D O S S I E R Thyroïde et grossesse ● F. Boyet* P O I N T S F O R T S P O I N T S F O R T S ■ La fonction thyroïdienne s’adapte à la grossesse. ■ Certains éléments passent la barrière placentaire. ■ Parmi les hyperthyroïdies, la maladie de Basedow est la plus fréquente. ■ Le traitement de l’hyperthyroïdie maternelle comporte des risques pour le fœtus, mais l’hyperthyroïdie fœtale est dangereuse, de même que l’hypothyroïdie fœtale si le traitement est mal adapté. ■ L’hyperthyroïdie maternelle s’améliore spontanément au cours du troisième trimestre de la grossesse. ■ Chez une femme traitée antérieurement pour une maladie de Basedow et guérie, il faut être attentif et prudent au cours de la grossesse. ■ Il existe un risque important de rechute de l’hyperthyroïdie maternelle dans le post-partum. ■ L’hypothyroïdie chez la femme s’accompagne très souvent d’une anovulation et d’un taux élevé d’avortements spontanés au cours du premier trimestre de la grossesse. ■ Les dysthyroïdies du post-partum sont discrètes, fugaces et récidivantes. ■ Les nodules thyroïdiens seront explorés de façon habituelle, mais rarement opérés en cours de grossesse. L a pathologie thyroïdienne est à prédominance féminine et s’exprime particulièrement à trois périodes de la vie génitale : la puberté, les grossesses et la méno- pause. Nous envisagerons successivement : l’hyperthyroïdie, l’hypothyroïdie, les dysthyroïdies du post-partum et les nodules thyroïdiens. Au cours de la grossesse, il existe une adaptation physiologique de la fonction thyroïdienne. * Service d’endocrinologie-médecine de la reproduction, hôpital NeckerEnfants malades, Paris. 14 LA PHYSIOLOGIE THYROÏDIENNE AU COURS DE LA GROSSESSE Dans le compartiment maternel (1) L’afflux des estrogènes entraîne une augmentation de la synthèse de la thyroxin binding globulin (TBG) dès la sixième semaine de grossesse dont la conséquence est une augmentation des T3 et T4 totales (T3 : tri-iodothyronine ; T4 : thyroxine). La gonadotrophine chorionique humaine (hCG) sécrétée par le placenta a un effet stimulant sur la thyroïde entre la 8e et la 14e semaine de gestation, ce qui entraîne une diminution de la TSH sécrétée par l’hypophyse et une discrète augmentation de la T4 libre. La thyroxine franchit la barrière placentaire. La Lettre du Gynécologue - n° 240 - mars 1999 L’augmentation de la filtration glomérulaire rénale entraîne une perte d’iode par le rein gravide. Il apparaît, en compensation, une augmentation de la clairance thyroïdienne et donc une captation élevée d’iodure par la thyroïde. L’iodure peut franchir la barrière placentaire et se concentrer dans la thyroïde fœtale. Au cours de la grossesse, le volume du corps thyroïde augmente de 20 à 30 % par rapport à son état antérieur (figure 1). Dans le compartiment fœtal On constate, dès la 12e semaine de gestation, un transport actif de l’iode par la thyroïde fœtale. La T4 est sécrétée dès la 20e semaine. La T3 est basse pendant toute la grossesse. La rT3 est élevée (rôle de la désiodase placentaire). LES HYPERTHYROÏDIES Dans le placenta (figure 2) (2) Il contient des désiodases : – de type II : T4 → T3, destinée aux cellules placentaires, – de type III : T4 → rT3 (rT3 : reverse T3 ou T3 inverse, inactive), qui maintient un taux bas de T3 dans le compartiment fœtal. Le volume du corps thyroïde augmente physiologiquement au cours de la grossesse suivant le schéma exposé dans la figure 3 (3). TBG F T3 F T4 Clairance des iodures TSH Thyro•de T3 et T4 totales Captation hCG Stimulation thyro•dienne IODE TBG Rein Foie Figure 3. Modification de la fonction thyroïdienne sous l’influence des hormones placentaires. L’hyperthyroïdie est la pathologie la plus redoutée en raison : – de la difficulté du diagnostic en début de grossesse ; – du retentissement chez le fœtus ; – du passage transplacentaire des anticorps antirécepteurs de la TSH en cas de maladie de Basedow, et du passage des antithyroïdiens de synthèse. hCG Estrog•nes Placenta Clairance de • l'iodure FÏtus Figure 2. Schéma des passages transplacentaires. Les principales causes d’hyperthyroïdie au cours de la grossesse sont : – la maladie de Basedow essentiellement, – le goitre nodulaire toxique, – la thyroïdite subaiguë, – la phase hypermétabolique d’une thyroïdite lymphocytaire de Hashimoto, – certaines situations spécifiques de la grossesse, notamment la môle hydatiforme et