L`inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le

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Noesis
10 | 2006
Nietzsche et l'humanisme
L’inhumaine humanité des Grecs ou comment
surmonter le dégoût de l’homme
Olivier Ponton
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/402
ISSN : 1773-0228
Édition imprimée
Date de publication : 15 octobre 2006
Pagination : 29-47
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
Olivier Ponton, « L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme »,
Noesis [En ligne], 10 | 2006, mis en ligne le 02 juillet 2008, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://
noesis.revues.org/402
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
L’inhumaine humanité des Grecs ou
comment surmonter le dégoût de
l’homme
Olivier Ponton
Quand l’homme fuit la lumière, nous fuyons
l’homme : notre liberté va toujours jusque-là.
(Le Voyageur et son ombre, Postlude)
1
Nietzsche s’est opposé avec force à l’humanisme chrétien – et cette opposition s’inscrit
elle-même dans le contexte d’une quadruple critique : 1) la critique de la philologie
traditionnelle (dont Nietzsche dénonce avant tout l’irréalisme : la philologie n’est qu’une
« fuite idyllique » 1, une falsification et une édulcoration de l’Antiquité ; 2) la critique de la
morale judéo-chrétienne (parce qu’elle culpabilise et avilit l’homme, l’incite à se mépriser
lui-même, à se sentir pécheur, à avoir honte de ce qu’il est, et parce qu’elle standardise
l’humanité, la transforme en « sable » en érodant les différences individuelles 2) ; 3) la
critique de l’idéalisme (au nom d’une idée de l’homme, donc d’une chimère, d’une
abstraction, d’un néant, on dévalorise la réalité de l’homme) ; 4) la critique de l’idéologie du
progrès (il ne faut pas espérer, selon Nietzsche, que l’homme progresse et se rapproche
ainsi indéfiniment d’une quelconque perfection, mais accepter, affronter, supporter
l’homme tel qu’il est).
2
Le rejet de l’humanisme classique est ainsi au cœur de ce que l’on pourrait appeler la pars
destruens de la philosophie de Nietzsche : celle de la décomposition généalogique du
« nihilisme européen », celle du Nietzsche-psychologue, « dynamite de l’esprit » 3,
concentré de ces « matières explosives » que Nietzsche lui-même associe, dans le
Crépuscule des idoles, au réalisme des Grecs 4. Mais cette dimension négative s’articule avec
une dimension plus positive : un Nietzsche créateur, affirmateur – une pars construens. Si
l’humanisme classique s’appuie sur une image édulcorée et affadie de l’Antiquité,
Nietzsche s’efforce de trouver, dans une vision de l’Antiquité plus vraie (c’est-à-dire,
comme il le dit lui-même, plus « sceptique », plus dure, plus sombre 5), la voie d’un
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
humanisme nouveau, qui permettrait de se libérer du piège dans lequel est venu se prendre
l’humanisme classique : le dégoût de l’homme. L’humanisme nietzschéen est un humanisme
sceptique, anti-idéaliste et réaliste.
3
Trois points nous semblent ici essentiels, qui correspondent aux trois grandes entreprises
de l’humanisme nietzschéen : 1) cet humanisme consiste d’abord à retrouver et affronter
la réalité des « choses humaines » (le « Menschliches »), grâce notamment à une intelligence
plus rigoureuse de l’Antiquité grecque (c’est ce que nous appellerons la philologie des
choses humaines) ; 2) cet humanisme consiste ensuite à prendre en compte ce que
Nietzsche appelle les « choses trop humaines » (l’ « Allzumenschliches »), comme ce dont il
faut se libérer et se purifier ; 3) il consiste enfin à affirmer malgré tout ces « choses trop
humaines » (par le rire et par la fête).
4
La formule « Menschliches, Allzumenschliches », qui donne son titre à l’ensemble des livres
que Nietzsche publia en 1878-1880, et que l’on traduit habituellement par « humain, trop
humain », mais qui signifie littéralement « choses humaines, trop humaines » 6, permet
de bien comprendre comment se pose, dans la philosophie de Nietzsche, la question de
l’humanisme : dans cette formule s’articulent en effet la critique de l’humanisme
traditionnel et l’émergence, l’esquisse d’un humanisme nouveau.
5
Nietzsche précise lui-même dans Ecce homo comment il faut comprendre l’expression «
Menschliches, Allzumenschliches » :
Là où vous autres voyez des choses idéales, moi je vois des choses humaines, hélas,
bien trop humaines [Menschliches, ach nur Allzumenschliches] .
7
6
Le titre du premier « livre pour esprits libres » est donc avant tout l’expression d’une
attitude anti-idéaliste et antimétaphysique : il s’agit de reconnaître des choses humaines là où
les philosophes ont l’habitude de voir des choses idéales. La perspective de Nietzsche est
ainsi ouvertement critique et généalogique : Nietzsche prend parti contre la métaphysique et
pour une sorte de réalisme anthropologique – ce qu’il appelle parfois son « Réealisme » (
Réealismus), jouant sur les mots et faisant allusion à l’influence de Paul Rée sur la
philosophie de l’esprit libre 8.
7
Mais plus qu’à Paul Rée, c’est à Platon que songe Nietzsche lorsqu’il utilise la formule «
Menschliches, Allzumenschliches ». Le philosophe platonicien méprise en effet les choses
humaines – qui sont précisément, pour lui, trop humaines et pas assez divines, au sens où
la philosophie doit nous permettre de nous rapprocher du divin.
8
Les choses humaines, ce sont en effet d’abord les « choses les plus proches » dont
Nietzsche fait sa doctrine dans Le Voyageur et son ombre, et dont Platon prétend, dans le
Théétète, que les philosophes se doivent de les ignorer : la pensée platonicienne
« promène partout son vol », planant dans le ciel des Idées et ne se laissant jamais
« redescendre à ce qui est immédiatement proche » 9. Le philosophe, ajoute Platon, « ne
connaît ni proche ni voisin, ne sait ni ce que fait celui-ci, ni même s’il est homme ou s’il
appartient à quelque autre bétail » 10. Il cherche en revanche à savoir ce qu’est l’homme,
et « par quoi une telle nature se doit distinguer des autres en son activité ou sa passivité
propres ». Nietzsche se pose donc la même question que le philosophe de Platon :
« qu’est-ce que l’homme ? », mais il cherche la réponse là où Platon affirme qu’elle ne
peut ni ne doit se trouver – dans les « choses proches » (ta engus), dans ce qui se trouve
« devant lui, à ses pieds », dans ce qui lui est « voisin ». Le philosophe platonicien cherche
au contraire l’ « évasion » (phugè) et l’ « assimilation au divin » (homoiôsis theô) 11. C’est en
s’apparentant aux choses divines et en s’affranchissant des choses humaines qu’il
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
parvient à concevoir et définir l’homme : c’est en s’en tenant aux choses humaines que
Nietzsche se propose de « faire progresser la connaissance de l’homme » 12.
