Toute connaissance, pour être objective, doit donc tenter de construire des
modèles mathématiques des phénomènes qu'elle étudie.
S’autorisant de «ce que Turing a démontré à la suite de Gödel (...)», Jean Lassègue nous
donne une excellente illustration d’une «épistémologie qui veut tirer parti de l'inspiration
mutuelle, toujours possible, entre la philosophie et la science», lorsqu’il écrit : «La
connaissance mathématique joue donc un double rôle dans ce que j'appelle "l'argument
de Turing". Tout d'abord, un rôle interne : (...). Ensuite un rôle externe : (...)».
Dans son «rôle interne», la «connaissance mathématique» se déploie dans «le domaine
du théorique». Or, selon Jean Lassègue, «il n'y a pas de domaine théorique commun à la
philosophie et à la science». Nous verrons en conclusion ce en quoi consiste «l'argument
de Turing», tel que ce dernier le formule.
Pour le moment, ce que nous examinons, c’est le «rôle externe» que Jean Lassègue
prétend faire jouer à la «connaissance mathématique», qui joue un «rôle interne» dans
«le domaine du théorique» ; donc c’est «un «rôle externe» au «domaine du théorique». La
«connaissance mathématique» joue donc son «rôle externe» au «domaine du théorique»
dans le «domaine du théorétique». Jean Lassègue l’exprime comme suit : «Toute
19
Jean Poinsot, Outlines of Formal Logic, p. 75
22
connaissance, pour être objective, doit donc tenter de construire des modèles
mathématiques des phénomènes qu'elle étudie».
À cet égard, il nous sert un argument d’autorité : il existe un «passage nécessaire pour
rendre valide l'argument de Turing», «le génial logicien anglais», si «l'on part du principe
que toute analyse rationnelle revient à en élaborer un modèle mathématique». Ainsi,
selon «ce que Turing a démontré à la suite de Gödel», «on peut s'autoriser à passer du
cas mathématique au cas de la connaissance en général», et ce, dans une
«généralisation du raisonnement d'impossibilité à la connaissance rationnelle de la
pensée en général qui a rendu possible l'intelligence artificielle». C’est selon cette
«généralisation» que, «dès lors, une connaissance objective de l'activité de pensée
devient possible», suivant Jean Lassègue.
Sauf que c’est cette «généralisation» qui se heurte au problème que pose la
conséquence qui n’est pas valide dans le «passage» d’un terme moins ample à un terme
plus ample.
Souvenons-nous que, comme «premier trait distinctif» de «l’intelligence artificielle», prise
comme «projet scientifique et technologique», Jean Lassègue retient, «dans une
première approximation, que l'ambition de l'intelligence artificielle consiste à vouloir
préciser de façon objective et scientifique la vieille image platonicienne du colombier».
«C'est ce que l'on pourrait appeler le platonisme mathématique sous-jacent aux grands
théorèmes logiques de limitation énoncés dans les années trente par Gödel, Post,
Church et Turing qui, en démontrant le caractère inaccessible de certaines entités
mathématiques à toute démarche calculatoire, transformait la limitation de toute
connaissance rationnelle de la pensée telle qu'elle avait été énoncée par Vico en une
auto-limitation de la pensée par elle-même», ajoute-t-il.
De là, poursuit Jean Lassègue, «on peut dire que ce sont les conséquences cognitives et
non directement logiques de cette auto-limitation pour l'étude de la pensée que l'on
appelle depuis "intelligence artificielle"». Admettons qu’on «peut [le] dire» ; omne dici
potest, etiam quodlibet. Sauf que le problème que pose la conséquence qui n’est pas
valide dans le «passage» d’un terme moins ample à un terme plus ample demeure
entier.
À cet égard, Jean Lassègue nous propose «un rapport d’analogie» comme «second trait
distinctif caractérisant l'intelligence artificielle», en ces termes :
Nous voici donc en possession d'un second trait distinctif caractérisant l'intelligence
artificielle - bien éloigné, semble-t-il, par son aspect technique -, de l'image platonicienne
du colombier. Et pourtant, il y a sans doute encore un rapport d'analogie entre le fait de
saisir au vol les pensées, essentiellement fugaces et à proprement parler "volatiles", et
l'aspect auto-limitatif que doit revêtir une connaissance objective de la pensée par ellemême.
Alors que le «premier trait distinctif» de «l’intelligence artificielle» la prenait comme un
«projet scientifique et technologique» consistant à «préciser de façon objective et
scientifique la vieille image platonicienne du colombier», le «second trait distinctif
caractérisant l'intelligence artificielle», qui est «un rapport d’analogie», est maintenant
23
«éloigné, semble-t-il, par son aspect technique -, de l'image platonicienne du colombier».
Qu’il y ait «sans doute [ou pas] (...) un rapport d'analogie entre le fait de saisir au vol les
pensées, essentiellement fugaces et à proprement parler "volatiles", et l'aspect autolimitatif que doit revêtir une connaissance objective de la pensée par elle-même» nous
importe moins que la détermination de «l’aspect auto-limitatif que doit revêtir une
connaissance objective de la pensée par elle-même».
Alors, «en quoi consiste cette auto-limitation ?», demande Jean Lassègue. Et il répond :
Elle consiste à faire du calcul un véritable schème de pensée, au sens philosophique du
terme : un schème n'est pas une simple grille de lecture de la réalité mais ce par quoi une
réalité fait sens pour un sujet. Considérer le calcul comme un schème, c'est donc
considérer que ce qui fait sens pour un sujet se représente par le biais d'un calcul. Quel
est le domaine de l'activité de pensée au sein duquel une analyse objective devient dès
lors possible ? Parce que l'on sait a priori qu'il existe de l'inconnaissable dans la pensée
mais que l'on ne sait pas où il se trouve - les preuves d'impossibilité établissant seulement
l'existence d'entités inaccessibles sans préciser lesquelles - le domaine n'est pas borné a
priori : toute activité spontanée de la pensée est donc susceptible d'être analysée en
termes formels par le biais d'un calcul, avec la clause limitative qu'il est toujours possible de
ne pas trouver la représentation en termes calculatoires du processus de pensée étudié.