les vomissements incoercibles de la grossesse (hyperemesis gravidarum). Au moment du pic d’hCG, si celui-ci excède 50 000 U/l, la TSH est abaissée. Cette diminution s’observerait au cours du premier trimestre de la grossesse chez 18 % des femmes enceintes (3). On observe alors une absence de prise de poids, ou même un amaigrissement, une asthénie et une tachycardie. Au maximum, la situation s’aggrave pour aboutir à des vomissements incoercibles avec déshydratation. Cette hyperthyroïdie liée à la sécrétion d’hCG est spontanément résolutive. Parmi les hyperthyroïdies, nous retiendrons essentiellement la maladie de Basedow, qui est la pathologie posant le plus grand nombre de problèmes thérapeutiques en raison : – de la difficulté du diagnostic en début de grossesse ; La Lettre du Gynécologue - n° 240 - mars 1999 15 Figure 1. Métabolisme thyroïdien au cours de la grossesse. M•re Placenta T4 FÏtus T4 T3 TSH TBG Iode I- Anticorps anti-TPO* + Anticorps antirŽcepteurs de la TSH (TRAK)• Antithyro•diens de synth•se (ATS) +++ TRAK * Anti-TPO : antithyroperoxydase. ATS D O S S I E – de son retentissement sur le fœtus ; – du passage transplacentaire des anticorps antirécepteurs de la TSH responsables de la maladie, et des antithyroïdiens de synthèse. Sa prévalence est de 0,05 à 0,2 % dans la population générale. Le diagnostic clinique est difficile si l’hyperthyroïdie n’est pas connue auparavant, ou si elle apparaît en tout début de grossesse. Les symptômes sont souvent mêlés aux manifestations fonctionnelles de la grossesse : tachycardie, perte de poids, vomissements et asthénie globale. Le diagnostic est, bien sûr, plus facile si un goitre volumineux et vasculaire et une ophtalmopathie apparaissent. Il est confirmé par les examens biologiques, qui montrent ; – une TSH plasmatique maternelle effondrée ; – une T4 libre élevée ; – des anticorps antirécepteurs de la TSH élevés (TRAK) ; – si nécessaire, à l’échographie thyroïdienne, un aspect d’hypoéchogénicité globale sans nodule. La scintigraphie est contre-indiquée au cours de la grossesse. Les conséquences fœtales (1, 4) de cette hyperthyroïdie sont le plus habituellement : – un avortement ; – un enfant mort-né ; – un accouchement prématuré ; – un petit poids de naissance ; – des malformations congénitales : anencéphalie, imperforation anale, bec-de-lièvre. LE TRAITEMENT (5) Il s’agit essentiellement des antithyroïdiens de synthèse (ATS) administrés à la mère. Le carbimazole (comprimés à 5 et à 20 mg) et le propyl-thio-uracile (PTU, comprimés à 50 mg) passent tous les deux la barrière placentaire. Jusqu’à présent, on pensait que le PTU passait cette barrière moins facilement que les autres ATS (6) , mais une étude récente (7) montre que la concentration de PTU dans le sang du cordon est beaucoup plus élevée que chez la mère. Le risque d’hypothyroïdie fœtale semble donc très proche avec les deux types d’ATS. Cependant, une autre raison de choisir plutôt le PTU est l’existence de quelques cas d’aplasie du cuir chevelu après l’utilisation du carbimazole. Il faut traiter le plus tôt possible, avec des doses d’attaque relativement élevées (carbimazole : 20 à 30 mg/jour ; PTU : 300 à 450 mg/jour) pour obtenir l’euthyroïdie rapidement, au mieux en 7 à 8 semaines. On administre ensuite la dose d’entretien la plus faible possible, qui laisse la patiente à la limite de l’hyperthyroïdie (figure 4). Quatre points importants : • Le traitement combiné “ATS-L-thyroxine” n’est pas souhaitable, car la conservation d’une trop forte dose d’ATS pourrait favoriser leur passage transplacentaire excessif. 16 R • L’hyperthyroïdie évolue d’elle-même favorablement à partir du deuxième trimestre, car la grossesse diminue l’intensité des maladies auto-immunes spécifiques d’organes (8). • On peut souvent arrêter le traitement au troisième trimestre. • On n’a pas noté d’augmentation du risque des malformations congénitales sous l’influence des ATS. Les éventuels autres traitements de l’hyperthyroïdie ne sont pas indiqués : – L’utilisation des bêtabloquants n’est pas souhaitable en raison de leurs effets propres sur le fœtus. – L’administration d’iodures est contre-indiquée, car ils passent librement la barrière placentaire et peuvent entraîner un goitre fœtal avec hypothyroïdie. – La chirurgie au cours du deuxième trimestre de la grossesse est devenue exceptionnelle. La surveillance se fait sur