9
Le point de vue nietzschéen est donc bien un « platonisme inversé » qui témoigne d’une
opposition frontale à l’idéalisme métaphysique, à tout un courant de pensée que
Nietzsche reconnaît aussi (à tort) dans la définition aristotélicienne du « sage » (sophos) :
Aristote, dit Nietzsche, pense que le sage « ne s’occupe que de l’important, de l’étonnant,
du divin », et qu’il « néglige les choses petites, faibles, humaines, illogiques, erronées » 13
– alors que, pour Nietzsche, c’est précisément « par l’étude minutieuse de ces choses et
par elle seule que l’on peut arriver à la sagesse » 14. Dans le livre VI de l’Éthique à Nicomaque
, Aristote distingue en effet la « prudence » (phronèsis), qui a « rapport aux choses
humaines » (peri tôn anthrôpinôn), c’est-à-dire à des choses particulières et contingentes, à
des « choses qui admettent la délibération », et la sagesse (sophia), qui est « à la fois
science et raison intuitive des choses qui ont par nature la dignité la plus haute » 15.
Aristote ajoute :
C’est pourquoi nous disons qu’Anaxagore, Thalès et ceux qui leur ressemblent,
possèdent la sagesse, mais non la prudence, quand nous les voyons ignorer les
choses qui leur sont profitables à eux-mêmes, et nous reconnaissons qu’ils ont un
savoir hors de pair, admirable, difficile et divin, mais sans utilité, du fait que ce ne
sont pas les biens proprement humains qu’ils recherchent.
10
Aristote songe sans doute ici à l’anecdote de Thalès qu’on trouve aussi dans le Théétète,
Thalès si sage et peu prudent que, plongé dans ses méditations, il tombe dans un puits 16.
11
Contre Platon et contre Aristote (ou plutôt contre l’image qu’il se fait de Platon et
d’Aristote), Nietzsche définit donc le philosophe comme un homme qui ne s’intéresse pas
aux choses divines, éternelles, universelles, mais aux choses humaines – c’est-à-dire à ce
qui est proche, petit, faible, contingent, évanescent, trouble, absurde, illogique. L’examen
des choses humaines consiste d’abord à se détourner de l’être et de tout au-delà
métaphysique, pour explorer le devenir, la multiplicité du sensible et du monde
« sublunaire ». Le titre « Menschliches, Allzumenschliches » témoigne ainsi du désir de
rendre aux choses humaines (que Nietzsche appelle aussi « choses terrestres » : das
Irdische 17) la dignité philosophique qui leur revient.
12
Nietzsche se lance en fait dans la généalogie des choses humaines dès 1875 et les
fragments de Nous autres philologues 18, dans lesquels il définit le génie grec par son
« humanité » (Menschlichkeit) et par son jeu avec le sérieux : cette redéfinition est liée à un
resserrement et à une intensification du dialogue avec Jacob Burckhardt. Se détournant
de l’aspiration wagnérienne à l’« universellement humain » (das Allgemein-Menschliche) 19,
Nietzsche se réapproprie ainsi un certain état d’esprit scientifique avec lequel il avait pris
ses distances dans La Naissance de la tragédie, et qui correspond à ce que son ancien maître
Friedrich Ritschl appelait la « considération historique des choses humaines » (
historischen Betrachtung der menschlichen Dinge) 20 : si Nietzsche s’est, dans un premier
temps, éloigné de la philologie pour devenir le philosophe de la métaphysique d’artiste, il
s’appuie ensuite sur la philologie pour s’éloigner de cette métaphysique et devenir un
philosophe à l’esprit libre.
13
Ce retour à la considération historique des choses humaines passe d’abord par
Burckhardt. Dans ses Considérations sur l’histoire universelle, celui-ci prend en effet « pour
point de départ le seul élément invariable qui pût se prêter à une pareille étude : l’homme
avec ses peines, ses ambitions et ses œuvres, tel qu’il a été, est et sera toujours » 21.
L’historien propose donc de considérer, à la suite de Renan, la religion comme un
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
« produit de l’homme normal » 22, et surtout de faire des Grecs le paradigme de toute
considération historique, un paradigme « où les causes et les conséquences se révèlent
plus clairement, où les forces et les individus apparaissent plus grands et les monuments
plus nombreux qu’ailleurs » – il s’agit, ajoute Burckhardt, « d’une clef qui servira à ouvrir
d’autres portes encore, d’une existence, enfin, où tout ce qui est humain se manifeste
d’une manière plus large et plus complète que de coutume » 23. « Dans la cité antique »,
dit encore Burckhardt, « tout ce qui est multiple et variable dans l’homme est mis en
valeur » 24. Les choses humaines se montrent donc chez les Grecs plus clairement
qu’ailleurs : « c’est en cela qu’ils sont si instructifs au sujet des hommes, ajoute Nietzsche ;
un cuisinier grec est plus cuisinier qu’un autre » 25. Dès lors, l’étude des Grecs est une
sorte de « seconde navigation » anthropologique, de deuteros ploûs, pour reprendre
l’image du Phédon et de l’Éthique à Nicomaque 26 : au lieu de se lancer toute voile dehors
dans la haute mer des « choses humaines, trop humaines », le philosophe peut longer la
côte de l’Antiquité grecque, où les choses humaines sont plus faciles à observer et à
interpréter. Le philosophe se tourne ainsi vers le philologue pour accéder à une vision
plus large et plus claire du Menschliches – comme si celui-ci était brusquement perçu à
travers un verre grossissant ou dans une lumière plus vive.
14
Ce verre grossissant doit néanmoins être débarrassé des filtres de l’humanisme classique.
