51 Professionnels de la prévention du suicide et cultures

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Association pour la recherche interculturelle
Professionnels de la prévention du suicide et cultures : résistance et dépassement
Tara Holton, Postdoctoral Fellow, Division of transcultural psychiatry, McGill University & Centre
de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie (CRISE), UQAM
Résumé
La façon de se représenter la culture dans la prévention du suicide peut avoir des implications
profondes pour les praticiens qui travaillent avec des individus suicidaires de différentes cultures.
Cette communication explore cette problématique par l’analyse d’extraits d’entrevues avec 10
praticiens qui travaillent avec des personnes suicidaires. Cette étude montre que les discours
ambivalents des praticiens permettent la résistance aux conceptions traditionnelles de la culture et
du suicide, mais aussi le mouvement au-delà de ces conceptions. En conclusion, il est proposé que
l’acte de résistance par l’ambivalence pourrait permettre au client suicidaire d’explorer d’autres
avenues de communication dans la thérapie.
Le suicide est le plus souvent décrit comme étant un "malaise multidimensionnel… comportant des
aspects
biologiques,
psychologiques,
culturels,
sociologiques,
personnels
et
philosophiques"(Leenaars et al., 1998, p.XI). Les efforts de conceptualisation de la place de la
culture dans cette matrice ne vont pas toujours dans le même sens que les perspectives
contemporaines en sciences sociales. Il s'agit de deux concepts complexes, mis ensemble dans le
but de faire avancer les connaissances en prévention du suicide, le plus souvent par l'examen des
influences culturelles qui agissent sur un individu en ce qui a trait à ses idéations et à son
comportement suicidaire. Un nombre croissant de recherches utilisant les variables culture et
suicide nous amènent à nous interroger sur les implications liées à la combinaison de ces deux
éléments narratifs. Il y a dorénavant une impasse créée par les deux paradigmes très différents dans
lesquels les concepts de culture et de suicide sont normalement perçus.
La recherche en suicidologie utilise un modèle de recherche avec variables, dans lequel les
éléments tels que la culture sont définis et compris comme étant des variables à explorer dans la
problématique multidimensionnelle du suicide. La culture est considérée comme quelque chose qui
est transmis de génération en génération, qui comprend les croyances, les agissements, les
coutumes et les comportements sociaux d'un groupe humain particulier (Maris, Berman &
Silverman, 2000). Cependant, on la confond souvent avec la notion d'ethnicité, et on la traite
comme une entité homogène et fixée dans le temps et l'espace. D'autre part, des approches
contemporaines en sciences sociales conçoivent la culture comme étant une "grande abstraction"
(Kirmayer & Minas, 2000), une vision qui s'éloigne des définitions faciles. Cette approche de la
culture a été mise de l'avant dans ce qu'on pourrait appeler le paradigme postmoderne. La
généalogie complexe d'où émerge cette compréhension de la culture considère la culture comme
étant une "question d'idées et de valeurs, un moule collectif de pensée" (Kuper, 2000, p.227). La
culture, selon cette approche, est bien plus qu'une simple variable qui a une influence sur un
individu. Il ne s'agit pas seulement d'une composante de notre environnement social, mais bien
plutôt des moyens par lesquels nous nous construisons nous-mêmes et nous nous situons dans cet
environnement. C'est un concept fluide, en changement constant. Une attention particulière sur la
nécessité de questionner les assomptions déjà faites et les implications de la combinaison des
discours sur la culture et le suicide a été apportée dans de plus récentes recherches.
Comme le suggère Kral, il faut fragmenter les discours habituellement tenus pour acquis de la
culture, du suicide et de la suicidolgie (Kral, 1998). Un examen critique de la recherche et de la
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pratique sur et à l’intérieur des cultures permettrait de comprendre mieux l’impact des discours
actuels sur la conceptualisation de l’individu suicidaire; de même que sur la relation thérapeutique
et, ce qui est le plus important, sur la façon dont l’individu suicidaire se perçoit. Ceci n'est pas
l'étude du suicide tel qu'il se manifeste dans diverses cultures, mais bien plutôt un examen qui se
situe à l'intersection de discours historiquement constitués qui construisent, renforcent et repoussent
les frontières des praticiens qui travaillent avec des individus suicidaires.
