1 INTRODUCTION Qu’est-ce que l’économie ? Une science au carrefour des sciences. Par sa méthode l’économie est une science fondamentalement sociale. En effet, contrairement aux sciences dites “ exactes ” qui adoptent une démarche inductive (de l’observation se détachent des faits, desquels on tire des corrélations statistiques qui débouchent sur l’établissement d’une théorie), l’économie suit une méthode hypothético-déductive en ce sens qu’elle échafaude des hypothèses, puis en déduit des théories qui restent relatives et qui sont confrontées au matériau empirique à disposition par la suite. Etant donné la nature épistémologique de cette science, l’économiste accomplit un travail de puzzle dans la mesure où il doit s’attacher à mettre en lumière les zones d’ombre relatives aux théories émergentes (rationalité et universalité des hypothèses, logique de la démonstration, recours aux tests). Sa prétention à la scientificité reste donc minime parce que les “ critères de démarcation ” (cohérence, validité empirique, résistance aux tests) qui président au “ processus de conversion scientifique ” (K. Popper [1935]) sont difficiles à mettre en évidence d’une part, et parce que les paradigmes économiques (corpus théorique recevant l’adhésion d’un majorité de chercheurs à un moment donné) souffrent de deux maux : la cohérence durable de paradigmes rivaux et la résurgence de paradigmes anciens, d’autre part (T. Kuhn [1982]). La méthode expérimentale n’est donc pas applicable en économie dans la mesure où il y a indététerminisme, à savoir impossibilité d’isoler les causes et de les reproduire à volonté (les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets ce qui revient à dire que l’histoire ne se répète jamais). Les théories économiques sont donc contingentes et non universelles car elles ont des racines historiques (existence de plusieurs systèmes d’observations différents au regard d’une même situation historique) et idéologiques (a priori conceptuels). La pluridisciplinarité Les relations de l’économie avec les autres sciences sont complexes mais les bénéfices pouvant être retirés sont multiples, tant avec les sciences exactes en termes d’outils, de logique ou encore de tests, qu’avec les autres sciences sociales en termes d’éclaircissements du contexte et des mobiles de l’action (Figure 1). Des sciences dites exactes, l’économie a su emprunter les outils (en particulier la modélisation mathématique et le recours aux tests statistiques), recourir aux calculs (précieux en comptabilité), intégrer l’importance des innovations techniques et repérer la logique du raisonnement et de certains phénomènes (lois d’évolution, interactions entre espèces biologiques...) en vue de les appliquer à son propre matériau, à savoir la récurrence de certains événements et les données empiriques. Des autres sciences sociales, l’économie tire assurément une grande complémentarité. Du droit et de la science politique sont pris en compte les règles juridiques qui président aux contrats, en particulier commerciaux, et les phénomènes de pouvoir ; quant à l’orientation des activités économiques, elle est déterminée par le contexte historique, le milieu géographique et le dynamisme démographique ; enfin, la psychologie apporte des précisions sur le comportement de l’acteur (importance de la nature de la rationalité dans la théorie de la décision par exemple), la sociologie sur les relations entre acteurs (l’interactionnisme), l’ethnologie et l’anthropologie sur l’incidence de la culture et des mentalités sur le dynamisme des sociétés, en particulier pré-industrielles. 2 Il n’en reste pas moins que les quatre pôles majeurs d’où l’économie tire la majeure partie de sa substance sont l’histoire, la sociologie, la gestion et la mathématique. On parle d’ailleurs d’économie historique, de socioéconomie, de marketing, et d’économie mathématique. Figure 1. L’économie au bénéfice des autres sciences GESTION TECHNOLOGIE DROIT Comptabilité Marketing Progrès technique PHYSIQUE Droit des sociétés POLITIQUE Pouvoir Thermodynamique STATISTIQUE PHILOSOPHIE Tests MATHEMATIQUE BIOLOGIE Epistémologie Modélisation et calcul ECONOMIE HISTOIRE Faits et idées Milieu Bioéconomie GEOGRAPHIE Population Cultures ETHNOLOGIE DEMOGRAPHIE Comportement Sociétés Interaction ANTHROPOLOGIE PSYCHOLOGIE SOCIOLOGIE L’ojectif de la science économique Si l’on reprend le titre de l’ouvrage séminal d’Adam Smith [1776], An inquiry into the nature and the causes of the wealth of nations, il s’agit de mener une “ enquête ” ou une “ recherche ”, autrement dit une analyse de “ la nature et des causes de la richesse des nations ”. Le mot clé est assurément “ richesse ”. La réflexion porte donc sur la création de valeur c’est-à-dire le surplus dégagé d’une année sur l’autre, d’une période à l’autre. C’est ce que l’on nomme traditionnellement “ croissance économique ”. Cependant il faut s’interroger sur la nature de cette richesse. Correspond-t-elle à la simple valeur monétaire détenue par les agents économiques (le produit intérieur brut par exemple) ou renvoie-t-elle à des ressources non monétaires (donc plus difficilement mesurables) contribuant à créer du “ lien social ” entre ces agents ? Assurément les deux. Prise dans cette acception élargie la notion de richesse rejoint partiellement celle de “ bienêtre ”. Il n’en reste pas moins que l’une comme l’autre dépendent étroitement des structures 3 qui caractérisent l’économie en question. Quand on parle de structure cela fait avant tout référence aux relations productives et financières entre agents économiques (la structure du système productif) mais aussi, dans une perspective plus qualitative, aux structures institutionnelles, sociales ou encore mentales. C’est la cohérence et la combinaison de ces structures qui sont à l’origine du “ développement économique ”. La création de richesse est d’autant plus importante que cette cohérence et cette combinaison structurales sont fortes, c’est-à-dire qu’il existe de nombreuses synergies entre ces structures et qu’elles se trouvent en adéquation avec la conjoncture à un moment donné du temps (mesures de politiques économiques ciblées, spécialisation opportune...). Il faut ici noter que le cadre spatio-institutionnel est défini : la nation ; les mesures prises et les actions réalisées à cette échelle relèvent de la macro-économie. Dans une perspective historique, il est primordial de comprendre pourquoi certains espaces (continents, nations, régions...) ont connu une croissance vive et soutenue (un “ take off ” ou décollage) sur telle ou telle période. Pourquoi un processus de développement s’est-il enclenché là et pas ailleurs (parfois même dans la localité voisine) alors que certaines conditions “ objectives ” étaient a priori similaires ? Pourquoi a-t-il perduré à cet endroit ? Pourquoi des espaces connexes ou lointains continuent d’être marginalisés ? Ce sont les questions auxquelles s’efforce de répondre l’économie historique. Reste à s’interroger sur les causes de cette apparition de richesses. Non seulement quels sont les principaux facteurs (autrement dit les sources1), mais aussi quels sont les principaux acteurs à l’origine de la croissance économique (autrement dit les agents2 et les processus différenciés qu’ils mettent en oeuvre). Cela renvoie aux problèmes de dotation, d’allocation3 et de création de ressources. Au travers de l’usage efficient des facteurs de production, de la stimulation de l’investissement, du transfert de technologie ou encore de l’acquisition de qualifications, l’état régulier d’une économie peut se déplacer et cette dynamique transitionnelle peut alors correspondre au “ miracle ” de la croissance. Des pays ont ainsi connu (et connaissent) des transformations économiques spectaculaires et rapides tandis que d’autres stagnaient ou, pire, connaissaient des évolutions contraires. Pour une définition Pour bien appréhender ces phénomènes, une définition complémentaire peut être utile. En la matière c’est probablement la référence à l’économiste Lionel Robbins [1932] qui complète le mieux la perspective smithienne. Pour lui, en effet, l’économie est la science qui s’attache à trouver l’allocation optimale des ressources rares à usage alternatif. Pour ce faire il importe d’avoir des critères de décision objectifs de façon à réaliser les meilleurs choix sur la base d’un projet d’ensemble cohérent. Parmi les ressources à disposition (contrainte de rareté) il faut en privilégier quelques unes, non seulement quant à leur nature (productive, humaine, financière...) mais aussi quant à leur degré d’implication (proportion de chacune d’entre elles destinée à tel ou tel projet). Chaque agent économique s’efforce alors, selon ses anticipations, d’optimiser ses ressources en prenant en compte de multiples contraintes (de revenu ou financière, administrative, juridique....). La décision se trouve d’autant plus difficile à prendre que les agents économiques se trouvent confrontés à une double incertitude : la finitude de leur horizon temporel tout d’abord c’est-à-dire la difficulté de réaliser de bonnes prévisions et l’impossibilité de peser sur la conjoncture à venir (susceptibles d’invalider certaines anticipations : contraction des débouchés, nouvelle orientation des marchés financiers, 1 Matières premières, ressources naturelles, capital, travail, innovation, formation, communication... Entreprises, ménages, institutions financières, Etat et bien sûr le “ reste du monde ”. 