LE DÉVELOPPEMENT SOCIAL DES COMMUNAUTÉS: L’EXPÉRIENCE QUÉBÉCOISE ET NORD-AMÉRICAINE Louis Favreau et Lucie Fréchette96 Ce texte présente l’expérience de développement social de communautés locales au Québec. Cette expérience, très nordaméricaine, a l’avantage d’avoir été fortement innovatrice au cours de son histoire pour avoir réalisé une cohabitation active entre le secteur associatif, les initiatives de la nouvelle économie sociale et les services publics de proximité dans plusieurs domaines (santé et services sociaux, éducation populaire, emploi et insertion, développement local et régional). Après avoir décrit cet itinéraire sur 40 ans (1960-2000), nous aborderons directement les fondements et les lignes de force de cette organisation des communautés qui s’appuie aujourd’hui sur un nouveau « métier» que des milliers de personnes exercent tant dans les services publics que dans le secteur associatif. MOUVEMENTS SOCIAUX ET ORGANISATION COMMUNAUTAIRE AU QUÉBEC : ITINÉRAIRE D’UNE PRATIQUE SOCIALE DEVENUE UNE PROFESSION (1960-2004) Les années 60: le «local» résiduel et l’émergence de contre-pouvoirs dans les communautés La naissance de comités de citoyens (associations de quartier) est concomitante à celle d'un nouveau métier du «social», le travail social communautaire. À la fin des années 60, l'organisation communautaire s'introduit notamment dans la formation universitaire en travail social, dans les pratiques et les nouveaux services créés par le mouvement associatif (cliniques populaires de santé, etc.). Mais cette montée en puissance de l’organisation communautaire au sein de la profession de 96 Louis Favreau est sociologue, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en développement des collectivités (CRDC) à l’UQO, conseiller au GESQ et coordonnateur du réseau CRCP. Lucie Fréchette est psychologue communautaire, coordonnatrice du CÉRIS à l’UQO et membre de l’équipe canadienne du réseau CRCP. Ce texte s’inscrit dans le cadre du programme de recherche CRCP (Fall et Favreau, 2003). travailleur social pendant cette décennie n’aura pas été sans tensions, notamment la tension entre deux fonctions, la fonction d'intervention d’aide dans l'urgence et celle, très distincte, de l’intervention de développement (Doucet et Favreau, 1997). Avec les années 60, l’organisation communautaire fait donc son entrée en scène, en devenant par la suite partie intégrante du service public, notamment dans les Centres locaux de services communautaires (CLSC). Mais elle aura surtout favorisé l’émergence de contre-pouvoirs au plan local parce que les pouvoirs publics considéraient alors le local comme résiduel. Années 70: la montée de l’associatif dans l’organisation des communautés et la percée du «local» alternatif Au cours des années 70, une minorité de professionnels du social travaillant pour des ONG s'engage dans un travail de soutien à des associations de locataires, à des organismes de défense de personnes sur l’aide sociale et à des groupes de défense des chômeurs... Dans un premier temps, elle a les yeux rivés sur l'organisation communautaire américaine (Alinsky, 1976). Dans un second temps, elle trouve son inspiration dans l'approche de conscientisation latino-américaine (Freire, 1974). Le contexte de la période est celui d’un État-providence en expansion et d’un État québécois en voie de devenir peut-être un État national : mouvements sociaux à l'offensive, en synergie les uns avec les autres, mouvement associatif et étudiant, syndical et national réunis. Cette période sera celle pendant laquelle un mouvement associatif autonome fait peu à peu sa niche dans nombre de quartiers populaires à côté du service public de proximité (les CLSC). C’est la période du local alternatif. Les années 80: l’introduction de l’associatif (le communautaire) dans l’espace public Les années 80 prennent une toute autre allure. Contestée à droite par le courant conservateur qui évoque le spectre de la crise financière, le service public est également critiqué à gauche par les milieux associatifs et alternatifs pour la faiblesse de son organisation démocratique. Le service public qui se voulait universel est en réalité un type particulier de réponse aux besoins sociaux qui a sa face cachée : il a souvent exclu les usagers et les salariés des décisions. Suite au rapport audacieux d’une commission gouvernementale, l’idée d’une mission de service public de ce secteur associatif obtient ses lettres de créance. C’est le début d’un partenariat entre l’associatif local et el service public, tout particulièrement dans les secteurs de la santé et des services sociaux. La décennie 90: les communautés locales aux prises avec le défi du développement socioéconomique Quand l’économique ne porte plus la croissance du social, comment réorganiser