Dans les fragments de Nous autres philologues, Nietzsche distingue en effet deux formes
d’humanité : celle du Menschliche (l’humain de l’anthropologue) et celle de l’ Humane
(l’humain de l’humaniste). Selon Nietzsche, les Grecs sont plus humains d’un point de vue
anthropologique, mais inhumains au sens humaniste du terme. Il n’y a là aucune
contradiction, puisque c’est précisément parce que l’humain (das Menschliche) peut se
manifester dans la vie des Grecs « sans aucun masque et d’une façon inhumaine » (in einer
Unmaskirtheit und Inhumanität), qu’il se manifeste en eux plus ouvertement qu’en nous :
c’est leur inhumanité qui fait resplendir l’expression de leur humanité 27. Quant à nous,
« nous souffrons d’une extraordinaire impureté et obscurité de l’humain [des Menschlichen
] », et nous serions horrifiés par l’inhumanité (Inhumanität) des Grecs si nous cessions de
la fausser et de la transfigurer 28.
15
Ce détour par la philologie et l’Antiquité grecque peut nous permettre de comprendre la
formule « Menschliches, Allzumenschliches ». Pour le livre qui se prépare en 1876-1878,
Nietzsche avait initialement songé au titre « Menschliches und Allzumenschliches » 29
– « choses humaines et choses trop humaines ». La suppression de la conjonction rend la
formule ambiguë : la virgule qui remplace le « und » peut aussi bien indiquer une
coordination qu’une explicitation. La formule « Menschliches, Allzumenschliches » autorise
ainsi l’assimilation du Menschliches à l’Allzumenschliches, des choses humaines aux choses
trop humaines. Quelle signification philosophique peut-on donner à la possibilité d’une
telle assimilation ? Quel sens peut-on donner à l’interprétation selon laquelle les « choses
humaines » seraient des « choses trop humaines » ?
16
Pour être en mesure de répondre à ces questions, il faut d’abord se demander ce que
signifie l’expression « Allzumenschliches » : en quoi des choses humaines peuvent-elles être
trop humaines ? Le plus souvent, Nietzsche donne un sens négatif à l’Allzumenschliches. Les
« choses trop humaines », c’est tout ce qui, en l’homme, est laid, absurde, mesquin,
déraisonnable. C’est en ce sens, par exemple, que Nietzsche demande à son éditeur de ne
plus lui envoyer les cahiers des Bayreuther Blätter, dans lesquels Wagner vient de faire
paraître Public et popularité, un pamphlet dirigé contre lui : il ne voit plus pourquoi se
contraindre à absorber ses « doses mensuelles d’irritation et de rage [Ärger-Geifers]
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
wagnériennes », et il veut désormais s’éloigner de Wagner, « se tenir à distance de ses
côtés trop humains (sein Allzumenschliches) » 30.
17
L’Allzumenschliches renvoie ici au fiel, au ressentiment, à la « bave » (Geifer), à ce qu’il y a
de plus bas et de moins reluisant dans la polémique que Wagner mène contre Nietzsche
– à tout ce qui en fait une « polémique amère et malheureuse », à mille lieues de la bonne
éris et de la « joute d’Homère » 31. L’Allzumenschliches, c’est la faiblesse et la petitesse de
l’homme, c’est tout ce qui fait de l’homme un homunculus, un être bas et méprisable. C’est
ainsi que Zarathoustra s’exclame, dans « Des prêtres » :
Jamais encore il n’y eut de surhomme. Nus je les vis tous deux, le plus grand et le
plus petit des hommes. Ils sont encore trop semblables l’un à l’autre. En vérité,
même le plus grand, je l’ai trouvé – trop humain [allzumenschlich] !
32
18
Nietzsche reprend presque littéralement ce passage dans « Le convalescent » :
Nus je les ai vus tous deux, l’homme le plus grand et l’homme le plus petit : trop
semblables l’un à l’autre, – même le plus grand était encore trop humain [
allzumenschlich] ! Trop petit le plus grand ! — Tel était mon dégoût des hommes !
33
19
Si l’homme le plus grand est encore allzumenschlich, c’est qu’il est, du point de vue du
surhomme, allzuklein (« trop petit ») et allzuähnlich (« trop semblable ») au plus petit des
hommes : l’Allzumenschliches est donc, dans la perspective d’Ainsi parlait Zarathoustra, ce
qui distingue le Menschliches de l’Übermenschliches 34 – ce qui en l’homme suscite le dégoût
(Überdruss) et la nausée (Eckel), ce qui fait que l’homme, quelle que soit sa grandeur, se
distingue du surhomme. L’Allzumenschliches, ce sont les choses trop humaines en tant
qu’elles peuvent nous dégoûter des choses humaines. Cette acception négative de l’
Allzumenschliches se maintient dans les textes ultérieurs. Dans l’aphorisme 204 de Par delà
bien et mal, Nietzsche évoque ainsi le « côté humain, trop humain » (das Menschliche,
Allzumenschliche), c’est-à-dire la « misère » (Armseligkeit) de la philosophie moderne
– misère qui a « le plus fortement ruiné le respect dont jouissait la philosophie et ouvert
la porte aux instincts vulgaires [pöbelmännischen Instinkte] ».
20
L’Allzumenschliches est donc du côté du vulgaire, de la grossièreté, de la « populace » (Pöbel
). Mais il est aussi du côté de ce que Nietzsche appelle, dans le fragment 9 [1] de 1875,
l’ « étroitesse de la tête et du cœur », comme en témoigne un passage de l’Avant-propos
de Par delà bien et mal, dans lequel Nietzsche assimile la philosophie dogmatique à une
« généralisation téméraire de quelques faits très étroits, très personnels, très humainstrop humains [sehr menschlich-allzumenschlichen] ». Nietzsche se souvient peut-être ici de
l’analyse qu’il faisait de la « pensée impure » en 1875 : « l’impureté consiste 1) dans la
manière par exemple très incomplète dont le matériel est donné ; 2) dans la manière de
former la somme : si par exemple on fait une généralisation fausse (la somme de nos
expériences ne peut jamais justifier un jugement sur la vie), donc la formulation logique de
cette sommation est fausse ; 3) parce que chaque pièce du matériel est à son tour le
résultat d’une connaissance impure » 35. Nietzsche reprend cette analyse dans l’aphorisme
32 de Choses humaines, trop humaines, lorsqu’il affirme que « tous les jugements sur la
valeur de la vie sont formés illogiquement et sont par suite injustes » 36. Les choses
humaines, trop humaines forment donc le « matériel » à partir duquel un individu
extrapole afin de porter un jugement sur la valeur de la vie : l’Allzumenschliches désigne
alors ce qu’il y a de trop étroit, de trop personnel, de trop égoïste et égocentrique dans les
jugements des hommes. L’Allzumenschliches est tout ce dont il faut se libérer (et dont il
semble impossible de se libérer totalement sans s’affranchir du Menschliches en général),
pour s’arracher à la « pensée impure ».
