Urgences 617 CONTROLE DE LA TEMPERATURE EN PREHOSPITALIER CHEZ LE TRAUMATISE GRAVE C. Chollet, F-X. Duchateau, A. Ricard-Hibon, M-F. Bajolet-Laplante, F. Lagneau, J. Marty, Service d’Anesthésie-Réanimation-SMUR, Hôpital Beaujon, 100 Boulevard du Général Leclerc, 92110 Clichy, France. INTRODUCTION La prise en charge du patient traumatisé grave débute sur les lieux de l’accident et se poursuit lors de son accueil dans la structure hospitalière. C’est la coexistence à la fois du caractère urgent de la prise en charge et de la nécessité d’un examen clinique détaillé qui en fait toute la difficulté. Les mesures initiales et ultérieures de la température centrale font partie de cet examen initial en raison de la fréquence des anomalies thermiques observées dans ce contexte et des conséquences physiopathologiques immédiates et secondaires qui peuvent en résulter. Du fait des facteurs environnementaux, le contrôle de la température en préhospitalier chez les patients traumatisés, s’oriente préférentiellement vers la prévention et la lutte contre la pérennisation d’une hypothermie. Des moyens de réchauffement doivent être envisagés systématiquement et si nécessaire mis en œuvre rapidement. 1. EPIDEMIOLOGIE 1.1. FREQUENCE DES DYSREGULATIONS THERMIQUES Plusieurs publications ont montré que l’hypothermie était fréquente lors de la prise en charge de patients polytraumatisés, et qu’elle était probablement sous-estimée dans la pratique quotidienne [1, 2, 3]. Dans une étude portant sur 89 patients présentant une hypothermie accidentelle, Rousseau et coll ont observé l’association à un traumatisme dans 78 % des cas [2]. Luna et coll ont étudié la fréquence de l’hypothermie dans une étude prospective portant sur 94 patients polytraumatisés : 62 % des patients avaient une température centrale inférieure à 36°C et 22 % inférieure à 35,4°C [3]. Tazarourte et coll ont observé dans une étude rétrospective sur 4 ans portant sur 207 traumatisés crâniens graves que 40 % des patients présentaient une hypothermie et 22 % une hyperthermie à l’arrivée en réanimation [1]. 618 MAPAR 2002 1.2. FACTEURS FAVORISANTS CHEZ LE POLYTRAUMATISE Le patient polytraumatisé est à haut risque d’hypothermie pour de multiples raisons. L’immobilisation que provoque le traumatisme empêche le patient de se soustraire à l’environnement froid et accentue les pertes de chaleur par conduction et convection. L’existence d’une imprégnation alcoolique fréquente provoque une sédation et une altération de la vasoconstriction périphérique, qui est un mécanisme de lutte contre l’hyperthermie. Un traumatisme crânien associé peut perturber les mécanismes d e régulation thermique. Enfin, la prise en charge médicale tend encore à accroître la déperdition thermique : examen clinique initial sur un patient découvert, administration de solutés souvent froids, anesthésie générale. 1.3. INTERET PRONOSTIQUE Les anomalies thermiques sont associées à une modification du pronostic des patients. Ainsi, la profondeur de l’hypothermie initiale et l’évolution ultérieure de la température sont corrélées au pronostic vital du patient [2, 3, 4]. Toutefois, il est difficile de dégager l’imputabilité propre à l’hypothermie dans le contexte global du polytraumatisme dont le pronostic peut être d’emblée péjoratif. 