D O S S I E R T H É M A T I Q U E Existe-t-il des causes médicales aux douleurs abdominales aiguës ? Is there medical etiology of acute abdominal pain? ● B. Coffin* P O I N T S F O R T S P O I N T S F O R T S ■ Les douleurs métaboliques sont assez facilement diagnostiquées par un bilan biologique standard. ■ Le diagnostic de porphyrie aiguë est souvent difficile. ■ L’œdème angioneurotique héréditaire ne doit pas être confondu avec des manifestations allergiques. ■ Le diagnostic de fièvre méditerranéenne doit être évoqué chez un patient venant du pourtour méditerranéen. ■ Les crises aiguës de troubles fonctionnels intestinaux restent la cause la plus fréquente des douleurs abdominales. a douleur abdominale aiguë représente un motif fréquent de consultation auprès du généraliste, de l’hépatogastroentérologue ou aux urgences. Le plus souvent, la démarche diagnostique fondée sur l’examen clinique, les examens biologiques et les examens morphologiques standard permet d’aboutir à un diagnostic précis et à un traitement curatif. Mais, dans certaines étiologies, le tableau clinique est trompeur, les examens biologiques ne sont pas contributifs et les examens morphologiques sont normaux, subnormaux ou, au contraire, alarmants, et orientent à tort vers une urgence chirurgicale. Dans ces situations, le risque majeur est d’ignorer une maladie potentiellement grave pouvant mettre en jeu le pronostic vital à court terme. L LES DOULEURS ABDOMINALES AIGUËS MÉTABOLIQUES (1) Il n’est pas si exceptionnel qu’un désordre ionique se révèle par un tableau abdominal aigu. Le diagnostic sera facilement posé à la condition de réaliser les dosages biologiques standard qui doivent inclure un ionogramme sanguin, une calcémie et une glycémie. * Service d’hépato-gastroentérologie, AP-HP hôpital Louis-Mourier, Colombes. Les douleurs abdominales aiguës révélatrices d’une hypercalcémie, quelle qu’en soit la cause, s’accompagnent le plus souvent de nausées, de vomissements, d’une constipation et d’un météorisme abdominal. La douleur est souvent intense, diffuse, parfois pseudochirurgicale, et est associée à des signes généraux (asthénie, polyuropolydyspsie) et neuropsychiques (désorientation, anxiété, agitation). L’électrocardiogramme montre une tachycardie sinusale, un allongement de l’espace PR et un raccourcissement du segment ST. Le dosage de la calcémie en urgence permettra d’instaurer un traitement adapté, fondé sur la réhydratation et les biphosphonates, et d’entreprendre la démarche diagnostique. Au cours de l’hypokaliémie, les douleurs abdominales sont associées à des troubles du transit (constipation ou diarrhée responsable de la perte potassique), des signes généraux (fatigabilité musculaire) et des anomalies ECG. L’ionogramme sanguin permettra d’entreprendre une démarche thérapeutique urgente. La douleur abdominale aiguë, parfois pseudo-chirurgicale est un signe clinique classique au cours de l’acidocétose diabétique, complication pouvant être révélatrice de la maladie. La présence de signes cliniques associés (troubles de la conscience, dyspnée, déshydratation) et, surtout, les anomalies biologiques permettent de poser un diagnostic rapide et d’entreprendre un traitement adapté. Enfin, l’insuffisance surrénale aiguë primitive ou secondaire à un sevrage, à une corticothérapie prolongée, notamment chez les patients ayant une maladie inflammatoire intestinale (2), doit être évoquée devant des douleurs intenses, souvent associées à des troubles du transit (diarrhée), des nausées ou des vomissements, éventuellement un tableau de collapsus. L’ionogramme sanguin, qui montre typiquement une hyponatrémie et une hyperkaliémie, est très évocateur. Mais, tout compte fait, ces douleurs abdominales aiguës d’origine métabolique sont assez facilement diagnostiquées par un bilan biologique standard. LES