Des questions d’âgisme, de travail et de retraite : une étude auprès des membres de l’AREQ Martine Lagacé Chercheure, Professeure Département de communication Université d’Ottawa Les statistiques sont bien claires : la population canadienne avance en âge : en 2031, un quart des canadiens seront âgés de 65 ans et plus. Par extension, la main d’œuvre vieillit également : en 2011, plus de 40% des travailleurs étaient âgés entre 45 et 64 ans (Statistique Canada, 2010). Et ce bouleversement démographique n’est pas sur le point de cesser : progrès médicaux et meilleures habitudes de vie font en sorte que l’espérance de vie « en bonne santé » poursuit sa croissance. Étonnamment, les attitudes par rapport au vieillissement sont restées figées à bien des égards. Les médias présentent plus souvent qu’autrement le vieillissement comme une menace à la vitalité d’une communauté, au plan social comme économique. Le discours politique est aussi très orienté vers le « coût » que sous-tend une population et une main d’œuvre vieillissantes. Autrement dit, le changement de mentalité contraignant le vieillir strictement à un « déclin » vers un vieillir synonyme de « développement » ne s’est pas encore opéré socialement, ou du moins, s’opère de manière très embryonnaire. L’âgisme, cette forme de stigmatisation sur la base de l’âge, résulte précisément de croyances négatives, décalées par rapport à la réalité du vieillissement. Il ouvre la voie à des pratiques discriminatoires, d’exclusion et étonnamment, ces pratiques sont peu dénoncées par rapport au racisme et au sexisme. Pour autant, les études que nous avons effectuées depuis une quinzaine d’années montrent bel et bien les effets pernicieux de l’âgisme, pour la société, le monde du travail, comme pour l’individu. Dans l’objectif de poursuivre notre réflexion sur les retombées de l’âgisme, nous avons amorcé une étude1 auprès des travailleurs et des retraités canadiens afin de 1 Cette étude a été réalisée par les professeurs Martine Lagacé, Isaac Nahon-Serfaty, Francine Tougas et Luc Dupont, de l’Université d’Ottawa. Nous déterminer dans quelle mesure ces individus perçoivent être ou avoir été la cible de propos négatifs et d’attitudes dénigrantes sur la base de l’âge. Le monde du travail est en effet une sphère sociale où l’âgisme est rampant et cela de façon bien sournoise : les stéréotypes du travailleur âgé comme étant moins productif que ses plus jeunes collègues, incapable d’apprendre, de s’adapter au changement ont beau jeu dans de nombreuses organisations. Et il est très plausible que l’âgisme y soit pour quelque chose dans la surreprésentation des travailleurs âgés quant aux statistiques de chômage et de chômage de longue durée, dans l’accès limité de ces travailleurs à la formation continue et au développement de carrière (les dirigeants parlent en effet rarement de développement de carrière à leurs employés âgés mais plutôt seulement, voire uniquement de retraite!). Comment l’individu se situe-t-il par rapport à l’âgisme au travail? Que ressentil devant des propos et attitudes âgistes? Comment réagit-il? Nous avons exploré ces questions auprès de membres de l’Association des retraitées et retraités de l’éducation et des autres services publics du Québec (AREQ). Deux raisons ont guidé ce choix : a) à ce jour, nous n’avions pas cibler les milieux de l’éducation et des autres services publics québécois quant à la question de l’âgisme et il apparaissait essentiel de cibler ces milieux dont on sait le haut niveau d’engagement des travailleurs, particulièrement dans le cas des enseignants; b) en questionnant des personnes à la retraite, de manière « rétrospective » sur leurs expériences de travail et possiblement d’âgisme, nous pourrons ultérieurement déterminer jusqu’à quel point ces personnes sont similaires ou différentes des travailleurs actuels, face à la question de l’âgisme. Dans ce qui suit, nous présentons les résultats d’analyse des données, colligées entre mars et mai 2012. Les participants Grâce à l’appui précieux des dirigeants de l’AREQ en Outaouais, un total de 65 membres de l’AREQ a participé à notre étude. En ce qui a trait au sexe, à l’âge et au statut civil, les statistiques sont les suivantes : remercions vivement tous les participants de l’AREQ qui, de par leur engagement, contribuent à l’avancement des connaissances. 52 des participants sont des femmes et 13 sont des hommes; 68% des participants étaient âgés de 65 ans et plus; 29% étaient âgés de 60 à 64 ans; 3% étaient âgés de moins de 60 ans; l’âge moyen des participants lors de la prise de la retraite était de 56 ans; 92% des participants ont indiqué avoir pris leur retraite avant l’âge de 60 ans; 15% des participants travaillaient durant leur retraite. De ce nombre, la très grande majorité travaillait à temps partiel. Le questionnaire Les participants étaient invités à compléter un questionnaire dans lequel ils exprimaient leurs point de vue sur le vieillissement au travail en général, ainsi que sur leurs propres expériences à cet égard. Précisément, le participant devait exprimer (à l’aide d’une échelle en sept catégories, jusqu’à quel point il était en accord (1) ou en désaccord (7) avec une série d’énoncés visant à mesurer un total de six concepts. Nous décrivons ces concepts dans ce qui suit ainsi que les résultats obtenus. Perceptions de communication âgiste au travail Il s’agissait ici de mesurer jusqu’à quel point un participant, se remémorant ses expériences de travail avait l’impression d’avoir été la cible de propos dénigrants sur la base de l’âge, soit de la part de ses collègues et (ou) de ses supérieurs. Un total de 22 énoncés ont permis de mesurer ce concept (par exemple « Au travail, les gens présumaient que je ne pouvais pas utiliser facilement les nouvelles technologies »). Les analyses de données suggèrent qu’en général, les participants