Méthode
L'objectif de cette étude était d'examiner de manière discursive de quelle manière certains discours
spécifiques de culture tenus par des praticiens sont perçus et quelles sont les implications de ces
constructions. Cette étude fait partie d'un projet en cours comportant une analyse discursive
postcoloniale de la représentation de la culture dans la littérature et la pratique en suicidologie (voir
Holton 2003). Cette analyse a été menée en utilisant la procédure d'analyse du discours et par le
biais de la théorie postcoloniale.
Les participants étaient six femmes et quatre hommes dont l'âge variait de 28 à 60 ans, avec un âge
moyen de 43 ans et une médiane de 41 ans. Tous les participants étaient des praticiens agissant à
titre de conseillers auprès de personnes suicidaires. Il faut noter ici que le terme praticien s'applique
à tout individu agissant à titre de conseiller dans sa profession. Dans le cas de la présente analyse,
ce groupe comprenait des individus aux formations académiques et expérience de travail diverses, à
savoir: 1) trois travailleurs sociaux, dont deux ayant un baccalauréat et travaillant à l'obtention de
leur maîtrise et un ayant un diplôme et visant un baccalauréat; 2) une infirmière en santé mentale
communautaire détentrice d'un certificat et de cours d'appoints; 3) trois personnes ayant une
maîtrise en psychologie clinique, dont une travaillant à l'obtention d'un doctorat; 4) un directeur de
programme ayant un diplôme en thérapie récréationnelle; 5) un aide-soignant ayant un diplôme
dans cette spécialité; et 6) un psychologue agréé, avec un doctorat en psychologie clinique. Les
participants travaillaient aussi bien dans des milieux privés que publics. Les années d'expérience au
travail variaient de trois à vingt ans. La majorité d'entre eux identifiaient leur culture comme étant
"canadienne", bien que quelques-uns d'entre eux mentionnaient la provenance de leurs ancêtres, tel
que Canadien Anglais, ou Canadien Scandinave. Une personne s'identifiait comme immigrante
finlandaise et une autre comme Cree, des premières nations.
Quatre méthodes ont été utilisées pour recruter les participants à cette étude. Tout d'abord, des
affichettes furent placées dans des centres de consultation et autres lieux où l'on dispense des soins
de santé, tels les bureaux de médecins. Deuxièmement, une liste d'une trentaine de praticiens en
lien avec le Centre de prévention du suicide de Calgary. Une lettre fut envoyée à chacune de ces
personnes présentant les détails de la recherche et les sollicitant à participer. Troisièmement, j'ai fait
une annonce lors de séances de formation en prévention du suicide au Centre de prévention du
suicide de Calgary. Enfin, la dernière méthode retenue fut celle de l'effet "boule de neige", dans
laquelle des participants recommandent d'autres participants potentiels à qui on envoie une lettre de
sollicitation. À l'exception des affichettes, toutes ces méthodes ont généré des participants à l'étude.
Les entrevues se sont déroulées selon un questionnaire semi-structuré créé pour cette étude. Le
questionnaire comportait des questions et des sujets propres à encourager les personnes
interviewées à parler de culture, de leur expérience de counseling auprès d'individus suicidaires et
des liens entres suicide et culture. J'ai moi-même conduit toutes les entrevues. Ces entrevues se sont
déroulées sur une période de 2 mois, en juillet et août 2002. Le lieu où se tenait l'entrevue était
déterminé par l'interviewé, à sa convenance. Les participants ont signé un formulaire de
consentement. Au début de chaque entrevue, je remettais aux participants un guide de l'entrevue et
leur demandais de se familiariser avec celui-ci et de me dire s'ils avaient des questions ou des sujets
auxquels ils ne voulaient pas répondre. J'encourageais les participants à discuter de tout ce qui leur
semblait important sur le sujet et dans la plupart des cas, les interviewés ont mené la conversation
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dans le sens prévu. Toutes les entrevues furent enregistrées et transcrites par moi-même, y compris
les redondances, répétitions, faux départs, incises, accents, pauses, interruptions, rires, larmes et
toute autre caractéristique du langage parlé naturel. Le style de transcription est une variante de
celui que l'on retrouve chez Edwards & Potter (1992). Toute caractéristique permettant d'identifier
un interviewé a été modifiée pour le bénéfice de l'anonymat, tout en ne modifiant rien au contenu
ou à la forme de la discussion.
