NIETZSCHE SINE DIE Par Marc de Launay chargé de recherches en philosophie au CNRS Il n’est pas tout à fait déplacé de tirer un bilan (même provisoire) de certains aspects de la réception nietzschéenne au centre de la quelle se trouve, au premier plan, la « conversion des valeurs ». Trois aspects principaux : I Les lecteurs à qui s’adresse Nietzsche doivent avoir l’ouïe assez fine « pour percevoir des quarts de ton » nous dit ce penseur qui a longtemps hésité à devenir musiciens. La « lecture lente » est donc érigée en résistance à l’opinion moderne pour qui tout texte est nécessairement transparent, exprime inévitablement les « intentions » de l’auteur. II Sous son expression la plus exotérique, c’est-à-dire la critique radicale du christianisme (la précédente conversion des valeurs), la thèse nietzschéenne de l’éternel retour est une tentative d’ « imprimer au devenir le caractère de l’être, c’est la suprême volonté de puissance ; que tout revienne c’est le plus extrême rapprochement d’un monde du devenir avec celui de l’être : sommet de la contemplation » (Fragments 7 [54], fin 1886). C’est aussi la volonté de se réapproprier le temps que le christianisme a en quelque sorte scindé en deux dimensions : l’une antérieure au péché originel et qui, désormais, nous est tut à fiait inaccessible, et l’autre, postérieure, placée sous le régime de la souffrance. Le « demain joueur de l’enfant » évoque cette innocence retrouvée dans notre rapport et à une temporalité qui ne nous condamne plus d’emblée à la scission la plus atroce entre la durée à laquelle nous sommes voués et le Grand Temps immémorial qui ne sera promis une nouvelle fois qu’à ceux qui seront sauvés, c’est-à-dire à ceux qui se seront abstenus de vivre pour faire de leur non-vie le témoignage souffrant de la conscience qu’ils auront d’avoir été en quelque manière responsable de cette scission. La souffrance oblative se mue en ressentiment et en volonté nihiliste, haineuse àç l’égard de cette vie désormais illusoire. III L’autre cible de l’éternel retour est bien évidemment l’espoir né des Lumières, d’un progrès continu de la raison vers une aube radieuse de l’humanité réconciliée. Le faux athéisme induit par la croyance dans la toute puissance de la science entraîne l’espoir de soumettre l’ensemble de la réalité, y compris et surtout la réalité morale et politique, à des lois rationnelles. La transformation de la morale et de la politique en « phénomènes » régis par des lois qu’il suffirait de formuler exactement pour contrôler la réalité, ce positivisme scientiste, donc, a pour corollaire l’égalitarisme et le socialisme dont la face cachée est la dépendance à l’égard de l’Etat sommé d’être parfait pour mieux tout administrer. Nietzsche voit très clairement le lien qui s’établit ainsi de manière perverse entre une radicalisation de l’esprit égalitariste et la tyrannie menaçante d’un Etat ou d’hommes providentiels clamant de réaliser sur Terre le Royaume : « la démocratisation de l’Europe est en même temps, et sans qu’on le veuille, une école des tyrans. » (Par-delà Bien et Mal, §242). Cela ne signifie pas néanmoins que l’idée de justice n’ait trouvé chez Nietzsche aucun écho ; bien au contraire, il y a selon lui, « une espèce toute différente de génie, celui de la justice, et je ne peux du tout me résoudre à l’estimer inférieur à quelqu’autre forme de génie que ce soit, philosophique, politique ou artistique. » (Humain, trop humain, I, §636) ; ce qui anime ce génie-là, c’est une passion que Nietzsche dit être nouvelle : LA PROBITE. Cette passion a la particularité de s’allier sans heurt avec l’idée d’éternel retour puisqu’elle s’exerce à l’encontre d’elle-même dès qu’elle menace de se faire vertu (Par-delà Bien et Mal, §227). La probité est en effet, passion première puisque, à moins d’y préférer la « mauvaise foi », elle s’exerce d’abord envers nous-mêmes avant de s’exercer à l’égard des autres ; même la simulation intentionnelle primitive repose sur la probité envers soi.