Mais tant qu'on ne s'y ait pas essayé, il est impossible de décider si oui ou non, on a
affaire à un processus à tout jamais informel : aussi l'intelligence artificielle est-elle une
activité éminemment dynamique qui consiste à tenter, sur chaque processus de pensée
particulier, qu'il s'agisse d'une perception ou d'une idéation, de fournir une représentation
de cette activité en termes calculatoires.
Souvenons-nous que «le projet de l'intelligence artificielle [qui] est (...) de parvenir à une
certaine objectivité dans la description de l'activité de pensée», rencontre un «obstacle
tout à fait considérable se présente d'entrée de jeu à nous : il faudrait réussir à s'entendre
sur la définition de la pensée». Pour surmonter cet «obstacle», Jean Lassègue propose
une solution qui «consiste à faire du calcul un véritable schème de pensée, au sens
philosophique du terme».
Au lieu de «faire du calcul un véritable schème de pensée», admettons plutôt que le
«calcul [est, par définition] un véritable schème de pensée, au sens philosophique du
terme». Évidemment, il devient alors important de connaître ce qu’est «un véritable
schème de pensée, au sens philosophique du terme». À cet égard, Jean Lassègue nous
dit : «Un schème [de pensée] n'est pas une simple grille de lecture de la réalité mais ce
par quoi une réalité fait sens pour un sujet». Il nous sert un syllogisme en Felapton :
Aucun schème [de pensée] n'est une simple grille de lecture de la réalité.
Tout schème [de pensée] est ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet.
Quelque “ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet” n'est pas une simple grille de
lecture de la réalité.
Ignorons ce qu’un «schème [de pensée] n'est pas» puisque ce qu’il «n’est pas» ne nous
apprend rien sur ce qu’il est. Et admettons que :
Tout schème de pensée est ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet.
Tout calcul est un schème de pensée.
24
Ces deux prémisses se présentent dans la première figure du syllogisme, en Barbara. Et
la conclusion qui en suit est : «Tout calcul est ce par quoi une réalité fait sens pour un
sujet». Jean Lassègue l’exprime comme suit : «C'est donc considérer que ce qui fait sens
pour un sujet se représente par le biais d'un calcul».
Mais est-ce qu’une figure du syllogisme est un «schème de pensée» ? Pour répondre à
cette question de manière affirmative, il suffit de découvrir un moyen terme M qui fonde
l’affirmation universelle suivante : «Toute figure du syllogisme est un schème de pensée».
Un «schème de pensée» en Barbara comme le suivant l’exprime :
Tout M (?) est un schème de pensée.
Toute figure du syllogisme est M (?).
Toute figure du syllogisme est un schème de pensée.
Si «calcul» peut être ce moyen terme M, alors la conclusion est validement obtenue. Mais
est-elle vraie ? Composons un syllogisme en Barbara avec les deux prémisses
suivantes:
Tout schème de pensée est ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet.
Toute figure du syllogisme est un schème de pensée.
La conclusion que nous pouvons validement en tirer est : «Toute figure du syllogisme est
ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet».
Alors, considérons ces deux propositions :
1. «Tout calcul est ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet».
2. «Toute figure du syllogisme est ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet».
Que signifie le prédicat : «ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet» ? Quelle est la
valeur de suppléance qui suit de cette signification du prédicat pour les sujets «tout cacul»
et «toute figure du syllogisme» ?
Commençons par le problème que pose la relation de signification qui concerne le
prédicat : «ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet». Distinguons «ce par quoi une
réalité fait sens» et ce qui «fait sens pour un sujet». «Ce par quoi une réalité fait sens»,
c’est forcément un signe naturel. Par exemple : «la position de l’ennemi» en mer. Alors,
qu’est-ce que «[faire] sens pour un sujet» ? Un signe formel «fait sens pour un sujet». Et
c’est ce signe formel qui «fait sens pour un sujet» qui travaille à Bletchley Park.
Il s’ensuit que «ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet» est un signe naturel tel que
saisi dans un signe formel.
Poursuivons avec la valeur de suppléance qui suit de la signification du prédicat : «ce par
quoi une réalité fait sens pour un sujet». Comme il se trouve dans une proposition
affirmative, et ce, dans les deux cas, il supplée particulièrement. Il s’agit, non pas de «tout
25
ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet», mais de «quelque “ce par quoi une réalité
fait sens pour un sujet”».
Selon (1), «tout calcul» se trouve parmi «tout ce par quoi une réalité fait sens pour un
sujet» comme «quelque “ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet”». Autrement dit, le
sujet logique «tout calcul» se trouve dans l’extension du prédicat «ce par quoi une réalité
fait sens pour un sujet», parmi d’autres qui s’y trouvent aussi. Et selon (2), «toute figure du
syllogisme» se trouve parmi «tout ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet» comme
«quelque “ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet”». Autrement dit, le sujet logique
«toute figure du syllogisme» se trouve dans l’extension du prédicat «ce par quoi une
réalité fait sens pour un sujet», parmi d’autres qui s’y trouvent aussi.
Quels sont ces «autres qui s’y trouvent aussi», parmi lesquels se trouvent «tout calcul» et
«toute figure du syllogisme» ? Tout ce qui concerne les trois manières dont l’objet peut
être envisagé. Plus précisément, pour «ce par quoi une réalité fait sens», nous avons au
moins le signe naturel, qui se trouve dans la «réalité». Et pour ce qui «fait sens pour un
sujet», nous avons au moins le signe formel, qui se trouve dans le «sujet». Mais, qu’il
s’agisse de «tout calcul» ou de «toute figure du syllogisme», il est certain qu’on ne les
trouve pas dans la «réalité» ; ils sont dans le «sujet».
Il s’ensuit que la signification du prédicat «ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet»
détermine deux valeurs de suppléance : une existence idéelle pour ce qui est dans le
«sujet» ; et une existence réelle pour ce qui est dans la «réalité».