La question du "discours" apparaît comme l'élément clé de cette présentation, dans laquelle le
discours est compris comme étant le médium par lequel le savoir est créé, perpétué et diffusé. De
façon appropriée, une approche discursive d'analyse sera utilisée à la fois comme philosophie et
comme méthode dans cette recherche. L'utilisation de l'analyse du discours implique une mise à
distance des approches traditionnelles selon lesquelles l'idéation suicidaire se produit par le biais de
l'appareil cognitivo-perceptuel de chaque individu et vise une approche sociale constructiviste; c'est
à dire, une approche où le savoir et la réalité sont disponibles non par une réalité ou une nature
indépendantes de l'appréhension que nous en avons, mais bien plutôt le savoir et la réalité en tant
que catégories culturelles, éléments de discours, inventées, utilisées et défendues à l'intérieur de
pratiques sociales. La principale manière d'effecteur une telle enquête est par le biais de l'analyse du
discours qui permet aux chercheurs d'"obtenir une meilleure compréhension de la vie sociale et des
interactions sociales par l'étude des textes sociaux" (Potter & Wetherell, 1987, p.7).
Le format d'analyse du discours utilisé dans cette recherche est celui adopté par le Groupe de
recherche Loughborough sur l'analyse du discours (voir Potter & Wetherell, 1987; Edwards &
Potter, 1991). Les excerpts sont verbatim et en anglais afin que tout soit inclus.
Analyse du Discours
Il y a trois patrons dont je vais discuter avec vous aujourd'hui: il s'agit de: 1) la culture en tant que
barrière vs la culture en tant que ressource 2) l'universel et l'individuel; et 3) le personnel et le
professionnel. Dans chacun de ces patrons, on constate une résistance aux constructions
habituellement trouvées dans le discours culturel dominant, y compris la place traditionnellement
occupée par la culture dans la recherche sur le suicide ainsi que dans la pratique. Ce qui est
implicite dans ce patron de résistance c'est un patron de conflit entre la perpétuation de ces discours
traditionnels et la résistance à cette approche et son implication.
Le premier patron dont nous discuterons comporte une référence contradictoire à la culture
représentant à la fois une barrière à la thérapie ou un empêchement du processus de guérison, tout
en demeurant une ressource essentielle à la thérapie et à la guérison à venir.
•
•
M. Uh people who require interpretive services, another barrier, uh and so, there’s all kinds
of things that get in the way it just doesn’t have to do with suicide, it has to do with any
other problem that they bring. One of the things that I have noticed when we do encounter
uh trying to work with folks that are of a a a different, different ethnic uh background, is
that there is often much more shame in their culture, associated with talking about this about
thoughts of killing themselves. Uh, there’s not there doesn’t seem to be a level of
acceptance or- or openness that somebody could even be thinking this way. I think there’s a
lot more pressure in many ways to uh subscribe or adhere to a particular role, whatever your
culture says that might be .... and if that says that you don’t talk about these things and you
don’t get help and you certainly don’t speak about it openly you must just learn how to
manage it in y-your own way or you don’t tell anybody about it.
M. W-we do our best to hook people up and work with their community. Uh our way of
doing it is to say well, we need to talk to the Punjabi community, we need to find out who
their leaders are. Uh and say, how can you help, because we can’t. Or we can help you
help.
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Dans ce premier extrait, l'interlocutrice fait référence à la notion de culture en référence à la
prévention du suicide. Selon elle, les “autres” cultures font preuve de beaucoup plus de honte
associée à l’acte suicidaire et sont moins réceptives à l’idée que quelqu’un puisse être suicidaire.