ce dernier? Voilà une question centrale qui ne pouvait être esquivée avec l'arrivée des années 90. Ce qui avait constitué les assises du développement social pendant plus de 20 ans –l’État-providence- est désormais fortement questionné. D'une part, on se rend compte que les problèmes sociaux sont fortement liés au marché du travail et à l'emploi, pivot non seulement d'un revenu décent mais aussi d'une reconnaissance sociale, d'un statut et d'une dignité. D'autre part, le service public n'est plus seul, le secteur associatif occupe un espace de plus en plus large 97 ; Il y a donc une conjoncture où le progrès économique (gains de productivité) s'affirme mais sans progression correspondante de l’emploi et de la redistribution de la richesse par l’État. Un renouvellement des pratiques et des politiques se fait jour : 1) les organisations communautaires s’inscrivent alors dans un cadre plus régional et s’engagent dans un interface plus intensif avec le service public. La décentralisation de certains services publics s’accentue dans les années 90 dans les secteurs de la santé et des services sociaux (1991), de l'emploi (1997), puis du développement local et régional (1998). La création de nouveaux dispositifs d’accompagnement dans les communautés 97 Au Québec, dans le seul champ de la santé et des services sociaux, le secteur associatif occupe plusieurs milliers d’emplois (plus de 10 000) comparativement aux 11 000 employés des services publics de proximité (CLSC). donne une certaine stabilité à cette inscription dans le local, l'infrarégional et le régional. 2) des solutions sociales nouvelles se font jour sur le registre économique : l’introduction dans l’espace public de notions d’économie sociale, d’insertion sociale par l’économique, de développement économique communautaire (DÉC), notions qui rejoignent celles, plus anciennes, d’aménagement intégré des territoires (Favreau et Lévesque, 1999). COLLECTIF DES ENTREPRISES D’INSERTION DU QUÉBEC (CEIQ) Le Collectif des entreprises d’insertion du Québec, fondé en 1996, se veut un outil de représentation, de promotion, d'échange et de support au service des entreprises d'insertion. Il regroupe près d’une quarantaine d’entreprises d'insertion. Ses objectifs sont d’offrir un soutien à ses membres pour leur permettre de jouer plus efficacement leur rôle de développeurs et de gestionnaires dans une perspective de complémentarité avec les organisations sur leur territoire. Le CEIQ est aussi un espace de recherche de solutions aux problèmes de développement des entreprises. Il propose des actions pour renforcer et développer le réseau de ces entreprises et s'assure de la qualité des parcours d'insertion offerts aux travailleurs en formation. Le Collectif travaille à la mise en valeur de l'entreprise d'insertion comme mécanisme efficace de réintégration au marché de l'emploi et à la vie communautaire. En 2000, les entreprises d'insertion avaient injecté dans l'économie québécoise plus de 11 000 000 $ par leur activité économique. 3) de nouveaux dispositifs associatifs transversaux d’accompagnement font leur percée. Les politiques publiques sectorielles par une programmation ciblant certaines populations et certains groupes d’âge (ou étapes de la vie) continuent de prévaloir mais elles sont jugées insuffisantes. Des dispositifs, publics ou associatifs sont mis sur pied. Nouveaux acteurs, nouveaux outils d’intervention, nouveaux chantiers et nouveaux savoir-faire en gestation, et partant de là, gestation de nouveaux modes de régulation où le développement social et le développement économique commencent à s'articuler autrement. ÉCOF, UNE CDÉC À TROIS -RIVIÈRES (QUÉBEC) Située à Trois-Rivières au Québec, Économie sociale de Francheville (ÉCOF) réalise ses activités depuis 1995. Cette CDÉC travaille avec les gens marginalisés et exclus du marché de l'emploi. Elle fait la promotion de formules alternatives de travail qui allient formation et réinsertion au travail des personnes peu scolarisées et/ou analphabètes. Elle fait également du soutien au démarrage d'entreprises dans divers secteurs tels la confection de vêtements, l’ébénisterie, l’entretien ménager, la restauration, etc. De plus, ÉCOF utilise l'organisation communautaire comme outil de développement économique et social et travaille à la promotion du développement en s'inspirant des valeurs de solidarité, de justice sociale et de démocratie. Grâce à ses activités, ÉCOF a créé plus d'une centaine d’emplois sur le territoire desservi. Depuis sa création, elle a été l’instigatrice de plusieurs projets notamment celui de favoriser l’accès à Internet au monde associatif de la région. En tout, 75 organisations communautaires en sont aujourd’hui les bénéficiaires. LES FONDEMENTS ET SOURCES D'INSPIRATION DE L'ORGANISATION