2. RAPPELS SUR LA REGULATION THERMIQUE La régulation thermique est la résultante d’une balance entre perte et production de chaleur. L’adaptation permanente de ces deux phénomènes permet d’obtenir une température centrale constante dont la valeur est fixée par la commande hypothalamique [5]. Conduction, convection, radiation et évaporation sont les quatre phénomènes physiques qui déterminent la perte de chaleur. La production de chaleur ou la limitation des pertes résultent de l’augmentation du métabolisme et de modifications du comportement (soustraction de l’environnement froid, refuge dans une ambiance chaude, utilisation de couverture). Par ailleurs, des phénomènes visant à limiter la perte de chaleur peuvent intervenir comme la vasoconstriction des capillaires cutanés. Le contrôle de ces phénomènes fait intervenir des éléments du système nerveux central et périphérique ainsi que différents organes effecteurs. Alors que l’hypothalamus est lui-même sensible aux variations de température centrale, la perception des modifications de température périphérique se fait par l’intermédiaire de thermorécepteurs situés dans la peau. Le signal électrique généré par ces récepteurs parvient au cerveau via le faisceau spinothalamique jusqu’au niveau de l’hypothalamus antérieur, siège du contrôle thermique de l’organisme. Les trois systèmes effecteurs sont le système nerveux autonome (augmentation de la fréquence cardiaque et du débit cardiaque, vasoconstriction cutanée), le système neuromusculaire (frissons) et le système neuroendocrinien via l’hypophyse (sécrétion de TSH et ACTH). Ces systèmes ne sont pleinement efficients qu’en normothermie voire en hypothermie modérée. 3. CONSEQUENCES PHYSIOPATHOLOGIQUES Elles sont diverses en fonction de la profondeur de l’hypothermie, considérée comme mineure de 35 à 32°C, modérée de 32 à 28°C, et profonde au dessous de 28°C [6]. 3.1. CONSEQUENCES CARDIOVASCULAIRES Il y a lieu de distinguer deux niveaux de conséquences. Au cours de la première phase correspondant à une efficacité des moyens mis en œuvre et se déclenchant pour des températures comprises entre 35°C et 32°C, on observe classiquement une tachy- Urgences 619 cardie, une hypertension artérielle systémique, une augmentation du débit cardiaque, et une polypnée efficace. Au cours de la deuxième phase correspondant aux températures inférieures à 32°C et à une inefficacité des moyens de régulation, on observe une bradycardie sinusale de plus en plus importante, une baisse du débit cardiaque, une baisse de la pression artérielle systémique, puis apparaissent des troubles de la conduction auriculoventriculaire et intraventriculaire (allongement des espaces PR et QT), des troubles de la repolarisation (négativation des ondes T, apparition de l’onde J d’Osborn) et rapidement une hyperexcitabilité auriculaire et ventriculaire avec risque de fibrillation ventriculaire [2]. 3.2. CONSEQUENCES NEUROLOGIQUES L’hypothermie entraîne une baisse de la consommation cérébrale d’oxygène (CMRO2), ce qui, dans certaines conditions peut assurer un certain degré de protection cellulaire à l’ischémie cérébrale. En dehors de toute prise en charge médicale, l’hypothermie entraîne l’apparition de troubles de la conscience, d’un syndrome cérébelleux, puis d’un coma accompagné d’une hyporéflexie périphérique et d’une hypoventilation alvéolaire. 3.3. CONSEQUENCES RESPIRATOIRES Elles sont liées aux effets directs de l’hypothermie sur le système respiratoire mais aussi aux conséquences de ses effets sur les autres systèmes, en particulier sur le système nerveux central (polypnée, bradypnée). La disparition du réflexe de toux et l’apparition d’une hypersécrétion bronchique sont à l’origine d’un encombrement respiratoire parfois sévère pouvant aboutir à des anomalies ventilatoires graves. 