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
21
Ces deux passages de Par-delà bien et mal associent ainsi l’Allzumenschliches à une certaine
forme d’impureté et de manque de noblesse ou de hauteur de vue : c’est à la fois ce qui
fait notre vulgarité, ce qui nous apparente à la populace et à la plèbe, au « Pöbel », et ce
qui nous maintient dans l’horizon étriqué de notre petite personne, de notre idiotie
fondamentale. Dans l’aphorisme 271 de Par-delà bien et mal, Nietzsche parle de
« souillure » et de saleté, d’ordure, de boue. Il explique que ce qui distingue les hommes,
c’est avant tout « leur sens différent de la propreté, leur degré différent de propreté »
– on en revient toujours à cela, dit Nietzsche : les hommes « ne peuvent se sentir », et
celui qui a l’instinct de propreté le plus exigeant se retrouve dans l’ « isolement du
saint ». La sainteté n’est en effet rien d’autre, pour Nietzsche, que la « suprême
spiritualisation de cet instinct » :
La pitié du saint est la pitié qu’il éprouve pour la saleté des choses humaines, trop
humaines.
22
Cet aphorisme rappelle fortement un fragment de 1876 :
Hausser la propreté jusqu’à la pureté : peut-être même jusqu’à l’idée de beauté chez
les Grecs .
37
23
Dans un autre fragment, cette idée de propreté (Reinigung) et de pureté (Reinheit) est
associée à celle de la liberté de l’esprit :
Qui a aussi l’instinct de propreté dans les choses de l’esprit ne supportera les
religions que quelque temps et se réfugiera ensuite dans une métaphysique ; plus
tard, il se défera aussi graduellement de la métaphysique .
38
24
Dans l’aphorisme 288 d’Opinions et sentences mêlées, cet instinct de propreté est envisagé
dans une perspective éducative et morale : « On doit chez l’enfant attiser le sens de la
propreté jusqu’à la passion ; plus tard, dans des métamorphoses toujours nouvelles, ce
sens se haussera jusqu’au niveau de la vertu et apparaîtra à la fin, compensation de tous
les talents, comme une profusion lumineuse de pureté, de modération, de clémence, de
caractère – portant le bonheur en soi, répandant autour de soi le bonheur ». La sainteté
est bien la suprême spiritualisation de l’instinct de propreté.
25
En 1885 comme en 1876 ou en 1879, Nietzsche définit ainsi l’affirmation et l’éducation de
l’individu comme une entreprise de nettoyage, de purification et de clarification de soi
(une sorte de catharsis) : il s’agit de se débarrasser de l’impureté, du trouble, de la « saleté
des choses humaines, trop humaines ». Dans ce contexte, l’Allzumenschliches est
clairement rapporté à l’ « air empesté » qui menace d’étouffer le généalogiste de la
morale, aux odeurs d’ « entrailles » et à la puanteur qu’exhale la « ténébreuse officine »
de l’humanité, le répugnant « secret où se fabriquent les idéaux terrestres » 39 : si la
philosophie s’apparente à une catharsis, à une purification de soi, celle-ci consiste à
s’élever au-dessus des choses humaines, trop humaines.
26
L’Allzumenschliches caractérise ainsi l’impureté de l’homme – toute « la partie honteuse de
notre monde intérieur » 40 : ce qui sent mauvais en nous, ce qui « pue le mensonge » et le
renfermé, le moisi, le pourri de la honte et du ressentiment 41.
27
L’Allzumenschliches est donc une notion relative qui doit être replacée dans la perspective
des « degrés d’humanité » (Stufen des Menschen) et des « caractères de haute et de basse
culture » – perspective qui est celle de l’aphorisme 280 et plus généralement de la
cinquième partie de Choses humaines, trop humaines. Les choses trop humaines, ce sont les
choses humaines qui caractérisent un certain degré d’humanité et de culture, lorsqu’on
les considère depuis ce que Nietzsche appelle la « culture supérieure » 42. La qualification
des choses humaines, trop humaines est indissociable d’un relativisme analogue à celui de
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6
L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
l’allègement de la vie : « Bien des choses qui, à certains degrés d’humanité, représentent
un alourdissement de la vie, servent d’allègement à un niveau supérieur » 43 (Nietzsche
remarque notamment dans Par-delà bien et mal que les « hommes graves et mélancoliques
s’allègent précisément par ce qui alourdit les autres, par la haine ou par l’amour » 44) – de
même, si la pitié du saint est celle qu’il éprouve pour l’impureté des choses humaines,
trop humaines, il y a néanmoins des « degrés de sainteté, des altitudes où la pitié même
apparaît comme une souillure, comme une saleté » 45. C’est ainsi que les choses humaines,
lorsqu’on accède à un degré d’humanité supérieur, nous semblent brusquement trop
humaines : la formule « choses humaines, trop humaines » renvoie ainsi à ce que
Nietzsche appelle parfois la « Vermännlichung der Menschheit », c’est-à-dire au processus au
cours duquel l’humanité devient toujours plus adulte, toujours plus mûre (dans la
philosophie de l’esprit libre, ce processus est associé aux « lumières », à la dynamique de
l’Aufklärung) 46, et s’affranchit peu à peu de ce qui est trop humain en elle.
28
Toute la question est de savoir comment on s’affranchit des choses trop humaines, et
comment cette libération peut prendre la forme d’un allègement de la vie – c’est ici que le
détour par les Grecs est essentiel. Si ceux-ci étaient plus humains que nous, comme
Nietzsche l’affirme dans Nous autres philologues, c’est en effet par la manière avec laquelle
ils se libéraient des choses trop humaines en leur donnant un sens et en les acceptant.
C’est ainsi qu’il faut comprendre le « paganisme » grec que Nietzsche réhabilite
vigoureusement dans l’aphorisme 220 d’Opinions et sentences mêlées :
Il n’y a peut-être rien de plus étonnant pour qui regarde le monde grec que de
découvrir que de temps en temps les Grecs offraient pour ainsi dire des fêtes à
toutes leurs passions, à tous leurs mauvais penchants naturels, et qu’ils avaient
même établi une sorte de programme des festivités de leurs côtés trop humains [
ihres Allzumenschliches] : c’est là ce que le monde a de proprement païen, ce qui n’a
jamais été compris et ne le sera jamais par le christianisme.
29
Les Grecs, ajoute Nietzsche, « prenaient ces côtés trop humains (jenes Allzumenschliches)
comme quelque chose d’inévitable et, au lieu de les avilir, préféraient leur conférer une
sorte de droit de second ordre en les insérant à leur place dans les coutumes de la société
et du culte ; bien mieux, ils nommaient divin tout ce qui a quelque puissance en l’homme,
ils l’inscrivaient sur les murs de leur ciel ».