COMMUNAUTAIRE DANS L’EXPÉRIENCE QUÉBÉCOIS E Cette pratique sociale, devenue une profession, inspirée des mouvements sociaux et du travail social communautaire des «settlement houses» nés à la fin du XIXe siècle, tire son fondement premier de l'affirmation selon laquelle le s inégalités sociales sont de nature collective et doivent faire l'objet de solutions collectives. Dans ce contexte, l'organisation communautaire se définit comme une intervention planifiée de changement social dans, pour et avec les communautés locales afin de s'attaquer à ces inégalités, à la concentration du pouvoir et aux discriminations. Au Québec, la pratique de l'organisation communautaire a été influencée par deux courants de pensée liés surtout à la stratégie de défense de droits collectifs. Elle prend d'abord appui sur l'expérience américaine de lutte contre la pauvreté, soit celle de Saul Alinsky dans le cadre de l'organisation des quartiers pauvres des grandes villes américaines comme Chicago; celle de Ralph Nader, dans la lutte pour la protection des consommateurs contre les entreprises qui abusent des consommateurs; celle de Martin Luther King, dans le cadre du mouvement des droits civiques de la minorité noire américaine (Favreau, 2000; Muller, 1981). Avec ces différentes contributions, l'expérience américaine d'organisation communautaire a su développer une perspective socio-politique qu'il est convenu d'appeler la «grassroots democracy», à savoir l'instauration dans les communautés locales de contre-pouvoirs face aux autorités publiques ou privées. Elle s'inspire également du mouvement des communautés chrétiennes de base progressistes latino-américaines, lesquelles misent surtout sur l'éducation des secteurs populaires, notamment par des activités d'alphabétisation, d'éducation populaire et de conscientisation. LES LIGNES DE FORCE DE L'ORGANISATION COMMUNAUTAIRE QUÉBÉCOISE L'organisation communautaire s'adresse aux différentes collectivités en visant leur autodéveloppement en tant que communautés géographiques (regroupement des popula tions sur la base de leur quartier, ville ou région); en tant que communautés d'intérêts (regroupement autour de problèmes sociaux des groupes spécifiques tels les locataires, les sansemploi,...); en tant que communautés d'identité (regroupement sur la base d’un groupe d’appartenance tels les jeunes, les femmes…). En outre, contrairement à la tradition de l'aide sociale, l'organisation communautaire ne s'intéresse pas aux milieux populaires parce qu'ils sont démunis (psychologiquement, socialement...), mais bien pour la force réelle et potentielle dont ils peuvent disposer. La tradition de la réforme sociale, celle des «settlement houses», est sa filiation première. Ce mouvement était apparu au XIXe siècle dans les grands centres urbains de l'Angleterre et des États-Unis. Il cherchait à répondre aux besoins des communautés locales aux prises avec les problèmes de l'urbanisation et de l'industrialisation rapide (logements temporaires, absence de services de santé et de services sociaux, manque d'emplois...) par des actions collectives de création de services, de l'éducation populaire et des revendications. Ce qui le différenciait des «Charity Organization Societies», initiatrices de la création d'agences sociales et de conseils d'agences sociales misant non pas sur l'action collective et la réforme sociale mais surtout sur l'aide individuelle et le service. L'organisation communautaire emprunte beaucoup aux mouvements sociaux. La pratique de défense de droits sociaux emprunte au syndicalisme tout comme celle du développement local au mouvement associatif. On considère aussi que, réciproquement, les professionnels du travail social favorisent la progression de mouvements sociaux et leur capacité d'intervention au sein des communautés locales. Pour ce faire, l'organisation d'une communauté donnée doit, par l'action collective entreprise, gagner des points, obtenir des victoires, fussentelles symboliques car «le pouvoir n'est pas seulement ce que l'ordre établi possède, mais bien plus ce que nous croyons qu'il a » (Quinqueton, 1989: 67). Mais l’efficacité de l'organisation communautaire est aussi attribuable à l’importance qu’il accorde à la construction d’organisations dans lesquelles la collectivité locale a le sentiment d'augmenter son pouvoir, son influence et où les gens considèrent être en train de changer l'ordre des choses. Le politologue américain Harry C. Boyte (1980) résume bien la question : The three essential lessons of successful movement building are hammered home again and again: to be effective organizing must win real victories that improve people's lives; it must build organization through which people can gain a sense of their own power and it must contribute to the