le dosage de la T4 libre, de la TSH, des TRAK et sur la NFS-plaquettes toutes les quatre semaines. Hyperthyroïdie (type basedowien) ↓ ATS dose d’attaque (8 semaines environ) : néomercazole 20 à 30 mg/j ou PTU 300 à 450 mg/j ↓ si euthyroïdie maternelle ↓ dose d’entretien (la plus faible possible) ATS : néomercazole 5 à 10 mg/j ou PTU 50 à 100 mg/j ↓ si évolution favorable, arrêt du traitement au 3e trimestre ↓ surveillance dans le post-partum Figure 4. Arbre décisionnel. LES RISQUES FŒTAUX (9) L’hyperthyroïdie fœtale Elle est décelable vers 25-30 semaines de grossesse sur : – tachycardie fœtale ; – augmentation du volume du cœur ; – retard de croissance intra-utérin ; – avance osseuse, craniosténose ; – augmentation du volume de la thyroïde. L’échographie fœtale est un élément fondamental de la surveillance. On peut aussi, dans certains services très spécialisés, prélever du sang du cordon pour doser les hormones thyroïdiennes et les anticorps (10). L’hyperthyroïdie néonatale apparaît quelques jours après la naissance, après disparition des ATS transmis par la mère. Les TRAK La Lettre du Gynécologue - n° 240 - mars 1999 qui ont traversé le placenta disparaissent en 60 jours environ. Le traitement repose alors sur les ATS à petites doses administrés au nouveau-né. L’hyperthyroïdie fœto-néonatale survient en général au troisième trimestre de la grossesse. Cette pathologie un peu particulière est encore liée au transfert transplacentaire materno-fœtal des anticorps antirécepteurs de la TSH (TRAK). Chez toute femme enceinte ayant eu une maladie de Basedow, même opérée, et pouvant ensuite être hypothyroïdienne traitée par la L-thyroxine, il faut doser les TRAK. Ceux-ci peuvent rester élevés dans le sang maternel malgré la guérison clinique de l’hyperthyroïdie et passer le placenta en fin de grossesse quand leur titre est élevé. Le diagnostic de l’hyperthyroïdie fœtale isolée est très difficile, et est le plus souvent fait à la naissance. L’hyperthyroïdie évolue spontanément vers la guérison en quelques semaines. Le nouveau-né doit bien entendu être traité pendant cette période. Le diagnostic biologique est fait sur l’augmentation de la TSH alors que les taux de T3 et de T4 peuvent être normaux ou abaissés. Au cours de l’hypothyroïdie auto-immune, il existe un risque de passage transplacentaire des anticorps anti-TPO pouvant entraîner une hypothyroïdie fœtale et néonatale transitoire. Le traitement par la L-thyroxine est indispensable pour éviter les complications : – chez la mère : anémie, pré-éclampsie, hémorragies du postpartum ; – chez le fœtus : anomalies probables de l’hémoperfusion placentaire, petit poids de naissance, malformations congénitales, mortalité périnatale, troubles du développement intellectuel (2). Sur le plan thérapeutique, les besoins en hormones thyroïdiennes augmentent de 25 à 50 % chez les femmes déjà traitées. On doit ensuite réduire la dose dans le post-partum. La surveillance est faite sur la TSH tous les deux mois. L’hypothyroïdie fœtale Comme nous l’avons vu, la maladie de Basedow peut s’aggraver ou rechuter trois à six mois après l’accouchement. Il peut survenir aussi une thyroïdite lymphocytaire du post-partum dans 4 à 7 % des cas (11). Elle est, semble-t-il, favorisée par la richesse en iode de l’alimentation, les antécédents familiaux de maladies thyroïdiennes, la présence d’un goitre, l’existence d’anticorps antithyroïdiens au premier semestre de la grossesse ou l’existence d’un diabète insulinodépendant. Le diagnostic est difficile et souvent méconnu en raison d’une symptomatologie discrète et fugace : on note une phase de thyrotoxicose précoce un à trois mois après l’accouchement (que l’on peut confondre avec une psychose du post-partum). Biologiquement, les taux de T3 et T4 sont élevés, la TSH est effondrée, la VS est accélérée ; des anticorps antithyroïdiens sont mis en évidence dans le plasma, et la scintigraphie est blanche. Cette phase dure de deux à huit semaines. Elle est suivie d’une phase d’hypothyroïdie du troisième au sixième mois du post-partum. L’évolution est le plus souvent favorable sans traitement. Le retour à l’euthyroïdie se fait en quelques mois, mais il peut y avoir une hypothyroïdie définitive et une récidive lors des grossesses ultérieures. Elle se développe chez le fœtus sous l’influence des ATS administrés à la mère, car ceux-ci passent la barrière