3.4. CONSEQUENCES SUR LE MILIEU INTERIEUR L’hypothermie entraîne une «mise au repos» cellulaire avec pour conséquence une baisse de la consommation d’oxygène de l’organisme (VO2), une baisse de la production de CO2 (VCO2) et donc de la PaCO2, avec initialement une augmentation du pH artériel [6]. La valeur de l’EtCO2 diminue parallèlement à celle de la PaCO2, mais l’EtCO2 ne permet pas d’appréhender exactement le niveau de PaCO2 du fait de l’élévation du gradient alvéolo-artériel de CO2 [2]. Enfin, sur le transport d’oxygène, il faut rappeler que l’hypothermie est responsable d’un déplacement de la courbe de dissociation de l’hémoglobine vers la gauche, et que la limite inférieure tolérable de la saturation dans ce contexte est supérieure à celle en normothermie [7]. L’hypothermie s’accompagne en outre d’anomalies complexes de l’équilibre acidobasique. La baisse de la VCO2, isolément, s’accompagne, en l’absence d’adaptation respiratoire d’une alcalose respiratoire mais les troubles de conscience s’accompagnent d’une hypoventilation alvéolaire, responsable finalement d’une acidose respiratoire. D’autre part, le frisson et la mauvaise perfusion tissulaire favorisent l’anaérobiose avec production de lactates [6]. Par ailleurs, l’hypothermie peut induire une hypokaliémie de redistribution, à respecter car, l’apport de potassium peut s’avérer extrêmement dangereux chez un patient atteint d’acidose métabolique, de rhabdomyolyse ou d’insuffisance rénale aiguë [7, 8]. La glycémie est, en général, élevée du fait de l’inhibition de la sécrétion d’insuline [6]. Certaines anomalies de la coagulation peuvent également être observées [9]. 620 MAPAR 2002 4. MONITORAGE DE LA TEMPERATURE EN PREHOSPITALIER La détection de l’hypothermie peut s’avérer délicate en réanimation préhospitalière du fait des contraintes environnementales et des moyens diagnostiques limités. Parmi les moyens de monitorage de la température, on distingue d’une part les thermomètres permettant une mesure continue de la température tels que la sonde œsophagienne connectée à un multiparamètre et d’autre part, les thermomètres à mesure discontinue, plus fréquemment utilisés, tels que les thermomètres à dilatation de liquide, à cristaux liquides et les thermomètres électroniques. Des études concernant les sites de mesure de la température réalisées au bloc opératoire ont mis en évidence que les sites donnant le meilleur reflet de la température centrale étaient les sites les plus proches du noyau central comme le tiers inférieur de l’œsophage, le nasopharynx et l’artère pulmonaire [2, 6, 10]. Les températures rectale, vésicale et axillaire sont un mauvais reflet de la température centrale du fait d’une plus grande inertie [11]. En revanche, la prise de la température tympanique semble une solution particulièrement pertinente lorsqu’elle est réalisée dans de bonnes conditions : contact direct de la sonde avec le tympan et isolation du conduit auditif externe [11]. Elle est rapide et bien corrélée à la température œsophagienne et pourrait offrir un bon compromis sécurité/efficacité [2, 12]. Enfin, le monitorage en continu de la température par une sonde œsophagienne est également facilement utilisable dès la prise en charge préhospitalière chez les patients intubés [12]. 5. PREVENTION ET TRAITEMENT DE L’HYPOTHERMIE Du fait des facteurs environnementaux, l’hypothermie est pratiquement inévitable chez le polytraumatisé. Parallèlement à la stabilisation des fonctions vitales, la lutte contre l’hypothermie fait partie intégrante de la mise en condition du polytraumatisé [14]. Il a été montré dans une étude récente chez le rat, que dans un contexte de traumatisme associé à un choc hémorragique, la restauration d’une normothermie au cours de la réanimation améliorait la fonction ventriculaire gauche, le débit cardiaque et la fonction hépatique [15]. Les moyens disponibles en préhospitalier sont limités. La première mesure consiste à limiter les déperditions caloriques en soustrayant rapidement le traumatisé à l’ambiance froide, en l’enveloppant dans une «couverture de survie» après l’avoir déshabillé. L’installation du patient dans la cellule sanitaire préalablement chauffée du véhicule de transport est effectuée dès que les conditions le permettent. D’autre part, il y a lieu le plus souvent de recourir à des techniques de réchauffement actif assuré par un transfert de