Or les deux propositions :
1. «Tout calcul est ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet».
2. «Toute figure du syllogisme est ce par quoi une réalité fait sens pour un sujet».
proviennent d’une même prémisse : «Tout schème de pensée est ce par quoi une réalité
fait sens pour un sujet». «Tout schème de pensée» ne peut exercer qu’une existence
idéelle ; il est impossible qu’il exerce une existence réelle.
Donc la prémisse : «Tout schème de pensée est ce par quoi une réalité fait sens pour un
sujet» pose un problème. Ce problème, c’est que prédicat contient deux genres de
suppléance : une qui sied à un signe naturel ; une autre, à un signe formel.
Dès lors, toute conséquence ayant une telle prémisse comme antécédent roule sur une
variation dans le genre de suppléance. Et une telle conséquence, où le genre de
suppléance varie, n’est jamais valide.20 Par exemple, cette conséquence n’est pas valide :
Toute catégorie logique est une création de logicien.
Toute quantité est une catégorie logique.
Toute quantité est une création de logicien.
Si toute quantité est une création de logicien, ce qui est une position du panlogisme réfuté
par Kurt Gödel, entre autres, la quantité d’eau dans l’Atlantique est une création de
20
Jean Poinsot, Outlines of Formal Logic, p. 131
26
logicien. Un tel vice n’affecte pas la position d’Aristote et de Thomas d’Aquin. Comme
nous l’avons vu plus haut chez ce dernier, les deux genres de suppléance sont
rigoureusement bien séparés, comme suit :
Le philosophe, en effet, dans l’étude des données communes qu’on a dites procède
démonstrativement, aussi lui revient-il d’en avoir la science, et les connaît-il avec certitude,
car la connaissance certaine, ou science, est l’effet de la démonstration. (...) Et la raison en
est que l’être est double : l’être de raison et l’être de la nature. Or, on appelle à proprement
parler être de raison ces notions que la raison découvre dans les choses en tant qu’elles
sont considérées par elle : (...) [ces notions] ne se trouvent pas dans la nature, mais
résultent de la considération de la raison, et c’est cet être de raison qui est proprement le
sujet de la logique. Mais ces notions intelligibles sont coextensives aux êtres de la nature,
du fait que ceux-ci tombent tous sous la considération de la raison, et c’est pourquoi le
sujet de la logique s’étend à tout ce qui mérite le nom d’être de la nature. Aussi Aristote
conclut que le sujet de la logique est coextensif au sujet de la philosophie qui est l’être de
la nature.21
Dans ses «options philosophiques», Jean Lassègue écrit : «Il m'a semblé qu'il était
possible de développer une attitude philosophique différente à l'égard de la science, en
prenant au sérieux l'idée, somme toute aussi vieille que la Métaphysique d'Aristote, que la
philosophie conçue comme discipline constituée est en soi un problème philosophique et
qu'elle se fourvoie dès qu'elle laisse croire le contraire».22
Nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui pour prendre «au sérieux l'idée (...) aussi vieille
que la Métaphysique d'Aristote» 23 qu’est la division des sciences théorétiques, qui est à
compléter avec ce que le même Aristote en dit au sujet de la connaissance du fait et de la
cause dans les Seconds analytiques.24
Mais, lorsqu’il «cherche à clarifier le rapport de la science et de la philosophie», Jean
Lassègue se heurte à «l'impression qu'il s'agit de décider lequel des deux domaines fera
allégeance à l'autre», et à un prétendu «dilemme [qui] repose sur un présupposé», celui
«qui consiste à penser que la philosophie est, avant tout, un point de vue théorique au
même sens que la science». C’est ce qui le conduit à conclure que : «Dès lors, la science
apparaît comme la grande rivale de la philosophie, puisque la science a, elle aussi, et de
façon éminente, la théorie pour objet.25
Sans entrer dans une discussion approfondie de cette problématique, disons que «la
science [n’a pas] (...) la théorie pour objet». C’est la méthodologie de la science, ou si l’on
préfère, l’épistémologie, qui prend «la théorie pour objet». Quant aux «objets» de
«science», ils diffèrent tout autant que les signes naturels diffèrent entre eux.
Aussi, avons-nous autant de sciences que de signes formels nécessaires pour saisir
chacun des signes naturels en ce qu’ils offrent de spécifique ; ce sont des principes
propres. Mais chacune de ces sciences communiquent avec les autres sciences selon
les principes communs de la science.
21
22
23
24
25
Com. Met. liber IV, lectio IV
http://lattice.linguist.jussieu.fr/article.php3?id_article=123
Aristote, Métaphysique, 1025b 1 1026a 31
Aristote, Seconds analytiques, I, 13
http://lattice.linguist.jussieu.fr/article.php3?id_article=123
27
CONCLUSION
En conclusion du «volet (...) épistémologique» de «[l’]argumentation» qu’il développe sur
«l’intelligence artificielle, Jean Lassègue écrit :
Voici donc comment on peut plaider pour l'intelligence artificielle en exposant la façon dont
sa naissance est liée à la solution d'un problème épistémologique fondamental. Mais pour
que ce que j'ai appelé "l'argument de Turing" soit valable, il faut, comme nous l'avons vu,
faire une interprétation du rôle que doivent jouer les mathématiques dans la connaissance
rationnelle. Or cette interprétation relève de la philosophie et n'est pas elle-même une
proposition scientifique. Je vais essayer de montrer qu'il est possible de retracer l'histoire
de l'intelligence artificielle à partir des controverses liées au statut des mathématiques dans
le domaine.
«Essayer de montrer qu'il est possible de retracer l'histoire de l'intelligence artificielle à
partir des controverses liées au statut des mathématiques dans le domaine» de
«l’intelligence artificielle» requiert, au préalable, que «la solution d’un problème
épistémologique fondamental» qui concerne «le statut des mathématiques» soit
apportée. À cet égard, il convient de prendre garde à «la cause de l’erreur dans laquelle
sont tombés [plusieurs] philosophes, (...) [dont les] investigations partaient tout à la fois de
spéculations mathématiques et de spéculations sur l’universel»,26 énonce Aristote.