30
L’expression « choses humaines, trop humaines » prend ainsi une signification nouvelle :
l’Allzumenschliches, c’est aussi le Menschliches du point de vue de l’ Humanes. Pour un
humaniste, les Grecs sont en effet inhumains au sens où ils ne renient pas leurs « côtés
trop humains » – mais c’est précisément cette inhumanité (Inhumanität) qui fait leur
humanité (Menschlichkeit) supérieure. Devenir un homme, c’est donc à la fois se libérer
des choses trop humaines et les accepter, leur reconnaître un droit à l’existence : c’est
ainsi que les Grecs projetaient dans leurs dieux leurs côtés trop humains. Les dieux à la
vie facile, s’ils sont surhumains, le sont ainsi de donner une beauté et une légitimité aux
choses humaines, trop humaines.
31
Cette libération-acceptation représente pour Nietzsche le véritable miracle grec – mais
force est de constater que Nietzsche ne problématise pas l’articulation de ces deux
notions : que peut bien signifier une libération qui consiste à accepter ce dont on se
libère ? et une acceptation qui vise à se libérer de ce que l’on accepte ? par quel mystère
libération et acceptation s’impliquent-elles l’une l’autre ? Il y a là une sorte de point
aveugle dans la morale de Nietzsche, au cœur de sa philosophie : si l’articulation de la
libération et de l’acceptation pose problème, c’est que celle de la contingence et de la
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
nécessité, de l’ars vitæ et de l’amor fati, de la création et du Ja-sagen est, chez Nietzsche,
éminemment paradoxale. Il y a en outre une véritable équivocité dans la définition
nietzschéenne de l’Allzumenschliches : le trop humain, c’est à la fois la mesquinerie et la
sauvagerie, la petitesse et la démesure, l’égoïsme honteux et la cruauté flamboyante
– mais Nietzsche ne distingue ni n’articule jamais vraiment les deux (ne faudrait-il pas
opposer le mesquin comme le trop humain dont il faut se libérer au sauvage comme le trop
humain qu’il s’agit d’accepter ?) : Nietzsche se contente d’évoquer le paganisme grec pour
affirmer qu’il est possible (même s’il n’y a peut-être, comme il le reconnaît lui-même, rien
de plus étonnant) de s’alléger de ses côtés trop humains tout en les justifiant.
32
Nietzsche approfondit cette analyse dans Le Gai savoir, en montrant que ce qui est
reconnu, dans cette justification des choses trop humaines par le polythéisme grec, ce
sont les droits de l’individu :
L’invention de dieux, de héros, de toutes sortes d’êtres surhumains, en marge ou
au-dessous de l’humain, de nains, de fées, de centaures, de satyres, de démons et de
diables, constituait l’inestimable prélude à la justification des aspirations du moi et
de la souveraineté de l’individu : la liberté que l’on reconnaissait à tel dieu contre
d’autres dieux, on finissait par se l’accorder à soi-même contre les lois, les mœurs et
contre ses voisins .
47
33
Un Grec trouvait dans ses dieux la liberté de s’affirmer lui-même, de devenir ce qu’il était,
sans renier les aspects les plus sombres, les plus cruels de sa personnalité.
34
Cette idée d’une inhumaine humanité des Grecs reparaît implicitement dans La Généalogie
de la morale, lorsque Nietzsche souligne la proximité originaire de la cruauté et de la fête :
Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore – c’est une dure vérité,
mais une vieille, puissante, capitale vérité humaine-trop humaine [ein alter
mächtiger menschlich-allzumenschlicher Hauptsatz].
Sans cruauté, pas de fête, ajoute Nietzsche : voilà ce qu’enseigne la plus vieille et la
plus longue histoire de l’homme – et dans le châtiment aussi il y a tant de choses
festives !
48
35
Or, chez les Grecs, les choses trop humaines étaient précisément des « choses festives » : l’
Allzumenschliches relevait du Festliches, et au plus haut point la cruauté, le trop humain par
excellence 49 et l’élément constitutif de toute fête, selon Nietzsche : « faire souffrir,
– véritable fête ». La fête consiste ici à satisfaire un instinct muselé dans la vie ordinaire,
et à se réjouir ainsi ouvertement des choses humaines, trop humaines. Il est difficile
aujourd’hui de « se représenter pleinement, dit Nietzsche, à quel point la cruauté était la
grande réjouissance de l’humanité ancienne, à quel point même elle était l’ingrédient de
presque toutes ses joies ; et d’autre part avec quelle naïveté, avec quelle innocence se
manifeste en elle ce besoin de cruauté, combien profondément la “méchanceté
désintéressée” […] lui apparaît comme un attribut normal de l’homme : donc comme
quelque chose à quoi la conscience dit oui de tout son cœur ! »
36
Plus près de nous, les contemporains de Cervantès ne lisaient pas Don Quichotte comme
nous le lisons aujourd’hui, remarque Nietzsche, c’est-à-dire avec un « goût amer dans la
bouche », mais « avec la meilleure conscience du monde comme un livre des plus gais, qui
les faisait mourir de rire » 50. Autrement dit : il fut un temps où l’on n’avait pas honte de la
cruauté, mais où l’on s’en faisait une joie et une véritable fête – et cette absence de honte
est, selon Nietzsche, le signe d’une acceptation joyeuse des choses humaines, trop
humaines dans leur ensemble :
Avec ces réflexions, soit dit en passant, je n’entends nullement apporter de l’eau au
moulin dissonant et grinçant de nos pessimistes dégoûtés de la vie ; au contraire, il
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
importe d’affirmer qu’aux temps où l’humanité n’avait pas encore honte de sa
cruauté, la vie était plus heureuse .
51
37
Le bonheur est donc dans l’affirmation et l’acceptation de soi : « Le ciel au-dessus des
hommes s’est toujours obscurci à mesure que grandissait la honte de l’homme devant
l’homme ». Ce qui nous semble inhumain dans le paganisme des Grecs, la cruauté
« humaine-trop humaine » de leur monde, nous montre ainsi que les Grecs n’avaient pas
honte d’être des hommes – et qu’ils savaient se soulager des choses trop humaines en les
acceptant joyeusement : leurs fêtes leur permettaient d’être mesurés tout en jouissant
par moment de leur démesure, d’être humains tout en laissant s’exprimer, de temps à
autre, leurs côtés trop humains.