Elle continue en disant que certaines cultures ne permettent pas aux gens de parler ouvertement de
sujets tel que celui du suicide et que ces personnes doivent apprendre par elle-même à gérer ces
situations. Cette description construit la culture comme étant une barrière pour les gens qui
viennent la voir à titre de conseillère. Dans ce contexte, la culture est vue comme quelque chose de
distinct du mode de vie nord-américain, alors que dans les autres cultures, il y a une plus grande
pression de se conformer à un rôle particulier. Ici, l’approche nord-américaine de gérer les
tendances suicidaires de quelqu’un va de soi. Les caractéristiques d’une autre culture sont
identifiées comme étant de la “honte” ou l’incapacité d’accepter ou de discuter ce qui, selon des
critères nord-américains, a été défini comme étant une “mauvaise” approche de la personne
considérée comme suicidaire. La culture, dans ce cas, est construite comme quelque chose avec
laquelle le praticien doit “lutter” pour venir en aide à un individu suicidaire d’une autre culture.
C’est une caractéristique qui bloque l’accès du thérapeute à la personne qui présente des tendances
suicidaires. Cela implique que la culture est quelque chose qui s’ajoute à l’individu plutôt que
quelque chose qui fait partie de ce qui définit la personne. Ici, l’interlocuteur explique qu’il est de
toute première importance que le praticien travaille avec la communauté culturelle de l’individu
parce que la communauté peut aider dans des domaines où le praticien ne peut pas aider.
L’interlocuteur suggère qu’on peut aider avec l’aide des leaders des autres cultures, ce qui implique
qu’aider l’individu n’est pas quelque chose que le praticien peut faire tout seul, sans l’aide de la
culture de son client. Donc, dans cet extrait, la culture est construite de façon assez différente ce
qu’on retrouvait dans le premier extrait. Ici, la culture est considérée comme un aspect important du
caractère et du bien-être de l’individu suicidaire, et devient également une ressource potentielle ou
un espace où l’individu peut éventuellement obtenir l’aide dont il a besoin. La culture ici ne devient
pas une barrière pour l’aide, mais bien plutôt quelque chose d’essentiel au processus de guérison du
patient. La culture ici est reconnue par l’interlocuteur comme quelque chose qu’il ne peut pas
comprendre et pour laquelle il ne peut apporter son aide, ouvrant ainsi un espace pour la culture à
construire et utiliser selon les désirs du client.
Le deuxième patron comporte une autre description contradictoire de la culture, dans laquelle on
définit à la fois la culture comme étant universelle, une construction comparable, en même temps
qu’il s’agit d’une expérience individuelle, quelque chose d’unique.
•
… J. so I do see culture as individually based, uhm, I guess I see macro and, I’m gonna say
macro and micro, I’m not sure if those are the right words, uhm, cultures, so First Nations
cultures there might be a macro sense of what that is? (Tara: Mm hmm) and traditions and
beliefs and values and history and experiences and uhm, skin colour and family structure
and systems and government and whatever, so that’s maybe bit more of a macro level of
being aware. But then there’s also micro level that every First Nations person has a different
experience of what being First Nations is all about and different levels of where they’re at
what their own sense of culture whether they reject it or embrace it or umh, combine two
different cultures (Tara: mm hmm) or whatever right, so um, I would say defining culture as
looking at someone’s beliefs, attitudes, experiences uhm, uhm, traditions, ways of living,
ways of coping with problems, approach to life, and your approach to life, and the beliefs
and attitudes, individually based but certainly uhm, uh, informed by their uh, survival
experience.