Qu’en dit Jean Lassègue ? Il écrit : «Pour que ce que j'ai appelé "l'argument de Turing"
soit valable, il faut (...) faire une interprétation du rôle que doivent jouer les mathématiques
dans la connaissance rationnelle». Il nous renvoie ainsi à «la connaissance
mathématique [qui, dit-il,] joue donc un double rôle dans ce que j'appelle "l'argument de
Turing". Tout d'abord, un rôle interne : par le biais d'une preuve que l'on appelle
d'"impossibilité", il est possible de démontrer dans le domaine logique que la
connaissance mathématique est nécessairement limitée. Ensuite un rôle externe : les
mathématiques sont une source de modèles pour toute connaissance objective».
Il s’impose de distinguer «l’argument de Turing», et ce que Jean Lassègue «appelle
"l'argument de Turing"». «La solution [du] problème épistémologique fondamental» qui
fait en sorte que ce que Jean Lassègue a «appelé "l'argument de Turing" soit valable»,
exige qu’il [faille (...) faire une interprétation du rôle que doivent jouer les mathématiques
dans la connaissance rationnelle». «Or cette interprétation relève de la philosophie et
n'est pas elle-même une proposition scientifique», précise Jean Lassègue. C’est une
«proposition» qui relève du «domaine du théorétique», selon ses «options
philosophiques». C’est ainsi qu’on «peut plaider pour l'intelligence artificielle», selon
Jean Lassègue.
Sauf que «cet argument - appelons-le "l'argument de Turing" du nom du génial logicien
anglais - serait purement rhétorique [non pas] si l'on n'avait pas les moyens de décider si
oui ou non il y a une limitation intrinsèque de toute connaissance en général», mais bien
si on surmonte le problème que pose la conséquence qui n’est pas valide dans le
«passage» d’un terme moins ample à un terme plus ample, en ce qui concerne la
«généralisation» dont nous avons parlé plus haut. Et il faut encore résoudre le problème
de double suppléance que pose le prédicat : «ce par quoi une réalité fait sens pour un
sujet».
26
Aristote, Métaphysique, 1084b 23-24
28
Mais qu’en est-il de «l'argument de Turing», tel qu’Alan Turing l’expose dans «Computing
Machinery and Intelligence» ? Il écrit :
I propose to consider the question, "Can machines think?" This should begin with
definitions of the meaning of the terms "machine" and "think." The definitions might be
framed so as to reflect so far as possible the normal use of the words, but this attitude is
dangerous. If the meaning of the words "machine" and "think" are to be found by
examining how they are commonly used it is difficult to escape the conclusion that the
meaning and the answer to the question, "Can machines think?" is to be sought in a
statistical survey such as a Gallup poll. But this is absurd. Instead of attempting such a
definition I shall replace the question by another, which is closely related to it and is
expressed in relatively unambiguous words.
Il est clair qu’une définition de ce que signifie les mots «machine» et «penser» est
requise. Il est non moins clair que ces mots se prennent en plusieurs acceptions, qu’il
faut les distinguer. Mais il importe surtout de définir ce qu’est une «machine» et ce qu’est
«penser». Or Alan Turing préfère «remplacer la question par une autre, qui lui est
étroitement reliée et qui s’exprime en des mots relativement non ambigus». À cette fin,
Alan Turing propose «un jeu (...) “jeu d’imitation”» qu’il décrit comme suit :
The new form of the problem can be described in terms of a game which we call the
'imitation game." It is played with three people, a man (A), a woman (B), and an interrogator
(C) who may be of either sex. The interrogator stays in a room apart front the other two.
The object of the game for the interrogator is to determine which of the other two is the
man and which is the woman. He knows them by labels X and Y, and at the end of the
game he says either "X is A and Y is B" or "X is B and Y is A." The interrogator is allowed
to put questions to A and B thus:
C: Will X please tell me the length of his or her hair?
Now suppose X is actually A, then A must answer. It is A's object in the game to try and
cause C to make the wrong identification. His answer might therefore be:
"My hair is shingled, and the longest strands are about nine inches long."
In order that tones of voice may not help the interrogator the answers should be written, or
better still, typewritten. The ideal arrangement is to have a teleprinter communicating
between the two rooms. Alternatively the question and answers can be repeated by an
intermediary. The object of the game for the third player (B) is to help the interrogator. The
best strategy for her is probably to give truthful answers. She can add such things as "I am
the woman, don't listen to him!" to her answers, but it will avail nothing as the man can
make similar remarks.
Et Alan Turing propose de remplacer la question : "Can machines think?”, par ces deux
autres questions :
"What will happen when a machine takes the part of A in this game ?"
"Will the interrogator decide wrongly as often when the game is played like this as he does
when the game is played between a man and a woman ?"
Nous venons de lire que «this should begin with definitions of the meaning of the terms
"machine" and "think" (...) as to reflect so far as possible the normal use of the words, but
this attitude is dangerous. (...) Instead of attempting such a definition I shall replace the
29
question by another, which is closely related to it and is expressed in relatively
unambiguous words».
Or, voici que la première de ces «autres» questions «will not be quite definite until we
have specified what we mean by the word "machine"», dit Alan Turing. Et, comme
«unambiguous words», il propose : «(...) The present interest in "thinking machines" has
been aroused by a particular kind of machine, usually called an "electronic computer" or
"digital computer." Following this suggestion we only permit digital computers to take part
in our game».
C’est ce qui fait dire à Jean Lassègue qu’Alan Turing «interprète immédiatement [la
naissance de l’ordinateur] comme un moyen d'investigation de l'intelligence, autrement dit
comme le premier modèle scientifique d'investigation du fonctionnement de l'esprit».