placentaire et sont captés par la thyroïde fœtale. Cette hypothyroïdie fœtale peut apparaître si la dose d’ATS administrée à la mère est trop importante et/ou trop prolongée. On peut noter l’apparition d’un goitre et parfois d’un hydramnios. Le taux des hormones thyroïdiennes et de la TSH peut être mesuré dans le sang du cordon. Une hypothyroïdie fœtale peut être traitée en injectant de la thyroxine dans le liquide amniotique. Au cours du post-partum et de l’allaitement L’hyperthyroïdie maternelle, si elle n’est pas contrôlée, s’exacerbe. Sinon, elle rechute en général dans les 3 à 6 mois suivant l’accouchement. L’allaitement est permis parallèlement à l’administration de faibles doses d’ATS, et surtout avec le PTU, dont il ne passe que 10 % dans le lait maternel. HYPOTHYROÏDIE ET GROSSESSE On rencontre principalement : – des hypothyroïdies auto-immunes (maladie de Hashimoto) ; – des hypothyroïdies secondaires à un traitement de l’hyperthyroïdie : ATS, thyroïdectomie ou IRA ; – des hypothyroïdies par carence en iode ; – des hypothyroïdies associées à un diabète insulinodépendant. L’hypothyroïdie maternelle est une circonstance rare (< 0,5 % des grossesses) car les femmes hypothyroïdiennes ont des cycles souvent anovulatoires et un taux élevé d’avortements spontanés au premier trimestre de la grossesse. La grossesse peut aussi révéler une hypothyroïdie latente. Cliniquement, une grande partie de ces hypothyroïdies est asymptomatique et les quelques signes cliniques ne sont pas très évocateurs (asthénie, prise de poids, chute des cheveux, peau sèche). La Lettre du Gynécologue - n° 240 - mars 1999 LES DYSTHYROÏDIES DU POST-PARTUM LES NODULES ET LES CANCERS THYROÏDIENS (12) Les nodules découverts au cours de la grossesse sont le plus souvent bénins. Cependant, le corps thyroïde augmentant de volume au cours de la grossesse, on peut observer des poussées inquiétantes de nodules thyroïdiens. L’attitude sera la même que dans les autres cas : échographie et cytoponction à l’aiguille fine. Si une exérèse chirurgicale s’impose, elle se fera plutôt au cours du deuxième trimestre de la grossesse. En ce qui concerne les patientes déjà traitées pour un cancer de la thyroïde, on conseille un délai d’au moins une année entre la prise de radio-iode et le début d’une grossesse (surtout pour réduire les risques d’interruption spontanée de grossesse). Au cours de la grossesse, il convient bien sûr d’adapter au mieux la posologie de la L-thyroxine. 17 D O S S I E R CONCLUSION La fonction thyroïdienne s’adapte à la grossesse et, la plupart du temps, on n’observe qu’une discrète augmentation de volume du corps thyroïde. Parmi les hyperthyroïdies, la maladie de Basedow est la plus fréquente. Elle doit être détectée le plus précocement possible pour être traitée de façon intensive et courte par les ATS. Les TRAK traversent le placenta et peuvent entraîner une maladie de Basedow fœto-néonatale. Les ATS traversent le placenta et peuvent être responsables d’une hypothyroïdie fœtale. Il faut traiter au préalable, et de façon radicale, toute femme hyperthyroïdienne qui désire une grossesse, tout en sachant que la surveillance de cette grossesse tiendra compte de la maladie de Basedow antérieure. L’hypothyroïdie non traitée s’accompagne d’une diminution de la fertilité et d’avortements spontanés précoces. Les besoins en hormones thyroïdiennes augmentent au cours de la grossesse. Les dysthyroïdies du post-partum se traduisent par une hyperthyroïdie fugace et, le plus souvent, spontanément résolutive. Après un cancer thyroïdien, on conseille un délai d’un an entre l’administration du radio-iode et le début d’une grossesse. ■ R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Roti E., Minelli R., Sabri M. Management of hyperthyroidism and hypothyroidism in the pregnant woman. J Clin Endocrinol Metab 1996 ; 81 (5) : 1679-82. 18 2. Burrow G.N., Fisher D.A., Larsen P.R. Maternal and fetal thyroid function. N Engl J Med 1994 ; 331 : 1072-8. 3. Glinoer D. The regulation of thyroid function in pregnancy, pathway of endocrine adaptation from physiology to pathology. Endocrine Reviews 1997 ; 18 (404) : 33. 4. Hamburger J.I. Diagnosis and management of Graves’ disease in pregnancy. Thyroid 1992 ; 2 (3) : 219-24. 5. Momotani T., Ito K. Treatment of pregnant patients with Basedow’s disease. 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