À un moment donné de la discussion, chacun des participants a laissé entendre que la culture est
simplement ce qu’un individu dit qu’elle est. Dans le cas de la présente interlocutrice, elle fait
référence à une « micro-culture » et dit qu’il s’agit d’une expérience différente pour chaque
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individu, et que chaque personne possède son propre sens de ce qu’est la culture. La culture ici est
tout ce que l’individu désire qu’elle soit, un espace où l’on peut choisir de se définir soi-même, que
ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur d’un discours culturel dominant. Il est intéressant de noter que
cette façon de voir les choses est souvent suivie ou précédée d’un démenti affirmant qu’il existe
aussi une autre forme de culture, dans le cas de cette interlocutrice, elle fait référence à une
« macro-culture » où la culture est considérée comme un assemblage de traditions, de croyances, de
valeurs, d’histoire, d’expériences, la couleur de la peau, la structure familiale, les systèmes, le
gouvernement, etc. Cette forme « macro » de la culture diffère fortement de la forme
« micro »individuelle parce qu’elle implique quelque part que la culture est universelle. Cela
suggère que tout le monde appartient à une telle culture et que toutes ces cultures sont quelque part
semblables et comparables en ce qu’elles ont toutes des valeurs, une histoire, un système, etc. Cette
description de la macro et de la micro culture construit donc la culture comme étant quelque chose
à la fois d’universel pour tous, bien défini individuellement, quelque chose à la fois de comparable
et d’incomparable. Les mouvements d’attraction et de répulsion qui sont à l’origine de la définition
de « culture » ouvrent un espace où la culture devient quelque chose de plus que ce qui a été
construit dans la littérature en suicidologie. La culture ici ne représente pas seulement la couleur de
la peau, les traditions, les valeurs, mais constitue quelque chose que l’individu peut choisir d’être –
lui permettant de la sorte une liberté dans le choix de son identité, au-delà des limites imposées par
le discours de la culture dominante. Le rôle du praticien tel que construit dans l’entrevue tendait à
s’éloigner du concept traditionnel de thérapeute. En fait, le praticien devient quelqu’un qui peut
s’instruire auprès de son client et qui a de la difficulté à se conformer à son rôle traditionnel. Cela
sera démontré dans un autre patron assez commun, dans lequel le thérapeute doit lutter avec les
rôles conflictuels de la personne et du professionnel.
Peut-être nulle part ailleurs dans le discours des praticiens peut-on voir de manière aussi évidente le
conflit entre l’approche traditionnelle, professionnelle en suicidologie et les modes alternatifs de
compréhension du suicide que dans les discussions présentant le thérapeute à la fois comme
professionnel et comme personne.
M. My professional hat says to me, that I would, we will do whatever we need to do to
prevent that (suicide) from happening. That there aren’t circumstances that would warrant
that. So you have to subscribe to that. Now in the other realm, the other world in which we
live, I can understand why some people would want to kill themselves….Given what
they’ve experienced and I’m amazed at their survival…. I know we try to step in and
impose our view on the culture that is saying, well we don’t want that view, that’s not our
view. And try and work with that. Saying well, you got to see it this way…
Dans ce patron, la praticienne explique comment sa vision du suicide change, dépendamment du
« chapeau » qu’elle porte. En étant capable de porter et d’enlever ces différents « chapeaux », les
praticiens peuvent compartimenter, un peu comme dans une approche multiculturelle, les visions
conflictuelles sur l’approche du phénomène suicide. Le discours de cette interlocutrice la représente
comme n’ayant aucun choix malgré la conscience et le déplaisir qu’elle éprouve de travailler avec
ses clients d’une certaine façon. Elle indique que, bien qu’elle sache que les autres cultures ne
perçoivent pas le suicide de la même façon qu’elle et peuvent ne pas vouloir discuter du suicide de
la façon dont elle le fait, le « chapeau » de professionnelle qu’elle doit porter guide sa pratique dans
la compréhension et l’approche auprès de ses clients. Son discours la construit comme étant dotée
d’un point de vue personnel, selon lequel elle peut voir que la vision du suicide comme étant
constamment un choix illogique n’est peut-être pas la meilleure façon d’aider un client d’une
culture différente ou qui a un autre point de vue que le sien. En même temps, son « chapeau « de
professionnelle lui dicte qu’il n’y a pas de circonstances qui justifient le suicide et qu’elle doit se
dire « c’est comme ça qu’il faut voir les choses ». Donc, bien que cette approche puisse s’avérer
inefficace avec certains de ses clients, elle se disculpe en suivant les consignes dictées par sa
pratique professionnelle. Donc, elle va aisément d’un point où « être suicidaire n’est jamais
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compréhensible » et aucune circonstance ne justifie le suicide à un point où « être suicidaire est
parfaitement compréhensible » et peut comprendre pourquoi certaines personnes désirent se tuer.