Alan Turing, qui écrit cet article en 1950, décrit le «digital computer» auquel il pense dans
des termes qui rappellent ceux de la «machine de Turing, comme suit :
The digital computers considered in the last section may be classified amongst the
"discrete-state machines." These are the machines which move by sudden jumps or clicks
from one quite definite state to another. These states are sufficiently different for the
possibility of confusion between them to be ignored. Strictly speaking there, are no such
machines. Everything really moves continuously. But there are many kinds of machine
which can profitably be thought of as being discrete-state machines.
Et il reconsidère les questions mentionnées plus haut dans la perspective d’une telle
«discrete-state machines» :
We may now consider again the point raised at the end of §3. It was suggested tentatively
that the question, "Can machines think?" should be replaced by "Are there imaginable
digital computers which would do well in the imitation game?" If we wish we can make this
superficially more general and ask "Are there discrete-state machines which would do
well?" But in view of the universality property we see that either of these questions is
equivalent to this, "Let us fix our attention on one particular digital computer C. Is it true
that by modifying this computer to have an adequate storage, suitably increasing its speed
of action, and providing it with an appropriate programme, C can be made to play
satisfactorily the part of A in the imitation game, the part of B being taken by a man?"
À la fin de son article, Alan Turing écrit : «The reader will have anticipated that I have no
very convincing arguments of a positive nature to support my views. If I had I should not
have taken such pains to point out the fallacies in contrary views». Il soumet neuf
«fallacies in contrary views».
Nous avons lu plus haut, chez Jean Lassègue, que «le platonisme mathématique sousjacent aux grands théorèmes logiques de limitation énoncés dans les années trente par
Gödel, Post, Church et Turing (...) [démontrait] le caractère inaccessible de certaines
entités mathématiques à toute démarche calculatoire, [et] transformait la limitation de
toute connaissance rationnelle de la pensée telle qu'elle avait été énoncée par Vico en
une auto-limitation de la pensée par elle-même».
Et nous avons vu que c’est dans la foulée de «ce que Turing a démontré à la suite de
30
Gödel» que Jean Lassègue situe «la connaissance mathématique (...) [dans] un double
rôle» : un «rôle interne et un «rôle externe». C’est selon «cet argument (...) que Turing a
démontré à la suite de Gödel, c'est qu'il y a bien une limitation intrinsèque dans la
connaissance que nous avons des objets mathématiques et en particulier de ses objets
les plus primitifs, les nombres».
«Cet argument (...) serait purement rhétorique si l'on n'avait pas les moyens de décider si
oui ou non il y a une limitation intrinsèque de toute connaissance en général», dit Jean
Lassègue Mais nous avons «les moyens de décider si oui ou non il y a une limitation
intrinsèque de toute connaissance en général» puisque «Turing a démontré à la suite de
Gödel (...) qu'il y a bien une limitation intrinsèque dans la connaissance que nous avons
des objets mathématiques et en particulier de ses objets les plus primitifs, les nombres».
La troisième «erreur» qu’expose Alan Turing renvoie précisément «aux grands théorèmes
logiques de limitation énoncés dans les années trente par Gödel, Post, Church et
Turing» :
There are a number of results of mathematical logic which can be used to show that there
are limitations to the powers of discrete-state machines. The best known of these results is
known as Godel's theorem (1931) and shows that in any sufficiently powerful logical system
statements can be formulated which can neither be proved nor disproved within the
system, unless possibly the system itself is inconsistent. There are other, in some respects
similar, results due to Church (1936), Kleene (1935), Rosser, and Turing (1937).
Alan Turing dit que : «There are limitations to the powers of discrete-state machines».
Jean Lassègue écrit : «Or ce que Turing a démontré à la suite de Gödel, c'est qu'il y a bien
une limitation intrinsèque dans la connaissance que nous avons des objets
mathématiques». La différence est patente. Quoi qu’il en soit, Alan Turing apporte une
«short answer» à cette troisième «erreur», comme suit :
The short answer to this argument is that although it is established that there are limitations
to the Powers of any particular machine, it has only been stated, without any sort of proof,
that no such limitations apply to the human intellect. But I do not think this view can be
dismissed quite so lightly. Whenever one of these machines is asked the appropriate critical
question, and gives a definite answer, we know that this answer must be wrong, and this
gives us a certain feeling of superiority. Is this feeling illusory? It is no doubt quite genuine,
but I do not think too much importance should be attached to it. We too often give wrong
answers to questions ourselves to be justified in being very pleased at such evidence of
fallibility on the part of the machines. Further, our superiority can only be felt on such an
occasion in relation to the one machine over which we have scored our petty triumph.
There would be no question of triumphing simultaneously over all machines. In short, then,
there might be men cleverer than any given machine, but then again there might be other
machines cleverer again, and so on.
Those who hold to the mathematical argument would, I think, mostly he willing to accept
the imitation game as a basis for discussion. Those who believe in the two previous
objections would probably not be interested in any criteria.
Alan Turing dit : «Although it is established that there are limitations to the Powers of any
particular machine, it has only been stated, without any sort of proof, that no such
limitations apply to the human intellect. But I do not think this view can be dismissed quite
so lightly». Dans ce passage, il est manifeste que «le génial logicien anglais» ne se sent
31
aucunement «[autorisé] à passer du cas mathématique au cas de la connaissance en
général» pour prétendre que la conséquence suivante est valide : Quelque objet du
domaine de la pensée donne lieu à un passage nécessaire pour rendre valide l’argument.
Donc, tout objet du domaine de la pensée donne lieu à un passage nécessaire pour
rendre valide l’argument.
Jean Lassègue «[fait, certes], (...) une interprétation du rôle que doivent jouer les
mathématiques dans la connaissance rationnelle», mais Alan Turing ne la fait pas. Et
nous concédons sans peine que «cette interprétation (...) n'est pas elle-même une
proposition scientifique». Elle est une conséquence qui n’est pas valide.
Alan Turing attend de ceux qui ont «stated, without any sort of proof, that no such
limitations apply to the human intellect» qu’ils en produisent «any sort of proof». Mais
nous verrons bientôt qu’il parle d’un «mystery about consciousness».