chaleur à partir d’une source d’énergie [6]. La mise en place d’une couverture chauffante est facilement réalisable en médecine préhospitalière, même si à ce jour, peu de SMUR en sont équipés [12]. A la phase initiale du réchauffement actif, une aggravation de l’hypothermie secondaire à la vasodilatation périphérique entraînant un afflux de sang refroidi vers le noyau central peut s’observer. C’est le phénomène d’after drop [6]. Il peut également être observé lors de mobilisations importantes des patients hypothermes. Le traumatisé crânien grave constitue un cas particulier. De nombreuses études expérimentales ont montré une neuroprotection par l’hypothermie en cas d’ischémie cérébrale. Toutefois, ces effets n’ont jamais été formellement confirmés chez le traumatisé crânien en raison de nombreuses difficultés méthodologiques (précocité, profondeur et durée de l’hypothermie, gestion de la capnie...). Par exemple, Marion et coll. ont montré que l’induction d’une hypothermie contrôlée et modérée (32 à 33°C) dans les 10 heures suivant le traumatisme et maintenue pendant 24 heures, améliorait le pronostic cérébral de ces patients [16]. Mais dans une étude récente portant sur Urgences 621 392 patients, le même groupe d’étude n’a pas observé de diminution de la mortalité et des séquelles neurologiques chez des patients ayant bénéficié d’une hypothermie (33°C) de 24 heures, débutée 4 heures après le traumatisme [17]. Il reste que l’hypothermie permet d’optimiser l’hémodynamique cérébrale en cas d’HTIC, puisqu’elle inclut une baisse de la PIC et de la CMRO2 en préservant le DSC [18]. Il convient toutefois de se méfier des effets secondaires généraux de l’hypothermie tels qu’une dépression myocardique ou une thrombopénie qui ont été rapportées dans ces circonstances à 32,5-33°C [18]. De même, le frisson qui accroît la production de CO2 par augmentation du métabolisme systémique doit être prévenu au mieux [19]. 6. PREVENTION ET TRAITEMENT DE L’HYPERTHERMIE L’hyperthermie peut survenir chez les traumatisés crâniens graves, et a été attribuée à une atteinte de l’hypothalamus antérieur [20]. Tazarourte et coll. ont observé que 22% des traumatisés crâniens présentaient une hyperthermie à l’arrivée en salle de réveil [1]. Dans le cadre de la lutte contre les agressions cérébrales secondaires d’origine systémique, il convient d’administrer à ces patients un antipyrétique type paracétamol intraveineux, et ce dès que la température est supérieure ou égale à 38°C. CONCLUSION L’hypothermie est fréquente chez le traumatisé grave et ses effets délétères peuvent apparaître précocement, même lorsqu’elle est modérée. Ce phénomène est trop souvent considéré comme accessoire en préhospitalier et de ce fait insuffisament pris en compte. Chez le polytraumatisé, la prise en charge des détresses vitales reste prioritaire, mais l’identification, la prévention et la lutte contre l’hypothermie doivent faire partie intégrante de la prise en charge de ces patients et ce dès la prise en charge préhospitalière. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES [1] Tazarourte K, Rouxel JMP, Leblanc PE, Goix L, Vigné B. Qualité de la prise en charge pré-hospitalière des traumatisés crâniens graves en Ile de France. Ann Fr Anesth Réanim 2000;19(suppl 1):312 [2] Rousseau JM, Marsigny B, Cauchy E, Bonsignour JP. Hypothermie en traumatologie. Ann Fr Anesth Réanim 1997;16:885-94 [3] Luna G.K, Maier R.V, Pavlin E.G. Incidence and effect of hypothermia in seriously injured patients. J Trauma, 1987;27,9:1014-18 [4] Jurkovich G.J, Greiser W.B, Curreri P.W. Hypothermia in trauma victims: an ominous predictor of survival, J Trauma, 1987;27,9:1019-24 [5] La température corporelle et sa régulation-La fièvre. In: Guyton, eds. Précis de physiologie médicale. 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