3 Ce terme étant entendu dans son acception la plus large c’est-à-dire incluant les décisions de l’ensemble des agents, y compris l’Etat (pour lequel on parle plus spécifiquement de répartition). 2 4 tensions internationales...), et, d’autre part, leur méconnaissance de la décision et donc de tout ou partie de l’action des autres (choix similaire d’investissement entraînant des surcapacités au regard du marché, politique dynamique de recherche et développement pouvant déboucher sur une innovation majeure à même de révolutionner le marché...). Il va sans dire que la capacité d’adaptation des agents économiques est donc primordiale face aux changements qui sont susceptibles d’intervenir. Les stratégies mises en oeuvre par chacun d’entre eux (et donc les critères de choix élaborés) sont directement fonction de la quantité et de la qualité d’information à disposition. Dans un univers incertain, les résultats d’un agent dépendent directement de la qualité des dotations, des anticipations et des réactions de chacun de ses partenaires, de ses adversaires et des “ autres ” (l’analyse de ces comportements individuels est appelée microéconomie). Le rôle de l’Etat est ici tout à fait particulier dans la mesure où s’il exerce une activité spécifique (à savoir au moins les missions régaliennes : sécurité, justice et éducation-formation), il n’en reste pas moins celui qui met en place une politique économique dont le champ d’action concerne l’ensemble des autres agents économiques. Par des mesures ciblées ou générales (incitations, désincitations, soutien, désengagement...) il est capable d’orienter les anticipations de ces agents, donc leurs décisions, donc leur comportement (il s’agit ici de ce que l’on appelle l’économie publique). En ce sens, il influe sur la cohérence d’ensemble du système productif. Au final, l’économie est une science sociale qui emploie une méthodologie scientifique pour étudier les choix économiques des individus et des institutions, ainsi que les conséquences de leurs choix. Enfin, une définition plus technique peut être donnée. L’économie est alors l’étude des faits relatifs à la production, la circulation, la répartition et la consommation de biens et de services en vue de la satisfaction des besoins humains. Avant d’échanger un bien (matériel ou immatériel) il est nécessaire de le produire c’est-à-dire de lui donner une existence, de le créer par un processus naturel, par un travail et/ou par des machines (et autres facteurs de production plus ou moins liés). L’échange peut donner lieu à différents types de transactions (contre une somme d’argent, contre une autre marchandise (on parle alors de troc) ou contre un travail non rétribué sous forme de salaire). Il exige donc deux interlocuteurs au moins disposant d’un pouvoir d’achat (correspondant aux salaires reçus, aux rentes ou intérêts perçus, aux prestations attribuées lors des activités de répartition) ou de négociation (en présence d’un rapport d’autorité ou tout simplement sous forme de don). Ce bien peut ensuite être consommé, directement dans le cas d’un produit fini (plus ou moins durablement, immédiatement ou progressivement, selon la nature de ces produits, plus ou moins périssables) ou lors d’un détour de production (on parle alors de consommation intermédiaire pour les produits rentrant dans la composition d’un autre produit et faisant l’objet d’une destruction au cours du processus productif). Cette consommation (ou cette simple possession) contribue ainsi à assouvir le désir de réceptionnaire ; sa satisfaction est, au moins temporairement, assurée. On dira que son utilité a atteint son maximum dès lors qu’une nouvelle consommation n’améliore plus sa satisfaction. Si les biens et services à même de satisfaire les besoins fondamentaux de l’être humain sont clairement repérés, il reste que son épanouissement est une chose tout à fait personnelle, donc correspondant à des besoins spécifiques (phénomènes mimétiques, bien-être psychologique, quête spirituelle...) que l’économie n’est pas à même de décrypter. Source : F. Carluer [2002], Les théories du développement économique, PUG.