Pour le moment, considérons les deux «previous objections» aux «results of
mathematical logic» qui conduiraient «those who believe in (...) probably not be interested
in any criteria». Alan Turing les énonce comme suit :
(1) The Theological Objection
Thinking is a function of man's immortal soul. God has given an immortal soul to every man
and woman, but not to any other animal or to machines. Hence no animal or machine can
think.
I am unable to accept any part of this, but will attempt to reply in theological terms. I should
find the argument more convincing if animals were classed with men, for there is a greater
difference, to my mind, between the typical animate and the inanimate than there is
between man and the other animals. The arbitrary character of the orthodox view becomes
clearer if we consider how it might appear to a member of some other religious community.
How do Christians regard the Moslem view that women have no souls? But let us leave this
point aside and return to the main argument. It appears to me that the argument quoted
above implies a serious restriction of the omnipotence of the Almighty. It is admitted that
there are certain things that He cannot do such as making one equal to two, but should we
not believe that He has freedom to confer a soul on an elephant if He sees fit? We might
expect that He would only exercise this power in conjunction with a mutation which
provided the elephant with an appropriately improved brain to minister to the needs of this
sort. An argument of exactly similar form may be made for the case of machines. It may
seem different because it is more difficult to "swallow." But this really only means that we
think it would be less likely that He would consider the circumstances suitable for conferring
a soul. The circumstances in question are discussed in the rest of this paper. In attempting
to construct such machines we should not be irreverently usurping His power of creating
souls, any more than we are in the procreation of children: rather we are, in either case,
instruments of His will providing mansions for the souls that He creates.
However, this is mere speculation. I am not very impressed with theological arguments
whatever they may be used to support. Such arguments have often been found
unsatisfactory in the past. In the time of Galileo it was argued that the texts, "And the sun
stood still . . . and hasted not to go down about a whole day" (Joshua x. 13) and "He laid
the foundations of the earth, that it should not move at any time" (Psalm cv. 5) were an
adequate refutation of the Copernican theory. With our present knowledge such an
argument appears futile. When that knowledge was not available it made a quite different
impression.
32
(2) The "Heads in the Sand" Objection
" The consequences of machines thinking would be too dreadful. Let us hope and believe
that they cannot do so."
This argument is seldom expressed quite so openly as in the form above. But it affects
most of us who think about it at all. We like to believe that Man is in some subtle way
superior to the rest of creation. It is best if he can be shown to be necessarily superior, for
then there is no danger of him losing his commanding position. The popularity of the
theological argument is clearly connected with this feeling. It is likely to be quite strong in
intellectual people, since they value the power of thinking more highly than others, and are
more inclined to base their belief in the superiority of Man on this power.
I do not think that this argument is sufficiently substantial to require refutation. Consolation
would be more appropriate: perhaps this should be sought in the transmigration of souls.
Comme «the popularity of the theological argument is clearly connected with [the] feeling»
qui est à la base de «l’objection de la tête dans le sable», examinons-le.
Le texte d’Alan Turing contient un énoncé de l’objection et ce qu’il «[attempts] to reply in
theological terms». «I am not very impressed with theological arguments», écrit Alan
Turing ; c’est aussi notre cas quant à l’aspect «théologique» de sa «réplique». Mais
l’énoncé de l’objection est une argumentation qui présente de l’intérêt :
Thinking is a function of man's immortal soul. God has given an immortal soul to every man
and woman, but not to any other animal or to machines. Hence no animal or machine can
think.
La seconde phrase est conjonctive : «God has given an immortal soul to every man and
woman, but not to any other animal or to machines». Le premier membre peut se lire
ainsi : «Every man and woman has been given an immortal soul by God». Et le second
membre : «No other animal or machine has been given an immortal soul by God». Nous
obtenons ainsi les deux prémisses d’un Camestres :
Every man and woman has been given an immortal soul by God.
No other animal or machine has been given an immortal soul by God.
Et la conclusion que nous pouvons en tirer est : «No other animal or machine is a man
and woman». Alan Turing écrit : «I should find the argument more convincing if animals
were classed with men». C’est pourtant ce qu’il écrit : «not to any other animal [than man
and woman]». Probablement qu’il s’agit d’une distraction de sa part.
Quoi qu’il en soit, nous ne nous intéressons pas à ce qu’Alan Turing «[finds] (...) more
convincing». Mais nous nous intéressons à ce pourquoi «animals [are to be] classed with
men» : «For there is a greater difference, to my mind, between the typical animate and the
inanimate than there is between man and the other animals». Cette «différence» est
spécifique : elle divise «the typical animate and the inanimate».
«No other animal or machine is a man and woman» est proposition vraie, et ce,
indépendamment des deux prémisses qui font appel au moyen terme : «has been given
an immortal soul by God». Autrement dit, cette proposition, étant donné «a greater
33
difference, to my mind», devient : «No machine is a man (as a typical animate)». Et elle
peut être prouvée avec un autre moyen terme, dans un Cesare qui n’est plus
«théologique» :
No machine is a typical animate.
Every man is a typical animate.
No machine is a man.
Is thinking a function of the typical animate, or not ? Si oui, alors : «Any typical animate is
thinking». «[As] no machine is a typical animate», il suit, en Camestres, que : «No machine
is thinking». Mais cette argumentation, de la seconde figure, situe «le moyen (...) en
dehors des extrêmes, et c’est sur le fait et non sur le pourquoi que porte la démonstration,
parce que la cause prochaine n’est pas indiquée». 27 Et c’est aussi le cas dans
l’argumentation d’Alan Turing, qui conclut : «Hence no (...) machine can think».
Quelle est la «différence (...) entre l’animé typique et l’inanimé [typique]» ? Alors que
l’inanimé n’est pas et ne peut pas être animé, l’animé est et peut être animé. Cette
différence, c’est : apte à être animé — inapte à être animé. Le sujet animé est
essentiellement animable : en latin, nous disons «animale» ; en français, «animal».