general change in power relations, democratizing the broader society (Boyte, H. 1980: 110). On peut donc caractériser le développement social des communautés ainsi: 1. Une intervention qui agit principalement au sein de communautés locales, comme un mouvement ascendant, ce que les Américains appellent un «bottom-up process»; 2. Une intervention qui mise sur le potentiel de changement social des communautés locales à partir de l'identification de problèmes suscitant des tensions dans ces communautés; 3. Une intervention qui a une visée de transformation sociale et de démocratisation permanente des associations qu'elle a elle -même contribué à mettre sur pied; 4. Une intervention qui a une préoccupation centrale d'organisation de nouveaux pouvoirs et services au sein de ces communautés locales; 5. Une intervention qui met l'accent sur les forces, talents, habilités des gens et non pas sur leurs insuffisances, d’où la notion d’«empowerment» (pouvoir d'agir sur son milieu). Les principales approches de l’organisation communautaire Au fil des années, l'organisation communautaire s'est ramifié e et complexifiée à tout point de vue. Dans les années 60, elle n'était pratiquée que par une poignée d’étudiants universitaires issus des sciences humaines engagés dans la mise sur pied d’associations dans les quartiers les plus démunis des grands centres urbains ou des régions rurales éloignées. Mais aujourd'hui, plusieurs milliers d’intervenants font du développement social local leur profession qu’ils exercent dans toutes les régions du Québec tant dans les services publics locaux (CLSC et CLD) que dans le secteur associatif (coopératives d'habitation, centres communautaires de loisirs, maisons de la famille, groupes d'entraide, maisons de jeunes, agences de développement local…). Ce nouveau «métier» créé dans les années 60 a développé trois stratégies d’intervention qui convergent au niveau des valeurs mais sont relativement distinctes dans leur logique d’action, soit le développement local, l'action de défense de droits sociaux et l’approche socio-institutionnelle. Nous avons utilisé cinq critères pour construire une typologie de celles-ci soit la finalité de l’intervention projetée; le point de départ de l'action collective initiée dans une communauté; les formes d'organisation mises de l'avant au sein de la communauté; les acteurs impliqués et, finalement, le type de structures mises en place pour favoriser un développement durable du changement (voir le tableau suivant). Typologie de l’organisation communautaire Critères/ Statégies d’intervention finalité origine Développement local Intervention socioinstitutionnelle Autodéveloppement Résolution de économique et social problèmes par une d’une communauté intervention (quartier, village…) publique de proximité Problèmes les plus Démarche criants d’expertise sur des problèmes liés à des programmes cadres des pouvoirs publics Forme d’organisation Groupes d’entraide, Services publics de coopératives, première ligne entreprises collectives Acteurs impliqués Démarche partenariale Collaboration multi-acteurs service public et associations locales Type structures de Structures autonomes Participation du secteur associatif aux structures publiques Action de défense de droits Résolution de problèmes sociaux par la défense de droits sociaux Problèmes les plus fortement ressentis par la population locale (ou des groupes spécifiques) Organisations de revendication et de pression Action directe (conflit et compromis avec les autorités) Structures autonomes de type syndical Le développement local Le développement local se caractérise de la façon suivante: 1. La résolution des problèmes sociaux passe par un autodéveloppement économique et social de communautés locales vivant dans un contexte de précarité ou d’exclusion sociale; 2. L'attention est portée sur les problèmes les plus criants liés à l'emploi, au manque d'infrastructures économiques et de services de base; 3. Sur le plan organisationnel, le travail consiste à soutenir le démarrage d'entreprises collectives, des coopératives et des groupes d'entraide dans les principaux secteurs de la vie des communautés concernées (logement, travail, services sociaux...); 4. Le travail en partenariat des différentes composantes de la communauté locale est celui qui prévaut; 5. Des structures autonomes financées par des sources diverses (publiques, privées ou associatives) sont les dispositifs essentiels à cette approche. L’approche socio-institutionnelle (dite aussi de «planning social») Les caractéristiques principales de ce type d'organisation communautaire sont: 1. La résolution des problèmes sociaux des communautés passe par une intervention de proximité de services publics locaux; 2. Les institutions de ce type font appel aux experts pour identifier les problèmes prioritaires, pour concevoir des programmes cadres, pour prescrire des moyens d'implanter des programmes dans les communautés locales. 