38
La continuité est donc très forte entre Nous autres philologues, Choses humaines, trop
humaines et La Généalogie de la morale : Nietzsche s’efforce peu à peu de penser une
humanité supérieure qui ne succomberait pas aux choses trop humaines mais qui serait
capable de les accepter et de s’en réjouir. Être vraiment humain, c’est savoir donner un
sens à ses côtés trop humains. Nietzsche avoue ainsi à Lou Salomé, le 27 juin 1882 :
Je vous raconte tout cela pour vous faire rire. En moi tout est toujours humain-trop
humain et ma folie croît en même temps que ma sagesse. Voilà qui me rappelle mon
Gai savoir.
39
En d’autres termes, c’est-à-dire dans les termes de La Généalogie de la morale, la légèreté de
Nietzsche croît à proportion du sérieux de son savoir :
La légèreté ou, pour le dire dans ma langue, le gai savoir, est en effet une
récompense : récompense qui honore le sérieux soutenu, courageux, laborieux et
souterrain, qui n’est évidemment pas donné à tout le monde .
52
40
Ce à quoi Nietzsche invite Lou Salomé, c’est donc à ce « rire d’or » qu’il attribue aux dieux
de l’Olympe :
A supposer que les dieux aussi philosophent, opinion à laquelle toutes sortes de
conclusions m’ont conduit, je ne doute pas qu’ils sachent rire d’une manière
surhumaine et neuve – aux dépens de toutes les choses sérieuses .
53
41
Philosopher, ce n’est donc pas apprendre à mourir, pour Nietzsche, c’est apprendre à rire
54
: « Les dieux aussi sont ironiques, dit-il : il semble que même dans les cérémonies
sacrées ils ne peuvent s’empêcher de rire ! » 55 Ce rire, c’est celui que devrait provoquer
Don Quichotte : un rire qui, comme la « décharge » tragique, permet à la fois de se libérer
de ce dont on rit et de le tolérer, de l’accepter. C’est un rire innocent, d’une franche
gaieté, sans arrière-pensée, un rire à travers lequel on dit « oui » de tout son cœur : « Rire
signifie se réjouir d’un préjudice, mais avec bonne conscience », dit Nietzsche dans Le Gai
savoir 56.
42
Un tel rire concilie joyeusement l’amour et le mépris, accomplissant ainsi l’ « évangile »
que Nietzsche s’efforçait de formuler en 1875-1876 :
Mais le plus difficile et le plus rare serait que se trouvent réunis l’amour le plus
élevé et le plus bas degré d’estime ; c’est-à-dire le mépris comme jugement de la
tête et l’amour comme pulsion du cœur .
57
43
Cette union de l’amour et du mépris (ou de l’amour et de la « moquerie ») définit selon
Nietzsche les conditions d’engendrement du génie 58. Si les dieux d’Homère sont des
« dieux à la vie facile », s’ils sont légers, c’est donc parce qu’ils sont ironiques : ils rient
avec bonne conscience de toutes les choses humaines. « Toutes bonnes choses rient », dit
encore Zarathoustra 59. C’est ce rire qui éclate dans Ecce homo, avec son allégresse
bouffonne, théâtrale, shakespearienne. La véritable affirmation de soi est parodique et
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
joueuse, elle consiste aussi bien à s’aimer qu’à savoir rire de soi-même : « jouer librement
de soi et rire de soi », c’est ainsi, selon Nietzsche, que l’on apprend à s’aimer et que l’on
devient ce que l’on est 60.
44
C’est donc la perspective joyeuse de l’amor fati et de la gaya scienza qui s’ouvre avec
l’enquête sur les choses humaines, trop humaines. En témoigne encore la conclusion de
l’aphorisme 252 de Choses humaines, trop humaines : « du point de vue de leur genèse, toutes
choses humaines (alles Menschliche) méritent d’être considérées ironiquement ». Cette
ironie généalogique concilie à la fois le jugement et l’amour, le « non » et le « oui », et
ouvre la voie d’un humanisme paradoxal, fondé sur une attitude anti-idéaliste et
antimétaphysique. L’humanisme nietzschéen consiste à prendre le risque de ce que
Zarathoustra appelle le « dégoût de l’homme », en affrontant ce Menschliches que la
tradition métaphysique nous avait appris à soigneusement ignorer – mais ce risque est
constitutif de la possibilité pour nous de parvenir enfin à un amour de l’homme (donc à
un humanisme) débarrassé de tout travestissement idéaliste. La formule de cet humanisme
nouveau, humanisme sceptique et réaliste, est donnée dans le Crépuscule des idoles :
L’homme véritable ne vaut-il pas infiniment mieux que n’importe quel homme
inventé à coups de désirs, de rêves, de grossiers mensonges ? que n’importe quel
homme idéal ?
61
45
Et les Grecs nous ouvrent la voie de cet homme véritable, en nous indiquant comment
nous alléger de nos côtés trop humains sans les aplanir ou les édulcorer.
NOTES
1. Voir le premier paragraphe du cours de Nietzsche intitulé Encyclopédie de philologie
classique et Introduction à l’étude de celle-ci : « La Renaissance […] est d’abord une réforme,
pour autant qu’elle cherche à atteindre à nouveau un degré de culture antérieur : on peut
la comparer à une fuite idyllique dans un temps passé, à ceci près qu’au total, les choses
se passèrent d’une manière bien peu idyllique » (Encyclopaedie der klass. Philologie, in
F. Nietzsche, Vorlesungsaufzeichnungen (SS 1870-SS 1871), éd. F. Bornnmann et
M. Carpitella, Berlin-New York, W. de Gruyter, 1993 (Werke, III, 2), p. 347-348). Cf. le
fragment 3 [14] de 1875, dans lequel Nietzsche évoque le « papier doré » de la
« transfiguration traditionnelle » de l’Antiquité.
2. Voir l’aphorisme 174 d’Aurore, dans lequel Nietzsche critique notre « mode morale » :
« Avec un aussi monstrueux dessein de raboter toutes les aspérités et tous les angles de la
vie, ne prenons-nous pas le plus court chemin pour transformer l’humanité en sable ? Un
sable fin, doux, rond, infini ! »
3. PBM, § 208. Cf. EH, « Pourquoi je suis un destin », § 1 ou la lettre du 26 novembre 1888 à
Paul Deussen.