«Animal» signifie «animable». Un sujet animable a, en lui, un principe d’animation ; et
cette animation est une opération propre du sujet animal. C’est le principe de cette
animation qui porte le nom latin : «anima». Le mot «anima», en français, se rend par :
«âme» ; en anglais, par : «soul».
Bref, tout sujet animal engendre de l’animation. Alors, est-ce que tout sujet “machinal”
engendre de la “machination” ? Si oui, alors : «[If] there is a greater difference, to my mind,
between the typical animate and the inanimate», est-ce que cette «différence» fait que
«engendrer de l’animation» et «engendrer de la “machination”» diffèrent entre eux ?
Cette manière de poser le problème nous permet d’ignorer deux questions : Is man’s soul
immortal ? Is man’s soul given by God ? Non seulement nous les ignorons, nous nous
les ignorerons, parce que ces questions ne sont pas pertinentes au problème : «Can
machines think ?»
Dans cette perspective, la phrase : «Thinking is a function of man's immortal soul»
devient : «Thinking is a function of man's (...) soul». C’est une proposition affirmative
universelle. Elle se convertit en : «A function of man’s (...) soul is thinking». Comme la
«function» est une opération, «to think», le sujet de cette opération est : «man's (...) soul».
Nous pouvons, dès lors, dire : «Man's (...) soul is thinking (as her proper function)». Plus
brièvement : «Man’s soul thinks».
Comme «animals [are] classed with men», comme le dit Alan Turing, la question suivante
se pose : Is a function of animal’s (...) soul to think ? Est-ce que «to think» requiert un sujet
apte à l’animation ? Est-ce qu’il faut être animé pour penser ? Si oui, aucun sujet
“machinal”, qui engendre de la “machination”, ne pense. Évidemment, nous demeurons
27
Aristote, Seconds analytiques, 78b 12-14
34
encore dans une argumentation, de la seconde figure, où « la cause prochaine n’est pas
indiquée».
La recherche de cette cause prochaine demande une élucidation de la «greater difference
(...) between the typical animate and the inanimate». Alan Turing s’approche de cette
problématique avec ce qu’il appelle : (4) The Argument from Consciousness. Il l’énonce
comme suit :
This argument is very well expressed in Professor Jefferson's Lister Oration for 1949, from
which I quote. "Not until a machine can write a sonnet or compose a concerto because of
thoughts and emotions felt, and not by the chance fall of symbols, could we agree that
machine equals brain - that is, not only write it but know that it had written it. No mechanism
could feel (and not merely artificially signal, an easy contrivance) pleasure at its successes,
grief when its valves fuse, be warmed by flattery, be made miserable by its mistakes, be
charmed by sex, be angry or depressed when it cannot get what it wants."
This argument appears to be a denial of the validity of our test. According to the most
extreme form of this view the only way by which one could be sure that machine thinks is to
be the machine and to feel oneself thinking. One could then describe these feelings to the
world, but of course no one would be justified in taking any notice. Likewise according to
this view the only way to know that a man thinks is to be that particular man. It is in fact the
solipsist point of view. It may be the most logical view to hold but it makes communication of
ideas difficult. A is liable to believe "A thinks but B does not" whilst B believes "B thinks but
A does not." instead of arguing continually over this point it is usual to have the polite
convention that everyone thinks.
Le Professeur Jefferson pose le problème dans l’ordre d’une «machine [which] equals
brain». Et Alan Turing situe sa réponse dans l’ordre d’un «solipsisme» : «The only way by
which one could be sure that machine thinks is to be the machine and to feel oneself
thinking». Pour lui, «most of those who support the argument from consciousness could
be persuaded to abandon it rather than be forced into the solipsist position». Mais, il
termine l’examen qu’il fait de cette objection comme suit :
I do not wish to give the impression that I think there is no mystery about consciousness.
There is, for instance, something of a paradox connected with any attempt to localise it.
But I do not think these mysteries necessarily need to be solved before we can answer the
question with which we are concerned in this paper.
Si l’interrogation porte sur une «activité de pensée en tant qu'elle manifeste de
l'intelligence», comme l’écrit Jean Lassègue, le «mystery about conciousness» est au
cœur du problème à résoudre. Il l’est d’autant plus si on prétend que «l’ordinateur» est un
«modèle scientifique d'investigation du fonctionnement de l'esprit».
Mais, on peut, comme Alan Turing, ne considérer que la «question with which we are
concerned in this paper». Toutefois, cette réserve interdit à quiconque de prétendre,
ensuite, que «l’ordinateur», pris comme «modèle scientifique d'investigation du
fonctionnement de l'esprit» s’attaque au «mystery about conciousness».
Lorsqu’il termine son article, Alan Turing écrit :
We may hope that machines will eventually compete with men in all purely intellectual fields.
But which are the best ones to start with? Even this is a difficult decision. Many people
35
think that a very abstract activity, like the playing of chess, would be best. It can also be
maintained that it is best to provide the machine with the best sense organs that money
can buy, and then teach it to understand and speak English. This process could follow the
normal teaching of a child. Things would be pointed out and named, etc. Again I do not
know what the right answer is, but I think both approaches should be tried.
«The playing of chess», qu’Alan Turing qualifie de «abstract activity», est maintenant un
projet réussi. Cet aspect du problème concerne ce qu’il appelle : (6) Lady Lovelace's
Objection. Il la présente comme suit :
Our most detailed information of Babbage's Analytical Engine comes from a memoir by
Lady Lovelace (1842). In it she states, "The Analytical Engine has no pretensions to
originate anything. It can do whatever we know how to order it to perform" (her italics). This
statement is quoted by Hartree (1949) who adds: "This does not imply that it may not be
possible to construct electronic equipment which will 'think for itself,' or in which, in biological
terms, one could set up a conditioned reflex, which would serve as a basis for 'learning.'
Whether this is possible in principle or not is a stimulating and exciting question, suggested
by some of these recent developments But it did not seem that the machines constructed
or projected at the time had this property."
