le désengagement politique de l`état

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Dossier
LE DÉSENGAGEMENT
POLITIQUE DE L’ÉTAT
Par Ianik Marcil, économiste indépendant
D
ans un document promotionnel destiné à ses
clients, la firme de consultants Deloitte l’affirme
clairement : « L’accent mis sur les résultats [des
obligations à impact social] constitue une révolution
par rapport aux modèles de financement traditionnels
de nombreux organismes de prestation de services à but non
lucratif. » 1
Cette « révolution » ne date pourtant pas d’hier. Les « obligations à
impact social » ne constituent rien d’autre qu’une étape supplémentaire
du développement hégémonique de la « nouvelle gestion publique »
(new public management) un ensemble idéologique qui a redéfini
la manière de fournir les services publics depuis l’ère Thatcher, qui
en a été la grande architecte.2
L’idéologie sous-jacente à la nouvelle gestion publique est simple : la
gestion des affaires de l’État ne diffère pas de celle de la gestion privée.
Mieux : l’État doit appliquer les règles de la gestion privée à celle des
services publics. Ce transfert de règles de fonctionnement économique
privé – transposition voire mimétisme au sein des institutions de
l’État de la logique du marché, de l’efficacité, de la performance,
des résultats – dénature complètement, à terme, les institutions
publiques. Le politologue Michael Moran résume clairement
les impacts de cette vision du monde : « Institutionnellement,
ce développement a causé nombre de conséquences; cela aura
brouillé la séparation traditionnellement construite entre “ État ”
et “ marché ”; renversant ainsi les “ constructions ” traditionnelles
de la politique et de l’économie; et, plus concrètement, cela aura
été un important moyen d’introduire les “ cultures d’entreprise ”
dans le secteur public. » 3
Dans ce contexte, les obligations à impact social font craindre, avec
raison, un nouveau désengagement de l’État. Or, leur impact est
encore plus important : il s’agit d’un désengagement politique
envers les citoyens et de ceux-ci envers la chose publique.
Deloitte, Payer pour obtenir des résultats: Résoudre les questions complexes
de notre société grâce aux obligations à impact social, [Toronto], Deloitte &
Touche s.r.l., 2012, p.5.
1
2
Cf. Owen Hughes, Public Management and Administration: An Introduction,
Londres, Pal-grave Macmillan, 3e éd., 2003.
Moran, Michael, « Economic institutions », in: R. A. W. Rhodes, Sarah A.
Binder et Bert A. Rockman (dir.), The Oxford handbook of political institutions,
Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 157 (ma traduction).
3
Le principe de fonctionnement de ces obligations est simple : le
financement de programmes sociaux spécifiques repose sur des
objectifs (quantitatifs) fixés à l’avance entre un prestataire privé
de services (typiquement, un organisme à but non lucratif )
et l’État et les fonds proviennent d’intermédiaires privés (par
exemple : fondation caritative). À terme, l’organisme finançant le projet
sera remboursé et recevra une prime de la part du gouvernement,
en fonction de l’atteinte de ces objectifs. Si ces objectifs ne sont
pas remplis, l’intermédiaire perd sa mise.
Conséquence : l’État n’intervient ici qu’à titre de « facilitateur » dans
une transaction privée. En présentant cette nouvelle manière de
faire, la ministre des Ressources humaines et du Développement des
compétences du Canada, Diane Finley, a assuré que le gouvernement
continuerait à offrir des services publics. Ça n’est pas, encore une
fois, le désengagement de l’État que l’on doit craindre, à court terme.
Bien pire – c’est la vision même de l’État qu’on saccage.
Le philosophe Alain Deneault analyse dans son dernier ouvrage
les impacts politiques de cette vision de la politique comme
« gouvernance » et note que le gouvernement y est « restreint
lui-même au simple rôle de partenaire dans l’ordre de la gouvernance,
n’encadre plus l’activité publique, mais y participe à la manière
d’un pair. » 4
Les institutions publiques ne se réduisent pas à un ensemble
d’organisations qui fonctionnent à la manière d’une entreprise
privée. En démocratie, elles doivent également être l’espace de la
délibération collective, celui de la solidarité entre les citoyens et
celui du développement social à long terme. Trois dynamiques qui
sont niées par la nouvelle gestion publique en général et par les
obligations à impact social en particulier. Réduire le développement
communautaire et les services sociaux à un éventail de programmes
aux objectifs quantifiés, c’est nier leur nature profondément politique
– c’est-à-dire de devoir s’ancrer dans la vie démocratique de la société.
Faire de l’État un simple facilitateur dans une transaction financière
pour le soutien aux services sociaux et communautaires détruira
à terme sa légitimité politique aux yeux des contribuables, qui ne
verront plus sa finalité, limité qu’il sera à devenir un acteur privé
parmi d’autres. Ï
Deneault, Alain, Gouvernance: Le management totalitaire, Montréal, LUX
Éditeur, 2013, p. 81
4
Le Réseau québécois des OSBL d’habitation | Numéro 44 |
7
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