PORPHYRIES AIGUËS (3) Les porphyries hépatiques aiguës sont des maladies héréditaires autosomiques et dominantes potentiellement graves par leur com- La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 6 - vol. VII - novembre-décembre 2004 261 D O S S I E R T plication neurologique. La prévalence du gène muté est d’environ 1/1 000 pour la plus fréquente, la porphyrie aiguë intermittente. Elles sont caractérisées par l’accumulation et l’excrétion accrues de porphyrines et de leurs précurseurs [acide delta-aminolévulinique (ALA) et porphobilinogène (PBG)]. Les porphyries susceptibles de se révéler par des signes neuroviscéraux sont la porphyrie aiguë intermittente, liée à un déficit en PBG-désaminase, la coproporphyrie héréditaire, liée à un déficit en COPROgène-oxydase, et la porphyrie variegata, liée à un déficit en PROTOgène-oxydase. Il faut penser à une crise aiguë de porphyrie chez une femme jeune (bien qu’il s’agisse d’une maladie autosomique, 80 % des malades sont des femmes âgées de 15 à 45 ans) présentant des douleurs abdominales très intenses, non localisées, associées à des douleurs lombaires irradiant parfois vers les membres inférieurs, des nausées et des vomissements, et parfois une constipation. L’examen clinique retrouve un sujet irritable, anxieux, dépressif, voire confus ; l’examen abdominal est normal et il existe souvent des signes neurovégétatifs avec une tachycardie, voire une hypertension. Typiquement, le diagnostic sera évoqué devant des urines se colorant en rouge après une exposition prolongée à la lumière, mais il faut bien admettre qu’au XXIe siècle, ce signe classique est rarement noté, compte tenu du développement de l’hygiène domestique. Il est important de rechercher des facteurs déclenchants, comme la période menstruelle, des prises médicamenteuses susceptibles de déclencher la crise (liste des médicaments disponibles auprès du Centre français des porphyries, hôpital Louis-Mourier, Colombes), une infection ou un stress affectif et, surtout, une histoire familiale de porphyrie. Les examens complémentaires standard et les examens morphologiques sont négatifs. Mais la faible spécificité des signes cliniques fait que le diagnostic est le plus souvent méconnu, aboutissant à une errance médicale, à la prescription de traitements inadaptés pouvant majorer les symptômes et exposant à des complications. Le diagnostic repose sur l’élévation de l’ALA et du PBG dans les urines. Les risques d’une absence diagnostique sont de précipiter une atteinte neurologique grave, soit par une chirurgie intempestive et dangereuse (en particulier en utilisant des agents anesthésiques contre-indiqués), soit par des traitements antalgiques inadaptés, soit de poser un diagnostic psychiatrique abusif. La crise aiguë de porphyrie est une urgence médicale à traiter en milieu hospitalier. Le traitement spécifique a pour but de restaurer le pool d’hème intracellulaire qui ramène rapidement à la normale l’activité de l’ALA-synthétase et qui permet de baisser les précurseurs accumulés. L’administration d’hème-arginate (Normosang®) pendant quatre jours en perfusion intraveineuse donne lieu à une amélioration rapide des symptômes, à la condition que les lésions neurologiques ne se soient pas installées. H É M A T I Q U E de plomb (interdites depuis quelques années), mais surtout de l’absorption d’eau provenant de canalisations défectueuses. Le diagnostic sera confirmé par le dosage de la plombémie. L’ŒDÈME ANGIONEUROTIQUE HÉRÉDITAIRE Ce syndrome est lié à un déficit congénital, le plus fréquent, ou acquis, au cours de certaines pathologies auto-immunes ou de syndromes lymphoprolifératifs, en inhibiteur de la C1 estérase (4). Au cours des formes abdominales, les manifestations cliniques associent des douleurs abdominales souvent intenses, parfois liées à des épanchements séreux, en