avaient peu l’impression d’avoir été l’objet de propos âgistes au travail (la moyenne étant de 1.9 sur une possibilité maximale de 7). Par contre, environ 10% des participants percevaient une communication âgiste, avec des scores se situant entre 3 et 5. La privation relative Ce concept réfère au sentiment de mécontentement qu’éprouve un individu (en l’occurrence un travailleur) lorsqu’il compare sa situation à celle des plus jeunes travailleurs. Il a été mesuré à l’aide de huit questions dont voici un exemple : « Par comparaison avec mes plus jeunes collègues de travail, j’étais plus souvent mis à l’écart de certaines activités ». Ce sentiment s’est révélé plutôt faible, avec une moyenne de 2,1 pour l’ensemble des participants. Toutefois, une proportion d’environ 10 % a exprimé niveau un mécontentement un peu plus élevé, avec des scores ses situant entre 3 et 5. L’estime de soi Globalement, l’estime de soi réfère à la valeur que s’attribue un individu. Dans le cadre de cette étude, il s’agissait de cibler l’estime de soi comme « travailleur ». Les analyses révèlent un très fort niveau d’estime de soi des participants, avec un score moyen de 6.5 sur 7. Le désengagement psychologique Ce concept réfère à une forme de rupture virtuelle du milieu de travail (à laquelle le travailleur a particulièrement recours en réaction à des éléments qui le blesse; l’âgisme par exemple). Le désengagement peut s’effectuer à l’aide de deux mécanismes : a) le discrédit : le travailleur diminue alors la valeur et la pertinence des commentaires, de la rétroaction qu’il reçoit quant à son rendement; voici un exemple de mesure du discrédit parmi les huit énoncés : « En général, le feed-back que je recevais relativement à mon travail ne me disait rien sur mes compétences » b) la dévaluation : c’est l’ensemble du travail, du domaine de travail qui perd ici de l’importance, de la valeur aux yeux du travailleur : « En général, le feed-back que je recevais relativement à mon travail ne me disait rien sur mes compétences ». Les données suggèrent que les participants semblaient toujours relativement engagés psychologiquement envers leur travail. Les moyennes quant au discrédit de la rétroaction sur le rendement au travail et quant à la dévaluation du domaine de travail sont relativement faibles, soit 2.5 sur une échelle de 1 à 7 (rappelons que 7 constitue un score très élevé dans la mesure où il s’agit d’un niveau intense de désengagement psychologique). Dans les deux cas, l’on compte toutefois environ 20 % des participants qui éprouvaient un niveau plus élevé de désengagement avec des scores se situant entre 3 et 5. Intentions de départ à la retraite Un total de quatre énoncés visait à mesurer jusqu’à quel point le participant, durant ses dernières années de travail, songeait et planifiait minutieusement sa retraite. Sans surprise, le score de 5 (pour un maximum de 7) indique en effet de fortes intentions de départ à la retraite. Perceptions du discours des médias et du gouvernement sur le vieillir au travail Ces énoncés visaient à déterminer comment le participant percevait le discours des médias ainsi que celui du gouvernement québécois sur le vieillir au travail. Des énoncés de type : « Les médias tiennent un discours qui valorise les travailleurs âgés » étaient présentés au participant. Les résultats suggèrent que les participants percevaient plutôt négativement ces discours, avec un score moyen de 3.1 (indiquant ici qu’ils étaient plutôt en désaccord avec les énoncés relatifs à des discours positifs). Analyse des liens : communication âgiste, privation relative, désengagement psychologique, estime de soi L’ensemble de ces résultats suggère que de manière générale, les propos et attitudes âgistes semblaient peu manifestes dans le milieu de travail antérieur des participants, tout autant que ses retombées négatives (notamment en termes de désengagement psychologique et de diminution de l’estime de soi). Ce qui en soi est une excellente nouvelle. Pour autant, lorsque l’on observe non plus les concepts séparément mais en lien les uns avec les autres, on constate une toute autre situation : les analyses de corrélation révèlent en effet que la perception d’âgisme est étroitement en lien avec la privation relative, le désengagement psychologique et l’estime de soi; en d’autres termes, que la perception d’âgisme sous-tend des incidences négatives pour le bien être d’une personne. Précisément, nos analyses traduisent un lien entre la perception de communication âgiste au travail et le sentiment de mécontentement par rapport à la situation de plus jeunes collègues : cela indique que plus les participants percevaient avoir été la cible de propos âgistes au travail, plus ils ont éprouvé un sentiment de mécontentement lorsqu’ils comparaient leur situation à celle des plus jeunes collègues. Plus encore, ce sentiment de mécontentement semblait activer un mécanisme de désengagement psychologique du travail et miner l’estime de soi. Comme chercheurs, nous n’avons pas été surpris par de tels résultats. Les études antérieures que nous avons menées auprès de diverses populations de travailleurs ont aussi révélé des répercussions similaires de l’âgisme au travail. La démarche entreprise auprès de personnes retraitées vient consolider les effets de l’âgisme que nous avions retrouvés chez les travailleurs du domaine de la santé et de la Fonction publique fédérale. L’étape ultérieure de notre démarche sera sans contredit celle d’une réflexion sur les mécanismes, les initiatives, voire les mesures qui permettront de mettre à fin à l’âgisme. La tâche est colossale car il s’agit de changer les mentalités et de valoriser pleinement le vieillir (dans la société comme au travail). Colossale mais essentielle car il en va de la survie des organisations de travail, du bien-être et de l’engagement des travailleurs comme des retraités.