Comment peut-on en arriver à comprendre ce patron de contradictions ou la variabilité dans le
discours de ces praticiens? La notion postcoloniale d’ambivalence offre une façon de comprendre la
variabilité que l’on trouve dans le discours des praticiens. Il ne s’agit pas de l’ambivalence associée
à l’idéation suicidaire selon laquelle l’individu veut à la fois mourir et vivre (Maris, Berman &
Silverman, 2000). Plutôt, la définition de l’ambivalence telle qu’appliquée à la compréhension de
ce patron est issue de la théorie postcoloniale laquelle l’a empruntée à la psychanalyse (Ashcroft,
Griffith & Tiffin, 1998). Dans le contexte de la théorie postcoloniale, l’ambivalence est ce qui
caractérise l’association entre le « colonisateur » ou la culture dominante et le « colonisé », c’est-àdire « l’autre » culture. Ou potentiellement, dans le cas présent, le praticien (thérapeute) qui
provient le plus souvent d’une éducation et d’antécédents appartenant à la culture dominante, et le
client, qui dans ce cas devient « l’autre », en provenance d’antécédents culturels différents de ceux
de la culture dominante. Selon les théoriciens postcoloniaux, la relation entre le colonisateur et le
colonisé est toujours « ambivalente parce que le sujet colonisé n’est jamais simplement et
complètement opposé au colonisateur » (Ashcroft, Griffiths & Tiffin, 1998, p.12) mais est à la fois
en accord avec et opposé à la culture dominante. Ce qui frappe le plus dans les extraits présentés est
leur variabilité. On rencontre simultanément dans ces extraits un mouvement attractif et un
mouvement répulsif par rapport à certaines notions de culture. En tant que barrière et en tant que
ressource, à la fois quelque chose de comparable et d’incomparable.
Peut-être l’aspect le plus intéressant de la notion d’ambivalence pour cette recherche tient au fait
que l’ambivalence perturbe la relation apparemment simple entre la culture dominante et les
cultures “autres”. Selon Bhabha (1994), révéler l’ambivalence du discours colonial en compromet
l’autorité en ce qu’il ne comporte pas de sujets qui reproduisent exactement ses valeurs, ses
coutumes et ses croyances. Il crée plutôt des sujets ambivalents et un discours ambivalent autour de
ces sujets, ou dans le cas de cette recherche des individus qui ne sont pas perçus comme faisant
partie de la culture dominante. La notion d’hybridation dans la théorie coloniale est très importante
ici. L’hybridation, telle que définie plus tôt, fait référence à la création de nouveaux types
transculturels aux points d’intersection des cultures (Ashcroft, Griffiths & Tiffin, 1998). Le terme a
été adopté en théorie postcoloniale où l’on comprend la situation coloniale comme étant
“productrice d’hybridation” plutôt que la simple domination d’une culture par une autre (Bhabha,
1994). Les théoriciens postcoloniaux croient plutôt que nous sommes le résultat d’une multitude
d’influences créées par notre interdépendance et notre construction mutuelles.
Alors, par le biais de la variabilité, les praticiens rencontrés dans ce projet créent ce qu’on pourrait
appeler une situation de “double pouvoir”, dans laquelle l’autorité ne repose plus seulement dans la
culture dominante. Cela laisse entendre qu’avec la notion postcoloniale d’hybridation,
l’ambivalence de par sa nature de “double-pouvoir” élimine l’idée d’une culture dominante. En
décentrant la culture dominante, l’ambivalence permet ce que traditionnellement on pourrait voir
comme l’hybridation d’une personne en autorité lorsqu’elle s’engage dans les cultures “autres”.