particulier une ascite, pouvant à tort égarer vers une urgence chirurgicale. L’association à un œdème diffus ou laryngé et l’existence de crises antérieures similaires doivent faire évoquer le diagnostic par un dosage de l’inhibiteur en C1 estérase. Le principal piège diagnostique est de retenir à tort une manifestation allergique en présence de signes muqueux ou laryngés. L’évolution est le plus souvent spontanément favorable, avec une disparition complète des symptômes en quelques jours. En cas de récidive fréquente, un traitement par androgènes est parfois nécessaire. LA FIÈVRE MÉDITERRANÉENNE (5) La fièvre méditerranéenne est une maladie héréditaire liée à la présence de mutations (40 mutations identifiées) sur le gène situé sur le chromosome 16. La manifestation clinique la plus fréquente est la survenue de douleurs abdominales aiguës, brutales, durant quelques jours, survenant dans un contexte fébrile. La douleur est souvent diffuse et très intense, parfois associée à une constipation. Elle disparaît en règle générale en quelques heures. Lors des crises, l’examen retrouve un abdomen sensible, météorisé, avec parfois des signes cliniques et radiologiques d’occlusion incomplète. Le bilan biologique montre un syndrome inflammatoire. Très souvent, devant ce tableau pseudo-chirurgical, les patients ont subi une ou plusieurs laparotomie blanche. Dans certains cas, il peut exister un syndrome occlusif, voire une ascite, ce qui renforce l’hypothèse diagnostique d’une urgence chirurgicale. Le diagnostic doit être évoqué devant l’origine ethnique du patient (essentiellement le pourtour méditerranéen) et sera confirmé par la recherche ultérieure des mutations. Le traitement de la crise est essentiellement symptomatique ; le traitement préventif repose sur l’administration de colchicine. L’INTOXICATION AU PLOMB LES DOULEURS ABDOMINALES AIGUËS AU COURS DES VASCULARITES L’intoxication chronique au plomb a pour conséquences de bloquer la synthèse du glutathion ainsi que plusieurs enzymes impliquées dans la synthèse de l’hème aboutissant à l’accumulation de dérivés porphyriques, expliquant les symptômes très proches de ceux notés au cours de la crise de porphyrie aiguë. Actuellement, la source de l’intoxication provient parfois de peintures contenant des sels Toutes les vascularites peuvent se révéler, ou se compliquer, par un syndrome abdominal aigu secondaire à une ischémie intestinale aiguë pouvant aller jusqu’au tableau clinique dramatique de l’infarctus mésentérique, dont les caractéristiques n’ont malheureusement rien de particulier (6). Le diagnostic étiologique sera alors fait en période postopératoire. Les formes frustes ou incomplètes 262 La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 6 - vol. VII - novembre-décembre 2004 D O S S I E R T sont de diagnostic difficile. En particulier, les formes abdominales pures du purpura rhumatoïde ne sont pas exceptionnelles (7, 8). Elles se manifestent par un tableau abdominal aigu, au maximum pseudo-chirurgical, survenant le plus souvent chez un adulte jeune. Les lésions purpuriques des membres inférieurs sont parfois absentes ou retardées. Le bilan biologique retrouve un syndrome inflammatoire non spécifique, et la présence d’une protéinurie est très évocatrice. Le scanner abdominal met en évidence un épaississement localisé ou diffus de la paroi intestinale. La prise en charge diagnostique est souvent difficile, l’atteinte rénale étant le principal facteur pronostique. ÉPILEPSIE DIGESTIVE Cette étiologie est très rare. Les douleurs abdominales sont liées à des crises partielles du lobe temporal. Ces douleurs sont très intenses, atroces au dire des patients, de siège épigastrique le plus souvent, et en règle générale associées à des phénomènes vasomoteurs (troubles tensionnels, troubles de la sudation). La survenue secondaire