3. Sur le plan organisationnel, le travail consiste à favoriser l'implantation de services publics de première ligne dans les communautés locales à partir de popula tions cibles considérées d'abord comme bénéficiaires ou consommatrices de services; 4. L'organisation de la concertation entre les organismes de l'État et les ressources communautaires locales est prioritaire; 5. La participation institutionnelle des associations est requise pour l’élaboration des plans de services à la population. Jusqu'à un certain point, cette stratégie n'appartient pas seule ment à l'organisation communautaire mais plutôt, par certains côtés, à un nouveau type de pratique d'administration sociale, et donc à ses gestionnaires. Cette forme d’organisation communautaire mise sur le planning social : études de milieu, diagnostics sociaux et interventions par des programmes établis nationalement. L'action de défense de droits sociaux L'action de défense de droits sociaux comporte les caractéristiques majeures suivantes: 1. La résolution des problèmes sociaux est principalement le fait des groupes sociaux les plus démunis, plus spécifiquement un travail de défense de leurs droits; 2. L’attention est portée sur les problèmes sociaux les plus fortement ressentis; 3. La mise sur pied d'organismes de revendication et de pression permet le développement d'un rapport de forces; 4. L'organisation d'actions directes, l'éducation populaire, l'information et la négociation de solutions avec les autorités en place sont les principaux moyens mis en oeuvre; 5. Une action collective entreprise à partir de structures autonomes de type syndical (au sens large de syndicalisme de cadre de vie) fonctionnant sous le mode démocratique des organismes sans but lucratif est le modèle de référence. LA CAPACITÉ DE RENOUVELLEMENT DE L’ORGANISATION COMMUNAUTAIRE Souvent à l'affût des transformations de la question sociale et de ce qui anime les mouvements sociaux, l'organisation communautaire québécoise s'inscrit plus d’une décennie dans un espace d'innovation sociale. Le registre d'action des organisateurs communautaires de «métier» s'est élargi. Les organisateurs communautaires s'activent maintenant dans des champs relativement inédits comme ceux du développement économique communautaire, de la nouvelle économie sociale et de l'insertion en emploi. De nouveaux espaces d'innovation Avec la création des premières corporations de développement économique communautaire (CDÉC) dans la région de Montréal et des premières CDC en région, il y a 15 ans, les mouvements sociaux locaux ont pris le tournant du DÉC et de l’économie sociale comme stratégie d’organisation communautaire. De plus, l’implication de ces mouvements dans la production de services, la création d'emplois et la revitalisation économique et sociale de communautés locales s’est faite croissante. Pourquoi? Parce que, comme composante d'un troisième pôle de l'économie, l’associatif s’est engagé, auprès des pouvoirs publics, non seulement dans la revendication d’un transfert de la richesse collective à des groupes de la société qui en ont moins mais également dans la création de richesses par et pour ces groupes et ces communautés. Durant la décennie 90, l’organisation communautaire et les mouvements sociaux locaux ont en effet ouvert de nouveaux chantiers et, parmi ceux-ci, celui de l'insertion par le travail, notamment par l’intermédiaire des entreprises d'insertion. En régions ou dans les grands centres urbains comme Montréal, ces mouvements ont également opéré un saut qualitatif en mettant sur pied des projets et des dispositifs de solidarité économique de quartier (les CDÉC) sans compter les initiatives en milieu rural. Bref, un certain nombre d’intervenants sociaux professionnels et de militants associatifs ont opté non seulement pour de nouvelles formes d'entraide socioéconomique et d'insertion par le travail (Fréchette, 2000) mais aussi pour le développement économique communautaire (Favreau et Lévesque, 1999), inspirés en cela par l'expérience américaine des Community development Corporations, les CDC (Favreau, 2000). Ces nouvelles initiatives sont réseautées aujourd’hui dans deux regroupements à l’échelle du Québec, le Chantier de l'Économie sociale qui y accueille des représentants des plus jeunes associations, groupes de femmes, organisations coopératives, agences de développement… et le Conseil de la coopération du Québec qui réunit les coopératives de toutes les générations. Ce qui donne à cet ensemble d’initiatives encore plus de capacité de négociation. Leur capacité à changer d'échelle d'intervention est accrue pour passer