4. CId, « Ce que je dois aux Anciens », § 3.
5. Cf. notamment, sur ce point, le fragment 3 [17] de 1875.
6. Certains interprètes l’ont déjà remarqué : voir notamment la mise au point de Charles
Andler, in Nietzsche, sa vie et sa pensée, II, Paris, Gallimard, 1958, p. 321-322, note 5.
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
7. EH, « Pourquoi j’écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 1.
8. Voir notamment la lettre de Nietzsche de fin juillet 1878 à Paul Rée et Ecce homo,
« Pourquoi j’écris de si bons livres », Choses humaines, trop humaines, § 6.
9. Platon, Théétète, 173 e-174 a, trad. A. Diès, Paris, Les Belles Lettres, 1926, p. 204-205.
10. Ibid., 174 b, p. 205.
11. Ibid., 176 b, p. 208.
12. Fragment 5 [120] de 1875. Dans le fragment 29 [8] de 1873, Nietzsche voyait déjà dans
la « limitation aux choses humaines » (Begrenzung auf das Menschliche) un moyen de lutter
contre la « passion de la croyance ». On retrouve cette idée dans le fragment 16 [1] de
1883 : « Limitation aux choses humaines par opposition au “procès du monde” et à
l’“arrière-monde” ».
13. Nietzsche méconnaît ici une dimension essentielle de la philosophie d’Aristote : celle
des traités biologiques, qui représentent le tiers du corpus aristotélicien. L’éloge de la
biologie qui ouvre le De Partibus Animalium est ainsi un éloge des choses petites, proches,
méprisées. Aristote y explique que nous ne savons pas grand chose des « êtres supérieurs
et divins », mais qu’à l’égard des « êtres périssables », nous nous trouvons « bien mieux
placés pour les connaître, puisque nous vivons au milieu d’eux » et puisque « ces êtres
sont mieux à notre portée et plus proches de notre nature ». Or, lorsqu’on étudie les êtres
vivants, ajoute Aristote, il faut veiller « autant que possible à ne négliger aucun détail,
qu’il soit de médiocre ou de grande importance », et il ne faut pas « se laisser aller à une
répugnance puérile pour l’étude des animaux moins nobles » (« dans toutes les œuvres de
la nature réside quelque merveille »). Aristote cite alors le propos d’Héraclite invitant des
visiteurs étrangers à entrer dans sa cuisine et « leur disant que là aussi il y avait des
dieux » (Aristote, Les Parties des animaux, I, 5, trad. P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1993,
p. 17-18). La proximité est frappante entre cette réhabilitation aristotélicienne des
« choses animales » et la réhabilitation nietzschéenne des choses humaines.
14. Fragment 23 [5] de 1876-1877.
15. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 7-8, 1141 b, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990, p.
291-292.
16. Platon, Théétète, 174 a, op. cit., p. 205.
17. Voir par exemple l’aphorisme 62 de Par-delà bien et mal.
18. Nous autres philologues est une Considération inactuelle que Nietzsche préparait en 1875
et qu’il renonça à publier.
19. Cette expression revient à différentes reprises sous la plume de Nietzsche : voir par
exemple, dans des contextes différents, la lettre à Erwin Rohde de février 1868, les
fragments 3 [21] de 1869-1870, 29 [38] de 1873, 9 [1] de 1875, 27 [83] de 1878 ou 8 [15] de
1883. Cf. le fragment 11 [15] de 1875, dans lequel Nietzsche évoque la « passion » de
Wagner pour les « choses humaines en général » (Leidenschaft für das Menschliche
überhaupt).
20. Lettre de Friedrich Ritschl à Nietzsche du 14 février 1872.
21. J. Burckhardt, Considérations sur l’histoire universelle, Paris, Éditions Allia, 2001, p. 9.
22. Ibid., p. 41. Nietzsche cite lui aussi cette formule de Renan (tirée des Questions
contemporaines) dans l’aphorisme 48 de Par-delà bien et mal (mais en l’assimilant à une «
niaiserie religieuse »).
23. Ibid., p. 216-217.
24. Ibid., p. 87.
25. Fragment 3 [12] de 1875.
26. Voir Platon, Phédon, 99 c-d et Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 9, 1109 a.
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
27. Fragment 3 [12] de Nous autres philologues. Cf. le fragment 5 [145].
28. Fragments 3 [13] et 3 [14] de Nous autres philologues.
29. Voir les fragments 17 [72] et 17 [104] de 1876, les titres de la deuxième et de la
troisième parties du Soc, et le fragment 19 [118] de 1876. Le titre « Menschliches,
Allzumenschliches » apparaît dans le fragment 21 [82] de 1876-1877.
30. Lettre à Schmeitzner du 10 septembre 1878.
31. Lettre à Overbeck du 3 septembre 1878.
32. Za, II, « Des prêtres ».
33. Ibid., III, « Le convalescent », 2. Cf. le fragment 10 [37] de 1883.
34. Dans l’aphorisme 382 du Gai savoir, Nietzsche évoque ainsi l’ « idéal d’un bien-être
humain-surhumain [menschlich-übermenschlichen] », qui s’oppose implicitement aux
« choses humaines, trop humaines » de l’« homme actuel ».
35. Fragment 9 [1] de 1875.
36. Cf. CId, « Le problème de Socrate », § 2 : « Des jugements, des jugements de valeur sur
la vie, pour ou contre la vie, ne peuvent en fin de compte jamais être vrais : ils ne valent
que comme symptômes » (c’est le philosophe-médecin qui parle ici, et non plus le
logicien, mais la conclusion est la même).
37. Fragment 17 [70] de 1876.
38. Fragment 18 [61] de 1876.
39. GM, I, § 12 et § 14.
40. Ibid., I, § 1.
41. Ibid., II, § 14. Sur la « métaphorique » de l’odorat, voir notamment Éric Blondel,
Nietzsche, le corps et la culture, Paris, PUF, 1986, p. 166-177 notamment. Cf. Za, III, « Le
retour au pays » : « Mon nez est enfin délivré des relents de toutes les choses humaines [
vom Geruch alles Menschenwesens] ».