de signes neurologiques focalisés ou généralisés permet de poser le diagnostic, qui est souvent difficile en leur absence, source alors d’une errance médicale. L’électroencéphalogramme permettra d’aboutir à un diagnostic positif. LES DOULEURS AIGUËS DES TROUBLES FONCTIONNELS INTESTINAUX (TFI) Les crises douloureuses aiguës au cours des troubles fonctionnels intestinaux sont fréquentes et nécessitent souvent une hospitalisation. Plusieurs enquêtes épidémiologiques ont montré qu’entre 5 et 15 % des patients ayant des TFI typiques, selon les critères diagnostiques habituels, avaient été hospitalisés au cours de l’année précédente pour prise en charge d’un syndrome douloureux abdominal aigu, pseudo-chirurgical (9). Le diagnostic sera évoqué sur les symptômes antérieurs, chroniques et récurrents, associant à des degrés divers des douleurs abdominales ou une sensation d’inconfort digestif, des troubles du transit (constipation, diarrhée, alternance de diarrhée et de constipation), un météorisme et des troubles défécatoires (dyschésie, impériosité, sensation d’évacuation rectale incomplète). La normalité du bilan biologique et des examens morphologiques chez un patient signalant une douleur très intense, sans retentissement sur l’état général, est très évoca- H É M A T I Q U E trice du diagnostic. Le traitement est en général difficile, les patients ayant le plus souvent épuisé la pharmacopée des antispasmodiques disponibles sur le marché avant de consulter. CONCLUSION Si le diagnostic de certaines douleurs abdominales métaboliques est assez facile à la condition d’avoir réalisé un bilan biologique standard en urgence, il n’en va pas de même pour les étiologies plus rares, auxquelles on pense difficilement. Une démarche diagnostique systématique et les examens adaptés permettront dans une minorité de cas de confirmer l’existence d’une pathologie rare. Cette démarche, toutefois, est rarement effectuée, notamment dans le contexte de l’urgence, et le diagnostic de douleurs abdominales fonctionnelles, éventualité de loin la plus fréquente, sera le plus souvent retenu. Toute répétition des crises, souvent stéréotypées sur le plan clinique chez un même patient, doit faire évoquer ces diagnostics exceptionnels avant qu’une complication grave et irréversible n’apparaisse. ■ Mots clés : Porphyrie - Œdème angioneurotique héréditaire Douleurs métaboliques - Fièvre méditerranéenne. Keywords: Porphyria - Angioedema - Metabolic origin - Familial mediterranean fever. R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S 1. Sultan S, Bellaiche G. Douleurs abdominales d’origine métabolique et systémique. Gastroenterol Clin Biol 1998;22:B118-B25. 2. Desrame J, Sabate JM, Agher R et al. Assessment of hypothalamic-pituitaryadrenal axis function after corticosteroid therapy in inflammatory bowel disease. Am J Gastroenterol 2002;97:1785-91. 3. Nordmann Y, Puy H. Human hereditary hepatic porphyrias. Clin Chim Acta 2002;325:17-37. 4. Carugati A, Pappalardo E, Zingale LC, Cicardi M. C1-inhibitor deficiency and angioedema. Mol Immunol 2001;38:161-73. 5. Mor A, Gal R, Livneh A. Abdominal and digestive system associations of familial Mediterranean fever. Am J Gastroenterol 2003;98:2594-604. 6. Pagnoux C, Mahr A, Guillevin L. Manifestations abdominales et digestives des vascularites systémiques. Ann Med Interne 2003;154:457-67. 7. Esaki M, Matsumoto T, Nakamura S et al. GI involvement in HenochSchonlein purpura. Gastrointest Endosc 2002;56:920-3. 8. Saulsbury FT. Henoch-Schonlein purpura. Curr Opin Rheumatol 2001;13:35-40. 9. Dapoigny M, Dyard F, Grimaud JC et al. Troubles fonctionnels intestinaux et consommation de soin. Étude observationnelle en gastroentérologie libérale. Gastroenterol Clin Biol 2003;27:265-71. La lettre de l’hépato-gastroentérologue - n° 6 - vol. VII - novembre-décembre 2004 263