du micro au macro et ainsi peser sur les politiques publiques. Caractérisation de ces innovations sociales Animées par le militantisme économique des mouvements sociaux locaux et dynamisées par de nouvelles structures d'accompagnement, ces nouvelles pratiques d’organisation communautaire se caractérisent de la façon suivante: 1) une approche intégrée, tout à la fois économique et sociale; 2) une intervention fortement territorialisée; 3) une approche multipartenaires mettant à contribution les secteurs public, associatif et privé; 4) la multi-activité (soutien à des entreprises locales en difficulté, formation des populations résidentes, renforcement du tissu social des quartiers, aménagement des territoires); 5) une démarche partenariale où les principaux acteurs sont liés organiquement par des ententes et par des projets; 6) des ressources humaines et financières hybrides combinant le soutien de la solidarité sociale locale, le financement public et la vente de biens et de services sur le marché. En cela, elles rejoignent certaines pratiques du travail social français (Ion, 1990). Des municipalités, des associations, des syndicats et des entreprises locales sont ainsi devenus les principaux acteurs d'une relance des économies locales par des initiatives tout à la fois viables économiquement (en réponse à des besoins solvabilisés) et socialement utiles (favorisant le renforcement des communautés d'appartenance) en grande partie grâce au soutien de ce type de travail social. Bien que timidement, ces initiatives réactualisent la notion d'intérêt général et la nécessité d'une maîtrise des activités économiques et financières au plan local. C'est dans cette mouvance générale que nous avions déjà formulé l'hypothèse que les mouvements sociaux et de nombreuses initiatives associatives s’inscrivaient dans l’espace inédit d'innovation sociale présent au coeur de la crise (Favreau 1998). Depuis nos travaux sont allés plus loin en confirmant que ces initiatives ont réussi, au Québec, à créer avec le service public de véritables filières d’économie sociale et de développement local98 . Qu’est-ce à dire? Dans la mobilisation sociale des années 90, tout particulièrement autour de la question de l’emploi, par delà les innovations ci-haut mentionnées, de véritables filières se sont constituées99 : 1) celle de la création et du maintien en emploi par le développement local à l’échelle de tout le Québec: ce peut être un fonds associatif 98 Pour de plus amples développements sur cette question, voir le texte précédent de Favreau et Larose. 99 Nous utilisons la notion de «filière» pour bien mettre en relief que ces pratiques nouvelles ne sont pas constituées seulement de réseaux liés à des mouvements mais sont également insérées dans une cohabitation institutionnelle avec le service public. investi dans l’économie locale dans le but d’assurer la viabilité et le maintien, voire la création d'emplois nouveaux. 2) celle de l'insertion en emploi par l'économie sociale : ce peut être par exemple la mise sur pied d’une entreprise d’insertion ou le travail d’accompagnement d'une CDÉC sur un territoire donné: formation de la main d'oeuvre résidente et soutien au démarrage de petites entreprises de proximité dans des domaines aussi divers que celui de la restauration, de la récupération ou de l'entretien ménager général d'immeubles… De nouvelles filières de développement local et d'économie sociale se sont donc progressivement mises en place depuis 1996 (année du Sommet économique du gouvernement du Québec), ce qui a favorisé, si on met en perspective cette nouvelle tendance, l’arrivée de nouvelles générations d’intervenants, d'organisations et d'institutions dans la lutte pour le développement de communautés et de régions en difficulté. Une des explications à cela réside dans le fait que tant dans les mouvements que dans les institutions au Québec, plusieurs acteurs collectifs considèrent que, par delà les grands clivages (socialdémocratie renouvelée ou néolibéralisme), l’économie ne carbure pas seulement aux politiques macro-économiques et à l’internationalisation des marchés non plus qu’au seul dynamisme des entrepreneurs privés et de leurs entreprises. Entre les deux, une autre intervention –de niveau méso- favorise le développement social et économique : ce sont les communautés locales. Mais, pour que ces territoires jouent pleinement leur rôle, il fallait développer des espaces publics de négociation ou de dialogue social, ce qui n’était pas donné d’avance. L’organisation communautaire est fortement associée à cette construction sociale permanente d’espaces publics. Repères bibliographiques ALINSKY, S. (1976), Manuel de l'animateur social, Seuil, Paris. BOYTE, H.C.(1980). 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