I am in thorough agreement with Hartree over this. (...) This whole question will be
considered again under the heading of learning machines.
Avant de nous rendre au «heading of learning machine», il est intéressant de prendre
connaissance de sa conclusion sur l’objection de Lady Lovelace :
The view that machines cannot give rise to surprises is due, I believe, to a fallacy to which
philosophers and mathematicians are particularly subject. This is the assumption that as
soon as a fact is presented to a mind all consequences of that fact spring into the mind
simultaneously with it. It is a very useful assumption under many circumstances, but one
too easily forgets that it is false. A natural consequence of doing so is that one then
assumes that there is no virtue in the mere working out of consequences from data and
general principles.
Dans ce passage, Alan Turing soumet qu’est «fausse» l’assertion que «as soon as a fact
is presented to a mind all consequences of that fact spring into the mind simultaneously
with it». Si elle est vraie, note-t-il, «there is no virtue in the mere working out of
consequences from data and general principles».
L’antécédent des «conséquences» sont évidemment les «données et les principes
généraux». Or, les «données» ont quelque chose à voir avec le «fact (...) presented to a
mind». Le «fact (...) presented to a mind» est précisément abstrait des «data». Et cette
«présentation» donne lieu à une découverte des «general principles» qu’accomplit le
«mind». Est-ce qu’un sujet “machinal” qui engendre de la “machination” en est capable ?
Rendu au «heading of learning machine», Alan Turing revient sur la «Lady Lovelace's
objection, which stated that the machine can only do what we tell it to do». Et alors, il écrit :
One could say that a man can "inject" an idea into the machine, and that it will respond to
a certain extent and then drop into quiescence, like a piano string struck by a hammer.
Another simile would be an atomic pile of less than critical size: an injected idea is to
correspond to a neutron entering the pile from without. Each such neutron will cause a
certain disturbance which eventually dies away. If, however, the size of the pile is
36
sufficiently increased, the disturbance caused by such an incoming neutron will very likely
go on and on increasing until the whole pile is destroyed. Is there a corresponding
phenomenon for minds, and is there one for machines? There does seem to be one for the
human mind. The majority of them seem to be "subcritical," i.e., to correspond in this
analogy to piles of subcritical size. An idea presented to such a mind will on average give
rise to less than one idea in reply. A smallish proportion are supercritical. An idea presented
to such a mind that may give rise to a whole "theory" consisting of secondary, tertiary and
more remote ideas. Animals minds seem to be very definitely subcritical. Adhering to this
analogy we ask, "Can a machine be made to be supercritical?"
The "skin-of-an-onion" analogy is also helpful. In considering the functions of the mind or
the brain we find certain operations which we can explain in purely mechanical terms. This
we say does not correspond to the real mind: it is a sort of skin which we must strip off if we
are to find the real mind. But then in what remains we find a further skin to be stripped off,
and so on. Proceeding in this way do we ever come to the "real" mind, or do we eventually
come to the skin which has nothing in it? In the latter case the whole mind is mechanical. (It
would not be a discrete-state machine however. We have discussed this.)
These last two paragraphs do not claim to be convincing arguments. They should rather be
described as "recitations tending to produce belief."
The only really satisfactory support that can be given for the view expressed at the
beginning of §6, will be that provided by waiting for the end of the century and then doing
the experiment described. But what can we say in the meantime? What steps should be
taken now if the experiment is to be successful?
«These last two paragraphs do not claim to be convincing arguments. They should rather
be described as "recitations tending to produce belief."», écrit Alan Turing. Et «the view
expressed at the beginning of §6» «récite» les siennes :
It will simplify matters for the reader if I explain first my own beliefs in the matter. Consider
first the more accurate form of the question. I believe that in about fifty years' time it will be
possible, to programme computers, with a storage capacity of about 109, to make them
play the imitation game so well that an average interrogator will not have more than 70 per
cent chance of making the right identification after five minutes of questioning. The original
question, "Can machines think?" I believe to be too meaningless to deserve discussion.
Nevertheless I believe that at the end of the century the use of words and general
educated opinion will have altered so much that one will be able to speak of machines
thinking without expecting to be contradicted. I believe further that no useful purpose is
served by concealing these beliefs. The popular view that scientists proceed inexorably
from well-established fact to well-established fact, never being influenced by any improved
conjecture, is quite mistaken. Provided it is made clear which are proved facts and which
are conjectures, no harm can result. Conjectures are of great importance since they
suggest useful lines of research.
Aujourd’hui, en 2004, nous sommes au delà de «la fin du siècle [où] l'utilisation des mots
et l’opinion générale informée auront tellement changé qu’on sera capable de parler de
machines pensantes sans s’attendre à être contredit».
À moins qu’on en parle comme Jean Lassègue, sans résoudre le problème que pose la
conséquence qui n’est pas valide dans le «passage» d’un terme moins ample à un terme
plus ample, en ce qui concerne la «généralisation» dont nous avons parlé plus haut, et
sans résoudre le problème de double suppléance que pose le prédicat : «ce par quoi une
réalité fait sens pour un sujet».
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Est-ce que «l’intelligence artificielle» est «une science à part entière, [ou] une technologie
liée à l'invention de l'ordinateur ou (...) une “techno-science” ?» Ce n’est manifestement
pas «une science à part entière». C’est manifestement «une technologie liée à l'invention
de l'ordinateur». Est-ce que cette «technologie» est «devenue une “techno-science”» ?
«Ce que l'on a coutume d'appeler la "techno-science", écrit Jean Lassègue, c'est «ce
passage obligé où la science mesure ces impacts technologiques [que sont «tester des
hypothèses et à faire des expériences par le biais de simulations informatiques» pour
«comprendre un certain nombre de phénomènes»] à l'aune des impératifs sociaux».
C’est un «projet» tout à fait convenable. De là à y voir une «réponse originale» à un
«problème épistémologique délicat», c’est donner dans la confusion des genres.
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