D’où il appert que l’ambivalence permet la création d’un espace dans lequel les étiquettes de
dominant et de minorité ne font plus sens. Si l’on revient aux extraits des rencontres avec les
participants, nous pouvons commencer à voir que ces constructions ambivalentes fonctionnent de
différentes façons. Tout d’abord, il y a l’ambivalence que l’on retrouve habituellement dans le
discours de la culture dominante, à savoir celui de l’exploitation et de l’éducation dans laquelle le
praticien parle des « autres » cultures à la fois en tant que ressources et en tant que groupes
d’individus cherchant de l’aide, en même tant que des créations individuelles incommensurables et
des construits universels comparables, mais potentiellement inférieurs. Deuxièmement, en
articulant leurs positions ambivalentes, ces praticiens créent une situation où la compréhension
d’une autorité centrale est dé-centrée. Un espace est ouvert dans lequel le client peut aller au-delà
des constructions modernes sur le suicide et la culture, telles que communément représentées dans
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la recherche et la pratique en suicidologie. Troisièmement, les praticiens eux-mêmes représentent
une autorité qui provient d’une position hybride, non seulement parce qu’ils proviennent de la
culture dominante, immigrant, Autochtone, male, femelle, éduqué ou non, mais aussi parce qu’ils
sont impliqués dans l’ambivalence du discours culturel dominant. Ils représentent une autorité,
celle de praticien dans un contexte nord-américain, qui est hybridé parce qu’il a été mis dans une
situation où il se retrouve en train de travailler avec et où il est modifié par les « autres » cultures.
Ces praticiens mettent en échec la domination du discours sur la recherche sur le suicide et sa
prévention. Les praticiens et leurs clients créent un espace d’espoir qui permet aux clients d’une
variété de cultures de construire leur identité et qui permet aux cultures d’être incommensurables,
plutôt que de se conformer aux limites préalablement établies pour elles par la culture occidentale
dominante en suicidologie. Cette liberté permet non seulement la révision et la possibilité d’une
recherche et d’une pratique, mais aussi permet aux individus suicidaires de se définir, de même que
leurs cultures, et de communiquer avec les praticiens d’une manière qui leur convient. Comme je
l’ai montré, la construction de la culture et les discours qui y sont reliés dans la parole des
praticiens étaient de telle nature qu’il y avait un patron de résistance envers les discours de la
culture dominante en suicidologie. Bien que cela ait entraîné quelquefois la perpétuation de
constructions stéréotypiques, en général un espace a été créé qui pourra éventuellement permettre
aux praticiens et à leurs clients de définir le suicide et la culture par eux-mêmes, de la manière dont
ils l’entendent. Cela comporte plusieurs implications. Tout d’abord, l’ouverture d’un espace
ambivalent dans lequel des compréhensions hybrides de la culture et du suicide peuvent exister et
où le thérapeute n’est plus dans la position de pouvoir propre à la relation traditionnelle
thérapeute/client.
Peut-être la plus fondamentale des implications de l’ouverture d’un espace
hybride est la perturbation de la vision traditionnelle de la culture telle que présentée en
suicidologie. Ces praticiens élaborent la culture comme étant un construit fluide à définir par le
client comme bon lui semblera. La vision traditionnelle de la culture qui tend à stéréotyper les
groupes, à fixer les cultures dans le temps et l’espace et qui réifie la position de sujet de « l’autre »,
n’est qu’une version possible parmi tant d’autres selon le discours de ces praticiens. Ainsi, bien
qu’on ne l’élimine pas complètement, cette vision est mise au défi dans le discours des praticiens
et, d’après les exemples qu’ils nous ont donnés, dans la relation client/thérapeute.
Références
Ashcroft, B., Griffiths, G., & Tiffin, H. (1998). Key concepts in post-colonial studies. New York:
Routledge.
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Kuper, A. (2000). Culture: The anthropologists’ account. Cambridge, Massachusetts: Harvard
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Potter, J., & Wetherell, M. (1987). Discourse and social psychology: Beyond attitudes and
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