42. Choses humaines, trop humaines, § 281.
43. Ibid., § 280.
44. PBM, § 90.
45. Ibid., § 271. Dans le contexte « aristocratique » de Par-delà bien et mal, ce relativisme
hiérarchisant devient l’expression du « désir passionné de distance » qui anime l’homme
supérieur (§ 257) : « Il est des cimes de l’âme d’où même la tragédie cesse d’être tragique
[…] Ce qui est nourriture ou rafraîchissement pour les individus supérieurs devient
presque un poison pour une humanité très différente et inférieure » (§ 30). Ainsi, certains
livres peuvent broyer ceux qui n’ont pas l’énergie de les supporter, mais exalter le
courage des plus vigoureux (exactement comme la « nouvelle » de l’éternel retour dans le
§ 341 du Gai savoir). Cf. le § 286 de Choses humaines, trop humaines, dans lequel Nietzsche
construit une analogie entre la liberté de l’esprit et la santé : « Ce qui est nécessaire à tel
individu pour sa santé est déjà pour tel autre une cause de maladie, et beaucoup de voies
et de moyens menant à la liberté de l’esprit peuvent ne représenter, pour des natures
d’un niveau supérieur d’évolution, que des voies et moyens de manquer la liberté ». Dans
l’aphorisme 224 d’Opinions et sentences mêlées, Nietzsche explique encore que le
christianisme fut un « baume » pour l’humanité dégénérée de l’Antiquité tardive, mais un
« poison » pour l’ « âme héroïque, enfantine et animale » des « peuples barbares ».
46. Voir notamment le § 147 de Choses humaines, trop humaines.
47. GS, § 143.
48. GM, II, § 6.
49. La cruauté est le « trop humain » par excellence car elle est à la fois ce qui distingue
l’homme des autres animaux (ou plutôt ce qui est à l’origine de ce qui distingue l’homme
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
des autres animaux : toute l’ « histoire de la culture supérieure » doit être interprétée,
selon Nietzsche, comme une spiritualisation et une « déification » de la cruauté) et ce qui
apparente l’homme aux autres animaux (la « vérité humaine-trop humaine » de la cruauté
est une vérité à laquelle « les singes souscriraient peut-être aussi : n’a-t-on pas dit que par
l’invention de cruautés bizarres ils annoncent l’homme et lui sont en quelque sorte un
“prélude” ? » (ibid.)).
50. Sur Don Quichotte, le rire et la cruauté, voir également le fragment 8 [7] de 1883 : « […]
don Quichotte encore ! Le rire est, à l’origine, l’expression de la cruauté ».
51. GM, II, § 7.
52. Ibid., Avant-propos, § 7.
53. PBM, § 294. Le rire des Olympiens est un « rire d’or » car il transforme tout en or – la
métaphore de l’alchimie pour désigner l’« inversion de toutes les valeurs » revient
souvent chez Nietzsche (voir par exemple la lettre du 23 mai 1888 à Georg Brandes).
54. L’idée qu’il y a différentes qualités de rire est un véritable leit-motiv d’Ainsi parlait
Zarathoustra. Le thème de l’apprentissage du rire apparaît notamment dans la quatrième
partie, « De l’homme supérieur », § 20 : « J’ai sanctifié le rire : ô vous, les hommes
supérieurs, apprenez donc — à rire ! » Cf. le fragment 3 [73] de 1880, dans lequel
Nietzsche imagine que si Jésus avait vécu plus longtemps, il aurait peut-être trahi sa
doctrine : « il aurait peut-être même appris à rire ». Cf. également Ainsi parlait
Zarathoustra, II, « Des sublimes », et l’évocation du sublime sérieux qui a l’air sombre
parce qu’ « il n’a pas encore appris ni le rire, ni la beauté ». Dans le fragment poétique 19
[7] de 1882, Nietzsche assimile le rire à un véritable art de vivre : « Rire est un art
sérieux / Rirai-je mieux demain ? / Dites-moi : ai-je bien ri aujourd’hui ? / L’étincelle
venait-elle toujours du cœur ? »
55. Sur l’ironie comme point de vue divin, voir notamment la lettre du 1er février 1888 à
Peter Gast, dans laquelle Nietzsche évoque la possibilité de gagner le « dernier tirage de la
loterie de Nice » : « nous deux au moins nous regarderions notre existence avec plus
d’ironie, avec plus d’“au-delà” de la déraison – car au fond, pour ce genre de choses que
vous et moi nous faisons, et pour les faire vraiment bien et divinement, il n’y a qu’une
seule chose, l’ironie ».
56. GS, § 200. Cf. le § 95, sur le rire de Chamfort.
57. Fragments 9 [1] de 1875 et 18 [34] de 1876.
58. Sur ce point, voir notamment le fragment 17 [16] de 1876.
59. Za, IV, « De l’homme supérieur », § 17. Dans le § 18, Zarathoustra se présente comme
étant « le danseur » et « le léger », celui qui porte la « couronne du rieur ». Il ajoute qu’il
n’a trouvé personne d’assez « robuste » pour ceindre cette « couronne de roses » : la
légèreté est bien une question de force et de vigueur.
60. Fragment 7 [12] de 1880. Le thème du rire de soi revient régulièrement chez Nietzsche :
voir notamment le premier aphorisme du Gai savoir (« pour savoir rire de soi comme il
faudrait que l’on rie, mais d’un rire qui éclate du fond de l’entière vérité, – les meilleurs
esprits jusqu’alors n’avaient pas assez le sens de la vérité, et les plus doués trop peu de
génie ! »), Za, IV, « De l’homme supérieur », § 15 (« Ayez courage, qu’importe ! Combien de
choses sont encore possibles ! Apprenez à rire de vous-mêmes, comme il faut rire »), ou
GM, III, § 3 (à propos du « grand tragique » qui, « comme tout artiste, ne parvient au
dernier sommet de sa grandeur que lorsqu’il sait regarder d’en haut son art et sa propre
personne – lorsqu’il sait rire de lui-même »).
61. CId, « Divagations d’un “inactuel” », § 32.
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L’inhumaine humanité des Grecs ou comment surmonter le dégoût de l’homme
AUTEUR
OLIVIER PONTON
Olivier Ponton enseigne actuellement au lycée Diderot de Lyon. Il est l’auteur d’une thèse sur le
thème de l’allègement de la vie dans la constitution de la morale de Nietzsche, d’un commentaire
d’une série d’aphorismes de Choses humaines, trop humaines (Ellipses, 2001, collection Philotextes), d’un certain nombre d’études consacrées à la philosophie de Nietzsche (notamment à la
question de l’art, à celle du nihilisme ou encore à celle de la morale), et d’un livre qui devrait
paraître prochainement et qui porte sur la philosophie de la légèreté de Nietzsche. Il a également
codirigé un numéro spécial de la revue Genesis (revue internationale de critique génétique)
consacré à la génétique philosophique (2003), et un ouvrage collectif intitulé Nietzsche. Philosophie
de l’esprit libre. Études sur la genèse de Choses humaines, trop humaines (Éditions Rue d’Ulm, 2004).
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